11880 des travaux à la gare, la ville se transforme, les cheminots en déplacement découvrent la plage d’Hendaye. Les yeux bleus pétillants et la fine moustache d’un gascon gagnent le cœur de Maria, jeune hendayaise qui l’épouse et le suit pour s’installer près de la gare Saint jean à Bordeaux.
- 1 Chant de J.B. Elissamburu Nere etchea edo laboraria, pour laquelle il obtint le prix de poésie à Ur (...)
2En 1903, nait leur fille unique Marguerite, Maria la berce en basque Ikusten duzu goizean1.
3Mère et fille partagent la langue et même à distance du pays basque un sentiment fort d’appartenance.
4Marguerite se marie en 1936 avec un béglais qui parle aussi gascon comme son père, puis deux enfants naissent en 1938 et 1942 et à nouveau, loin d’Hendaye, c’est en basque que Marguerite berce ses enfants.
5Elle leur transmet aussi des contes, elle achète des livres, elle leur apprend tout un répertoire de chansons. Née à Bègles oui mais hendayaise et basque, les chansons que ses enfants chanteront toujours, construisent leur identité de basques exilés.
6Ils grandissent : la pelote, l’Euskal etxea, et les vacances au Pays basque.
7A la fin des années soixante, puis au début des années soixante-dix, les enfants de Marguerite sont mariés, eux-mêmes ont des enfants, et à nouveau Ikusten duzu goizean résonne dans les chambres, c’est en basque qu’on berce les petits, et Amona leur apprend aussi d’autres chants.
8Depuis un siècle les chansons se transmettent, et la grand-mère activement les fait vivre.
9En 1996, Marguerite disparaît et ses petits enfants sont à leur tour bientôt parents, les années 2000 voient naître les ainés de cette génération et encore certains des parents vont chanter les berceuses basques.
10Ainsi, dans ce récit familial, sur 5 générations, les chansons se sont transmises, hors du Pays basque, sans en être trop éloigné géographiquement non plus. La langue, la culture et le sentiment d’appartenance consubstantiels à ces chants ont participé à la construction de l’identité culturelle familiale.
11Cette exemple de transmission intergénérationnelle qui s’étend de la toute fin du XIXème au tout début du XXIème nous montre l’importance du chant dans la transmission d’une langue culture et d’une identité. La langue, sa pratique complète ne s’est pas transmise mais au fil du temps la chanson dans la langue familiale d’origine persiste.
12Dans cet article, nous nous interrogeons sur la capacité de la chanson à être le dernier vecteur identitaire lorsque la pratique de la langue a disparu.
13Dans une première partie, nous verrons donc quels sont les apports théoriques sur la chanson et la transmission puis à partir d’une enquête menée sur une centaine de participants nous montrerons à quel point la chanson perdure dans la transmission même lorsque la langue n’est plus pratiquée dans le cadre familial.
14De nombreux enseignants de langue utilisent la chanson comme support privilégié pour l’enseignement apprentissage des langues.
15En 2007, le ministère de l’éducation Nationale reconnaît tout l’intérêt de l’utilisation de la chanson en classe de langue en publiant une fiche intitulée « chanter en langues étrangères » et précise ainsi :
La pratique de la chanson favorise l’acquisition de la musicalité de la langue. Elle permet d’identifier les composantes sonores du langage. La syllabisation et les rimes indiquent le rythme interne de la phrase et aide l’enfant à restituer la courbe mélodique d’une phrase. Le découpage des chansons (refrain/ couplets,..) permet d’appréhender les structures d’un texte et en favorise la compréhension.
La chanson raconte des histoires, des sentiments, et autorise l’enfant à exprimer ses émotions.
La chanson favorise l’acquisition de vocabulaire, la mélodie quant à elle est une aide à la mémorisation de mots nouveaux, de tournures de phrases ou encore d’expressions.
En résumé, la chanson est une manière ludique de découvrir, comprendre et pratiquer une langue. Dire, redire et comprendre va permettre aux élèves d’appréhender, d’être sensibilisés à une, à des langues.
16La chanson permet l’exposition à la langue puis l’imprégnation lorsqu’elle est répétée, et à terme, elle va favoriser la mémorisation (du lexique, des structures verbales, etc.). Elle participe également à l’acquisition de la phonologie et de la prosodie, et permet d’accéder à la culture. Elle est une production culturelle qui rend compte d’une culture et de ses représentations. C’est pourquoi les chansons constituent un matériel pédagogique efficace.
17Dans le cadre de la transmission familiale de chants, les bénéfices sont tout aussi intéressants et C. Dodane dans un article de 2012 a montré l’importance de la prosodie dans l’apprentissage de la langue, en précisant qu’on apprend la langue par contour intonatif.
18On considère qu’il y a une préséance du sonore sur le visuel car dans le ventre de leur mère les bébés perçoivent déjà les sons, les voix et les battements du cœur de leur mère. On parle de bain mélodique, ce bain est constitué non seulement de la voix de la mère mais aussi (voix des chansons ou de la musique qu’elle peut écouter).
19Ce bain mélodique joue un rôle central dans la communication mère enfant (Trehub 2003) En 2001 M.F. Castarède, p. 8 précise : « Il y a donc, dès la période fœtale, une excellente transmission du chant et de la musique. A la naissance, les nouveau-nés, qui ont été soumis à une stimulation musicale in utero, se calment en la réécoutant. » La musique est ainsi liée à l’affectivité dès les premiers instants de la vie et c’est pourquoi d’un point de vue cognitif sa mémorisation en sera facilitée.
20La dimension affective de la transmission du chant dans l’enfance y compris dans la toute petite enfance est déterminante. L’affectivité peut être également développée lorsque le chant est collectif car c’est un moment de partage des émotions.
21En outre, le chant choral va permettre l’expression des émotions et une interaction affective entre ceux qui chantent ensemble (et plus tard le cas échéant avec un public aussi).
22Les neurosciences ont aussi montré le renforcement de la cohésion sociale (I. Peretz 2006) que permettait la musique et à fortiori le chant choral qui permet de fédérer et de partager des émotions. Il va resserrer les liens et renforcer l’identité du groupe et l’identité culturelle.
23Le chant choral nous paraît un exemple intéressant sur lequel nous nous arrêtons car il est très pratiqué dans les cultures que nous étudions celle de l’espace occitan et celle du Pays basque. Pour J.J Casteret (2010 :17) : « Ce pouvoir est d’autant plus puissant que le faire-ensemble musical réalise dans les réunions et les manifestations, que la conscience de ressentir les mêmes aspirations au même moment éveillée par les enregistrements favorisent l’épanouissement du sentiment d’appartenance à un groupe, sentiment qui sous-tend l’identification a un mouvement »
24Il ajoute concernant la pratique du chant polyphonique en Béarn :
« La pratique polyphonique, collective, investissait jusque récemment tous les cercles de la sociabilité ordinaire et extraordinaire. En premier lieu à la maison, où l’on chantait au sein de la fratrie ou en famille, le chant étant souvent une activité valorisée par les parents. Jean-Louis Laborde-Boy a par exemple commencé avec son père : « à la maison (…) en tirant le lait, le soir avant de s’endormir à la montagne (…) »4. De la même façon, les travaux collectifs, tonte des moutons, tue-cochon, fauchage, épluchage du maïs, aujourd’hui en grande partie disparus, mobilisaient tout ou partie de la famille mais encore le voisinage, particulièrement les jeunes. L’église était également un haut lieu de l’expression vocale, l’une des institutions de transfert couramment désignée par l’ensemble de mes interlocuteurs (hommes comme femmes) jusque dans les années 70 voire 80 et, de nos jours, … »
25La vie quotidienne donne ainsi de multiples occasions de partager le chant et de renforcer les liens du groupe et de la culture qui les unit.
26La transmission, dans ce cadre, du chant en groupe ou simplement à plusieurs en famille, présente ainsi une spécificité émotionnelle et culturelle.
27Selon Derbaix et Kindt la transmission est un processus qui s’inscrit dans la durée, elle rapproche les générations et précisent qu’elle « s’effectue souvent de manière subtile, implicite, indirecte et inconsciente. Elle traverse le temps dans un seul sens, des adultes vers les enfants (Lutte et al., 2012). Cette « transmission familiale a lieu pour l’essentiel pendant l’enfance, dans le quotidien des interactions familiales (Pourtois, Desmet et Lahaye, 2008) » p. 8
28On considère qu’il existe au moins trois grands types de transmission : l’observation et l’imitation, le renforcement positif où les parents encouragent ou félicitent l’enfant, enfin avec des interactions sociales qui peuvent renforcer la transmission familiale enfin plus récemment a été mis à jour une transmission par une démarche plus active des parents (Derbaix Kindt p. 9)
29Cinq processus sont utilisés par les parents pour transmettre des éléments musicaux à leurs enfants : l’observation, l’exposition volontaire ponctuelle, l’exposition volontaire de long terme à la musique, la réponse aux demandes de l’enfant et l’initiation. Le premier processus rappelle que les transmissions culturelles fonctionnent souvent par imprégnation, plus de manière implicite que par imposition explicite (Octobre et al., 2011). C’est ce que Lahire (2000) appelle la « socialisation silencieuse » et ce que les théories de l’apprentissage social (Bandura, 1980) désignent par « processus d’observation ». p. 77
30La chanson est donc un des premiers objets de transmission et en particulier la berceuse.
31Dans le cas de la transmission de la mère à l’enfant, le lien maternel va renforcer l’exposition à la langue et la berceuse, par le caractère quotidien au moment de l’endormissement ou des endormissements, va être tout à la fois un moment affectif privilégié et un moment privilégié d’exposition à la langue. Altman de Litvan (2008) souligne que « dès le commencement de la vie, lorsque, pour diverses raisons, les bébés pleurent, les mères se mettent à les bercer, à fredonner des chansons ou des berceuses, connues ou inventées par elles. Ce phénomène se répète, les bébés se calment et les mères sont rassurées. »
32Elle ajoute que « La chanson et le jeu musical médiatisent le lien de l’enfant à la mère et aux personnes qui s’occupent de lui » p. 30.
33Elle montre aussi que les paroles de berceuse vont allier le lien personnel et le lien culturel, car les berceuses sont l’expression culturelle du groupe d’appartenance : les mythes, les histoires, le merveilleux propre à chaque culture est ainsi susurré au bébé dès sa naissance.
34La berceuse est une première forme d’acculturation, l’acquisition de la culture propre, en ce sens berceuses et nombre de chansons populaires font partie du patrimoine culturel elles permettent de connaître les sociétés humaines dont elles sont issues et leurs représentations.
35Si cette transmission est très puissante avec les berceuses, elle peut être également importante avec les chansons populaires ou traditionnelles.
36Dans le cas des langues minoritaires cette transmission y compris lorsque la langue n’est plus pratiquée va intervenir très fréquemment et nous en avons de nombreux exemples : Cette transmission d’un répertoire composé de berceuses et de chansons pourrait transcender les diverses classes sociales, même si l’on constate une stratification des goûts musicaux selon P. Coulangeon (2020). Aujourd’hui une transmission intergénérationnelle pourrait être impactée comme la formation des goûts musicaux par trois phénomènes, : la massification la numérisation et la globalisation avec un résultat inattendu. p.11 L’entrée de l’économie des biens symboliques dans l’ère de la numérisation produit quant à elle des effets partiellement contre-intuitifs. Alors qu’elle pouvait apparaître à ses pionniers comme l’augure d’une extension des opportunités d’accès à des biens culturels diversifiés par la multiplication des canaux de diffusion, elle s’avère surtout porteuse d’effets de renforcement des préférences qui accentuent la segmentation sociale des goûts, des habitudes culturelles et des opinions, tant en termes de classe que de genre, de génération, d’identité nationale ou régionale, d’appartenance ethnique, communautaire ou spirituelle.
37Malgré ces phénomènes, des effets de renforcement des goûts musicaux et pourraient ne pas remettre en cause la transmission de berceuses et chansons liées à l’identité linguistique et culturelle. J.J. Casteret (2010) précise que la musique et le chant sont l’un des moyens par lesquels un groupe culturel construit son identité et que cette culture est absorbée dès le plus jeune âge et il la conçoit « comme une projection sonore du territoire ». À ce titre, « Elle peut projeter la nostalgie d’un âge d’or passe qui vit la gloire du groupe comme l’espoir d’un avenir merveilleux, et permet de jeter des passerelles entre ces temps imaginaires ». p. 10
38La transmission de la chanson dans des langues cultures minoritaires peut jouer un rôle important dans la transmission du sentiment identitaire d’une part parce culturellement musicalement et linguistiquement, elle participe à l’identité mais également parce que lorsque celui qui veut transmettre se trouve dans une situation d’une certaine insécurité linguistique le support de la chanson facilite l’apprentissage et la mémorisation. Par sa structure stabilisée, la chanson permet, malgré des déficiences linguistiques ou des compétences langagières peu développées, une transmission.
39C’est ce que montrent les nombreux témoignages recueillis en Bretagne et présentés dans la thèse de Katell Chantreau. Des mères y expliquent qu’elles ont rencontré des difficultés importantes et qu’elles ont dû limiter l’usage du breton avec leur enfant nouveau-né, en raison de difficultés linguistiques, mais qu’elles ont pu chanter en breton. L’une d’entre elle déclare : « Je manque beaucoup de vocabulaire pour parler aux bébés. Je n’ai pas de problème pour leur chanter des chansons, mais leur parler, c’est une autre affaire. » p149
40Ou plus loin « Alors c’était difficile, je n’ai plus parlé en breton, à part des chansons ou des choses comme ça. » p. 149
41Dans cette même thèse Katell Chantreau donne ausssi l’exemple du Pays basque où des ressources sont mises à disposition à destination des parents avec un kit naissance comportant un CD de chansons et un livre jeunesse en basque. De plus, la chanson représente une des ressources les plus facilement disponible et accessible à tous les parents locuteurs, semi-. ou non locuteurs. Elle permet également à l’occasion de la transmission d’enrichir la connaissance de la langue y compris pour celui qui la transmet. p. 412 « Quand sa fille aînée est née, Nolwenn n’était pas encore professeure des écoles à Diwan, le breton n’était pas loin, mais il n’était pas ancré dans son quotidien : « Je n’ai pas été capable de lui transmettre le breton de manière naturelle, mais tout ce qui était chansons et comptines venait en breton. »
42C’est aussi très nettement le cas dans l’espace occitan, et La thèse de Raynaud Andreo p.268 évoque la transmission de chansons et comptines :
Extrait d’entretien n° 54 (P1)
PF1. on va plus souvent à la médiathèque mais elles ont des petits elles ont un livre avec euh des petites chansons euh / avec Se canta euh Carnaval es arribat euh fin euh toutes les chansons un peu voilà / qu’elles aiment bien écouter euh mon père leur leur a euh leur a acheté des livres en occitan qu’il leur lit puisque lui il parle / le patois euh (…)
G. quand vous dites le patois c’est c’est-à-dire ?
PF1. euh le patois c’est c’est vraiment le // l’occitan mais euh aveyronnais fin plus euh voilà là
43Nous avons cherché à savoir si la chanson était un vecteur de transmission de la langue et de la culture d’origine y compris lorsque la transmission de la langue elle-même ne s’était pas faite. Nous avons donc envoyé un questionnaire de 18 questions à des personnes vivant dans le sud-ouest de la France. Les questions concernaient la connaissance de l’enquêté (âge, sexe, âge formation, lieu de naissance, puis langues des parents, des grands parents, transmission de chansons / instruments de musique et transmission à des descendants). Nous avons ensuite complété notre étude en menant 7 entretiens semi-guidés. Nous avons obtenu une centaine de réponses au questionnaire toutefois il est nécessaire de préciser que l’échantillonnage n’est pas représentatif de la population. En effet, ont répondu 69,9 % de femmes 30, 1 % d’hommes.
4427 personnes âgées de 20 à 29 ans, 23 personnes de 30 à 44, 27 personnes de 45 à 59 ans, 10 de 60 à 70, et 13 de plus de 70. Le plus jeune enquêté a 21 ans et la plus âgée 91.
4564 sont nées dans l’espace occitan, 3 au Pays basque, 30 en domaine d’Oil (dont 8 à Paris) et 3 à l’étranger : en Russie, en Allemagne et en Espagne.
4625 enseignants (de l’école primaire à l’université), 24 retraités (dont des enseignants), 27 étudiants et 24 d’autres professions dont une vendeuse, une comédienne, un administrateur territorial, un gestionnaire, etc.
47Ces derniers chiffres indiquent une surreprésentation de personnes diplômées puisque plus de 60 % des enquêtés sont en lien avec l’enseignement (les enseignants, les étudiants futurs enseignants, et beaucoup d’enseignants parmi les retraités) et donc directement concernés par les questions de transmission.
48Concernant les langues des parents des enquêtés nous relevons que 39 % avaient des parents qui parlaient une autre langue en plus du français.
4922 enquêtés avaient des parents bilingues en français et espagnol, français et italien, français et portugais, français et allemand, français et sénégalais, en français basque 4, et français et occitan 12.
- 2 Il y a de nombreux glossonymes pour l’occitan, y compris en Gascogne.
50Les grands parents pour 45 % des enquêtés parlaient d’autres langues que le français, telles que le lituanien, l’espagnol, l’italien, le basque, l’occitan, etc., qui ne se sont pas transmises car les parents des enquêtés ne les parlaient pas. 20 % des enquêtés déclarent qu’on leur a transmis quelques mots en particulier pour l’occitan2 (gascon, béarnais, etc.)Les langues nationales se sont mieux transmises et bien sûr le français (ce qui est cohérent puisque notre enquête a été menée en France). On voit ici, comme la sociolinguistique l’a montré à de nombreuses reprises, que le statut de la langue impacte très fortement la transmission.
5163 % des enquêtés qui ont eu une transmission partielle ont appris des chansons et des comptines.
52Pour l’occitan, c’est le Se canta qui est la chanson traditionnelle la plus citée (parfois appelée aqueras montanhas).
53Les personnes interrogées associent les chansons transmises dans cette autre langue à l’enfance, à leur culture, au plaisir et à l’affection. Les liens intergénérationnels intrafamiliaux sont évoqués le plus souvent avec les grands-parents qui pratiquaient cette autre langue. Les chansons sont donc associées le plus souvent au souvenir familial.
54Nous proposons un nuage de mots pour visualiser les diverses réponses
55Les chansons sont d’abord associées à l’enfance et au bonheur.
56Un enquêté dit : « je les associe à l’enfance, aux racines, à l’accent méridional, au plaisir. »
57Un autre précise « J’associe ces chansons à l’enfance, à des souvenirs de mon village, à un sentiment de bien-être » ou encore « à ma mère et à de beaux souvenirs ».
58Certains des enquêtés précisent qu’ils associent ces chansons à leur « Maman » Le choix de ce terme plutôt que mère montre le caractère affectueux de leur lien évoqué par la chanson, une autre enquêtée précise qu’il s’agissait de « Chant et gestes pour amuser un petit enfant » ou « de bons souvenirs des jeux et des comptines ».
59D’autres parlent du partage que constituait le chant « pour moi, c’est le plaisir et l’émotion affective liée aux sonorités, aux rythmes, au bonheur de chanter à plusieurs, souvent à plusieurs voix », ou « à un sentiment de bonheur et de partage ». « J’aimais ce moment où Papa rentrait des champs, toutes les sœurs on l’accompagnait, on chantait ensemble et on riait avec lui. »
60Le partage est aussi une caractéristique du chant, le chant choral dans les Pyrénées, en Pays basque, ou en Béarn, ou dans d’autres régions du monde, comme on l’a vu dans la première partie de notre article, participe à l’identité culturelle du groupe. Ces temps de partages familiaux ou de relations proches sont conviviaux et les enquêtés en parlent avec émotion.
61Les réunions de famille étaient aussi des lieux de chant et de transmission, les fêtes familiales sont évoquées par plusieurs enquêtés : « J’associe ces chansons transmises à une culture, à des traditions qu’il ne faut pas oublier et aussi aux réunions de familles qui finissent très souvent en chansons (le plus souvent en béarnais ou de la région »). « On chantait pour les fêtes familiales ou religieuses » ou « encore à mon enfance, les vacances chez mes grands-parents. »
62Le retour pour les vacances dans la famille est encore un moment privilégié de transmission évoqué par les enquêteurs « à un pays ou je ne vivais pas et que j’appelais “chez nous” ». La « Culture d’origine » existe au loin et le retour annuel dans la famille va renforcer le sentiment identitaire, aussi grâce aux pratiques de chant en famille.
63Ces retrouvailles familiales souvent chez les grands-parents continuent d’exister dans le souvenir des personnes interrogées à travers les chansons apprises dans la langue d’origine.
64Certains parlent des chansons qui évoquent pour eux « la vie quotidienne dans une ferme de Chalosse », « a la cosina d’en çò de mons grans (la cuisine de mes grands-parents) ».
65Enfin, pour quelques enquêtés, les chansons évoquent aussi les mouvements régionalistes des années 70, et les chansons militantes de C. Marti ou du groupe Nadau.
66C’est aussi la conscience de la transmission d’un patrimoine que ces chansons véhiculent.
67Notons que cette question peut concerner particulièrement d’une part des personnes ayant hérité d’une langue minorisée et qui enseignent.
68Plusieurs évoquent l’importance de la transmission qu’ils ont reçue et la nécessité de transmettre à leur tour cet héritage linguistique et culturel, même réduit à un répertoire (parfois limité) de chansons. S’exprime également une envie de transmettre certaines idées et valeurs au patrimoine et à l’idée de “vivre au pays” forte à la fin des années 70, enfin à « un patrimoine immatériel encore vivant et qui doit être préservé ».
69Les plus jeunes envisagent de les transmettre et les enseignants le font dans le cadre de leur travail, certains le font avec leurs amis ou dans le cadre de groupe de chant.
70Tous ceux qui ont appris des chansons en langue d’origine ont reçu des chansons traditionnelles mais parfois en plus s’ajoutent des chansons des années 70 ou des comptines plus récentes ; Reviennent pour l’occitan la berceuse Som som, Adiu Baptiste, Jan petit, a Bordèu que i a nau daunas, quand lo merle sauta au prat ou harri harri et Se Canta qui est la plus citée, très connu dans le Sud-Ouest Lo cèu de Pau apparaît aussi à plusieurs reprises. Parmi les réponses il y a aussi des chants de Noel, tels que Sonatz campanetas, eou la terra es freja, et le chant religieux landais à Marie, Estela de la mar. Il y a quelques chansons années 70/ 80 comme celles du groupe Nadau, des chansons « leugèras » (légères) sont évoquées sans plus de précisions.
71Les chansons basques transmises sont souvent Ikusten duzu goizean, Jeiki jeiki, Urtxo Xuria, Hegoak, Araban bagare, Buba ñiñaño, Harri harri, Lili bat, Eusko gudariak.
72On trouve aussi des chansons contemporaines comme Por qué te vas ou des comptines plus récentes comme la comptine russe Antochka.
73Les personnes qui ont répondu au questionnaire ne maîtrisent pas toujours la langue écrite et écrivent parfois phonétiquement.
74Si la majorité des enquêtés a reçu les chansons de leur mère (63 %) mais aussi pour un grand nombre des grands-mères, les hommes ne sont pas absents, pères et grands-pères sont aussi beaucoup cités. La majorité a appris en écoutant et en répétant. Certains précisent qu’ils ont appris en écoutant car le chant était associé à des gestes et à un contact physique (« sur les genoux de mémé »). D’autres disent encore : « en chantant ensemble à l’école (mon père était instituteur) » ou « on me les a fait répéter, on chantait ensemble à la maison ». Me brembi pas... segurament en escotar la mameta cantar e tornar cantar... (je ne me souviens pas, sûrement en écoutant ma grand-mère chanter et rechanter). Plusieurs parlent du partage : « On me les chantait, puis on les chantait à plusieurs voix ensemble ». « J’aimais beaucoup les chanter avec ma grand-mère, et elle aussi je crois ».
75Enfin à la question concernant la transmission d’une pratique instrumentale, les enquêtés déclarent n’avoir pas appris à jouer d’un instrument dans ce cadre sauf pour 10 d’entre eux. 7 de l’harmonica et 3 du tambourin à cordes, certains ont ajouté : flûte à bec à l’école ou au conservatoire.
76Enfin, la moitié des enquêtés, ceux qui sont en âge et mesure de le faire ont transmis ces chants à leurs enfants, petits-enfants ou nièces et neveux, les plus jeunes émettent le souhait de le faire leur aussi quand viendra leur tour.
77Malgré un échantillonnage peu représentatif de la population globale (beaucoup de femmes diplômées, ou d’enseignants) malgré tout, notre enquête corrobore les précédentes études, en indiquant une tendance. Quand la langue ne se transmet plus, les chansons passent d’une génération à une autre souvent directement, des grands parents aux petits enfants. Les mères chantent pour leurs enfants, et c’est l’image maternelle qui est le plus souvent convoquée, puis celle des grands-parents dont le rôle apparaît nettement.
78Les chansons évoquent l’enfance et un moment privilégié de partage, d’amour familial et de bonheur. C’est un instant qui reste gravé dans la langue et culture d’origine, l’origine d’abord de celui qui chante, qui va la transmettre à celui qui écoute : un être de sa famille qui se sent aimé, dans ce moment de partage, et qui de fait, associera pour le restant de ces jours, cette chanson à l’être qui la lui a chantée, et à un bien-être profond. C’est un leg de la culture et de la langue d’origine, on n’a pas pu apprendre la langue familiale, on n’en connaît seulement quelques mots mais on peut la chanter. Cette chanson qu’on chante à son tour raconte l’histoire de la famille et de son identité.
79Elle évoque un passé chargé de sentiments et d’émotions, portés par la langue et la voix du chanteur. Dans toutes les langues, elle berce le petit enfant, lui dit combien on l’aime, et tout l’espoir qu’il porte pour tous ceux de la famille qui, en lui transmettant la vie, lui transmettent aussi ces chants. D’où qu’on soit, ils disent dans la langue, la culture, l’histoire et l’identité. Pour ceux qui ont répondu à nos questions et que nous remercions ici, les chants appris en famille ont pu évoquer par exemple l’immense forêt russe sous la neige, le coin de la cheminée dans une ferme de Ténarèze, ou la silhouette des deux jumeaux depuis la plage d’Hendaye.