1On se souvient des propos assez rudes de Jean-Jacques Rousseau à propos des Fables de La Fontaine :
On fait apprendre les fables de la Fontaine à tous les enfants, et il n’y en a pas un seul qui les entende. Quand ils les entendraient, ce serait encore pis ; car la morale en est tellement mêlée et si disproportionnée à leur âge, qu’elle les porterait plus au vice qu’à la vertu. Ce sont encore là, direz-vous, des paradoxes. Soit ; mais voyons si ce sont des vérités. (Rousseau 1762 : 455).
2Pourtant les fables sont présentes dans les programmes scolaires de l’école primaire jusqu’à l’université, ce, quelles que soient les orientations des programmes. Les Fables de La Fontaine y ont une place de choix et trois raisons motivent ce tropisme. Les fables font partie du patrimoine culturel, elles ont une valeur didactique puisqu’elles proposent une morale, elles sont écrites en vers et permettent d’introduire des développements sur la poésie. La place des fables dans les programmes, en fonction des cycles scolaires, est déterminée en fonction d’une de ces trois polarisations et nous proposons de réfléchir à la manière dont les programmes s’emparent de cet objet d’étude.
3Pour cela, nous nous appuierons sur la définition de la fable comme apologue. Nous montrerons d’abord comment les programmes scolaires utilisent la partie divertissante de la fable ; puis nous réfléchirons à sa fonction moralisatrice pour enfin montrer qu’en tant qu’objets littéraires riches, les fables ont pu générer des lectures contradictoires et des réécritures.
4La fable se définit comme un récit court et amusant qui propose une morale. Dans les cycles 2 et 3, la dimension « amusante » est privilégiée et les fables tiennent une place de choix dans les programmes de l’école élémentaire. Deux dimensions sont prises en compte : la présence des animaux et les illustrations.
- 1 Voir à ce propos « Activités orales autour d’une fable de La Fontaine : « Le Rat qui s’est retiré d (...)
5Martine Courbin dans « Présence de la fable dans les manuels scolaires de cours moyen parus à la suite des nouveaux programmes pour l’école de 2002 et de 2008 » signale qu’ « un élément de permanence est perceptible avec la présence massive de fables animalières : pour la série de manuels 2002-2008, le corpus est exclusivement animalier avec une centration sur le personnage du Renard ; pour la série 2008-2013 seules trois fables, « Le Renard et le Tambour » d’Abdallah Ibn Al-Muqafa, « Le Petit Poisson et le Pêcheur » de La Fontaine et « Le Poulet et la Soupière » de Gamarra, mettent en scène un personnage autre qu’animal. Pourquoi ce choix ? Sans doute parce que ces fables sont jugées plus proches de l’univers enfantin et capables de captiver les élèves » (Courbin 2016 : 15). La fable se rapproche alors de deux genres qui peuvent « plaire » aux enfants : le conte et le théâtre. En effet, le dialogue d’animaux permet de mettre en scène les personnages, et de travailler la lecture et la compréhension. Cette tendance est reprise dans les derniers programmes qui, dans la rubrique thématique « héros/héroïnes et personnages », proposent en indications de corpus « un récit, un conte ou une fable mettant en jeu un type de héros/d’héroïne ou un personnage commun devenant héros/héroïne » (annexe 2 MEN 2020 : 27), pour les classes de CM1-CM2. La fable est donc analysée ici plutôt du côté du récit. Du côté du théâtre, les programmes engagent à réfléchir aux relations entre les personnages. L’entrée thématique « résister au plus fort : ruses, mensonges et masques » pour les classes de sixième s’appuie sur la lecture de « fables et fabliaux, des farces ou soties développant des intrigues fondées sur la ruse et les rapports de pouvoir et une pièce de théâtre (de l’Antiquité à nos jours) ou un film sur le même type de sujet » (ibid. : 29). Il s’agit ici de travailler la lecture y compris oralisée, et de poser les premiers jalons d’histoire littéraire. Cet objet didactique peut être poursuivi sur les cycles de collège1 et de lycée.
6Les programmes insistent aussi sur la diversité des supports : « En CM1 et CM2, on veille à varier les genres, les formes et les modes d’expression (texte seul, texte et image pour les albums et la bande dessinée, image animée pour les films) sur les deux années et à prévoir une progression dans la difficulté et la quantité des lectures » (ibid. : 25). La fable se prête bien au genre de l’illustration. Camille Delattre et Paola Tomarchio (2021) soulignent que depuis 2018, elles sont au cœur d’un dispositif promouvant la lecture auprès des enfants à leur entrée au collège, l’opération « Un livre pour les vacances2 », qui consiste à offrir à chaque élève quittant le CM2 un recueil de plusieurs fables illustrées. Pour l’édition 2022, c’est l’autrice Catherine Meurisse, première autrice de BD membre de l’Académie des beaux-arts qui a été sollicitée pour ce travail. Chaque ouvrage est distribué avant les vacances d’été, il est présenté par l’enseignant « qui engage les élèves à réfléchir à la manière d’illustrer les fables » (ibid.). L’ouvrage est accompagné d’un fichier audio assuré par Michel Elias. Cette première approche est prolongée en sixième : à leur entrée en sixième, le premier jour, les élèves sont invités par les enseignants à restituer la fable choisie. Des projets d’écriture sont également proposés dans le cadre de ce dispositif. Patricia Richard-Principalli (2016 : 31) rappelle que dans les recommandations ministérielles de 2002, les questions sur l’image ont pour objectif essentiel d’amener les élèves à construire un horizon d’attente, démarche inspirée des théories de la réception ; gageons qu’avec cette focalisation sur la littérature de jeunesse, la lecture de l’image gagnera quelques lettres de noblesse.
7L’introduction de l’enseignement de l’Histoire des Arts dans les programmes de 2008 a renforcé la présence de l’iconographie associée à la fable (Ravez 2016 : 49). Mais très souvent, « l’image devient lieu de mémoire de la fable » parce que les manuels reprennent des représentations datées qui se répondent et s’inscrivent durablement dans les imaginaires (ibid. : 53). En fait, l’image suscite la remémoration de textes que l’on suppose connus. Dans les années 2000, l’illustration est plutôt utilisée pour rendre compte de la narration, elle aide à comprendre le sens. « À partir de 2005, est introduite explicitement dans les manuels, grâce à l’image, la possibilité d’interpréter la fable, pas seulement de la comprendre. C’est par le biais des illustrations que les manuels en viennent à poser des questions ouvertes sur le sens de la fable » (Ravez 2016 : 59). Les fables peuvent alors relever de l’album de jeunesse dans les écoles primaires et l’illustration peut susciter l’envie de lire. Au collège, l’enseignant attend une mise en relation entre l’image et le texte. Au-delà de l’horizon d’attente, l’illustration devient lecture et interprétation subjective à contextualiser.
8Enfin, il nous importe de souligner que dans les programmes précédents, la fable, dont le modèle « scolaire » reste la fable de la Fontaine, était souvent associée à l’étude de la poésie. Ainsi, dans les programmes de 2008, pour la classe de sixième (MEN 2008 : 5), « le professeur choisit :
9- des poèmes en vers réguliers, des poèmes en vers libres ou variés, des calligrammes, des haïkus ou des chansons, du Moyen Age au XXI° siècle, pour faire découvrir la diversité des formes et motifs poétiques ;
- des Fables de Jean de La Fontaine (choisies dans les Livres I à VI) ».
10Pour la classe de cinquième (MEN 2008 : 9), la poésie s’étudiait sous l’angle de la forme « Poésie : jeux de langage » : « le professeur privilégie l’étude du rapport entre forme et signification à partir d’un choix de poèmes d’époque variés », soit les formes fixes du Moyen-âge, les fables de la Fontaine choisies dans les livres VII à XII, etc. Cette dimension formelle semble avoir disparu des derniers programmes. La versification de la fable est bien un outil qui contribue à la fois à l’esthétique et à la signifiance du texte. Dans les programmes de 2020, la fable n’est plus étudiée en cinquième et en quatrième. Elle réapparait dans les programmes de troisième et plutôt du point de vue argumentatif. Il s’agit d’étudier l’enseignement moral suscité par le récit.
11La question de la morale apparait également très tôt dans les programmes scolaires puisque dès le cycle 3, le thème 3 du programme de CM1-CM2 « La morale en questions » de la rubrique « Enjeux littéraires et de formation personnelle » invite l’enseignant à se saisir « des fables posant des questions morales, des poèmes ou des chansons exprimant un engagement » (annexe 2 MEN 2020 : 27). Ce thème entretient d’ailleurs un lien fort avec le programme d’enseignement moral et civique. Il est intéressant de souligner l’articulation un peu étonnante entre fable, poème et chanson, dont le point de rapprochement le plus immédiat s’avère être la métrique. Néanmoins, l’approche thématique des programmes tire ces genres « formels » du côté de l’argumentation, soit du côté de l’engagement, qui nous semble bien différent de la notion de morale. La fable est réintroduite dans les programmes de troisième dans le thème « Vivre en société, participer à la société » où « on étudie des œuvres ou textes de l’Antiquité à nos jours, relevant des différents genres ou formes littéraires (particulièrement poésie satirique, roman, fable, conte philosophique ou drolatique, pamphlet) et des dessins de presse ou affiches, caricatures, albums de bande dessinée » (annexe 3 MEN 2020 : 32). Il nous semble intéressant de réaffirmer ici le lien entre texte et image et d’insister sur la nécessaire didactique des deux modes d’expression pour un jeune public.
12Enfin, les Fables de La Fontaine ont toujours eu une place de choix dans les programmes de lycée des vingt dernières années. Gersenne Plissonneau & Anne Vibert (2016 : 180-181), à partir d’une étude des listes de textes proposés à l’oral des épreuves de français sur la base des programmes de 2010-2011, concluent qu’« il faut souligner la place importante faite aux fables, en majorité celles de La Fontaine, dans les corpus de textes étudiés au lycée. Par rapport aux précédents programmes, il y a donc une évolution. La Fontaine y est davantage étudié pour lui-même et non au titre des formes de l’argumentation. La palette des fables lues est plus large, elles sont plus souvent étudiées en œuvre intégrale. Elles sont toujours majoritairement analysées dans une perspective argumentative mais l’étude des formes de l’argumentation régresse au profit de l’étude du genre de la fable en tant que tel ou de thèmes de réflexion. Il est même des séquences où la problématique met au premier plan le débat d’idées, et non la question du genre ». La réforme Blanquer de 2019 organise le programme de français de seconde et de première autour de quatre objets d’étude. Pour la classe de première (Annexe 2 MEN 2019 : 8), les quatre genres « poésie, roman et récit, théâtre et littérature d’idées » doivent être étudiés au prisme d’une œuvre et d’un parcours permettant de la situer dans son contexte historique. Les Fables de La Fontaine (livres VII à XI) ont fait partie des œuvres obligatoires du programme de première en 2020-2021 dans l’objet d’études « La littérature d’idées du XVIe siècle au XVIIIe siècle » dans le parcours « imagination et pensée au XVIIe siècle », en concurrence avec « Des Cannibales » extrait des Essais de Montaigne et L’Ingénu de Voltaire. L’accent est de nouveau mis sur la forme argumentative, même si dans l’imagination, peut se mouler tout ce qui a trait à l’inventio, et donc au poétique. Par ailleurs, quelques années avant, ces livres faisaient l’objet du programme optionnel de Littérature française de Terminale.
- 3 « Le Lièvre et la Tortue », 10e fable du livre VI des Fables de la Fontaine, inspirée d’Esope.
- 4 « Le Loup et l’Agneau », 10e fable du livre I des Fables de Jean de La Fontaine.
- 5 « Le Grillon » de Florian, Fables, livre II.
13Au-delà de leur place dans les programmes, il nous reste à interroger le sens de ces morales. Dans l’imaginaire collectif, les morales constituent des aphorismes univoques, facilement mémorisables : « Rien ne sert de courir, il faut partir à point3 », « La raison du plus fort est toujours la meilleure4 », « Pour vivre heureux vivons cachés5 », etc. Pourtant dans la majorité des cas, les morales ne sont pas si claires et certaines fables ne proposent pas de morale explicite. Ainsi Jean-Jacques Rousseau dans l’Emile s’insurgeait du fait que l’on puisse enseigner quelque chose aux enfants à partir des Fables :
Je dis qu’un enfant n’entend point les fables qu’on lui fait apprendre, parce que quelque effort qu’on fasse pour les rendre simples, l’instruction qu’on en veut tirer force d’y faire entrer des idées qu’il ne peut saisir, et que le tour même de la poésie, en les lui rendant plus faciles à retenir, les lui rend plus difficiles à concevoir, en sorte qu’on achète l’agrément aux dépens de la clarté. Sans citer cette multitude de fables qui n’ont rien d’intelligible ni d’utile pour les enfants, et qu’on leur fait indiscrètement apprendre avec les autres, parce qu’elles s’y trouvent mêlées, bornons-nous à celles que l’auteur semble avoir faites spécialement pour eux (Rousseau 1762 : 455).
14Rousseau propose alors une lecture de « Le corbeau et le renard », « parce que c’est celle dont la morale est le plus de tout âge, celle que les enfants saisissent le mieux, celle qu’ils apprennent avec le plus de plaisir, enfin celle que pour cela même l’auteur a mise par préférence à la tête de son livre » (ibid.). Il y met en évidence, avec plus ou moins de mauvaise foi, toutes les difficultés lexicales, syntaxiques, prosodiques, sur lesquelles un enfant peut buter. Mais peut-être plus justement, il interroge la morale de cette histoire :
Je demande si c’est à des enfants de dix ans qu’il faut apprendre qu’il y a des hommes qui flattent et mentent pour leur profit ? On pourrait tout au plus leur apprendre qu’il y a des railleurs qui persiflent les petits garçons, et se moquent en secret de leur sotte vanité ; mais le fromage gâte tout ; on leur apprend moins à ne pas le laisser tomber de leur bec qu’à le faire tomber du bec d’un autre. C’est ici mon second paradoxe, et ce n’est pas le moins important. (456).
15Comme le font remarquer Camille Delattre et Paola Tomarchio, « Les Fables sont donc jugées représentatives d’une conception de la citoyenneté qu’il serait souhaitable de transmettre aux élèves. Pourtant, le présupposé de leur valeur morale a été battu en brèche : l’Agneau n’est-il pas mangé par le Loup ? Rousseau remarquait dans l’Emile que l’enfant préfère s’identifier au personnage méchant, comme le Renard, qu’au personnage berné et ridicule, comme le Corbeau ». La morale peut donc être contre-productive si l’enfant s’en tient au récit ; la lecture doit pouvoir se faire à plusieurs niveaux.
16Nous pouvons également nous interroger sur les fables qui n’ont pas de morale explicite. C’est le cas de « Les deux pigeons », fable 2 du livre IX des Fables de La Fontaine. Le pigeon n’est pas un animal noble du bestiaire des fables, il symbolise la fidélité en couple. La partie récit met en scène un pigeon, qui s’ennuie et qui décide d’aller visiter le monde. Il est mis à mal au cours de cinq douloureuses péripéties, que le poète expédie en quelques vers, avant de rentrer, penaud chez lui. Le pigeon est un animal qui ne favorise ni l’identification, ni même l’empathie. S’ensuivent alors quinze vers lyriques débutant par une question : « amants, heureux amants, voulez-vous voyager ? ». Cette question peut ouvrir sur une première morale : l’autre doit être l’objet du voyage. Cette lecture est favorisée par l’emploi des impératifs : « Soyez-vous l’un à l’autre un monde toujours beau, / Toujours divers, toujours nouveau ;/ Tenez-vous lieu de tout, comptez pour rien le reste ». Cette fable nous invite donc à vivre un amour pleinement, fidèlement. Pourtant, ce qui est rare dans les Fables, le fabuliste termine sa fable par une réflexion personnelle sur ses amours, débutant par « J’ai quelquefois aimé ! » et s’achevant par « Ai-je passé le temps d’aimer ? ». Ces vers emplis de regret condamnent le temps qui passe et renouvellent l’adage latin « carpe diem ». « Hélas ! quand reviendront de semblables moments ? » en constitue le vers clé. Une autre morale de cette fable serait donc de profiter du temps présent. Cependant, l’anecdote nous invite aussi à penser que la curiosité du premier pigeon est stigmatisée, et qu’une autre morale consiste à savoir apprécier le bonheur et ce que l’on a, dans une perspective d’« honnête homme » propre au classicisme.
17Une autre fable nous parait intéressante du point de vue de son enseignement moral. Il s’agit de la fable de Florian « La Carpe et les carpillons ». Celle-ci met en scène des poissons : une carpe met en garde ses petits des dangers de la mer mais ceux-ci, dans la fougue de la jeunesse, n’écoutent rien et meurent frits. La morale ne pose aucun problème : cette fable illustre le conseil sommaire d’écouter les anciens et plus précisément ses parents. Pourtant, Florian n’adopte pas un ton moralisateur et termine sa fable en prétérition :
Pourquoi quittaient-ils la rivière ?
Pourquoi ? je le sais trop, hélas !
C’est qu’on se croit toujours plus sage que sa mère, C’est qu’on veut sortir de sa sphère,
C’est que... c’est que... je ne finirai pas.
18Florian amorce sa morale par des jeux de questions : l’adverbe « pourquoi » est repris en épanaphore. La question est d’abord tournée vers le récit : pourquoi les poissons ont-ils quitté la rivière ? et la seconde permet d’introduire la morale de l’énonciateur : « je le sais trop, hélas » marque sa réticence à dire le fond de sa pensée. Il refuse l’impératif et les bons conseils comme ceux qu’a prodigués la carpe. Il répond par une tournure présentative répétée quatre fois en épanaphore. On peut lire dans cette succession une épanorthose, volonté de corriger ce qui vient d’être dit pour arriver à la formule la plus juste. L’épanorthose le cède à l’aposiopèse. Les « c’est que » restent en suspens et le lecteur se trouve sans morale, certainement pour éviter quelque chose du genre « il faut écouter sa maman ». Le narrateur ne cherche pas ici à moraliser, à prodiguer un enseignement. Chacun doit tirer profit de ce qu’on lui raconte. Ainsi l’utilisation du « on » à valeur générique et l’utilisation des présents de vérité générale en tournure d’extraction montrent que tout enfant est identiquement confronté aux dangers de la vie et armé des mêmes conseils. Le fabuliste s’en tient donc aux faits et n’essaie pas d’aller plus loin : peut-être la mère était-elle trop ennuyeuse ? peut-être les enfants étaient-ils trop inconscients ? peut-être est-ce pas de chance ? On pourrait pourtant terminer par « il faut que jeunesse se passe », mais on peut lire une forme d’humilité et de discrétion à ne pas clore la fable pour que chacun se situe entre courage et imprudence.
19La richesse d’un texte littéraire se mesure justement dans la possibilité de lectures à plusieurs niveaux : les Fables de La Fontaine ont cette vertu d’avoir traversé le temps et les époques parce qu’elles ont pu être lues différemment.
20Ces différents niveaux de lecture ont pu aussi générer des relectures et des réécritures au fil des siècles. Martine Courbin fait remarquer que la question de l’intertextualité est un enjeu des manuels de collège, après la réforme de 2008 :
L’intertextualité, à l’œuvre dans les manuels de 2002 à 2008 par la mise en relation, dans Entrer en littérature et Littéo, de différentes versions de fables comme « Le Corbeau et le Renard » ou encore « La Cigale et la Fourmi », se renouvelle dans les manuels à partir de 2008 avec la présence d’auteurs de BD et de planches de bande dessinée, en ouverture de chapitre ou de module dans Français CM1-CM2 ou Facettes. Par ailleurs se constituent de nouveaux réseaux de lecture autour de fables alors introduites, comme « Le Lièvre et la Tortue » et « Le Renard et le Bouc » dans Caribou, Français CM1-CM2 et Pépites. (Courbin 2016 : 16).
21L’image peut être analysée comme une réécriture de la fable et la bande dessinée permet de renouveler le texte.
22Parmi les grands classiques scolaires, « La cigale et la fourmi » est intéressante à plusieurs égards. Rappelons que l’histoire est d’abord proposée par Ésope, avant d’être réécrite par La Fontaine. Chez Ésope, la morale est très claire : « Cette fable montre qu’en toute affaire il faut se garder de la négligence, si l’on veut éviter le chagrin et le danger » (Ésope 1927 : 146). Lorsque La Fontaine réécrit la fable, la morale n’est plus si claire. La fable s’achève sur les mots de la fourmi « Eh bien dansez maintenant ». Pour Jean-Jacques Rousseau, il ne fait pas doute que La Fontaine associe la cigale au poète et que le fabuliste donne la cigale en exemple, et point du tout la fourmi (Rousseau : 457). C’est également le commentaire que propose Marc Fumaroli dans sa Préface des Fables (1995). Pourtant Patrick Dandrey (1998) montre que cette fable a donné lieu à des lectures différentes en fonction de la manière dont les deux vers : « La Fourmi n’est pas prêteuse / C’est là son moindre défaut » ont conditionné la lecture de la morale de cette fable. Collinet, Fumaroli ou Jasinky font de « prêteuse » un adjectif, alors que les dictionnaires de l’époque (Furetière et Richelet) en font un nom. Un prêteur ou une prêteuse seraient donc des usuriers qui vivent de leur argent. Tout le lexique de la finance placé dans la bouche de la cigale justifie aussi ce terme de prêteuse. La fourmi est laborieuse et économe mais pas usurière, elle n’a donc pas de raison de prêter à la cigale prodigue. Pour Patrick Dandrey, l’originalité de La Fontaine, « aura consisté à remplacer le tableau pittoresque du froment séchant en plein air par la rhétorique insolite de la cigale s’essayant à jouer à l’affairiste, par l’invention du prêt en place du don, autorisant l’exploitation du vocabulaire de la finance : emprunt, délai, foi (d’animal), intérêt et principal. Quant à la suppression de la moralité, il est clair qu’elle a procédé du sentiment de sa parfaite évidence et de son inutile redondance avec le trait ‶dansez maintenant″ qui clôt heureusement le récit » (Dandrey 1998 : 132). La grammaire nous invite donc à penser que La Fontaine cautionnait la morale d’Ésope pour cette histoire. En revanche, il nous parait stimulant de voir qu’en fonction des sensibilités et des lectures, la morale peut fluctuer, s’adapter, et évoluer par le jeu des réécritures.
23La réécriture permet de mettre en valeur certaines caractéristiques de la fable au profit d’autres. Ainsi quand Raymond Queneau réécrit « La cigale et la fourmi » sous forme de jeu oulipien, on peut s’interroger sur ce qu’il reste de la fable hypotexte. Dans La littérature potentielle, Queneau explique que « la cimaise et la fraction » a été écrite selon le modèle du « A+7, Sm+7, Sf+7, V+7 » « c’est-à-dire que chaque adjectif, chaque substantif masculin, chaque substantif féminin, chaque verbe est remplacé par le septième de son espèce dans un dictionnaire choisi (ici le Nouveau Petit Larousse illustré, éd ; 1952) » (Oulipo, 1973 : 147). La cigale devient donc « la cimaise », une corniche esthétique, artistique et la fourmi « la fraction », une expression mathématique droite et rigoureuse. Tous les morphèmes de la fable sont conservés et la petite musique de la fable est reconnaissable. La dernière réplique de la fourmi devient ainsi : « Vous chaponniez ? J’en suis fort alarmante. / Eh bien ! débagoulez maintenant ». Bien qu’avec chaponner signifiant « castrer un jeune coq » et débagouler « proférer une suite ininterrompue de paroles » le sens ne soit plus tout à fait le même, les personnages de la fable restent campés dans leur caractéristique propre. La fable fonctionne au-delà des signifiés : la structure syntaxique et les morphèmes sont suffisamment puissants pour soutenir l’ensemble et laisser entendre l’hypotexte dans l’hypertexte. Dans le petit monde des assidus des lectures oulipiennes, les hypertextes notamment de certains sonnets (de Nerval ou de Baudelaire) sont aussi fameux que les hypotextes. La réécriture a ici pour fonction de faire entendre, parfois sous un lexique abscons et technique (dépurative, bixacée, pétrographique, etc.), un texte connu de tous : il procède par reconnaissance alors que la métrique qui donne sa forme et les mots-clés autour desquels se construit le sens ont disparu. Cette réécriture donne une leçon sur la force du langage.
24En stylistique, à l’université, il peut s’avérer intéressant de travailler sur les réécritures des fables de Jean de la Fontaine par Jean Anouilh. La perspective ne consiste pas à rendre hommage au fabuliste mais de proposer des interprétations différentes du récit. Ainsi dans « Les deux pigeons », Anouilh prend-il le contre-pied de La Fontaine et nous montre des pigeons volages. La fable de la Fontaine commence par poser la situation initiale : « Deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre » et la fable d’Anouilh embraie directement sur l’événement perturbateur : « Deux pigeons, un beau jour, décidèrent/ De faire désormais chambre à part » ; la fable hypotexte étant supposée connue du lecteur de l’hypertexte. Celui-ci reprend un certain nombre d’éléments : les deux pigeons, dont Anouilh fait clairement un couple d’un pigeon et d’une pigeonne ; l’isotopie du voyage, détournée et une réflexion sur l’amour, plus prosaïque et pragmatique que celle de La Fontaine. L’hypotexte se révèle dans deux vers clés extraits de la « moralité » de la Fontaine : « On s’embarque pour Cythère » condense l’idée du voyage et la périphrase évoquant le dieu Amour « Pour qui, sous le fils de Cythère,/ je servis, engagé par mes premiers serments. », construite par La Fontaine. Le vers lyrique « Amants, heureux amants, voulez-vous voyager ? » est détourné en « Amants, incertains amants, / Ne dites pas : ‶Si tu m’aimes″ », la valeur argumentative de la fable s’en trouve inversée. La fable d’Anouilh semble donc commencer là où s’arrête celle de la Fontaine et aborde la relation amoureuse du point de vue du quotidien, de l’habitude, et ouvre sur une réflexion sur l’adultère. La fable d’Anouilh se révèle parodie de la fable de La Fontaine : alors que ce dernier insiste sur le côté animalier des pigeons « volatile », Anouilh renforce l’anthropomorphisation : la pigeonne est une « dame » (v. 27) avec « une âme » (v. 28) pour accentuer le côté bourgeois de cette fable. Il joue du registre trivial : « faire chambre à part », « faire l’amour », « fait la bête »… et au niveau métrique, utilise le vers impair au sein de vers pairs et laisse des rimes orphelines. C’est ainsi par la bouche du maître des pigeons que la réflexion sur l’amour s’énonce : l’amour est comparé à du « pain » et s’oppose à la tendresse. Dans la fable de La Fontaine, les « deux Pigeons s’aimaient d’amour tendre ». Dans celle d’Anouilh, ils vivent en couple et la morale est on ne peut plus explicite : « Faites l’amour même/ En vous insultant. Rien de moins sûr que la tendresse./ À un autre propos, Pascal disait, prudent/ ‶Faites dire des messes″ ». Conclusion incongrue qui met en parallèle le pari de Pascal, contemporain de La Fontaine et le pari des pigeons. N’est-ce pas une manière de dire aussi que les mœurs ont évolué, que les fables de La Fontaine doivent être réévaluées ?
25Ainsi dans « Le chêne et le roseau », Anouilh se situe-t-il aussi à la fin de la fable de La Fontaine et invente une suite. Si les événements sont sensiblement les mêmes, sous le cyclone, le roseau plie et le chêne s’effondre, la morale est tout autre :
Le géant, qui souffrait, blessé,
De mille morts, de mille peines,
Eut un sourire triste et beau ;
Et, avant de mourir, regardant le roseau,
Lui dit : « Je suis encore un chêne. »
26La fable de La Fontaine n’offre pas de morale explicite : elle compare deux attitudes face à un même événement, l’assurance du chêne qui en meurt et la résilience du roseau qui survit. Dans un contexte d’après-guerre, Anouilh lui donne une autre résonance : la nécessité de héros prêts à se sacrifier pour des causes justes. La réécriture trouve sa valeur dans son historicité.
27L’enjeu didactique est considérable : de la bande dessinée à des réécritures de fables connues, voire même à une réévaluation du genre (Bédouret 2015), la réécriture peut être appréhendée à tout niveau de l’enseignement du français.
28Pour conclure, nous avons voulu montrer combien l’objet d’étude « fable » est riche et ainsi faire écho à la communication de Jean Casenave et Itziar Idiazabal, au « colloque lexique et frontières de genres », « le basque comme langue de scolarisation et le vocabulaire fondamental : l’enseignement du lexique par les petits genres littéraires ». Ils se sont particulièrement intéressés à « six fables de la fin du XVIIIe siècle, du XIXe siècle et du début du XXe siècle ; six versions de la même fable, le corbeau et le renard : Juan-Antonio Mogel (biscayen) ; Bizenta Mogel (guipuscoan) ; Archu (souletin) ; Goihetxe (labourdin) ; Zalduby (labourdin) ; Oxobi (navarro-labourdin) », aux enjeux de traduction et de recomposition. Avec eux, je conclurais « que, malgré leur caractère modeste, les fables et les petits genres en général sont d’un grand apport pédagogique, tant au plan linguistique (dialectes, lexique, etc.) qu’au plan de la didactique de la langue comme de la littérature ». La fable permet de susciter le plaisir de la lecture, se prête à une oralisation théâtralisée ; elle est l’objet des réécritures par l’image et par le texte ; elle permet de réfléchir à des questions morales et trouve sa place dans l’enseignement du citoyen. Enfin, elle reste un genre littéraire dont le sens est constamment réévalué dans son historicité.