Jon Casenaverentzat,
Adiskidantzaz eta esker onez
« Allez dire à la ville que je ne reviendrai pas »
Xavier Grall, La Sône des pluies et des tombes
1Il y a des villes en Bretagne et il y a des Bretons dans de nombreuses villes de par le monde, mais y a-t-il des villes bretonnes ? Une ville est un lieu marqué, symbolique. Le territoire d’une certaine idée de la vérité et de la culture, une idée impérieuse qui se partage moins qu’elle ne s’impose. Au centre de la ville « ... se rassemblent et se condensent les valeurs de la civilisation… » nous dit Roland Barthes (Barthes, 2005 : 47). C’est là tout le problème. De quelle civilisation parlons-nous ?
2Depuis plus de deux siècles, la ville répulsive est une représentation récurrente dans la littérature bretonne. Les images du tumulte, du cloaque, du « claque », des corps abîmés ou de la nature outragée nourrissent une aversion qui s’exprime en vers, en prose, à l’oral comme à l’écrit, descendant une gamme qui va de la défiance au dégoût.
3Ces reconfigurations et autres transgressions littéraires de Brest, Nantes, Paris ou New York résument ainsi la ville à une négativité. Un espace fictionnel qui s’oppose à un autre et le définit. La campagne est ce que n’est pas la ville, elle est un espace préservé. La ville, elle, est le lieu de la déculturation : on y fréquente d’autres personnes, on y porte d’autres vêtements et on n’y parle pas breton sinon un breton laid, corrompu, « ...brezonec Brest pe brezonec Paris - ...du breton de Brest ou du breton de Paris » (Anonyme, 1871 : s.p.). C’est tout dire !
4À l’origine, ce topos participait d’une entreprise plus large : retenir les Bretons loin des villes, entretenir la tension entre l’urbain et le non-urbain depuis la rupture, le « ...retournement de l’image de la ville dans la conscience ecclésiastique » (Lagrée, 1992 : 336) à la fin du XVIIIe siècle. Mais la longévité de ce sujet interpelle. Elle dit quelque chose du rapport de cette littérature au réel, du consensus plusieurs fois renouvelé entre la ville vue, la ville vécue et la ville représentée. Elle dit aussi le dynamisme du système littéraire breton, l’importance des sermons, des feuilles volantes et des romans feuilletons dans la construction de la littérature contemporaine bretonne. Tout ceci n’a pas empêché un exode rural massif, mais a freiné l’émergence de nouvelles représentations urbaines en créant l’illusion d’une identité bretonne essentiellement rurale. L’histoire des Bretons et de la ville serait celle d’un malentendu ? Dissipons-le.
5La scène est tirée de Buhez Genovefa a Vrabant La vie de Geneviève de Brabant, un mystère du XVIIe siècle. À la fin du troisième acte, un acteur se présente pour déclamer l’épilogue de la première journée devant l’assemblée des spectateurs et solliciter leur indulgence :
- 1 Sauf indication contraire, les traductions sont de mon fait.
« Nin aso ol tut Simbl aso meurbet esquis
Biscoas hinin a chanomp nen deus bet en Paris
En Manüel nac en Raon enep scolio huel
Ma vigemp bet eno nin vige disquet voel
Nous sommes tous des gens simples qui sommes très frustes
Jamais aucun d’entre nous n’a été à Paris
À Nantes ni à Rennes dans aucune grande école
Si nous y avions été nous serions mieux instruits1 » (An Dug, 2008 : 68)
- 2 Le terme gwerz (pluriel : gwerzioù) désigne une complainte en langue bretonne.
6Nulle hostilité dans le propos, mais la ville est déjà représentée comme un autre monde, un espace dont on n’a pas l’usage et que l’on considère avec déférence. Cette pièce est l’œuvre d’un lettré, mais elle trouva les faveurs du peuple puisque, si le texte original est perdu, trois manuscrits copiés aux XVIIIe et XIXe siècles nous sont parvenus. La littérature bretonne de l’époque moderne qu’elle soit écrite ou orale est diffusée principalement par des populations rurales, modestes, qui évoquent la ville avec obséquiosité. L’ouverture de la gwerz2 consacrée à la marquise Degange, présentée comme la fille du Duc de Rohan, nous montre que la vie à la ville est l’affaire de la haute noblesse :
- 3 La traduction est de Luzel.
« Kasset oe d’Baris, da deski
Ar c’hadans hag ar c’hademi ;
Ar c’hademi hag ar c’hadans,
Wit diskouri gant ann noblans.
Elle fut envoyée à Paris, pour apprendre
La Cadence et l’Académie ;
L’Académie et la Cadence,
Afin de discourir avec la noblesse3 » (Luzel, 1868 : 512-513)
7On apprend ailleurs, dans un conte, que le roi de France tient sa cour à Paris (Luzel, 1887 : 67). D’autres gwerzioù nous disent que le duc est à Nantes et devrait surveiller sa fille (Herrieu & Duhamel, 1930 : 43-45) ou que la justice se trouve à Rennes puisque « Et eo Geldon bras da Rason / [...] Et eo Geldon d’ar Parlamant - Le grand Geldon est allé à Rennes / [...] Geldon est allé au parlement ». (Penguern, s.d. : 67) Chacun est à sa place. La ville est alors un territoire étranger, parfois étrange, mais que l’on présente bien comme le centre du pouvoir et de la civilisation chère à Roland Barthes. L’Église a joué un rôle prépondérant dans la construction de cette représentation. Aux XVIIe et XVIIIe siècles, les ecclésiastiques perçoivent la ville comme « ...la source du perfectionnement religieux » (Lagrée, 1992 : 336), tandis que les campagnes bretonnes sont considérées comme arriérées et deviennent des terres de mission où s’illustrent, entre autres, Michel Le Nobletz et le jésuite Julien Maunoir, son disciple. La Révolution française bouleverse cette organisation du monde. Opposés à la constitution civile du clergé, nombre de prêtres bretons écrivent alors pamphlets, chants satiriques et autres prières parodiques pour fustiger les idées révolutionnaires. Siège du nouveau pouvoir, Paris est désigné comme le principal lieu de la sédition, « dispac’h » en breton, mot qui s’imposera bientôt pour désigner la Révolution.
« Ma lavarfet en Paris e ve nôs da greiz-de,
Den na gredte contesti, gant aoun d’en em laqat
En risq da veza trêtet evel aristocrat.
Si vous disiez à Paris qu’il fait nuit à midi,
Personne n’oserait contester, de peur de prendre
Le risque d’être traité comme aristocrate. » (Le Lay, 1850 : 87)
8La ville, « Kear baris trevariet - Ville de Paris dérangée » (Pérennès, 1935 : 414), a donc perdu le sens commun. Déjà, depuis le milieu du XVIIIe siècle, on trouvait dans la littérature française une dénonciation des excès de la capitale et du déséquilibre entre Paris et la province (Chartier, 1990 : 220-223). Mais ces textes n’avaient guère d’écho en Bretagne et c’est la répression révolutionnaire qui devait achever de transformer l’image de la capitale dans la conscience ecclésiastique bretonne :
« Ar guær infam a Baris a ro dre gonsecant
Ar signal da arrêti en peb departamant
An oll glerge catholiq. Urz ar Gonvantion
Eo alumi’n o enep ar bersecution.
La ville infâme de Paris donne en conséquence
Le signal d’arrêter dans chaque département
Tout le clergé catholique. L’ordre de la Convention
Est d’allumer contre eux la persécution » (Le Lay, 1850 : 16)
- 4 Voir « Complaiten pe clemou euz ar veleyen a Castel Brest - Complainte ou gémissements des prêtres (...)
- 5 Voir « Complainte sur le martyre de MM. Lageat et Le Gall » (Penguern, s. d. : 282-285).
9Plus généralement, la Révolution est perçue par les prêtres comme un phénomène urbain : si l’ordre vient de Paris, c’est à Brest que les prêtres insermentés ont été jetés en prison4, c’est à Lannion que l’abbé Lageat et l’abbé Le Gall ont été décapités5... Cette nouvelle géographie devait marquer durablement les esprits. Au début du XXe siècle, Mathurin Oliviéro, recteur de l’île d’Houat, rappelait encore dans un sermon comment le sang coulait lors de la Révolution « ...èr hérieu vras, èl é Nañned ha Paris - ...dans les grandes villes, comme à Nantes et Paris ». (Oliviéro, s.d : 19)
- 6 Rares sont les exceptions. Jean-Marie Le Joubioux concède voir de belles choses à Paris, mais s’emp (...)
- 7 La traduction est de l’auteur.
10La détestation de la ville imprègne la littérature bretonne jusque dans l’entre-deux guerres6. Rien de surprenant puisque les prêtres constituent alors le gros des écrivains et des écrivants bretons. Mais leur emprise sur la société est telle que l’idée s’impose à tous et demeure, diffuse, dans la conscience bretonne. L’image des sollicitudes barbares de la Terreur a toutefois cédé la place à celle de l’ordure. La ville est sale, malsaine : « Aman é teil er gér vras é kreska bleu er boén - Ici sur le fumier de la grande ville croissent les fleurs de la douleur » (Calloc’h, 1921 : 46) écrit le poète Jean-Pierre Calloc’h lors de son séjour à Paris. La description du druide Erwan Berthou est plus emphatique encore (et moins heureuse) : « O Par-Is brein ! Poul-ar-C’hlogor ! / Kofat ! Kernez ! Bosen ! Dic’hlan ! - O Paris pourri ! Marécage en ébullition ! / Ventrée ! Famine ! Peste ! Débordement7 ! » (Alc’houeder Treger, 1904 : 144)
11Les Bretons qui se risquent dans un tel margouillis tomberont malades. Ils oublieront leur langue : « Me zo bet e Pariz, / Je connais plus l’breton, - J’ai été à Paris, / Je connais plus l’breton, » (Eur c’hastellad, 1932 : s. p.). Ils perdront leur âme : « Micherour kear hag an den a relijion a zo evel ki ha kaz - Le travailleur des villes et l’homme de religion sont comme chien et chat » (Inisan, 1877 : 65). Les plus malchanceux y perdront même leur intégrité physique si l’on en croit la chanson qui dit qu’à Paris, il y a une jeune fille « …nen deus ken nemet eun dant - ...qui n’a plus qu’une dent » ! (Penguern, s.d. : 25)
- 8 Ce trait d’union ne doit rien aux hasards de la typographie. Il vient rappeler une étymologie popul (...)
- 9 La traduction est de l’auteur.
12La ville est donc condamnée. Si Paris est la référence la plus fréquente, l’archétype est la cité d’Is, ville bretonne légendaire punie pour ses excès par la colère divine et engloutie par les flots. L’allusion est parfois subtile comme chez le chansonnier Prosper Proux qui dans son adaptation de la fable de La Fontaine, « Le Rat de ville et le Rat des champs », fait du Rat de ville un natif de la cité d’Is (Proux, 1866 : 80-84). Elle peut prendre aussi des accents eschatologiques et grandiloquents chez Erwan Berthou : « Kaer-Is ‘zo bet beuzet ‘er mor, / Par-Is8, te vo beuzet en tan ! - La ville d’Is fut noyée dans la mer, / Paris, tu seras noyée dans le feu9 ! »
13Le mouvement régionaliste naissant partage les inquiétudes de l’Église et cette littérature prospère tandis que s’accélère l’exode rural. Nombreux alors sont les Bretons qui, réduits à la misère, partent vers les villes. Ainsi, au milieu du XIXe siècle, certains se plaignent de voir les quartiers misérables de Nantes « ...régulièrement infectés, le mot n’est pas trop fort, par ces invasions de mendiants qui nous viennent des campagnes de la Bretagne » (Guyvarc’h, 1996 : 140). Terrible destin que les principaux intéressés résument en un distique : « Mond da Naonet / Da c’hardez bezan daoned - Aller à Nantes / En attendant d’être damné » (Gautier, 1953 : 29).
14La littérature bretonne ne prend pas toute la mesure de cette détresse. Elle moque les orgueilleux et les ambitieux qui partent vers « Pariz-ar-C’hagn - Paris-la-Putain » (Crocq, 1910 : 114) « [b]ro ar c’henaoueien - le pays des imbéciles » (Crocq, 1910 : 111) et fustige le plus souvent des erreurs de jeunesse. Il s’agit de protéger les Bretons malgré eux « ...ouz skilfou bleidi ar c’heariou - ...des griffes des loups des villes » (Ar Floc’h, 1905 : s. p.) et de les exhorter à rester en Bretagne. Chomet e Breih - Restez en Bretagne (Kerhored, 1908 : 100-102) ! Chomet er vro - Restez au pays (Ar Floc’h, 1905 : s. p.) ! Chom en Breiz-Izel - Reste en Basse-Bretagne (Ar Yeodet, 1905 : s. p.)... L’impératif est de rigueur :
« Tud iouank a mem bro, dalhet toh er mezeu,
Lausket en dudchentil d’hum blijein ér herieu.
Jeunes gens de mon pays, tenez à vos campagnes,
laissez les bourgeois se plaire dans les villes. » (Guillome, 1849 : 146-147)
15Le ton est paternaliste et bien souvent phallocrate car ce sont les jeunes filles que l’on suppose prêtes à céder aux sirènes de la ville :
« D’ar plac’hed redont e Baris
Evit servicha enn he gis.
Choumit-ta enn ho tiegez
Evit kaout ar silvidigez.
Aux filles qui courent à Paris
Pour servir comme elles l’entendent.
Restez donc dans votre ferme
Pour gagner votre salut. » (Desmoulins, s. d. : s. p.)
16À la ville honnie, les écrivains bretons opposent donc la quiétude de la vie à la campagne, « Pel a zoh er hérieu, pel a zoh er safar, - Loin des villes, loin du tumulte, » (Guillome, 1849 : 101-102) « Pell diouz trouz ha nec’hamant - Loin du bruit et de l’inquiétude » (Cadoret, 1912 : 50). La maison, forcément petite (Cadoret, 1912 : 47-50), et, de préférence, couverte de chaume (Ar Yeodet, 1905 : s.p.), renvoie à l’image toute littéraire du nid (Bachelard, 2004 : 98). Le paysage boisé, vallonné, parfait ce tableau du refuge naturel. Le discours vante la simplicité des mœurs, la noblesse du travail de la terre et les bienfaits d’une « ...[ma]gadurez kreñv ha yac’huz - ...nourriture forte et saine » (Ar Yeodet, 1905 : s.p.).
17Tous ces textes postulent une certaine méconnaissance de la ville chez le lecteur. Le ton est volontiers excessif et les villes fictionnelles de la littérature bretonne entretiennent une relation variable avec le réel (Westphal, 2007 : 165). Néanmoins, les auteurs se gardent de rompre le rapport entre la réalité familière, supposée idyllique, et cet ailleurs, fabuleusement terrifiant. Dans un roman feuilleton du début du XXe siècle, Kear ha Meaziou - Ville et Campagnes, la multiplication des images bucoliques vaut avertissement à la femme de Kerdousten qui « ...goalc’het a eürusted, en em gav reuzeudig var ar meaz, hag a c’halv an dristidigez ‘n eur c’hoantât buez kear… - ...rassasiée de bonheur, se trouve malheureuse à la campagne et réclame la tristesse en désirant la vie en ville... » (Anonyme, 1909 : s. p.)
18Il lui en cuira !
19Après la Première Guerre mondiale, l’Église abandonne progressivement la langue bretonne qu’elle défendait comme un dernier rempart aux idées progressistes. Les prêtres quittent peu à peu la scène littéraire et une nouvelle génération d’auteurs apparaît, rassemblés autour de la revue Gwalarn et de son directeur, Roparz Hemon. Frondeurs, parfois cassants, ces jeunes intellectuels moquent « la fausse paysannerie » et le régionalisme. Ils annoncent une renaissance et entendent mettre la Bretagne à la page (Hemon & Mordrel, 1925 : 1).
20La géographie littéraire bretonne s’en trouve modifiée. La ville ne fait plus peur. Même dans la nuit des après-midis de décembre, même dans le brouillard : « ...eul latar tano, avat, na oa ket evit sponta Brestad ebet. Leiz ar straed a vugale, plac’hedigou dreist-holl o tont ermaez eus ar skoliou, kerent ha mitizien deut d’o c’herc’hat. Tud a zoare. - ...un brouillard mince, cependant, qui ne pouvait effrayer aucun Brestois. La rue était pleine d’enfants, surtout des petites filles sortant de l’école, de parents et de domestiques venus les chercher. Des gens comme il faut. » (Hemon, 1928 : 12) La ville devient — redevient ! — le lieu du savoir, mais aussi celui d’une certaine liberté. On rencontre à Brest des femmes indépendantes qui ne craignent ni le qu’en dira-t-on, ni leur mari... (F.R.A., 1942 : 449) On trouve à Rennes l’opportunité d’échapper au carcan des conventions de la campagne et — pourquoi pas ? — d’avoir dans les milieux estudiantins, une révélation bretonne (Abeozen, 1988)... Autant d’échos bien tardifs à l’adage germanique médiéval, Stadluft macht frei.
21Mais il n’est plus temps d’édifier les lecteurs et Gwalarn rend également compte de la réalité urbaine, de la promiscuité des êtres et des classes, de la prétention des uns et de l’ambition des autres... Dans les nouvelles brestoises de Roparz Hemon, les drames se nouent dans un couvent (Hemon, 1934 : 15-20), dans le port de commerce (Hemon, 1934 : 55-58) ou lors de longues promenades dominicales (Hemon, 1932 : 5-38). On fréquente les cafés, les bals et les salles de cinéma. On s’émerveille devant l’intérieur propre et clair des maisons bourgeoises chauffées au gaz et l’on achète une boîte aux lettres aux Dames de France en espérant que l’être aimé, matelot de son état, écrira bientôt. Le quotidien rendu dans toute sa matérialité offre une nouvelle représentation de la ville qui est désormais une matrice littéraire et non plus un symbole creux et stérile.
22Si la revue Gwalarn, publiée de 1925 à 1944, resta confidentielle, elle eut néanmoins une grande influence sur la littérature bretonne contemporaine (Hupel, 2010). Avec Gwalarn, et après Gwalarn, la ville est devenue un décor possible, naturel. La littérature bretonne dit désormais le quotidien des Quimpérois (Penneg, 2020), des Morlaisiens (Lannuzel, 2021) comme la vie à Berlin-Est avant la chute du mur (Braz, 2020 : 95-115) ou dans les quartiers protestants de Belfast (Kaodal, 2022)... Le territoire urbain devient même, parfois, terroir et suscite des nostalgies que l’on croyait réservées à la campagne. C’est à Brest que le spleen a frappé le plus souvent. Depuis le souvenir des servantes du début du XXe siècle (Hemon, 1974), de la vie difficile dans les baraquements d’après-guerre (Kermoal, 2008 : 65-67) à l’évocation des gloires passées du Brest Armorique (Bodenes, 2010 : 30-31) ou de l’enfance dans les quartiers à l’ombre des HLM (Ar Meur, 2022).
23Cependant, les Bretons ne sont pas tous réconciliés avec la ville. Le souvenir des diatribes prononcées jadis demeure dans un sentiment de défiance que l’on retrouve jusque dans les manuels d’apprentissage de la langue bretonne. Au hasard d’une lecture on devine le malaise qu’inspire la ville, ses « uzinou divent - usines immenses », ses « siminaliou uhel - hautes cheminées », ses voitures et ses « …skritellou gand lizerennou braz, hag a sklerijenn diouz an noz. - ...enseignes aux grandes lettres qui restent allumées la nuit » (Tricoire, 1963 : 94). À l’occasion d’une version, « Marù ur Vretonéz é Pariz - La mort d’une Bretonne à Paris », on constate la solitude tragique des existences urbaines : « Red e vo dehi émberr distag doh ar vuhé, leskel àr hé lerh hé merhig é kreiz ur gér vraz, émesk tud ha ne selleint ket dohti muioh eid doh ur hi. - Il lui faudra bientôt quitter la vie, laisser derrière elle sa petite fille au milieu d’une grande ville, parmi des gens qui n’auront pas plus de considération pour elle que pour un chien. » (Herrieu, 1979 : 293)
24Ce réseau de transtextualités féconde alors d’autres textes qui, comme un siècle plus tôt, expriment le traumatisme de l’exode et regrettent la disparition des solidarités rurales : « E kêr eo peuzheñvel ar vered hag ar boestoù-lizhiri ; ne oar den piv eo e amezeg - En ville, le cimetière et les boîtes aux lettres sont presque semblables ; personne ne sait qui est son voisin » (Huon, 2010 : 61). La ville fait toujours peur, elle demeure l’espace criminogène par excellence si l’on en croit l’inclination des auteurs de romans policiers pour les intrigues urbaines. À Vannes, on trouve des cadavres dans le port et l’on enlève une innocente coiffeuse... (Piarden, 2012)... À Brest, on trafique de la drogue (Bijer, 2001), un notaire assassine le mari de sa maîtresse (Gerven, 1986) et les malfaiteurs rôdent dans l’obscurité. Ambiance :
« Serret e oa an noz war ar gêr vras hag o tont eus al lenn-vor en em lede ur vrumenn fetis hag a bake pep tra [...] en ur vantellad stoub yen ha mouest. Eus an deñvalijenn arvelen e teuas daou skeud war-wel e korn ar straedig...
La nuit était tombée sur la grande ville et venant de la rade s’étalait une brume épaisse qui enveloppait chaque chose [...] dans un manteau d’étoupe froid et humide. De l’obscurité jaunâtre apparurent deux ombres au coin de la petite rue... » (Beyer, 2011 : 21)
25Toutes ces figures imposées de la littérature policière ne sont pas sans rappeler le discours hygiéniste de la presse catholique du début du XXe siècle qui vantait le bon air de la campagne et enjoignait aux Bretons de fuir « ...ear brein ar c’heariou - ...l’air pourri des villes » (Ar Medisin : 1912, 81).
26Toutefois, si cet imaginaire perdure, c’est aussi parce que le lien avec la réalité des territoires urbains a été renouvelé. Dans la seconde moitié du XXe siècle, les émigrés économiques prennent la plume et partagent leurs sentiments sur leur expérience. Ils témoignent pour les Bretons tombés comme eux « ...en izlonk ar gêr vraz - ...dans le gouffre de la grande ville » (Lagadeg, 2015 : 10-11). À New York, Youenn Gwernig voit un petit garçon qui attend son père à la sortie du bar à minuit, une petite fille maltraité et violée « o skuilhañ daeroù gwad / ouzh kalon mein ar gêr vras - pleurant des larmes de sang / sur le cœur de pierre de la grande ville » (Gwernig, 1997 : 28). Parvenu sur les bords de la rivière Harlem, il tonne devant la destruction de la nature :
« Flastret he deus ar c’hast ar c’hoadoù gwerc’h
‘Mañ war he c’hof, astennet he divrec’h,
[…]
E-tal an dour ‘z eus manet ur wezenn
A gan en avel yac’h, hag ur vleunienn.
La putain a écrasé les bois vierges
Allongée sur le ventre, les bras étendus,
[…]
Près de l’eau, il reste un arbre
Qui chante dans le vent frais, et une fleur. » (Gwernig, 1997 : 32)
27La ville est toujours cet espace où la nature est souillée et les familles détruites, mais ce n’est plus un fantasme, c’est une chronique. Littérature de témoignage, de voyage, poésie et romans d’exilés participent de cette critique contemporaine de l’espace urbain. Elle rejoint certes celle, conservatrice, du XIXe siècle, mais elle porte en elle une autre réflexion sur le rapport à la modernité qui ne serait pas nécessairement urbaine. Dans une collection de textes courts qu’il prête à un certain Herry Goulard et où il tente d’épuiser l’espace briochin, Herve Gouedard décrit la ville comme une fuite en avant. L’auteur supposé peste contre l’urbanisation et se vante d’avoir assassiné trois géomètres venus prendre des mesures en face de chez lui. Il veut retenir de cette — petite ! — ville les derniers éléments d’une ruralité évanescente et garde le souvenir d’un merle, d’un goéland, d’un cygne ou d’un écureuil... Il regrette la disparition des cafés et la multiplication des lotissements et se félicite de voir moins de voitures dans la ville de Saint-Brieuc (Gouedard, 2022). La ville n’est certes plus terra incognita, mais elle n’est pas pour autant un avenir souhaité.
28Le profil des brittophones a considérablement changé au cours du dernier siècle. Aujourd’hui, peu nombreux sont les anciens qui disent savoir lire leur langue, contrairement aux jeunes qui ont eu la chance d’être scolarisés en breton (TMO Régions - Région Bretagne, 2018 : 44). Beaucoup de ces jeunes devront passer une partie leur existence en ville. En 2012, plus de la moitié des jeunes adultes issus du lycée Diwan habitaient Brest, Rennes ou Nantes (Office public de la langue bretonne, 2013 : 10), mais que lisent-ils ?
29Ceux qui n’ont pas le goût du sordide ou des tableaux misérabilistes trouveront peutêtre leur bonheur dans l’évocation d’une autre citadinité : les aventures rocambolesques d’un fringant médecin brestois (Oillo, 1996), les amours assassines d’un enseignant rennais (Denez, 2008 : 49-58) ou les autofictions d’un universitaire de Wellesley College (Ar C’halan, 2009)...
30Il n’empêche, cette topophobie multiséculaire sourd parfois dans des textes contemporains. Si elle fut un temps anachronique, elle rencontre aujourd’hui les préoccupations des néoruraux et continue d’infuser un esprit de scepticisme, voire de résistance à la course folle de l’urbanisme. Décomplexées, les lettres bretonnes n’en sont pas pour autant déterritorialisées.