1« La polémique à propos de son passé demeure encore très vive et nuit certainement à un jugement serein sur son œuvre littéraire » : cette phrase aurait sans doute pu être écrite au sujet de Louis-Ferdinand Céline ou de Jon Mirande. Elle l’a été par l’universitaire Nicole Le Dimna à propos de l’écrivain de langue bretonne Youenn Drezen, bigouden comme elle, dans l’introduction de l’étude qu’elle a consacrée à l’autotraduction que pratiquait ce dernier, du breton au français (Le Dimna, 2005 : 10). Ainsi qu’elle le déclarait à la presse locale lors de la parution de cette étude, elle s’est en effet « attachée dans son livre à considérer l’auteur Youenn Drezen et non l’homme aux propos discutables durant la Seconde Guerre mondiale ». C’est dans cette même veine qu’est rédigé le présent article, d’autant qu’il concerne des faits de la vie et de l’œuvre de Drezen liés d’une manière ou d’une autre au Pays basque, mais bien antérieurs à l’Occupation. Très jeune, Youenn Drezen fut tout d’abord l’un des membres de ce qu’il est convenu d’appeler le « trio d’Hondarribia », tiercé d’écrivains qui occupe une place majeure dans la littérature bretonne du 20è siècle. Il a également traduit en breton Iru Gudari, pièce en deux actes de Manuel de la Sota, traduction rééditée en 2017. Enfin, il a choisi un personnage basque comme interlocuteur privilégié du narrateur de sa première véritable œuvre en prose An Dour en-dro d’an Inizi (désormais ADEI). Ce sont ces trois manifestations d’un certain tropisme euskarien chez Drezen qu’on se propose d’évoquer ici.
- 1 Robert Damilot (1889-1976), artiste-peintre, décorateur de cinémas et de salles de spectacles en ré (...)
2Trois ouvrages ont été publiés en 2022 à l’occasion du cinquantenaire de la mort de l’écrivain, né dans un milieu modeste à Pont-L’Abbé. Le premier est E Koun Youenn Drezen (En mémoire de YD), volume de près de 400 pages, auquel le présent article doit beaucoup, tant les contributions rédigées en breton y sont aussi variées qu’instructives sur l’auteur et son œuvre (Rouz, éd., 2022), Il est complété d’un tableau chronologique de sa vie ainsi que de sa bibliographie exhaustive. Le deuxième est une réédition du texte breton ADEI (Drezen, 2022a), déjà réédité en 1970 puis en 1993. Le troisième est également une réédition, plus exactement la première édition spécifique de L’Eau autour des Îles (Drezen, 2022b), autotraduction d’ADEI parue pour la première fois en 2005 au sein de l’étude précitée de Le Dimna. Ces deux éditions sont agrémentées des illustrations originales réalisées par Robert Damilot1 pour une publication prévue en 1942 mais qui n’eut finalement pas lieu, faute de papier en ces temps de guerre. Le texte de Drezen est donc désormais accessible aux lecteurs non-brittophones, à cette réserve près qu’il n’a été imprimé qu’à 200 exemplaires, sans doute par souci de ne pas prendre de risques financiers.
3Le monde littéraire breton connaît bien désormais l’histoire du trio d’Hondarribia, grâce d’une part au récit qu’en a fait Youenn Drezen dans E Koun Jakez Riou (En mémoire de Jakez Riou) long hommage posthume à son grand ami (Drezen, 1938), d’autre part aux études de Fañch Morvannou (1987a, 1987b, 2000). Tout récemment, l’ancien journaliste audiovisuel en breton et président du Conseil Culturel de Bretagne, Bernez Rouz, a pu avoir accès grâce au fils de Youenn Drezen aux archives de son père.
- 2 Congrégation des Sacrés-Cœurs de Jésus et de Marie, ou congrégation de Picpus du nom de la rue de P (...)
4Le 14 juin 1911, en gare de Quimper, Drezen prend le train pour le Pays basque en compagnie d’autres jeunes Bretons, tous sélectionnés par les « pères blancs » de Picpus, qui avaient un collège à Sarzeau près de Vannes2. Les lois de 1901 sur les associations interdisant dorénavant aux congrégations d’enseigner, ce sont alors 133 communautés qui s’installent au Pays basque sud et 115 en Catalogne sud. Le collège des frères de Picpus s’établit tout d’abord à Beire, dans la partie non-bascophone de la Haute-Navarre avant d’être déplacé en 1908 à Hondarribia. Lorsque Yves Le Drezen (1899-1972) de Pont-l’Abbé, Jacques Riou de Lothey (1899-1937) et Jacques Kerrien (1900-1992) de Saint-Thégonnec y arrivent, ils n’ont alors qu’une douzaine d’années. Kerrien et Drezen sont en cinquième et Riou en sixième. Parmi la centaine de collégiens, les deux tiers sont bretons. Il n’est alors aucunement question d’un rapide retour au pays, et de fait ces jeunes gens resteront cinq ans coupés de leur pays natal.
5Les pères de Picpus enseignent à leurs élèves la chimie, l’algèbre, la géométrie, la géographie, l’histoire antique et bien sûr l’histoire de France. En plus du français et du latin, les collégiens y étudient l’espagnol et l’anglais. En revanche, si plusieurs des frères chargés d’encadrer ces jeunes recrues sont bretons, il n’est pas à l’ordre du jour d’employer couramment le breton dans ce collège où leur éducation, gratuite, les destine à devenir missionnaires en Océanie ou en Amérique du Sud. Comment se fait-il, dès lors, que ce trio soit resté attaché à la langue du pays natal, à un moment où ses trois membres étaient clairement en train de perdre leur breton maternel. Dans E Koun Jakez Riou, Drezen explique ne pas savoir exactement d’où leur est venu cet élan linguistique et littéraire qui, in fine, a fait d’eux des écrivains de tout premier ordre, trois grands noms à l’échelle de la littérature bretonne. Kerrien, quant à lui – le seul des trois qui prononça ses vœux et cessa précocement d’écrire en breton – remettra en cause l’importance pour la littérature bretonne de ces années de noviciat en exil à Hondarribia, affirmant, mais beaucoup plus tard (Kerrien, 1975) que les membres du trio ne s’y préoccupèrent guère de leur langue maternelle.
6Drezen lisait beaucoup et recopiait dans un carnet noir des poèmes de Lamartine, d’Hugo, ou d’autres poètes français aujourd’hui oubliés. À partir de la moitié du carnet cependant, les poèmes – en français – concernent la Bretagne : Brizeux, Botrel, Turquety, Besse de Larzes, Violeau... La première lettre des archives de Drezen, envoyée de Carhaix (03/11/1913) par J. Jaffrennou, est accompagnée de livres sur la Bretagne que le jeune homme de quatorze ans lui avait demandés. Après avoir lu Au pays des menhirs, livre de voyage où l’auteur, Léon Ville, mentionne Pont-l’Abbé, voici éveillé chez Youenn Drezen le désir d’en savoir davantage sur son pays. Les pères Le Bolzer, de Ploaré, et Kergoat, de Pleyben, tous deux cornouaillais, étaient abonnés à l’hebdomadaire catholique bilingue Le Courrier du Finistère dont ils lisaient aux collégiens des passages sur la vie religieuse et les pardons. Au milieu du carnet noir de Drezen se trouve un quatrain qui en dit long sur son mal du pays (ainsi que sur la versification dont il est nourri) : « Oui, en vain au fond de l’Espagne ; Exilé pour plus de cinq ans ; On veut de ma chère Bretagne ; Éteindre en moi les sentiments ».
- 3 Notons que Miranda était incluse dans la province d’Álava à la suite de la première division de l’E (...)
7Nombreux sont les pères de Picpus appelés à combattre lors de la Grande Guerre. Drezen écrit au père Le Bolzer pour lui demander ce qu’il pense du Barzaz Breiz, dont il a eu connaissance au cours d’une lecture au sujet de son auteur, La Villemarqué. Le Bolzer, parti pour le front, a laissé ce livre à Hondarribia et il donne à Drezen l’autorisation de le lire, sous réserve d’examen préalable par un certain « père Norbert », dans une lettre (15/06/1915) qu’il conclut ainsi : « Que Noménoé, Morvan, Lan Barbe-torte servent d’exemples aux jeunes vaillants qui brûlent de devenir des héros ! ». Enthousiasmé par sa lecture, Drezen reconnaît toutefois qu’il n’y comprend goutte car il ne sait – dit-il – pas lire le breton. Il recopie en secret deux poèmes du Barzaz Breiz – livre dont il s’achètera un exemplaire à Quimper, à peine descendu du train du retour au pays : Ar re c’hlas (Les Bleus) et Bale Arzur (La Marche d’Arthur). C’est ce nom d’Arthur qu’il choisira lorsque, après Hondarribia, il intègrera le noviciat de Miranda-de-Ebro3. Frère Arthur, ou Breur Arturo, tel est le pseudonyme de séminariste que Drezen fut autorisé à porter pendant son séjour là-bas, bien qu’il s’agisse du nom d’un roi et non d’un saint.
8C’est sous l’influence du père Wilfrid Müller, qui dirigeait alors le monastère de Miranda-de-Ebro, que Drezen et Kerrien ont été incités à parfaire leur connaissance du breton. Ce Picpucien allemand, semble-t-il très porté sur les langues, considérait que tous ces novices bascophones, occitanophones, brittophones, etc, se devaient de cultiver leur idiome d’origine ne serait-ce que pour leurs prêches, sermons et confessions à venir. « Ce n’est pas un conseil mais un ordre qu’il nous donna de réapprendre notre breton perdu » écrit Drezen. Des livres bretons affluent dès lors à Miranda, ce qu’atteste cette lettre de M. Tanguy, recteur de Pontl’Abbé, à Youenn Drezen : « Je te fais adresser quelques brochures bretonnes et quelques cantiques dont la lecture et l’étude t’aideront à ne pas oublier le breton ». Il s’agit entre autres de la grammaire de Hingant, du roman historique pro-Chouans Emgann Kergidu (La Bataille de Kerguidu) d’exemplaires de l’hebdomadaire Feiz-ha-Breiz (Foi et Bretagne) ou encore de chansons comme le Bro Goz (hymne breton) ou Gwerz Kêr-Iz (complainte de la Ville d’Is). Kerrien et Drezen dressent des listes de mots et versifient nostalgiquement sur leur pays natal : « Petra eo d’in froud tomm Miranda-de-Ebro ! N’eus d’in amañ dudi na gant mel na gant aour. Al louzou d’an harlu ne vleun nemet em bro » (Que m’est-il, ce torrent de Miranda-de-Ebro ! Ici je n’ai délice ni de miel ni d’or. Les plantes remèdes à l’exil ne fleurissent que dans mon pays ). L’aide du pleybennois Jean-François Goulaouic (Frère Martin, Breur Marzin) leur est précieuse. Surnommé « Geriadur beo » (dictionnaire vivant), il mourra sur le front de la Marne en mai 1917.
9Youenn Drezen, dévoré par l’envie de retourner au pays, tombe la bure en mars 1917. Entre-temps toutefois, il a découvert les charmes de la gent féminine après avoir fait la connaissance d’une femme qui venait régulièrement prier à la chapelle du couvent, expérience (platonique) qu’il a romancée plus tard dans Sizhun ar Breur Arturo (La semaine de frère Arthur) (Drezen, 1949). Il n’a cependant pas quitté le monastère comme un voleur car il a expliqué par écrit au père Müller pourquoi il ne deviendrait « na beleg na manac’h » (« ni prêtre ni moine »), ce à quoi ce dernier répondra avec beaucoup de compréhension.
10Youenn Drezen compose dès avril 1917 le poème Spern Gwenn (Aubépine) qui paraîtra plus tard dans L’Union maritime et agricole de Léon Le Berre, puis dans Kroaz ar Vretoned de François Vallée. Il cherche à entrer en contact avec les deux Jakez restés en Espagne, Riou et Kerrien, mais ses courriers sont retenus par les pères blancs puisqu’il est interdit aux novices de communiquer avec l’extérieur. Drezen en vient à croire que ses deux compères lui font la tête parce qu’il n’est qu’un défroqué. Le premier des deux à lui faire signe, en mai 1918, sera Jakez Riou, appelé au service militaire à Pontivy : « Lavaret dinn ive m’ar peuz great eun dra bennak en yez Breiz ; an dra-ze ’raio plijadur din ha da Yann Kerrien er Spagn… va c’halon zo entanet, evel oc’h hini hag or c’halon a fell dezho kaout hag ober memez tra » (Dis-moi aussi si tu as créé quelque chose dans la langue de Bretagne ; cela me fera plaisir ainsi qu’à Jean [son nom de noviciat] Kerrien en Espagne… mon cœur s’enflamme, comme le tien, et nos cœurs veulent avoir et accomplir la même chose. Kerrien, lui aussi, donnera de ses nouvelles à Drezen un an plus tard, de retour à Saint-Thégonnec après avoir terminé sa formation au séminaire. Il confirme que les lettres ne le lui sont jamais parvenues mais qu’il ne tient pas du tout rigueur à Youenn d’avoir quitté les ordres.
11Le trio d’Hondarribia parvient progressivement, de 1919 à 1921, à faire publier des poèmes dans les journaux Kroaz ar Vretoned ou Feiz ha Breiz. Ils s’exercent chacun dans son coin mais correspondant abondamment, se donnant à lire leurs poèmes, traductions et nouvelles les uns aux autres, pour avis. C’est ce qui permet aujourd’hui d’affirmer qu’une véritable école littéraire est née de leur compagnonnage d’exil outre-Bidassoa. Après-guerre, Drezen et Riou fréquentent les militants du Groupe Régionaliste Breton (Unvaniez Yaouankiz Vreiz) qui leur transmettent le désir de créer du nouveau en Bretagne et de forger en breton une littérature moderne. Jakez Kerrien, de son côté, rencontre en 1921 le Brestois Louis Nemo, qui sera quatre ans plus tard le créateur et rédacteur en chef de la revue Gwalarn sous le pseudonyme de Roparz Hemon.
12Drezen et Kerrien ont une relation épistolaire suivie au cours de l’année 1921. Drezen publie peu jusqu’au début 1924, année où il est embauché comme journaliste au Courrier du Finistère. Il fréquentera dès lors beaucoup Roparz Hemon, qui est professeur d’anglais à Brest. Lorsque Gwalarn apparaîtra, la connaissance qu’a Youenn Drezen de la langue espagnole apportera un plus à l’ouverture internationale souhaitée pour cette nouvelle revue. Drezen est d’ailleurs avant tout traducteur lors des premières années de Gwalarn, ne s’attaquant à la fiction en prose qu’en 1928 avec un conte de Noël, puis surtout avec ADEI. C’est un Drezen amoureux qui termine la rédaction d’ADEI en 1931 à Vannes, ville où il épousera Jeanne Tison en septembre 1934. Le texte est publié dans Gwalarn n° 42 en mai 1932, sous une couverture en trichromie dessinée par Langleiz.
- 4 « A racy novelette which spills off the page […], the tour de force of a modern, outward-looking na (...)
13On pourrait facilement ne voir en ADEI, hors contexte socio-littéraire breton, qu’une « tendre variante sur le thème de l’amour et de la nature », selon les mots de la revue Combat en 1974. Cependant, tout comme Mirande est souvent considéré comme l’auteur ayant fait entrer la littérature basque dans la modernité, ADEI marque un tournant important dans le champ littéraire breton puisque Drezen y dépeint une relation amoureuse en dehors à la fois du mariage, de l’emprise de l’église catholique et de celle des parents, grande preuve d’audace dans un climat extrêmement conformiste. Le texte de Drezen fit d’ailleurs frémir d’horreur nombre de membres du clergé bas-breton et causa le désabonnement de plusieurs lecteurs de Gwalarn (Denez, 1995 : 6). Sans peut-être aller jusqu’à la triade gainsbourgeoise « sea, sex and sun » (Favereau, 2003) postdatée, il est vrai que : la mer et les eaux en général, indissociables des terres qu’elles pénètrent ou entourent, y occupent une place conséquente ; la temporalité du récit est celle du cycle solaire annuel ; c’est au cœur de l’été qu’est atteint le zénith de cette histoire amour. Histoire qui restera platonique, car de « sex », il n’est pas véritablement question dans ce récit où les lecteurs d’aujourd’hui ne trouveront que bien peu de hardiesse. Toutefois, ADEI constitue sans doute la première occurrence explicite, en breton écrit, d’une relation amoureuse ardente (Morvannou, 2000). Pour l’époque, on peut même parler d’ « une novella osée qui déborde de la page […], tour de force d’un bretonnant natif moderne et tourné vers l’extérieur »4 (Johnson, 2003).
14Novella est en effet le terme qui convient pour caractériser cette œuvre de 45 pages, plus courte qu’un bref roman mais plus étendue qu’une longue nouvelle, dont elle possède la structure. Comme Sizhun ar Breur Arturo, elle peut aussi « se lire comme un roman d’initiation » (Galand 1995 : 138) où sont présentes les réminiscences de la jeunesse de Drezen, au Pays basque pour l’une, en Vieille-Castille pour l’autre. Le schéma narratif s’appuie, tout au long d’ADEI, sur un interlocuteur du narrateur. Ce personnage faire-valoir, un dénommé Iribe (voir plus loin) dont on ne sait rien à part le fait qu’il est basque, sert d’auditeur, de confident, de témoin presque silencieux des propos du narrateur homodiégétique. Assez vite, ce n’est plus lui qui a la parole, mais ce narrateur et protagoniste principal de l’action : le sculpteur Herri Maheo, qui se confie à Iribe au sujet d’un amour révolu depuis des années. Maheo a en effet perdu pour toujours Anna Bodri, son inspiration s’est tarie, il a depuis quitté sa Bretagne et se trouve en exil au Pays basque. Dans un champ littéraire de langue bretonne où l’on comptait alors peu d’autrices et relativement peu de personnages principaux féminins, Emili Olier voit en Anna – avec certes un peu d’exagération – un personnage « plus moderne même que les personnages des littératures occidentales de l’époque », poursuivant ainsi : « même aujourd’hui, hélas, il n’y a pas beaucoup de personnages féminins aussi intéressants » (Olier, 2004).
15Si l’amour entre deux êtres humains est central dans cette novella, l’amour de l’art et l’amour d’un pays en particulier (la Bretagne) sont également deux puissants moteurs de la narration. Herri Maheo, âgé de vingt-sept, a probablement été créé à l’image de Jorj Robin, sculpteur nantais et membre des Seiz Breur (Creston, Ladmirault & Riou, 1931), ami proche de Youenn Drezen, décédé dans sa prime jeunesse (1904-1928). Ce mouvement artistique fondé en 1923 se proposait de renouveler l’art populaire breton qui semblait disparaître, dépassé par la modernité. Drezen aimait rapporter plaisamment qu’il avait bien fait partie de ces « Sept Frères », mais qu’il avait eu le numéro huit (Kermareg, 2000). Dans la revue Kornog lancée en 1928 sous l’impulsion des « Sept » – qui finirent par être une soixantaine – il est établi que les conceptions artistiques seront furieusement modernes, car tout art qui ne crée plus est un art mort. Chaque discipline est revisitée : mobilier, sculpture, architecture, arts graphiques, textiles, etc. Dans ADEI, Jos Bodri, père d’Anna et mareyeur aisé de Douarnenez, vient d’acquérir une villa plus au sud, au Bono, au bord de la rivière d’Auray, qu’il décore d’œuvres des « artistes les plus jeunes et les plus hardis de Bretagne » – claire référence aux Seiz Breur – quand bien même leur art serait « etre mat ha divat » (« entre bon et pas bon ») pourvu qu’il provienne de « Breizhiz gouestlet da Vreizh » (« Bretons dévoués à la Bretagne ». Sa fille Anna Bodri n’hésite pas à trouver beaux « betek techoù fall he bro c’henidik » (« jusqu’aux défauts de son pays natal »).
16Anna est manifestement l’incarnation de la Bretagne nouvelle qu’aussi bien les gwalarnistes que les Seiz Breur appellent de leurs vœux. Vêtue de noir et blanc, les « couleurs » nationales bretonnes, elle porte sur son sein gauche un hevoud, tétrascèle ou quadriscèle similaire à la croix spiralée lauburu des Basques. Diverses religions (hindouisme, bouddhisme, jaïnisme, cultes des Hopis, Navajos, Kunas, etc) se sont approprié ce motif porteur de ffortes valeurs symboliques : retour des saisons, mouvement du soleil, cycle de la vie et de la mort. Il a été utilisé par les milieux nationalistes bretons des années 1920-30, par exemple en 1933 par le mouvement d’enseignants bretonnants laïques de gauche Ar Falz, en surimpression d’une faucille (falz en breton). Le Parti National Breton, trouvant cependant le hevoud trop ressemblant à la croix gammée nazie, le délaisse dès 1938.
17Ce pays adoré, dans ADEI, est d’ailleurs la Basse-Bretagne plutôt que la Bretagne intégrale, et puis au-delà des mers, « Keltia », une « Celtie » ici peu concrète, de l’ordre du fantasme. Anna dit ne pas comprendre comment il se fait qu’Herri ne la connaisse pas mieux, cette Celtie, puisque d’après elle ce n’est « ni à Paris ni à Rome » qu’il trouvera ses sources d’inspiration. Par l’entremise d’Anna, l’artiste rencontre d’autres jeunes Bretons qui eux, ont une grande connaissance de leur propre pays : allusion à peine voilée à l’équipe de Gwalarn.
18La temporalité narrative d’ADEI est structurée autour du cycle des saisons lors d’une seule année, dont les principaux pôles sont en breton hañv (l’été) et goañv (l’hiver) que relient deux amzer, « temps » intermédiaires aux dénominations dynamiques : « temps nouveau » (nevez-amzer) et « temps déclinant » (diskar-amzer). C’est bien sûr au « temps nouveau » que naît un amour printanier entre Anna et Herri, amour qui atteint son acmé en août. La relation amoureuse entame son déclin en septembre, et l’hiver voit leurs entrevues s’espacer pour de bon, Herri sachant désormais qu’Anna est promise à l’un de ses cousins qu’elle épousera à Douarnenez au printemps suivant. D’autres motifs illustrent ce cycle annuel qui structure la novella : l’aspect du ciel est identique au début et à la fin ; les jonquilles jaunes des premiers temps (signe d’amour qui n’en peut plus d’attendre et de risque que la chance passe) laissent la place au bouquet de roses rouges et blanches crème qu’apporte Anna lors de son ultime visite à Herri (signe d’amour passion / d’amour secret et de résignation). Deux coucous se répondent au commencement, puis Herri n’entendra à nouveau le coucou que des années plus tard, une fois sorti de sa stupeur.
- 5 “What›s in a name ? That which we call a rose, by any other name would smell as sweet.” (Qu’y a-t-i (...)
19Quelle importance faut-il attribuer aux toponymes que choisit un auteur et aux patronymes qu’il donne à ses personnages ? Faisant parcourir par ses deux jeunes héros la Basse-Bretagne qu’Anna, à bord de sa Hotchkiss, a entrepris de faire découvrir à Herri, Drezen prend lui-même un plaisir non dissimulé à égrainer au passage les noms de lieux qui lui sont les plus enchanteurs. Ceci occasionne des énumérations ou la fascination et la jubilation sont presque palpables : villes, fleuves, « montagnes », et bien sûr les îles de la « petite mer » (traduction littérale de Mor Bihan) « aux noms si chantants à l’oreille bretonne » : Boedig, Droneg, Logod, Irus, Arz, Izenac’h, Berder, Gavr-Iniz, Radeneg, Veizit, Runaod, Hur, Harnig. Ce qu’Helias, parlant de Drezen, a pu décrire ainsi : « kanañ e vro en e yezh ha war beb ton warn-ugent » (« chanter son pays en sa langue sur trente-six airs et plus », Helias, 1972 : 9). Les principaux lieux de vie des protagonistes d’ADEI sont, d’une part, Douarnenez et sa baie, d’autre part Vannes et ses environs. C’est à Douarnenez que Jakez Riou avait épousé en 1930 Marguerite Griffon, avec comme témoin de mariage bien sûr son grand ami de toujours, un certain Youenn Drezen. C’est Vannes que choisit Drezen comme lieu de naissance et de vie d’Herri Maheo, bien qu’on ne décèle aucune trace de la variété vannetaise dans les paroles bretonnes prêtées à ce personnage. Drezen travaillait à Vannes pour l’Ouest-Journal en 1931, ville où il restera habiter avec son épouse jusqu’au début de la guerre. « N’eus ket e Breizh, d’am meno, ur gêr par da Wened e-keñver an istor wirion ha kontadennoù ar faltazi » (« Il n’y a en Bretagne, à mon avis, pas une seule ville qui égale Vannes à l’égard de l’histoire vraie ou des contes de la fiction ») (Drezen, 1943 : 78) : voici de quoi nous éclairer, quelques années plus tard, sur cette option vannetaise.
20Il y a fort à penser que la petite ville d’Alsasua, où se déroule le dialogue entre Herri Maheo et Iribe, n’a pas été non plus choisie au hasard. La tradition rapporte en effet – fait non confirmé historiquement – que le tout premier roi de Navarre, García Jiménez, y fut couronné à l’ermitage de San Pedro. Alsasua fut rasée en 1813 par les soldats français après la bataille de Vitoria, puis elle fut le siège en avril 1834 d’une importante victoire du Carlisme sous les ordres de Tomas Zumalakarregi, général carliste dont le nom apparaît d’ailleurs dans Iru Gudari, traduit plus tard par Drezen (voir plus loin). Pour un patriote breton, le maintien des fueros – un des objectifs du Carlisme, avec le retour de la monarchie absolue – peut être assimilé avant tout à une garantie de liberté des provinces basques vis-à-vis des rois de France ou de Castille, l’établissement de fait d’un statut d’union entre égaux. On peut cependant s’étonner que l’auteur n’aie pas préféré la forme basque Altsasu, cette localité étant située dans le nord-ouest bascophone de la Haute-Navarre, à la limite du Gipuzkoa. Sous la plume de Drezen, il n’est d’ailleurs pas non plus question d’Iruñea mais de Pamplona, et son personnage Iribe emploie “adios” plutôt qu’ “agur” – mot d’adieu qui en revanche apparaît fréquemment dans la version bretonne d’Iru Gudari. Il est vrai que Drezen, castillanophone confirmé, ne semble pas avoir su parler basque.
21En dépit des cinq ans passés dans l’atmosphère atlantique bien arrosée de la baie de Txingudi, contre une année seulement à Miranda-de-Ebro, c’est un paysage et un climat beaucoup plus continentaux, s’apparentant plutôt aux hauts plateaux des confins méridionaux de la Navarre, que Drezen choisit de dépeindre dans son Alsasua fictionnel. La conversation s’y déroule certes en été, mais il semble tout de même que ce choix topographique présente un certain hiatus climatologique, Altsasu affichant (en 2023) une température annuelle moyenne de 10.3 °C et des précipitations de 1196 mm, à comparer utilement avec les données de Huelgoat, au cœur du « château d’eau » de la Bretagne : 11.1°C de température moyenne annuelle et 950 mm de précipitations (on a pour Miranda-de-Ebro 11.2°C et 729 mm). D’ailleurs, l’étymologie généralement admise pour Altsasu est celle du phytonyme « aulnaie » : haltza (« aulne ») + suffixe d’abondance zu. Mais qu’importe, car le choix d’Alsasua sert d’abord à Drezen à établir un fort contraste, quelque peu caricatural, entre la supposée humidité bretonne et la présumée sécheresse basque.
22Herri reproche au pays d’Iribe d’être trop chaud et trop sec, d’ailleurs il ne se sent pas bien parmi ces gens endormis, cette inactivité permanente, cette chaleur sous un ciel resté bleu et torride depuis une éternité, avec pour horizon des montagnes dégarnies, grillées, trop immobiles et sans joie. Un vent chaud de sud souffle sans arrêt sur Altsasu, son paysage figé, ses pigeons endormis, ses maisons crème aux tuiles rouges, sa place centrale écrasée de soleil au milieu de laquelle la fontaine elle-même somnole et ne laisse paresseusement passer qu’un maigre filet d’eau. On sent ici affleurer chez le narrateur de Drezen un soupçon d’antiméridionalisme. Inversement, ce qu’aime le Breton exilé, ce sont les prairies bien vertes, la caresse du vent humide et même le plaisir d’une belle averse, la tiède tendresse de la pluie. On apprend que depuis une année qu’Herri vit à Alsasua, cela fait déjà une douzaine de fois que la Bretagne revient dans leur conversation, tant il est nostalgique de la mer, de la pluie, des vagues, des falaises abruptes, des baies, des ports, des bateaux de pêche, des plages. Toutes choses, incidemment, que notre personnage pourrait trouver sur la côte basque, à seulement quelques encâblures d’Altsasu, à tel point qu’on peut se demander pourquoi l’auteur l’a transporté là… et pourquoi il le fait y rester. Si Drezen est souvent associé à une forme d’héliotropisme (toutes proportions gardées, s’agissant de la Bretagne !) qui caractérise ses écrits, fréquemment tournés vers le littoral méridional breton, on voit ici les limites de cette tendance : héliotrope mais point trop n’en faut, foi de bigouden.
23Quant au choix des noms de personnages, il constitue généralement, en littérature, une part non négligeable de leur caractérisation. D’après Barthes, « un nom propre doit toujours être interrogé soigneusement, car le nom propre est, si l’on peut dire, le prince des signifiants ; ses connotations sont riches, sociales et symboliques » (Barthes, 1974 : 34). En façonnant ces mots, chaque écrivain donne forme à ses personnages, selon des règles qui lui sont propres, privilégiant la sonorité, la sémantique, l’origine sociologique ou géographique, mêlant parfois plusieurs critères dans un même nom. Anna appelle Youinig (diminutif de Youenn) son canot à moteur – « je ne sais pas du tout pourquoi », fait dire Drezen, pince-sansrire, à son narrateur. Cette espièglerie onomastique s’étend à la Hotchkiss de la jeune femme – au-delà même de la quasi homonymie avec l’anglais hot kiss – puisqu’elle donne à son bolide le nom de Moutig (« petit mouton », et « mignon » par extension) : sachant que les camarades de l’auteur bigouden comparaient sa chevelure à celle d’un mouton !
24Pour achever de se convaincre que Drezen a bel et bien voulu donner du sens aux patronymes de ses personnages, il n’est besoin que d’examiner le nom du rival de Herri, cousin d’Anna qu’elle épousera finalement. Propriétaire de viviers à langoustes et homards, ogre corpulent et poilu, sanglier de 180 livres aux immenses mains velues et au visage de cuir, le voilà affublé du nom de famille, antithétique s’il en est, de Rigadell – « palourde » – que l’on peut relier à son métier mais aussi au fait qu’il s’agit d’un grand taiseux. Sans parler de l’effet cocasse de l’antonymie (bilingue) « pas lourde » et d’une éventuelle connotation graveleuse puisque rigadella peut signifier « reluquer » et que rigadell est un des noms de coquillages qui désignent en breton argotique le sexe d’une femme (Ménard, 1995 : 286). Cependant le patronyme Rigadel(l) n’apparaît nulle part sous cette forme à l’état-civil, alors que les Riguidel sont effectivement nombreux en pays vannetais.
25Le nom de l’artiste Herri Maheo a une tout autre allure : d’un côté, son prénom d’origine germanique haim « maisonnée, domaine, nation “+ rik” riche, puissant, royal » ; de l’autre, son nom Maheo (Mathieu) de l’hébreu mattithyahû (« don de Dieu »). Mathieu, apôtre et évangéliste, selon diverses légendes, serait venu par trois fois en Bretagne : en 419, des marins bretons ayant exhumé son corps à Tarrium ou au Caire, d’après Mabbon, évêque du Léon au 11è siècle ; en 1012 grâce à l’évêque Eudon ; en 1206, lorsque la tête du saint est réputée avoir été rapportée par Hervé 1er, vicomte du Léon, de retour de Terre Sainte. Étant donné que Drezen fait dialoguer Maheo avec un ami basque, il n’est pas non plus interdit de lire « village, ville, peuple » en sous-titre de son prénom Herri.
26Quant à Anna Bodri, son prénom est tout d’abord, prosaïquement, celui de la sœur préférée de Youenn Drezen, mais il est aussi possible d’y voir une référence à Dána, déesse mère de la mythologie celtique connue également sous les noms de Danu, Anu, Anann, Dana-Ana. Santez Anna est bien sûr la sainte patronne des Bretons et Anne de Bretagne leur avant-dernière duchesse, la plus célèbre d’entre toutes. Quant à Bodri, patronyme aujourd’hui étrangement absent de l’annuaire téléphonique douarneniste, quelle qu’en soit l’orthographe (alors que Baudry est fréquent en Loire-Atlantique), on peut penser au moyen-français « bauderie » (vivacité, impudeur) ou plus sûrement au germanique baldrik : bald « hardi » + rik « riche, puissant, royal ».
27Il n’est pas jusqu’au nom d’Iribe dont on ne puisse raisonnablement penser que
28Drezen l’ait choisi au hasard. Remarquons au passage que nous ne connaissons pas le prénom de ce personnage basque qui se tient coi – ou peu s’en faut. Le patronyme est aujourd’hui assez peu répandu parmi les noms de famille basques, tout au moins sous sa forme Iribe qui, historiquement, apparaît concentrée essentiellement en Soule. La forme Uribe est, elle, beaucoup plus fréquente, en particulier au sud des Pyrénées et dans la diaspora. Catalina Trinidad de Sota y del Llano, la propre mère de Manuel de la Sota Aburto (voir plus loin) était née – est-ce un hasard ? – Aburto y Uribe. Iribe et Uribe se rapportent tous deux au toponyme (H)iri / Uri (ville) + -be/-pe (en bas), l’équivalent, en somme, des toponymes bretons Kerdraoñ, Kerstrad, Goueledker devenus autant d’anthroponymes actuels.
29Il n’est pas interdit de pousser l’analogie jusqu’à Kêr-Iz, la Ville d’Is, c’est-à-dire « ville du bas / ville basse ». Drezen tresse en effet à la trame de son récit celle de la légende de la ville engloutie, traditionnellement associée à Douarnenez. Palimpseste légendaire qui semble bien, depuis lors, devoir rester l’éternel cliché attaché à toute intrigue littéraire ou cinématographique se déroulant dans cette ville. Au prétexte de résumer à l’intention d’Iribe l’histoire d’Is envahie par les flots – dont Herri suppose pourtant que son ami basque la connaît déjà – le narrateur introduit la princesse « païenne » Dahud et son père christianisé le roi Gradlon. Jos Bodri lui a commandé des statues des deux personnages principaux de la légende, dans sa version la plus répandue. Celle de Dahud ressemble de plus en plus à Anna à mesure que la finition approche sous le ciseau du sculpteur amoureux. À la fin du récit, Drezen fait filer à Herri la métaphore entre l’échec de l’histoire d’amour et l’engloutissement irrémédiable de la ville merveilleuse. Dahud a ouvert les portes de l’écluse, les flots ont surgi, mais l’imagination d’Herri, elle, s’est asséchée.
30Il est cependant tout à fait possible, voire probable, qu’une autre référence soit attachée au choix de ce patronyme : celle d’un personnage réel qui ne vécut pas à Kêr-Iz, mais dans les milieux mondains de sa rivale légendaire Par-Iz, c’est-à-dire Paris. Il s’agit de Paul Iribe (18831935), personnalité si centrale dans les milieux artistiques et politiques de l’Entre-deuxguerres qu’il est inenvisageable que Drezen n’aie pas été au fait de son existence, voire de sa carrière. Né en 1883 à Angoulême de parents basques, et bien « qu›un solide vernis mondain, autant qu’un certain cosmopolitisme lui aient ôté toute marque de terroir » (Charles-Roux, 1982), il lui restait paraît-il un accent indéfinissable « que trente ans de parisianisme n’étaient pas parvenus à effacer ». Après des débuts ardus, placé par son père à 16 ans typographe à l’imprimerie du Temps, Paul Iribe dessinera dès ses 17 ans dans la revue Le Rire, ainsi que dans l’Assiette au beurre et Cocorico. En 1906, à seulement 23 ans, il crée Le Témoin au ton très réactionnaire en même temps que cocardier, comme l’illustrent les couvertures de cette revue toujours tricolores bleu-blanc-rouge, rééditées dans Parlons français, Trente-sept dessins de Paul Iribe (Iribe, 1934) à son retour d’un long séjour aux États-Unis où son sentiment nationaliste français n’a fait que décupler. Dessinateur, illustrateur de mode, styliste, affichiste, créateur de vêtements, de meubles, de carrosseries de voitures et de coques de navires, patron de presse, réalisateur et décorateur à Hollywood, il est un des précurseurs du mouvement Art déco. Homme de plaisirs et de luxe, dandy toujours pressé, Paul Iribe mourra jeune, le 21 septembre 1935, à Roquebrune chez Gabrielle (Coco) Chanel dont il était devenu le compagnon.
31Quel serait donc le lien possible avec ADEI ? D’une part Paul Iribe est un nationaliste français, longtemps resté discret sur ses origines basques, qui finirent par ressurgir étrangement lors d’une interview donnée à un reporter américain (Vanderbilt, 1920) où il affirme que tous les grands pays, à un moment ou un autre de leur histoire, sont redevables aux Basques, par exemple à des « Basques » comme Christophe Colomb et même Noé. D’autre part Herri, narrateur d’ADEI, est certes un artiste, mais il est tout sauf un dandy, un coureur de jupons ou un mondain sans scrupules. Et pourtant, ne pourrait-on pas voir en ce Paul Iribe, nationaliste français et amoureux des arts, entiché de jeunesse, de beauté et de modernisme, une sorte de reflet mutatis mutandis du Breton nouveau ? Celui auquel aspiraient les gwalarnistes ou les Seiz Breur, mouvement qui avait remporté dès 1925, une médaille d’or pour son pavillon breton à L’Exposition internationale des arts décoratifs et industriels modernes de Paris – exposition où Iribe était lui aussi présent. La recherche d’une harmonie parfaite entre « skrid ha skeudenn » (« écrit et image », nom d’une collection éditoriale) existe bel et bien chez Drezen et Riou, comme l’attestent leurs fructueuses collaborations éditoriales avec des graphistes comme Pierre Péron ou René-Yves Creston. On peut donc envisager l’hypothèse qu’en choisissant de nommer Iribe l’interlocuteur de son artiste breton, Drezen nous appelle en filigrane à opérer une certaine analogie : Herri se tournant vers un nationaliste français pour lui signifier que chez lui aussi, en Bretagne, on poursuit avec succès une esthétique moderniste.
32Un autre héraut du modernisme, nationaliste basque celui-là, a également compté dans l’œuvre de Drezen : il s’agit du biscayen Manuel de la Sota.
33Manuel de la Sota Aburto (“Txanka”, 1897-1979), écrivain et homme politique, fils de l’homme d’affaires et politicien influent Ramón de la Sota, frère du politicien nationaliste basque Ramón de la Sota Aburto, a étudié le droit à Salamanque et à Cambridge, ville où il a enseigné pendant plusieurs années. De retour en Biscaye, ami d’Eli Gallastegui et du peintre José María Ucelay, il met sa créativité au service de la cause basque à travers le théâtre principalement mais aussi la poésie, sans ignorer le mouvement littéraire Generación del 27 qui se développe alors en Espagne à alors, puisqu’il collabore à la Revista de Occidente, à La Gaceta Literaria et à Litoral. Bien qu’il écrive la plupart de ses œuvres en castillan, il en traduit certaines en basque avec l’aide de José de Altuna, de Paul Guilsou et surtout de son professeur de basque, le poète Estepan Urkiaga (“Lauaxeta”), pour publication dans les revues Euzkadi, Euzkerea, et dans Pyrenaica dont il est rédacteur en chef de 1928 à 1930.
34Sa pièce Iru gudari (« Trois Soldats »), traduite en basque par Lauaxeta et publiée en 1933 dans Euzkadi, est une tragédie moderne, engagée, dont le sujet principal est le sacrifice pour la patrie basque et le patriotisme en général. L’intrigue et les motifs, et en particulier celui du personnage de la vieille femme basque qui intervient à la fin de la pièce, rappellent fortement ceux de Cathleen Ni Houlihan dans un contexte irlandais (Yeats & Gregory, 1902). L’action se déroule lors des guerres carlistes, alors qu’un général castillan, alcoolique et pleutre, fait arrêter et juger trois de ses soldats pour avoir affiché leurs opinions nationalistes basques. Les origines géographiques de ces jeunes gens sont emblématiques de la division territoriale à laquelle ils aspirent mettre fin pour réunir les sept provinces basques : deux d’entre eux sont cousins, montagnards navarrais, mais séparés par la frontière étatique franco-espagnole qui traverse leur village ; le troisième est natif de Castro-Urdiales, ville disputée entre Biscaye et Cantabrie. Tous trois resteront fidèles à leurs convictions jusqu’à leur jugement et leur exécution. Ému par leur courage, l’officier carliste basque Barkaiztegi, personnage initialement plutôt désabusé voire cynique, finira par exprimer lui aussi son nationalisme basque.
35Le choix qu’a fait Drezen de traduire cette pièce – à partir du castillan – est transparent :
36la pureté des idéaux des trois soldats et leur détermination sans faille font écho à ses propres convictions bretonnes. La traduction bretonne a été publiée dans Breiz Atao, n° 298 à 332, en 1938-39, c’est-à-dire à une époque où Manuel de la Sota est déjà parti en exil (1937) face à l’avancée des troupes franquistes, lors de la guerre civile qui sera bientôt perdue, par le camp républicain (1939). Malgré quelques traits d’humours (aux dépens des Castillans) on est loin de la pièce Nomenoe-Oe ! de Jakez Riou (Riou, 1941) où l’auteur breton, sur un thème proche – contexte guerrier, jeunesse nationaliste incomprise de son propre peuple – laissera libre cours au burlesque et à l’autodérision. Manuel de la Sota participera en 1940 à une délégation du gouvernement basque à New York, ville où il restera jusqu’en 1946. Après la fin de la Seconde Guerre mondiale, il revient s’établir à Biarritz où il vivra avec son frère Ramón jusqu’à sa mort. Il s’y consacre pleinement aux études basques, organisant dès 1948 le congrès d’études basques.
37À travers la genèse du « trio d’Hondarribia », la traduction par Drezen d’une pièce de théâtre de son contemporain Manuel de la Sota, et l’analyse de ses choix toponymiques et anthroponymiques dans ADEI qui permettent de proposer de nouvelles clés de lecture pour cette novella, on a pu voir que la vie et l’œuvre de Youenn Drezen présentaient un certain tropisme basque, même si les rapprochements à faire avec les autres pays de langues celtiques, l’Irlande en particulier, y sont plus prégnants, ce qui est compréhensible pour un auteur breton. Le séjour hondarribitarra est certes dû aux hasards de l’histoire, grande et petite ; traduire Iru Gudari en breton résulte d’un choix idéologique autant que littéraire ; quant à ADEI, en choisissant un interlocuteur basque pour son narrateur, Youenn Drezen y parle peutêtre avant tout, par le truchement de ce dernier, à l’adolescent qu’il fut outre-Bidassoa. La dernière phrase du livre est frappante parce qu’écrite par un jeune homme de seulement 32 ans : « C’est une chose effrayante que de perdre ses illusions, Iribe, et de s’éveiller un matin en trouvant qu’on a vieilli ». Du vivant de Riou, les deux compères poursuivent leurs échanges avec les Picpuciens bretons d’Hondarribia et leur rendent même visite ensemble en 1927. Parmi les colis postaux adressés à leurs anciens maîtres qu’ils continuent de tenir en grande estime, ils envoient Le Courrier du Finistère et aussi des ouvrages publiés par Gwalarn que le père Kergoat leur affirme lire avec plaisir, tout en se félicitant de voir que l’unification orthographique des divers dialectes est en bonne voie. Sans doute ne s’était-il jamais douté, à Hondarribia, qu’en lisant lui-même naguère à Drezen, Riou et Kerrien, ce même Courrier du Finistère, c’est la graine du breton qu’il avait transmise à ces adolescents devenus, quelques années plus tard, trois des meilleurs écrivains de la littérature bretonne moderne.