— Je ne suis pas Bayonnais, dis-je. Je suis ici en passant. Un passant passionné. Mais un étranger tout de même. Je suis étranger partout. [Gadenne 1993 : 142]
1Paul Gadenne, né en 1907 à Armentières et mort à Cambo en 1956, ne connaissait pas grand-chose du Pays basque avant de s’y réfugier, en mai 1940, au sein de la débâcle générale et contraint par sa détresse particulière. Sa famille a vu disparaître lors de la première guerre la maison d’enfance septentrionale, ses études l’ont conduit au Quartier latin dans la khâgne d’André Bellessort puis à la Sorbonne, il a passé l’essentiel des années trente en sanatorium dans les Alpes, se trouve réformé à 100 %. Il vit en marge donc de l’histoire commune. Il n’est plus en état physique d’exercer son métier d’enseignant. D’exode en exode il rejoint avec les siens (père, mère, sœur mariée, neveux) une cité provinciale inconnue, Bayonne, dont une amie de rencontre – elle deviendra l’élément clef de son lien amer à la ville et à son monde – lui suggère de faire un abri provisoire. Le voilà obligé d’y louer d’année en année, parfois de mois en mois, des chambres de fortune dans les villas cossues ou les immeubles de rapport.
2De provisoire pourtant le refuge s’avère définitif et finit par ressembler à un piège. Atteint depuis les années trente de tuberculose, soumis pendant l’occupation au statut précaire d’un réfugié réduit à ce qu’on appelle alors chômage intellectuel, c’est au Pays basque qu’il écrit l’essentiel de son œuvre (six romans parus chez Gallimard et Julliard, dont un, Siloé, commencé dès 1935 mais achevé sur place, rate en 1941 de peu le Goncourt) et c’est le Pays basque qui forme l’arrière-plan, en anamorphose, de quelques-uns des récits qui assureront sa reconnaissance posthume, dans les années quatre-vingt. Baleine, nouvelle située dans un Anglet de transposition, publié en 1949 dans la revue Empédocle et réédité en volume par Actes Sud, tout comme Bal à Espelette (paru dans La Table ronde en 1954), L’Avenue (1949 ), L’invitation chez les Stirl (1955), L’inadvertance (nouvelle parue dans Hommes et Mondes en août 1950 et rééditée en volume en 1982), et surtout l’immense roman posthume publié au Seuil en 1973, Les Hauts-Quartiers : tous accordent une place décisive et paradoxale aux noms, aux lieux, aux mœurs basques, à la langue également comme nous le verrons. La publication plus récente de ses carnets et journaux de la période 1940-1956 a pu renforcer cette impression, qui s’augmente des séjours intermittents en hegoalde, à Bilbo, Donostia, Verriz, Durango dont il rapporte des impressions contrastées et une sociologie amère de la période franquiste. Entre Bayonne à peine grimée par deux pseudonymes, et Cambo sous un masque léger, en passant par Anglet, Labastide-Clairence, Hasparren, Biarritz, Espelette, le Labourd, un paysage se dessine dont l’intérêt tient pour une part au refus, au retrait, au recul de l’écrivain. À cent lieues de tout folklore. À rebours.
3L’Avenue, roman qui met en scène les rues de Gabarrus et ses habitants Gabarriens, comme Les Hauts-Quartiers où la même ville se dessine sous le nom d’Irube, manifestent avant toute chose le sentiment d’étrangeté désarmante, d’unheimlich bayonnais qui accable le narrateur, tout comme la ville de Cambo plus tard, dans L’invitation chez les Stirl, transparaît sous le nom de Barcos à la façon d’une mystérieuse clôture, d’un enfermement aux limites du fantastique. Nous reviendrons sur les forgeries toponymiques et leur jeu ambigu. Le fait que Bayonne soit un carrefour de langues et d’espaces, dont la composante basque n’est que très marginale, joue en effet son rôle dès le départ.
4L’Avenue, publié en 1949 mais rédigé peu de temps après l’installation de Gadenne à Bayonne, insiste sur cette expérience de la solitude, de l’isolement, et transpose sur un personnage principal de sculpteur cinquantenaire ce qui est de fait l’expérience d’un écrivain quarantenaire, accompagné à distance par sa famille proche partageant son exil.
5Jeté seul dans cette ville où il ne connaissait personne, […] Antoine Bourgoin se retrouvait, à quelque cinquante ans – la jeunesse – dans la situation d’un homme qui apprend à vivre. Et peut-être est-il bon, en somme, de rapprendre à vivre tous les vingt ans. (Gadenne, 1949 : 12)
6La description qu’il donne de Gabarrus est transparente, pour qui connaît la disposition de l’urbanisme bayonnais : bas quartier d’outre-fleuve placé sous l’égide de quelques saints, petit quartier reclos populaire et artisanal, séparé par une rivière du grand quartier plus cossu et commerçant dans l’enceinte de la ville fortifiée, et expansion relativement récente des Hauts-Quartiers aux maisons pimpantes, qui donneront son titre, par la suite, au grand roman d’abord intitulé « Les Terrasses » ou « Les Cloportes », tandis qu’à l’Ouest on assèche et lotit en direction de la mer et du port… « La ville, étroite, ceinte de remparts, insolemment tenue à l’écart de tous les cataclysmes, se prolongeait par des faubourgs aérés, bâtis de neuf, coupés d’avenues verdoyantes. Antoine put trouver à louer, dans un de ces quartiers éloignés qui plongent déjà dans la campagne sans avoir tout à fait renoncé à la ville » (Gadenne, 1949 : 13)… Le cadre est posé qui donnera son contexte à la plupart des textes de cette période transposant l’expérience bayonnaise.
7Cette ville des confins (« qui lui paraissait située à l’extrémité de la terre ») est également un abri social, sinon le lieu d’une expérience spirituelle, comme cela apparaîtra ultérieurement dans plusieurs nouvelles (« L’intellectuel dans le jardin », « Un homme dans la ville ») et surtout dans Les Hauts-Quartiers.
8Antoine bénéficiait dans Gabarrus d’une indifférence qui allait jusqu’à l’incognito et le plaçait à l’abri de toute importunité et de toute visite, et en particulier de ce que les gens du monde appellent si comiquement leurs « obligations ». L’importance même de la catastrophe le préservait. Cela le dispensait du moins d’accuser l’événement : les temps d’orage ne sont pas pour l’artiste une permission. Non, ce qui l’empêchait n’était rien qui pût se réduire à une cause raisonnable. Parfois, Antoine en concevait tant d’angoisse qu’il songea réellement à abuser des circonstances. Personne ici ne le connaissait. Rien de plus facilement réalisable, rien de plus honorable même, en ces conjonctures, qu’une « disparition ». (Gadenne, 1949 : 20)
9Gabarrus devient donc le lieu même de l’exclusion, de la solitude radicale, de la déréliction existentielle jusqu’à son extrême, qui est la perspective d’une disparition, dont le narrateur se garde d’indiquer, rendant compte des méditations éthiques de son personnage, si elle est de nature sociale et mondaine – Kierkegaard et Kafka, les deux K, accompagnent Gadenne dans cette période comme des ombres fidèles – ou plus simplement suicidaire.
10Une figure se situe au cœur de l’expérience de la ville, qui devient par la suite, dans la longue composition des Hauts-Quartiers, le critère même de sa désaffection : Madame Chotard-Langréou, qui tient derrière la cathédrale aux deux flèches une « Librairie de la Bonne Parole ou de la Bonne Presse » et « habite ce quartier » haut, peuplé de jardins, de villas et de couvents, « va à la messe aux Dominicaines » (Gadenne, 1973 : 88), incarne la médisance sous couvert de charité, la compromission bourgeoise, le sacrifice de l’intellect au dogme conformiste, et surtout, pour l’écrivain Didier Aubert en quête de sainteté et d’une foi authentique, le renoncement à l’expérience religieuse véritable. L’un de ses modèles (G.R.) est l’amie qui est cause de l’installation de Gadenne à Bayonne, devenue l’ennemie jurée, recrue de dévotion perverse. La description qu’il donne de sa librairie pieuse – tout piéton de Bayonne y reconnaît telle enseigne à peine transposée – tourne dès les premières pages au satirique, et ouvre une perspective singulière de chronique des années de plomb dans la cité et ses remparts apparents ou tacites ; elle porte « le nom harmonieux de Librairie des Arceaux », approvisionne « les jeunes prêtres du Séminaire et les prêtres moins jeunes de l’Évêché, d’ailleurs tout proche, ainsi que les dames respectables de la ville, sûrs qu’ils étaient d’y être spécialement accueillis et de ne pas rencontrer un titre ou une publication qui pût choquer leurs yeux, même du simple point de vue orthodoxe », au point qu’il était difficile de « trouver un livre raisonnable » en un tel lieu « où la Bible même était suspecte et tenue sous le comptoir. » (Gadenne, 1973 : 89)
11C’est à partir de cette figure – logeuse et censeur à la fois – que l’auteur met en place son portrait d’Irube, « ville heureuse » divisée comme un espace balzacien (Gadenne a consacré pour une collection Club trois préfaces à Balzac pendant le temps de l’écriture du roman) entre ville haute et ville basse, classes laborieuses d’une part, d’autre part nantis repliés sur eux-mêmes et leur sociabilité mondaine et religieuse. La plume se fait acide, et l’on comprend qu’aujourd’hui encore, sachant par ailleurs que les modèles se sont bientôt reconnus, Les Hauts-Quartiers n’aient pas en ville bonne presse :
Le quartier Saint-Laurent croulait de vieillesse et ses habitants, employés aux usines de faïence ou aux Forges ou sur le port, trouvaient des vers de terre sous leurs éviers, mais on consolidait, pour des centaines de millions, les terrassements des Hauts-Quartiers où un glissement de terrain menaçait une ou deux des villas de M. Beauchamp. Dans cette ville que tant d’ignorance rendait heureuse, au point qu’elle en avait parfois la nausée, le maire ne trouvait d’autres problèmes à régler que des problèmes de circulation, et tout ce qu’on entendait dire de l’Évêque était qu’il organisait des cercles de conférences, où naturellement Mme Chotard jouait son rôle, ne fût-ce que pour mettre des timbres sur les invitations et fomenter quelques jalousies parmi les conférenciers pressentis, ordinairement recrutés dans la magistrature ou l’enseignement privé, ce qui était une garantie de bon ton. Dans une telle ville, si fortement organisée pour le bien-être de tous ceux qui étaient pourvus, où la spéculation sur les loyers battait son plein, condamnant des familles à l’asphyxie ou au gaz d’éclairage, où les scandales des villas vides dix mois par an n’émouvait personne, où les Clavier foisonnaient au soleil en toute impunité quand on collait « six mois » à une voleuse de chandail, dans cette ville où le docteur Dutertre à la grosse panse était uniquement préoccupé de changer la place des pavés et de remplacer les platanes par des acacias pour s’assurer un renom d’urbaniste, non sans retirer de ces opérations les profits que l’on imagine, – dans une telle ville, Mme d’Hem était une énigme. (Gadenne, 1973 : 441)
12Dès L’Avenue pourtant, le piéton de Gabarrus décrit aussi le charme des avenues (il ne lui a pas échappé que ce terme préféré à la simplicité des rues désigne l’expansion même de l’urbanisme local), entre les zinnias, les hortensias et les murs de clôture, sous les volets percés de cœurs ou de quinconces, depuis le Séminaire jusqu’au fleuve, en descendant les Allées, ou bien ces « routes bordées de murs interminables, dont les unes expiraient sur quelque remblai et les autres, s’ouvraient au loin sur l’ampleur du ciel ou le lit d’un fleuve qui sentait la neige et la mer. » (Gadenne, 1949 : 25)
13La ville se fait espace social aisément repérable « autour des tables bleues de la Brasserie Centrale, dans les fauteuils d’osier du Club nautique, et même dans ces appartements obscurs dont l’architecture gabarroise disposait les pièces autour d’un escalier central qui recevait la lumière d’en haut » (Gadenne 1949 : 53). Puis dans Les Hauts Quartiers le nombre de ces signes est tel qu’il est impossible d’y voir autre chose qu’une délocalisation, parfois une synthèse, d’éléments rapportés ici ou là immédiatement : telle rue directement nommée de son nom authentique, tel café (Le Perroquet de la rue Jules-Labat), tel cinéma (La Féria). Le nom – anthroponyme, toponyme, oronyme – devient dans ces pages un point de diffraction. Et l’on y trouvera sans doute matière à comparaison, avec par exemple les notes préparatoires de Barthes à ses propres souvenirs bayonnais pour son RB par RB, son attention de sémiologue à l’effet d’un tel dispositif de signifiants. Curieuse rencontre qui n’eut pas lieu, d’ailleurs : Roland Barthes en effet retourne sur les traces de son enfance en novembre 1939, nommé délégué rectoral au Lycée de Biarritz où enseignaient précisément Germaine Rue, modèle partiel de Mme Chotard-Lagréou, et Simone Jouglas, compagne de Gadenne au début des années quarante et sa fidèle amie et correspondante par la suite ; Barthes qui, revenu à Paris où paraît Siloé, connaît une grave rechute de tuberculose en 1941 et rejoint le sanatorium de Saint Hilaire du Touvet. Il faudrait encore comparer les récits de Gadenne sur le point précis de l’onomastique avec les premiers livres de Jean Forton, autre oublié du roman des années cinquante, et leur jeu sur les paysages humains, familiers à l’auteur par ses attaches, d’Hasparren et de l’Arberoue.
14Avant d’aborder la question des toponymes et des anthroponymes dans les écrits de Gadenne, il faudrait souligner qu’ils participent d’un effet général, qui est de renforcer, non la référence satirique d’un roman à clef, d’un récit pro domo destiné à un lectorat local, mais bien l’étrangeté, l’expérience de la solitude, de l’isolement et de la séparation. Dans cet effet, le substrat de la langue basque joue son rôle, en sous-main.
15Il y a d’abord la forgerie des noms, dont la vocation est double : déterritorialiser ce qui pourrait apparaître comme un récit de paysage à couleur locale – humain, social, géographique, folklorique peut-être – et contextualiser par là-même une phénoménologie de l’étrangement, du décalage, de l’unheimlich radical, dont une des sources est explicitement la langue basque et ses rares affleurements. Les principaux toponymes construits de cette manière sont des montages, et fonctionnent comme de vrais-faux constituants lexicaux.
16Gabarrus est ainsi clairement emprunté au cours Comte-de-Cabarrus qui s’ouvre à quelques pas du Séminaire de Bayonne, à proximité des deux villas aujourd’hui encore présentes sous leur nom, Deo Gratias et Mayi-Ena (Ena, et non Enia) où se joue l’essentiel des événements décrits dans les récits. En déplaçant Cabarrus en Gabarrus, et le nom sans doute navarrais d’une noble famille originaire à titre légendaire ou non de Caparroso, Gadenne – Cadenne ? les noms du Nord sont enchaînés à des sonorités ibériques depuis Charles Quint – rappelle à la fois la gabarre occitane encore en usage alors sur l’Adour entre Peyrehorade et Bidache, et une sonorité qui en français se fait mystère, non loin d’un Carabas de conte, donnant écho aux terminaisons en – rosse présentes dans la toponymie landaise proche, ici modifiée discrètement. Nous laisserons aux vrais spécialistes le soin d’y voir une intuition touchant à l’étymologie pour ainsi dire originelle, et qui permettrait d’envisager, gramatici certant, quelque gapar, kapar ou khapar, zapar peut-être, bref un buisson basque sous ce toponyme inventé, déformé, mais emprunté.
17Si l’on songe par exemple au nom de Biarritz devenu sous sa plume Ilbarosse, on conçoit que la terminaison, par combinaison à Biscarosse, a permis de constituer avec Ilbarritz cette fois une chimère du même ordre, mais où perce la rosserie d’un Bayonnais par contrainte qui n’appréciait que peu, semble-t-il, la villégiature mondaine alors fort pratiquée malgré les événements, à l’exception dit-on du bar du Royalty où il avait ses habitudes – et de rares amis qui en ont témoigné.
18Il en va de même pour Irube, né cette fois d’un emprunt immédiat mais subtil à la toponymie locale, puisque St Pierre n’a pas de raison de ne pas être faubourg du lieu dont il figure le débouché immédiat. Ici la langue substrat est clairement la langue basque, que l’on accepte comme on le faisait alors l’étymologie d’hiriburu, ou que l’on suive Jean-Baptiste Orpustan (Orpustan, 2006 : 25-26) sur celle d’un domaine nouveau de la ville, *iruberri dans sa variante iriberri qui se trouve convenir parfaitement au titre du roman comme à son enjeu principal, décrire un domaine urbain de quartiers neufs (Beyris, Marracq, Saint Léon) et ses habitants. De toute façon le nom en révélant sans le moindre doute son modèle bayonnais conserve, de la même façon, son étrangeté dans une langue française qui en a vu d’autres dans la région, depuis la Révolution puis les modifications napoléoniennes du toponyme local.
19Reste Barcos, qui désigne Cambo jusque dans la correspondance privée, amère et désespérée. Au même titre que dans ses précédents romans, Gadenne ne cache rien de ce masque amovible, multipliant les allusions à Barcos-les-Thermes et Barcos-les-Bains, décrivant à l’envi le haut comme le bas, le quartier de la gare et la spéculation locale, la vie sanatoriale et le culte des Rostand. Mais en mêlant sans doute les signifiants qui unissent Bardos à Barcus pour la paronomase, il ne manque pas d’évoquer pour le lecteur cultivé et surtout préoccupé comme lui de questions religieuses un nom prestigieux dans l’histoire du jansénisme, qui se trouve être par ailleurs parfaitement bayonnais, celui de Martin de Barcos, abbé de Saint Cyran. Reste à rêver en lisant Orpustan que Gadenne a eu l’intuition, en frottant son Barcos du souletin Barkoxe, d’un lieu profond, reclus et solitaire (c’est le sujet du roman) allié au soleil du matin dont l’industrie médicastre locale a fait son miel…
20Aujourd’hui le Square Paul-Gadenne constitue à Bayonne, devant le Conservatoire et L’École Supérieure d’art, un terre-plein herboré entre deux rond-points, au cœur du passage automobile du cours Comte-de-Cabarrus… et la Place Paul-Gadenne est au bas de Cambo une impasse de Basseboure. Aujourd’hui enfin, la tombe de Gadenne est saluée par ses lecteurs à Cambo, et… fleurie à Vence par la municipalité, aux côtés de celles de Gombrowicz et Calet, en raison d’une malheureuse homonymie que les dates pourtant suffiraient à corriger.
21On notera au passage qu’en désignant Bayonne par Irube on tranche une question délicate, qui est celle de la source basque du toponyme. En nommant un des personnages du roman Maignon, d’après un toponyme local, Gadenne ne peut se douter qu’il explore au passage une même veine, qui est celle d’une étymologie par la désignation basco-romane du carrefour (Gonzalez-Eppherre & Oyharçabal 2019).
22Pourtant, comme le remarque fermement Jean-Baptiste Orpustan, « la toponymie bayonnaise actuelle, constituée des noms des rues et des places, est presque complètement française, il n’y a pas à répéter cette évidence ». Il ne relève dans son article de Lapurdum (Orpustan, 1996 : 25) sur « La toponymie basque de Bayonne » que 16 toponymes « sûrement ou probablement basques ». Or il se trouve que parmi eux un bon nombre ont été relevés par Gadenne précisément pour l’affleurement linguistique d’étrangeté qu’ils constituent dans ces quartiers, comme porteurs des signes enfouis sous la chape de plomb de la respectabilité. Parmi eux en particulier plusieurs sont situés dans le quartier qu’il habite, autour du séminaire, de Marracq et de Beyris, de Tosse comme on disait encore de préférence à Saint Léon, et notamment : Arancette (arhantzeta), Aritchague (haritzaga), Lahubiague (lohiaga / hobiaga).
23Reste un type particulier de désignation, qui mériterait un traitement en soi-même dans la littérature des années trente aux années cinquante, de Pierre Benoit à François-Régis Bastide : les noms de villas, dont Gadenne souligne l’importance pour marquer d’un signe basque des lieux désamorcés de leur empreinte initiale. Hemen Bakia désigne non sans humour noir le lieu où se trouvent fraîchement accueillis puis maltraités ses propres parents en temps de guerre, séjour amer des heimatlose, Arditeya donne lieu à toute une gamme de réflexions sur les bons pasteurs et les brebis égarées, etc.
24Le roman commence donc dans les villas des beaux quartiers si peu généreuses aux démunis, traverse la ville et ses silences, s’achève par l’union sacrificielle du personnage, Didier Aubert, à une jeune femme enceinte et abandonnée, rue Maubec, cette fois désignée par son nom véritable, pour toutes sortes de raisons sans doute : cette rue sous l’Occupation désignait clairement, avec sa synagogue, le plus terrible des sorts, la communauté la plus inavouable. Si « les Irubiens, race préservée (nunquam polluta, disait la devise de la cité), avaient la nostalgie de l’atroce » (470), si « l’histoire des maires d’Irube est si édifiante que ton héros mérite vraiment de prendre place à leur suite : un maire escroc, aigrefin, ou complice d’escroc, un autre dichotomiste... » (Gadenne, 1973 : 612), l’événement tragique qui clôt le roman est renvoyé précisément à ce silence de la ville qui recouvre tout.
25Les allusions ne manquent pas pourtant pour souligner, cette fois par les anthroponymes, les jeux de la fiction et du réel. Pour rendre une voix au silence qui s’est fait. Ils constituent la mémoire discrète d’une période troublée. Les noms de personnes sont articulés par séries : les membres du clergé (et nul bayonnais de l’époque ne manquera de reconnaître sous la pseudonymie ceux que désignent plus clairement les carnets, l’abbé Laxague, qui fit parler de lui au moment de l’affaire Finaly en 1953, l’abbé Lanusse-Cazalé qui maria Gadenne et Yvonne Parison en 1951 et fut connu pour son rôle dans la presse, Mgr Théas sacré à Bayonne en 1940 avant de gagner son évêché de Montauban, les enseignants du séminaire ou les conférenciers ecclésiastiques locaux ou de passage) ; les femmes (ses compagnes et amies, Yvonne alias Eva appelée Hedera dans les carnets, qui devient son épouse, Simone Jouglas, enseignante à Biarritz, romancière et journaliste, coauteur de Contes basques recueillis en 1943, Christiane Lynch alias Betty, d’une vieille famille créole et irlandaise de Bayonne, dont le frère Francis fut un héros de l’aviation dans cette période aux côtés de Romain Gary, Simonne Lesgourgues épouse de l’architecte Albert Lesgourgues désigné sous le nom de M. Rochas dans L’Avenue, G.R., Germaine Rue enseignante de mathématiques confite en dévotion et langue vipérine qui vaudra un « livre de la haine » à ses interventions…) ; ses compagnons amicaux peu nombreux, au nombre desquels le tout jeune fils d’un médecin biarrot, François-Régis Bastide, Goalard le séducteur, Ballon le professeur réfractaire, les syndicalistes des Forges, et l’étonnant « Coco » Claude Léglise, alors libraire en ville avant de se faire instituteur, très proche de Boris Vian, socialiste golfeur, amateur de jazz et d’estampes, sans oublier Pierre Espil avec qui Gadenne parle au café de religion et peut-être de langue basque, et rend visite à la veuve de Francis Jammes en compagnie de Dominique Arban.
26Il n’est pas impossible que l’ultime page du livre – terrible, sur le silence local qui suit le double suicide des amants précaires rue Maubec, auquel on compare la joie collective d’une érection de statue – ne soit une allusion à peine voilée à la formation d’un Comité Jeanne d’Arc, constitué pour l’œuvre de piété qui fut commandée à nul autre que Maxime Real del Sarte, camelot du Roi et statuaire manchot de l’Action Française spécialisé dans les Jeannes. La statue fut inaugurée en grande pompe en 1953, l’année même où son ami Ybarnégaray appelait les « catholiques basques » dans une affiche fameuse à ne point se soumettre une fois de plus aux israélites et à la « presse à leur solde » dans l’affaire Finaly (on vient d’enterrer Maurras l’automne précédent mais pas certains réflexes) ; une statue de Jeanne fièrement campée face au quartier Saint-Esprit et à ses habitants, en remplacement disent certaines gazettes d’un penseur de Rodin… et qui s’y trouve toujours.
27Nous avons évoqué jusqu’ici l’affleurement du basque dans le monde bayonnais de Gabarrus et Irube, son incursion discrète à Cambo/Barcos. Reste à parcourir les marques de sa présence concrète dans les récits composés par Gadenne entre Bayonne et Cambo.
28Deux préalables s’imposent. Le premier se résumerait à ceci : l’écriture de Gadenne est attentive au secret, et singulièrement attachée à préserver l’expérience du mystère que représente l’altérité sous toutes ses formes. Deux textes particulièrement marquants – certains critiques les tenant pour des sommets de l’œuvre – donnent à saisir cette ambition paradoxale, qui consiste à donner corps à ce qui n’est pas de sa propre langue. Le premier est le plus connu. « Baleine » publié dans la revue de Jean Vagne, Albert Béguin, René Char et Albert Camus, Empédocle, en décembre 1949, paraît entre une « méditation » de Kafka, des réflexions de Jean Grenier « sur la souffrance et son anéantissement », des fragments de Joë Bousquet sur « l’esprit de la parole ». Il s’agit d’une rencontre, entre un couple d’amants et une baleine échouée sur la plage, en un lieu situé, tout le laisse entendre mais rien ne l’indique clairement, entre la Barre et la Chambre d’amour. Quelques années après la traduction de Moby Dick par Giono, Joan Smith et Lucien Jacques, au cœur d’une longue méditation autour du Léviathan et de Jonas, de l’amour sous toutes ses formes même les plus obscures, Gadenne propose une fiction réflexive et même spirituelle dont, à ce jour, personne parmi les spécialistes de l’œuvre n’a réussi à démontrer si elle est ou non de pure imagination.
29Précisément à mi-chemin du réel le plus immédiat et de l’allégorie productive, à la rencontre de cette altérité dont la soif travaille toute l’œuvre de l’écrivain, on sait qu’un second texte de taille moyenne (entre la nouvelle et le court roman épistolaire) est constitué par les lettres supposées retrouvées qui constituent « Bal à Espelette » ; texte initialement paru dans La Table ronde sous le titre « Le bal à Espelette », les lettres étant entrecoupées de commentaires de liaison de la main de l’auteur. On sait qu’une autre main que celle de Gadenne a composé le manuscrit de ces lettres, mais on ne peut attester leur origine exacte. Elles évoquent un amour populaire, entre une jeune fille basque francophone (« Ariane de Soule », dit curieusement Gadenne de son héroïne qui habite Labastide-Clairence, indiquant que pour un locataire de la Côte la Soule commence aux faubourgs de Bardos…) et un amoureux inconstant. Ici encore, le départ se fait difficilement entre le témoignage direct, le texte brut de la parole rapportée ou la notation d’un journal en cours, et la fiction après tout classique de lettres retrouvées. Dans l’un et l’autre cas se nouent, étrangement, la langue et son usage, l’expérience d’une altérité proprement dérobée à toute expression, et le monde concret du Pays basque des années quarante et cinquante. La présence d’une langue inconnue, présente/absente autour de lui, tient de la lettre volée et de la baleine blanche.
30Un second préalable tient au fait que le discours sur la langue basque comme langue étrangère et stigmatisée dans l’espace social que Gadenne fréquente par nécessité à Bayonne comme à Cambo, charrie à l’évidence une somme impressionnante de clichés, d’approximations, de mythes folkloristes, d’incantations religieuses plus ou moins racialisées et de formules touristiques. La traduction, du basque cette fois, est toujours périlleuse, au mieux approximative, elle réclame sans le moindre des doutes une médiation compétente.
31Dans L’invitation chez les Stirl, les Basques apparaissent d’abord comme l’incarnation fantomatique du cliché le plus éculé, celui qui unit le petit peuple qui danse non loin des espagnolades, sa noblesse d’écu domestique, et la traditionnelle figure du discours colonial sur le travail des gens du Sud et le danger du climat et des mœurs pour le missionnaire ou le colon.
– Ah, les pays du sud, mon cher !... Tout le monde ici est trop noble pour le travail. C’est déjà une petite Espagne : ils sont tous un peu hidalgos. […] Pour une raison ou pour une autre, cet aimable pays est toujours en fête. Comment cela ne gagnerait-il pas un peu tout le monde ?... Il faut voir ce qui se passe quand un nouvel élément nous arrive, fonctionnaire ou médecin, tout bouillant de projets, de bonnes intentions. Il comprend vite. En peu de jours, les confrères aidant, il s’est mis au pas. Son ardeur s’enlise. Au bout d’un mois, il est rodé, il n’offre plus de danger pour personne...
32Fallait-il en croire M. Stirl ? Olivier le soupçonnait de ne peindre le monde si noir que pour s›y trouver des complicités. N'y avait-il pas, d'ailleurs, des compensations à tout cela : le climat justement, cette fameuse douceur des hivers que les tampons de la poste célébraient sur chaque lettre partant de Barcos ?
M. Stirl parut se recueillir un instant.
– Je sais. « Ces douceurs sont terribles ». (Gadenne, 1955 : 87)
33Cette douceur « terrible » a quelque chose d’une mise en garde littéraire à la P.-J. Toulet. M. Stirl (prononcer « steurl », est-il précisé), architecte étranger et bibliomane asphyxiant reclus à Barcos après avoir quitté Hendaye, chez qui le personnage principal étouffe sans parvenir à quitter la cité thermale, mentionne la source traditionnelle ô combien éventée de ce stéréotype :
« Vous connaissez le mot de Taine, dit à ce moment M. Stirl d’une voix suave, mettant avec beaucoup d’à-propos la conversation sur les Basques. « Ce peuple, dit-il, qui danse sur les Pyrénées au son d’un tambourin… » n’est-ce pas que voilà un joli raccourci ? …
Je me ferais une joie d’aller les voir sur place ! lança Olivier avec un regard agressif vers le plafond.
Et c’est tellement ça ! dit Mme Stirl… » (Gadenne, 1955 : 52)
34Il s’agit d’une de ces citations approximatives qui ont donné lieu à nombre de variations hasardeuses et d’attributions fautives. Ici encore, quelque chose a lieu, qui est soit une indication de la cuistrerie malhabile du personnage, soit un signe de l’inconscient de l’auteur, manifestant ici son peu de goût pour les enracinements à la va-vite de la parole, selon la méthode que l’on prête un peu rapidement à Hippolyte Taine. La formule, on peut le penser, serait de Voltaire en effet, non de Taine (« Je puis vous aider de deux mille hommes très-sobres et très-braves ; il ne tiendra qu’à vous d’en engager autant chez les peuples qui demeurent, ou plutôt qui sautent au pied des Pyrénées, et qu’on appelle Vasques ou Vascons. » – La Princesse de Babylone, chap. XXII). Elle est ici comme souvent modifiée en raison des représentations topiques sur le Basque danseur – le Bal à Espelette n’en est pas exempt – et elle rejoint dans le discours du couple Stirl le fondement même du discours paracolonial, comme l’indique ce passage :
Barcos-les-Bains, ce village perdu sur les pentes des montagnes pyrénéennes, au milieu d’une peuplade qui se flattait de ses origines mystérieuses, était peut-être une de ces régions-là. Ce n’était pas la peine de prendre l’avion pour l’Afrique Australe ou les côtes du Pacifique. À force de vivre parmi ceux qu’elle appelait les « autochtones », avec une ironie qui la défendait mal de leur sourde influence, Mme Stirl s’était fondue avec eux : elle avait été absorbée, comme ces missionnaires perdus dans la brousse, qui finissent par se laisser envahir par l’esprit d’enfance et par concevoir leur Dieu sur le patron des idoles qu’ils sont venus combattre. (Gadenne, 1955 : 212)
35La figure de l’autochtone est précisément marquée, cette fois, par sa langue. Au moyen du nom d’abord, comme nous l’avons vu. Le narrateur se moque ainsi au passage de son lecteur, dont l’horizon d’attente a été formé par Rameau, Toulet, Loti, Jammes, Pierre Benoit et consorts. Une bonne est présentée, qui « malheureusement pour le lecteur, n’était pas du pays, et ne s’appelait donc ni Maïté ni Gracieuse, répondait simplement au nom de Phanie, qu’Olivier avait d’abord cru être un nom anglais, mais qui n’était que le diminutif, autorisé par la condition subalterne, d’Épiphanie » (Gadenne 1955 : 49). Derrière le nom pourtant, il y a bien une langue autochtone. Et c’est là qu’interviennent les poules et les chiens.
36À Irube d’abord, le basque est par-delà les noms de lieux, d’abbés et de servantes, la langue transcrite d’une exaspération. Forcé par la nécessité, Didier Aubert l’écrivain locataire sans œuvre ni moyen mais qui s’acharne à l’écriture, doit subir la compagnie d’un personnage douteux, voisin de villa, militaire retraité et menuisier hélas suractif et bruyant, nanti d’une « gouvernante » qui élève ses poules comme on gâte un enfant. Katia – c’est son nom, mais il n’est pas impossible qu’on abrège ainsi une Kattalin – accompagne de sa conversation aux gallinacés l’élaboration même de l’écriture. Au point que Didier Aubert dégrade son travail de dictionnaire mystique en chronique de Katia :
Ici c’est une portée musicale qu’il faudrait pour donner une idée de ses modulations, sur le thème « Ti-ti-ti-ti... » etc. Le dialogue d’amoureux ayant plus d’efficacité quand il s’effectue dans une langue secrète, Katia adresse la parole à ses poules dans un idiome plus ou moins issu du basque : « Pourrah, pourrah !... Titi ti-ti ! pourrah ! ... Sato fité pourrah !... » Didier ne comprend pas les mots qu’elle leur adresse, mais le sens est parfaitement clair : « Mais oui, mangez mes belles... Allons, mangez, mangez... » Elle prétend d’ailleurs que c’est ce que signifie le mystérieux pourrah qui revient constamment dans sa mélopée. En réalité, c’est le goddam du langage « poules ». Pourrah pour les rassembler, pourrah pour les disperser, pourrah pour les inciter à manger, pourrah parce qu’elles mangent trop. Les mots de Katia n’ont pas de sens par eux-mêmes : c’est l’intonation qui leur donne un sens. Pourrah peut se prononcer avec douceur, mais aussi avec sévérité ou indignation. Parfois, rentrant de la poste sur son vélo, le Colonel s’inquiète de ne pas trouver Katia dans la maison. « Katia ! Katia !... » Katia, cette femme si propre, est au poulailler, assise dans la crotte, en train de raconter de longues histoires à la volaille, sur le ton de la confidence alanguie. (Gadenne, 1973 : 122)
37La transcription des cris adressés par Katia à ses poules fait émerger soudain une autre langue sous la langue, qui donne lieu à un double jeu de l’écriture : jeu de notation d’abord, puis de translation approximative, aidée dans la fiction par l’interprétation de la locutrice même, selon un procédé traditionnel de l’ethnographie de terrain d’époque, puis dans un second temps, on peut le supposer, appel fait aux locuteurs compétents pour mettre en texte ces captations. Exaspéré autant que fasciné, Didier Aubert y revient encore, et s’interroge sur l’émotion qu’il éprouve à cette transcription, où se mêlent la pitié, l’amour, la violence et la haine. Katia fait figure en même temps de Saint François des Hauts Quartiers, déroulant ses fioretti aux plumes qui volent, et d’Ariel mué en Caliban intolérable, pleine de rancœur et d’une haine de caste, de classe, de genre et de nature.
Aio, aio toutouna... Couchou... Couchoutipia, couchoucouchoutenia... Fité ! Fité ! Gaïchoua ! Couchou, couchou !... […] … il savait bien qu’il faisait partie lui-même de cette espèce humaine et qu’il dépendait peut-être de ses efforts de la tirer de sa bassesse. Il ne voulait se mettre au-dessus de personne. Il était bien trop convaincu qu’il n’était au-dessus de rien. (Gadenne, 1973 : 123-124)
38Sa compagne Betty « révoltée soumise » l’invite pourtant à la patience, à repousser en lui l’entraînement au mépris, pour ne pas tomber, le jeu de mots figure en toutes lettres, aussi « bas qu’eux ». Mais la litanie revient, revient encore comme la tirade déréglée d’un Rostand où Cyrano-Chantecler ne comprendrait que la langue des bonnes :
Aio toutouna... Tu croyais que je n’allais pas venir, hein ? Et toi, tu croyais que c’était pour toi que j’étais venue, dis ? Gaïchoua ! Mais non mais non ! Ton tour viendra plus tard. « Coléreuse : « Allons, toi, toujours prête à saisir la part des autres, sale bête ! Ichouchia ! » Avec véhémence : « Pourrah pourrah ! » De nouveau tendre : « C’est toi la plus jolie ! Sato fité ! Allons ! Plus vite ! Fité fité !... Pourrah pourrah ! Sato pourrah !... » Enfin d’un ton vainqueur : « Ti ti ti ti ti ti ti ti ti ti ti ti !... »
Mais la haine habitait aussi le cœur de Katia, Katia la bonne. » (Gadenne, 1973 : 125)
39Il surprend Katia, si éprise de ses poules, cassant un bâton sur le dos d’un chien. Et Betty la Bayonnaise, qui « savait tout, observait tout et ne s’étonnait de rien » comme bien des Bayonnaises, lui en donne la raison :
« Elle est basquaise », dit-elle à Didier.
Et alors ?
Tu ne sais pas comment sont les Basques ? Tu ne sais pas ce qu’ils ont fait l’autre jour à un chien ? Oh, des Basques bien authentiques, je t’assure, des gens de l’intérieur, d’Irouléguy, tu peux aller voir. (Gadenne, 1973 : 125)
40Véritablement hanté par ces incantations aux poules dans une langue littéralement malpropre et incontrôlable (quelques cent quatre-vingt pages plus loin : « Aro... Aro... Aïo Toutounal... Pourrah-pourrah !... Sato fite !... Pourrah !... Sikinâ !... Sikina !... […] Sikinâ !... Sikinâ !... », Gadenne, 1973 : 304), le personnage a sans doute contaminé son auteur, à moins bien entendu que l’inverse ne soit à envisager. Au cours de la rédaction en effet, c’est une seconde version de cette même transcription que Gadenne publie, en novembre 1952, dans le Figaro Littéraire, sous le titre « Mes poules et moi », reprise en 1986 dans le recueil de ses nouvelles complètes. Mais on ne saurait s’en tenir à l’extrême violence symbolique et à l’ambivalence de ces transcriptions, seules notations – déformées – de la langue basque dans la ville qui la nie ou l’absorbe. À Barcos, dans L’invitation chez les Stirl, il est précisé que ce sont les chiens élégants de Mme Stirl, en promenade sur les collines, que les paysans locaux, à la langue imprononçable et intranscriptible, menacent de leur fusil chargé quand ceux-ci approchent… leurs chères poules.
41Une des nouvelles les plus étonnantes de Gadenne s’intitule « L’inadvertance ». Elle met en scène un citadin paisible et bourgeois, qui a quelque chose de Daudet et quelque chose de Kafka, parti pour une promenade postprandiale avec un cigare dans la pochette et de placides volontés de dépaysement, aux alentours de la bourgade touristique où il se trouve logé avec Madame son épouse. Mais Monsieur Dumontel – c’est son nom – s’égare en cours de route, fasciné par le Mont Rond qui surplombe le lieu, comme par le ruisseau rauque qui court entre les prairies, en quête d’un ou de plusieurs moulins dont les noms basques déroutent au sens propre son parcours. D’une promenade de santé, l’auteur fait une aventure existentielle éprouvante mais fondatrice, qui se mue en panique quand le soleil descend et commence à couvrir l’espace d’ombre par l’intermédiaire des collines environnantes. Ce conte initiatique constitue un saut hors du cliché et du stéréotype, un faux pas qui déplace les conditions initiales. Fuyant un voisin de table exaspérant, Loustalet (« peintre loufoque, qui avait la manie, parce qu’il se trouvait en pays basque, d’ajouter le mot basque à tous les mots contenant un b. » (Gadenne, 1986 : 112), Monsieur Dumontel se risque sur des chemins inconnus sous les cris de corbeaux, et s’adresse bientôt au paysan sous sa meule (« Bonjour, mon brave, lança Dumontel du ton encourageant de l’homme habitué à manier les hommes. Est-ce que je suis sur le chemin du moulin ? – Pour ça non, fit le paysan. Vous l’avez dépassé, le moulin... Vous pourriez le retrouver, en prenant à main droite, dans les fougères. Mais il faut connaître. Vous ferez mieux de monter encore un peu, et le premier sentier qui se présente, ce sera le bon. Vous en avez pour dix petites minutes. »). Puis il avise « une fille qui travaillait, elle aussi, à une meule de fougères (– Dites-moi, la belle, je suis bien sur le chemin du moulin ? »), avant de rencontrer devant une maison de carte postale ou « de calendrier des postes » une bergère (– Dites-moi, s’il vous plaît, jeune demoiselle, je vous demande pardon, mais... J’espère que vous allez pouvoir me dire... S’il vous plaît, mademoiselle, où va ce chemin ? Où conduit ce sentier ?... Où aboutit cette piste ?...).
42La fillette le contemplait avec un air de très douce incompréhension. Cette fois, il avait employé trop de mots. Il s’embrouillait. Il avait l’air de réciter un manuel de conversation. Il attendait respectueusement entre les questions, mais aucun éclair d’intelligence ne s’allumait dans les yeux de l’enfant. M. Dumontel se dit qu’il préférait nettement à ce regard celui des moutons... Il avait beau savoir qu’il fallait toujours un certain temps aux naturels de ce pays pour formuler une réponse, son interlocutrice l’étonnait.
Chemin, dit-il. Où va ? Il attendit. La fille eut un sursaut.
Loin, dit-elle. (Gadenne, 1986 : 124)
43Enfin l’étape finale, celle du dépaysement absolu, de l’étrangeté pure, est atteinte. Il rencontre cette fois une femme, qu’il interroge par gestes puisqu’elle ne paraît pas entendre sa question.
Itçulçeh da esker, dit-elle. Son interlocuteur la pria de répéter.
Urrun eremeinten çitu !
44Dumontel trouva qu’il tombait bien mal. Il était polyglotte. Il était capable de dire en trois langues : « Avez-vous une chambre ?... » « Pouvez-vous me servir à déjeuner ? » et « Nous désirerions manger dehors ». Mais il n’entendait rien aux énigmes de cette langue rauque. Conscient de son impuissance, il adressa à la paysanne un signe d’adieu attristé. Elle courut derrière lui :
Harrapatchen duçu etche bat, eta yausten cira !
Merci, lui cria Étienne en s’éloignant. Je vous remercie ! Ne vous donnez pas la peine ! Cent fois merci. Soyez remerciée ! Qui dit mieux ? À l’année prochaine ! (Gadenne, 1986 : 130)
45La boucle est bouclée, cette fois, non sans satire : un écrivain transcrit une langue qu’il ignore, que le personnage ne comprend pas mais que le narrateur omniglotte et polyscient restitue dans sa graphie d’époque, avec la dérision de son propre dépaysement. Gadenne aura sollicité l’aide de quelque locuteur ami qui l’invite, au terme fatal d’un long séjour égaré, à emprunter le chemin qui bifurque, à tourner comme il convient, à gagner le prochain sommet pour redescendre, bref à s’orienter dans l’altérité d’un paysage humain. Seule notation, sinon heureuse, du moins accomplie, au terme d’un rite véritable, de ce qui fut la rencontre de Paul Gadenne avec le monde basque et sa langue ; « seul l’auteur de ce livre est fictif », dit la célèbre note qui ouvre L’Invitation chez les Stirl, « il ne s’ensuit pas que le lecteur doive chercher […] sur une carte, ni attribuer à l’auteur des intentions satiriques à l’égard d’une corporation particulière, considérée dans un pays donné. »
46Un seul autre texte de Gadenne, qui resta inédit dans ses carnets, exprime quelque chose du même ordre. Il relate l’expérience d’un survol, un 15 août, depuis l’aéroport de Parme à l’invitation d’un ami pilote, expérience qui conjugue préjugés et saisissements, confond clichés et vérité intime, et réconcilie sous le signe du mystère les poules et les baleines en négligeant enfin, à distance, la ville et ses enjeux :
[…] impressions de vol, ce pays si coloré, avec ses prairies, ses routes encadrées de buissons, ce détail exquis d’un champ qu’on laboure avec les deux bœufs blancs, le paysan à côté, et tout un essaim de poules blanches qui picorent dans les sillons. La mer d’un bleu léger, cette quantité d’eau infinie (l’horizon n’est plus le même, n’est plus aussi net, aussi arrêté). C’est une succession d’horizons, une série de lignes bleues fondues les unes dans les autres, et qui se déplacent. La longue ligne de sable ourlée d’écume, les forêts aplaties, tremblantes comme une buée, ces bouffées de verdure pâle tremblant au soleil et pleines de mystères fascinants, les montagnes avec ce qui est derrière, mais rien ne vaut pour moi ce tournant de route, et ce paysan dans son champ faisant son labeur. (La Rue Profonde, 13 : 43)