1Les fables s’inscrivent dans une longue tradition littéraire, chaque fabuliste ayant opéré sa propre réécriture de l’hypotexte « Ésope » en se réappropriant cette tradition multiséculaire selon une éthique et une esthétique données. À l’époque médiévale, les fables ésopiques ont bénéficié d’une large diffusion, au moyen d’une longue chaîne d’adaptations, de traductions et de remaniements successifs. Cet article se concentre sur la tradition française de ces fables – une tradition linguistique parmi d’autres, puisque ces apologues ont été adaptés dès le Moyen âge dans un grand nombre de langues vernaculaires. C’est plus particulièrement la question de la traduction de ces fables qui sera abordée ici. Il s’agira de s’interroger sur le traitement dont elle fait l’objet dans l’édition critique et sur les analyses auxquelles elle peut donner lieu dans la perspective d’une édition diachronique de ces fables.
2La traduction est à la fois « ce qui maintient et réduit la distance » entre deux temporalités, entre deux mondes ; elle est marque de leur coupure en même temps que signe de leur suture : « coupure-suture, deux temps d’un même mouvement qui travaille le texte » (Hartog 199 : 249). Le lecteur a alors accès à une œuvre « reflétée par le miroir d’un autre esprit » (Yourcenar 1989 : 254), dans une « conversation à travers les siècles » (Bonnefoy 2000 : 54). La traduction s’inscrit ainsi dans une rhétorique de l’altérité, « faisant passer l’autre au même », et l’évaluation de sa réception est souvent reliée à la notion de « bonne distance » que le traducteur – le « passeur de différence » selon l’expression de François Hartog – se doit de trouver.
3Et dès lors qu’est engagée une édition critique de fables ésopiques médiévales, la problématique de la traduction se pose doublement :
4- Tout d’abord, de manière interne au texte médiéval, puisque ces apologues en ancien et en moyen français constituent eux-mêmes des adaptations de fables latines. Plusieurs interrogations sont alors à prendre en compte : quels liens les fables médiévales entretiennent-elles avec leurs textes sources ? Comment peut-on caractériser ces traductions – entre adaptation, remaniement, réécriture ? Les poétiques de traduction propres à ces recueils médiévaux fontelles l’objet, dans l’édition, d’un traitement critique particulier de la part du philologue ?
- Puis, dans le geste éditorial du philologue, la question de la traduction se pose à nouveau, mais il s’agit alors de la traduction dirigée vers le lecteur contemporain de l’édition critique. Le philologue travaille à partir d’un texte source (la fable médiévale) et produit luimême un nouveau texte cible (l’édition critique de ce texte), qu’il décide d’accompagner – ou non – d’une traduction. Il existe en la matière des pratiques variées que nous allons aborder.
5Cette contribution se présente en trois temps : elle débute par un aperçu rapide de la tradition française de ces fables ésopiques médiévales qui permettra ensuite d’aborder la problématique du traitement de la traduction dans l’édition critique de ces textes, et enfin, d’avancer quelques remarques sur l’édition numérique d’un de ces recueils, qui peut constituer un point de départ de réflexion pour une édition en diachronie de ces fables.
6Intrinsèquement intertextuel, l’écrit médiéval constitue en effet une variation littéraire des textes qui l’ont précédé. Mais si cette caractéristique est commune à l’ensemble de la production littéraire du Moyen âge, certains textes ont accentué l’effet de reprise et d’imitation : il en est ainsi, tout particulièrement, des fables ésopiques. L’intertextualité est étroitement liée à leur nature générique, chaque recueil de fables constituant une nouvelle adaptation du motif ésopique original.
7Les fables ésopiques ont été transmises dans l’Europe médiévale au moyen de deux traditions principales : le Romulus et l’Avianus, du nom des deux recueils de fables latines desquels dérivent les deux branches occidentales de la tradition ésopique. Ces deux recueils constituent des adaptations, non pas directement des fables d’Ésope, mais de deux grands fabulistes du Ier siècle après J.C. s’étant eux-mêmes inspiré d’Ésope : Phèdre, qui a composé 123 fables en prose latine, et Babrius, qui pour sa part, en a produit 200 en vers choliambiques grecs.
8Au Ve siècle, le Romulus propose donc une adaptation paraphrasée de Phèdre, alors que l’Avianus réinterprète les fables de Babrius – transmises au moyen d’un recueil de paraphrase latine – en les recomposant en distiques élégiaques latins. Ces deux recueils, qui portent les noms des auteurs qui leur sont attribués, constituent le socle de la tradition ésopique médiévale latine. Cela est particulièrement le cas du Romulus, auquel remonte la grande majorité des recueils de fables au Moyen âge et qui a connu une très large diffusion, grâce notamment à l’utilisation pédagogique qui en a été faite (Boivin 2006).
9Ce recueil du Romulus nous est parvenu par des manuscrits plus tardifs – le plus ancien datant du Xe siècle – qui se distribuent en deux rédactions : la Recensio gallicana (81 fables) et la Recensio vetus (une soixantaine de fables) nommées ainsi par Georg Thiele dans l’édition qu’il en a proposée en 1910. Chacune de ces rédactions va susciter de nombreuses réécritures latines qui vont elles-mêmes faire ensuite l’objet de traductions et de remaniements en langues vernaculaires.
- 1 Cette Recensio gallicana est aussi appelée Romulus ordinaire par Léopold Hervieux dans l’édition qu (...)
10Les adaptations en français du Romulus proviennent toutes de la Recensio gallicana1, par le biais de premiers remaniements en latin (Boivin 2011, entrée : Romulus) :
11Peu avant le Xe siècle, une adaptation en prose latine en a été réalisée. Connue sous le nom de Romulus de Nilant – car éditée au XVIIIe siècle par Jean-Frédéric Nilant –, cette adaptation opère une sélection parmi les fables du Romulus, retravaillées dans une visée éducative. En effet, tout comme son recueil-source, le Romulus de Nilant a été fait pour la classe. Ce recueil scolaire constitue le point de départ d’une branche ésopique d’où sont issues les Fables de Marie de France, premier recueil de fables ésopiques mises en français, datant de la fin du XIIe siècle et qui a connu un grand succès au Moyen âge (Laïd 2020).
12Au XIIe siècle deux adaptations latines en vers ont été effectuées :
13- le Novus Aesopus du religieux anglais Alexandre Neckam, recueil scolaire de 42 fables en distiques élégiaques qui a donné lieu à deux réécritures en francien : l’Isopet de Chartres à la fin du XIIIe siècle et l’Isopet II de Paris à la fin du XIIIe siècle - début du XIVe siècle ;
- l’Anonyme de Nevelet, recueil d’origine anglaise, nommé ainsi en référence à son premier éditeur de 1610, Isaac Nevelet, et qui adapte en distiques élégiaques une soixante de fables du Romulus. Il s’agit d’un recueil scolaire utilisé en particulier comme support d’initiation à la rhétorique et qui a bénéficié d’une très large diffusion dans toute l’Europe. L’Anonyme de Nevelet a été traduit dans de nombreuses langues et a fait l’objet de deux adaptations en français, toutes deux réalisées en octosyllabes : l’Isopet de Lyon au XIIIe siècle et l’Isopet I de Paris, qui se partage pour sa part en deux rédactions (la première datée de la fin du XIIIe siècle et la seconde du début du XIVe siècle). Ce recueil de l’Isopet I de Paris fait ensuite l’objet d’une adaptation en prose, nommée Isopet III de Paris, parvenue jusqu’à nous par le biais d’un manuscrit du XVe siècle.
14Au XIIIe siècle, deux adaptations latines en prose ont donné lieu à des traductions françaises : d’un côté, le Romulus abrégé de Vincent de Beauvais (inséré dans son Speculum historiale) traduit de manière littérale par Jean de Vignay dans son Miroir historial, puis adapté dans diverses compilations d’histoire universelle ; de l’autre, le Liber parabolarum d’Eudes de Cheriton adapté en prose, quelques années plus tard, dans les Parables maystre Oe de Cyrintime.
15Au XVe siècle, une dernière adaptation en vers latins a été réalisée : il s’agit de l’Aesopus de Heinrich Steinhöwel, très large collection de fables accompagnées de leur traduction en allemand et provenant de divers recueils sources dont le Romulus ordinaire. Cette compilation connaît un succès immédiat et fait l’objet, à peine quelques années plus tard, d’une traduction en français – à partir du texte latin –, réalisée par Julien Macho. Ce dernier adapte en prose la collection de Steinhöwel dans un recueil qu’il nomme Ésope et qui est édité pour la première fois en 1480.
16Le recueil de l’Avianus comprend 42 fables et a donné lieu au Moyen âge à une tradition au succès remarquable, comme en témoigne le nombre important – 137 – de manuscrits aujourd’hui conservés. L’intérêt dont a bénéficié ce recueil est lié au milieu scolaire ; il y a été introduit au IXe siècle pour servir à l’apprentissage de la grammaire et de la langue latine, en intégrant le manuel du Liber catonianus (Boivin 2011). Les fables d’Avianus étaient également appréciées pour leur valeur édificatrice et étaient de ce fait utilisées pour l’enseignement de la morale (Gaide 1980 : 52).
17Ce succès scolaire a été constant jusqu’au XIIIe siècle, où ces fables ont fait place, dans les programmes et manuels, à la tradition romuléenne, par le biais de l’Anonyme de Nevelet.
18L’Avianus a fait l’objet de nombreuses réécritures latines (il s’agit de réécritures en prose comme en vers, à l’exemple des diverses imitations intitulées Novus Avianus) mais également d’adaptations directement composées en français (Boivin 2011, entrée : Avianus) :
19- au XIIe siècle, le Mini-Avionnet d’York adapte en octosyllabes 9 fables d’Avianus ;
- au XIIIe siècle, l’Avionnet du soi-disant Isopet-Avionnet de Milan propose une traduction, en octosyllabes, des morales de 30 fables d’Avianus, sans pour autant en donner les récits, ce qui lui confère une position marginale au sein de cette tradition ;
- à la fin du XIIIe siècle, l’Isopet de Chartres adapte en octosyllabes 2 fables d’Avianus aux côtés de 38 autres fables dérivées, pour leur part, de la tradition romuléenne ;
- à la fin du XIIIe – début XIVe siècle, l’Isopet I-Avionnet constitue une compilation de fables en octosyllabes issues de la tradition romuléenne, et de fables issues de l’Avianus. Dans ce recueil, les fables adaptées d’Avianus sont au nombre de 18 et ont été transmises dans 5 des 6 manuscrits qui nous sont parvenus ;
- au XVe siècle, une partie des fables en prose écrites par Julien Macho sont adaptées de l’Avianus. Macho, qui travaille à partir de la compilation de fables latines de Steinhöwel, propose 27 fables issues d’Avianus.
20Au sein de cette tradition ésopique, la question de la traduction se pose de manière centrale et interroge le rapport que chaque nouveau texte entretient avec son recueil source – ou ses recueils sources. « Le Moyen âge tout entier est une vaste entreprise de traduction », indique Michel Zink (2011 : 9). L’acte de traduction est en effet constitutif de la littérature médiévale et se décline en traductions interlinguales, passant un texte d’une langue à une autre, ainsi qu’en traductions intralinguales qui s’opèrent entre deux états d’une même langue, dans un mouvement « du même au même », selon la formule de Michel Zink.
21L’une des plus grandes difficultés de l’appréciation de la traduction médiévale vient de la porosité des différentes formes qu’elle peut prendre. La démarcation est difficile à appréhender entre ce qui relève d’une traduction, d’une adaptation ou d’autres modes de remaniement (Buridant 2015 : 321). Les traducteurs médiévaux présentent ainsi un large éventail de pratiques, accentué par le fait que les formes de traduction évoluent nécessairement dans ce temps long qu’est le Moyen âge. Et même lorsqu’ils travaillent à partir de modèles et de sources bien identifiées, ils ne conçoivent pas nécessairement leur tâche comme celle d’un traducteur. Ils la mènent souvent dans une « visée d’abord utilitaire » (Thiry 2007 : 13) et pédagogique, non dénuée pourtant, pour certains d’entre eux, de préoccupations sinon esthétiques, du moins stylistiques. Les traducteurs du Moyen âge, y compris ceux qui considèrent leur travail fidèle aux textes sources, « se réservent toujours une marge de manœuvre et, par le fait même, une possibilité d’adaptation » de l’original (Thiry 2007 : 10).
22Leur conception de la traduction est en effet très éloignée de la nôtre : la fidélité au texte original n’est pas incompatible – au contraire – avec une forme d’évolution du texte. Jacques Monfrin précise ainsi que du point de vue des auteurs médiévaux, « tout écrit est perfectible et que, du moment qu’on le transcrivait, ou qu’on le traduisait, il n’y avait aucune raison pour ne pas le modifier ou l’améliorer en combinant parfois le texte avec celui d’un autre ouvrage » (Monfrin 1955, cité par Buridant 2015 : 320). C’est qu’au Moyen âge, la traduction fait pleinement partie de la translatio studii, mouvement de transfert culturel et de transmission des savoirs, qui requiert à la fois la fixation des textes du passé et leur transfert – leur translation – dans un nouvel idiome. Cette translatio studii joue un rôle fondamental dans la constitution de la langue française et dans le développement de sa littérature. Liée à une « exigence de clarté », la translation est « augmentative par essence » et trois formes d’amplification s’y développent : les ajouts, les restructurations du texte et les gloses (Berman 1988 : 30-32).
23Dans le cas de la translatio interne au français, c’est bien la conscience de l’évolution de la langue – et de la difficulté de compréhension de l’état antérieur de cette langue pour une partie des contemporains – qui rend nécessaire le transfert des textes et des savoirs en moyen français, inscrivant alors « les stades successifs de la langue française dans un continuum culturel » et dans « une même histoire littéraire » (Galderisi 2015 : 8). Partant des translations, réalisées d’abord à destination des illiterati ne maîtrisant pas les langues anciennes – et en particulier le latin, langue de passage du grec vers les langues romanes vernaculaires –, va s’opérer peu à peu une mutation vers la traduction. Le terme de traduction apparaît, dans le sens qu’on lui connaît, à la Renaissance sous la plume de Leonardo Bruni et accompagne l’émergence du concept d’œuvre, « considérée comme totalité insécable de la sentencia et de la littera » remplaçant celui d’auctoritas, « c’est-à-dire celui d’un texte revêtu d’une autorité extratextuelle et perpétuellement soumis à des ‘augmentations’« (Berman 1988 : 31).
24Pour évaluer les diverses formes que prend la traduction médiévale, Claude Buridant propose un principe d’analyse : il s’agit de caractériser la distance focale avec le texte source comme élément-matrice d’appréciation de la traduction. D’un côté du spectre, se situent les traductions calques, ad litteram, centrées sur le texte, et de l’autre côté les traductions larges, ad sensum, dirigées vers le lecteur, que certains appellent aussi traductions dynamiques (Buridant 2015 : 321). Derrière cette notion de distance focale, la question centrale est celle de la fidélité de la traduction. Cette question « indéfiniment récurrente » de la fidélité se rapporte à une notion « éminemment floue » (Buridant 2011 : 331) et difficile à appréhender qui prend des formes diverses en traductologie : fidélité à l’original, fidélité à l’auteur, fidélité au texte source, fidélité à l’esprit du texte ou encore fidélité au lecteur.
25C’est dans les prologues et les épilogues des textes que se glissent des indications à propos de la poétique de traduction. Les traducteurs y précisent leurs pratiques d’écriture et présentent leur conception du texte et de leur travail, faisant ainsi état d’une « théorie » de la traduction médiévale (Thiry 2007 : 8). Cependant, il n’est pas aisé « de démêler, dans ces morceaux choisis d’une tradition rhétorique qui remonte à l’Antiquité, les notations ‘modernes’ et originales » (Boivin, 2006 : 336). Les mêmes motifs sont généralement repris : posture de modestie du traducteur, mise en avant d’une forme de sagesse moralisée, rappel de la vocation utilitaire et didactique de certains recueils ou défense de la qualité littéraire des fables pour d’autres.
- 2 C’est ainsi qu’ont été qualifiées toutes les traductions françaises des fables ésopiques listées da (...)
26Concernant les isopets, plusieurs caractéristiques sont à prendre en compte, en particulier le milieu de production et le public-cible des recueils. Les fables latines médiévales ont été produites au départ dans un contexte fortement lié au milieu scolaire, ce qui a eu une incidence considérable sur les modalités d’adaptation de ces textes élaborés à destination des élèves. Mais avec les recueils bilingues et français, le genre se détache du giron scolaire. Les caractéristiques matérielles de certains manuscrits des XIIIe et XIVe siècles, aux riches décorations et illustrations, permettent d’ailleurs « d’exclure catégoriquement toute origine ou diffusion scolaire » de ces recueils (Boivin 2006 : 351, Boivin 2007). Les clercs qui ont traduit ces fables ont mené leur travail à la marge de leur tâche principale – la traduction de textes de droit, de philosophie ou de théologie –, parfois « à la hâte, comme une activité honteuse », mais aussi « comme une activité librement choisie et aussi distrayante que distraite d’austères études latines » (Boivin 2006 : 340). Ces traductions s’apparentent souvent à des adaptations, et cela est particulièrement le cas des isopets2.
27Le public-cible de ces recueils en influence nécessairement les modalités de traduction. Au-delà du lectorat scolaire et étudiant, les fables étaient destinées à un public plus large qui se diversifie tout au long du Moyen âge : clercs ou laïcs ne comprenant pas le latin, public féminin, assemblée aristocratique réunie pour écouter la lecture des fables, lecteurs ou auditeurs profitant à la fois d’un divertissement et d’une formation morale. Certains isopets ont également été adressés à un public particulier ; c’est le cas notamment de l’Isopet I-Avionnet qui, dans sa seconde rédaction, était destiné à la reine Jeanne de Bourgogne, également dédicataire d’un autre recueil de fables, le Miroir historial traduit par Jean de Vignay. L’adresse de ces fables à un public féminin explique certains remaniements, notamment une amplification importante des morales dans le cas de l’Isopet I-Avionnet (Boivin 2006 : 279-300, 343-360). Le travail du traducteur mêle ainsi une part d’inventivité, de constantes références aux œuvres sources qui fonctionnent comme des garanties, et en même temps un jeu avec cette auctoritas qui est destinée à être dépassée.
28Il est intéressant de voir de quelle manière les philologues prennent en compte, dans leur travail éditorial, les modalités de traduction observées dans les textes sources qu’ils éditent. Les traductions médiévales sont habituellement analysées dans les introductions littéraires et philologiques des éditions mais peu d’éditeurs en élaborent un traitement particulier dans le texte édité et dans sa mise en page. Certaines expérimentations peuvent être menées, comme Julia Bastin l’a fait dans son édition de l’Isopet I-Avionnet (Bastin 1930). La philologue a tenté de rendre compte des amplifications apportées à la seconde rédaction du recueil par l’ajout d’un blanc typographique entre la moralité de départ et les additions. Mais ce procédé n’est pas pleinement satisfaisant et l’élaboration d’une édition numérique pourrait être l’occasion de réfléchir aux possibilités éditoriales apportées par les outils techniques.
29Lors de l’élaboration de l’édition critique d’un texte médiéval, l’une des questions qui se pose à l’éditeur est bien entendu celle de son accompagnement par une traduction moderne. Une fois qu’il a été décidé d’en produire une, il faut encore en déterminer les modalités. Tendue vers le lecteur contemporain, cette traduction est destinée à répondre à l’horizon d’attente de ce dernier et participe du mouvement plus général d’actualisation du texte. Elle requiert de s’interroger sur les attentes en la matière du lecteur.
30Or, de nombreuses traductions accompagnant les éditions critiques sont réalisées dans un cadre particulier – un cadre pédagogique lié aux programmes universitaires et aux concours. Ce cadre normé des éditions bilingues conduit bien souvent les traducteurs à opter pour des traductions « de soutien, d’aide à la lecture du texte original » (Cerquiglini-Toulet 2015 : 87), appelées parfois traductions « béquilles » (Zink 2000 : 288), fournissant « un accès pour ainsi dire latéral au texte original », permettant une « compréhension seconde » du texte médiéval (Galderisi 2015 : 20).
31Une méfiance tenace, chez les médiévistes français, à l’égard de la traduction-trahison, mène à deux courants opposés. Le premier courant s’applique à traduire le plus littéralement possible le texte original, dans un « effort de neutralité linguistique » et « d’effacement esthétique » du traducteur (Galderisi 2015 : 18), qui maintient généralement la traduction hors de toute autonomie littéraire. Nathalie Bragantini-Maillard, dans son travail de traduction en français moderne de l’Espinette amoureuse de Froissart (2014), distingue trois niveaux possibles de transposition littérale : une fidélité lexicale, syntaxique et stylistique (BragantiniMaillard 2015 : 55-86). Le deuxième courant, ancré dans une perspective continuiste de la langue, tend à considérer la traduction inutile, dans la mesure où les éditions critiques de ces textes sont essentiellement lues par un public de spécialistes – étudiants et chercheurs dans le domaine. Cette esthétique de la continuité, prenant en compte le temps long, gomme chez certains médiévistes la distance entre les temps passés et présents. Alors, les états antérieurs de la langue française ne sont pas considérés comme autres, limitant de fait la nécessité d’une traduction des textes en français moderne (Vincensini 2015 : 34-37). À tout le moins, ce transfert intralingual serait distingué d’une traduction « car [il] ne confronterait pas ‘deux langues différentes’« (Zink 1992 cité par Vincensini 2015 : 36). Selon Alain Corbellari, si les médiévistes reconnaissent la nécessité de traduire les textes en ancien français, le caractère inutile de la traduction reste valable pour les textes en moyen français : « on ne traduit guère, on arrange tout au plus, les grands prosateurs des XIVe et XVe siècles » (Corbellari 2014 : 206).
32Pourtant, à notre époque où les études en sciences humaines attirent moins d’étudiants qu’autrefois et où les lecteurs versés dans l’ancien et le moyen français sont de plus en plus rares, il est opportun de tenter un élargissement du public-cible. L’environnement culturel et technologique actuel permet d’ailleurs de développer une nouvelle approche du public, au moyen des éditions numériques. Dès lors qu’elles sont en accès libre, ces éditions numériques permettent une mise à disposition immédiate des textes (éditions et traductions) et des documents sources (manuscrits numérisés) qui facilitent une ouverture vers de nouveaux lecteurs. La traduction des textes en français moderne constitue alors d’autant plus un enjeu fondamental pour la réception de l’édition critique.
33Claude Buridant a dressé, dans un article ayant fait date (2005), une typologie des traductions intralinguales – de l’ancien français au français moderne – que l’on retrouve dans les éditions critiques. Les degrés de différenciation sont nombreux et l’éventail de nuances est large entre ce qu’il nomme traduction mimétique, traduction modernisante, traduction restauration ou encore traduction recréation, pour donner quelques exemples. Deux lignes de force se font jour entre lesquelles se déploie un large panel de nuances : d’un côté la traduction littérale, la plus proche possible du texte-source, et de l’autre côté la traduction littéraire qui admet, pour sa part, des libertés de reformulation et de réécriture, dans un mouvement de réappropriation ethnocentrée du texte source. C’est paradoxalement le même idéal de continuité évoqué plus haut à propos de la pratique française du non-traduire qui amène certains traducteurs à engager une correction ethnocentrique du texte et à chercher des équivalences parfois hardies ayant vocation à restituer le sens du texte au lecteur contemporain (Vincensini 2015 : 48-49).
- 3 Les textes édités dans ces collections font l’objet de traductions en français modernes dans certai (...)
34Selon une étude plus récemment menée par Jean-Jacques Vincensini (2015) et portant sur l’état actuel des traductions du français médiéval dans les éditions critiques, la nécessité de la traduction des textes médiévaux en français moderne semble aujourd’hui faire largement consensus. Mais les points d’amélioration restent nombreux : trop rares sont encore les traducteurs à expliciter leurs règles de traduction et certains points d’achoppement reviennent, notamment sur la question de la fidélité. Le paysage éditorial des éditions critiques présente toutefois des politiques diverses et certaines collections – parmi les plus illustres –, ne présentent que le texte source, sans traduction. C’est le cas des collections Textes littéraires français chez Droz et Classiques Français du Moyen Âge chez Champion3. D’autres collections spécialisées dans les éditions critiques de textes latins – à l’exemple de la collection des Textes chrétiens latins médiévaux (Corpus Christianorum Continuatio Mediaevalis) chez Brepols – ne présentent pas non plus de traduction et requièrent même la rédaction de l’apparat critique en latin, conformément aux règles éditoriales de la maison d’édition.
- 4 Elle explicite en particulier les modalités des traductions : « Les traductions, raisonnées, n’ont (...)
35Pour autant, on observe bien, ces dernières années, un réel effort éditorial, dans les collections d’éditions critiques de textes médiévaux, pour accompagner les éditions de traductions véritablement adressées à un public contemporain. La création de la collection Texte courant aux éditions Droz, lancée en 2017, est significative de ce courant. Le protocole éditorial de cette collection commence ainsi : « Retrouver le plaisir de lire et de comprendre les textes anciens dans leur version originale, grâce à une traduction précise et vivante […] : telle est l’ambition de cette collection4 ».
- 5 Le traducteur fidèle à une édition bédiériste est d’abord fidèle « aux critères d’établissement du (...)
- 6 Le traducteur fidèle à une édition lachmanienne est lui aussi fidèle aux choix de l’éditeur mais « (...)
36Dans l’approche analytique des traductions contemporaines des textes médiévaux, un autre élément est aussi régulièrement abordé : il s’agit du phénomène de subordination de la traduction à l’édition critique. La traduction est conçue alors comme le « corollaire nécessaire » de l’édition (Galderisi 2015 : 22) et implique la fidélité du traducteur au philologue – qui correspondent bien souvent à la même personne. Cette fidélité au texte établi a tendance à supplanter les autres formes de fidélité classiques en traductologie et notamment la fidélité à l’original, à l’auteur ou au lecteur. Claudio Galderisi propose alors une typologie des traductions fondée sur leur rapport au texte édité : il les partage entre traductions fidèles et traductions critiques d’éditions soit bédiéristes5, soit lachmaniennes6 (Galderisi 2015 : 25-30). Les traductions critiques, qui supposent une reprise du travail ecdotique et impliquent, si nécessaire, la proposition de nouvelles leçons philologiques, sont rares car elles ne peuvent être le fait que de traducteurs différents des éditeurs. Mais elles ont « l’avantage de contraindre le traducteur à justifier son travail, à expliquer les raisons de ses choix » (Galderisi 2015 : 27) et améliorent la connaissance que l’on peut avoir du texte et de sa tradition.
- 7 Parmi les adaptations littéraires récentes, citons le Jongleur de Notre-Dame par Michel Zink (1999) (...)
- 8 Les adaptations et traductions littéraires de textes du Moyen âge ont été au contraire fréquentes « (...)
37En ce qui concerne les traductions littéraires des textes médiévaux – à distinguer des adaptations qui comportent une part importante de création7 –, on en note une certaine raréfaction ces dernières années8. Quelques écrivains ont toutefois mené l’expérience, à l’image de Frédéric Boyer proposant une traduction de la Chanson de Roland (2013), de Françoise Morvan traduisant les lais (2008) ainsi que les fables (2010) de Marie de France ou, concernant la littérature italienne, d’Yves Bonnefoy travaillant sur la poésie de Pétrarque (2005, 2012). Les traductions dites littéraires se retrouvent peut-être plus fréquemment appliquées, ces dernières décennies, à des textes de l’Antiquité : prenons l’exemple, parmi d’autres, de la traduction du théâtre de Sophocle par Jacques Lacarrière (1973, 1982), de celle, en vers réguliers rimés, des poètes grecs par Marguerite Yourcenar dans la Couronne et la Lyre (1979) ou de la traduction versifiée de l’Odyssée d’Homère par Philippe Jaccottet (2004). Il est intéressant de voir que ces écrivains-traducteurs, dans leurs préfaces, se positionnent en dehors de tout travail scientifique ou académique – d’ailleurs, à l’exception de celle d’Yves Bonnefoy, ces éditions ne sont pas bilingues mais présentent seulement le texte en français moderne.
- 9 Jacques Lacarrière, écrivain-voyageur spécialiste de la Grèce, a traduit de nombreuses œuvres des a (...)
38Ces traducteurs font fréquemment usage du qualificatif de « vivant » – et du champ lexical associé – pour caractériser leurs traductions et la finalité qu’ils leur attribuent. Ils cherchent à « réanimer9 » les textes (Lacarrière 2014 : 22), leur « rendre vie » (Morvan 2010 : 11), « donner priorité à la recréation de la forme […] pour que celle-ci, coûte que coûte, se retrouve forme vivante » (Bonnefoy 2005 : 369-370).
- 10 Françoise Morvan précise ensuite que les « libertés prises » dans la traduction, dans l’optique de (...)
39S’ils en font des traductions littéraires, qui s’accommodent nécessairement de quelques libertés et « adaptations de détail10 » (Morvan 2010 : 11), dans le cadre d’un indispensable travail de « réappropriation » (Boyer 2015), ces écrivains-traducteurs revendiquent toutefois, dans leur majorité, de demeurer le plus proche possible du texte : ils veulent que leur traduction soit « précise et intégrale » (Lacarrière 1982) et cherchent à « traduire, dans la mesure du possible et sans tomber dans l’absurde, selon la lettre même du texte » (Jaccottet 2004 : 451), « en le respectant du mieux possible » (Boyer 2015 : 7). Si l’on souhaite adapter et modifier le texte, supprimer le vers, éliminer des formules, alors « il faut écrire l’Ulysse de Joyce » et non pas traduire Homère (Jaccottet 2004 : 451). Plusieurs d’entre eux – et notamment Marguerite Yourcenar et Philippe Jaccottet – indiquent en notes, de manière très précise, les changements effectués et libertés opérées dans les traductions.
40Ils se défendent de réaliser ces traductions pour un public érudit, universitaire ou scientifique, mais les font au contraire pour « des enfants, des adolescents, des acteurs, des conteurs » (Morvan 2010 : 13). Ils ne s’adressent « ni aux philologues, ni aux enseignants, qui n’en ont pas besoin, et pas même spécialement à l’étudiant » mais plutôt « au lecteur curieux de cette poésie d’une autre époque et d’un autre monde » (Yourcenar 1979 : 10). Ils souhaitent ainsi que les textes traduits soient accessibles à tous, « hommes et femmes d’une époque toute autre » (Bonnefoy 2005 : 365).
41Si, pour ces traducteurs, la lecture importe, l’écoute importe encore davantage : ils s’adressent aussi bien aux lecteurs qu’aux auditeurs ou même à un public de théâtre en ce qui concerne Jacques Lacarrière. Il faut « écouter, plutôt que lire » ces textes (Jaccottet 2004 : 451), « [entendre] lire ou réciter à haute voix (ce qui est la meilleure manière de les découvrir) » (Morvan 2010 : 13). Ces traducteurs cherchent avant toute chose à rendre la musicalité du texte, à « restituer en français contemporain le rythme singulier, violent, mystérieux du français primitif » (Boyer 2013 : 8), à « familiariser au moins le public avec un écho du chant grec » (Yourcenar 1979 : 42), donner à « entendre ne fût-ce qu’un écho très affaibli de l’admirable musique originale » (Jaccottet 2004 : 451).
- 11 À propos de la réception de la Couronne et la lyre, voir l’article de Rémy Poignault (2010), qui re (...)
42Nous sommes là dans une logique toute autre que celle tenue par les traducteurs des éditions critiques, attachés aux traductions littérales et généralement sceptiques à l’égard des traductions versifiées. Dans les recensions universitaires des ouvrages ci-dessus cités, la poétique de traduction est souvent abordée et les critiques à l’égard des « libertés prises », à l’exemple du « parti pris de proposer une traduction en alexandrins rimés » (Bressolette 1985 : 173) chez Yourcenar, ne sont pas rares11, même si elles n’empêchent pas la réception globalement très positive de ces travaux.
- 12 Les éditions critiques publiées dans la collection de la Pléiade proposent généralement la traducti (...)
43Dans la réception d’une œuvre, le traitement linguistique du texte joue un rôle primordial mais il ne faut pas sous-évaluer le traitement éditorial, qui revêt lui aussi une importance capitale. La mise en page des éditions est en ce sens significative : elle établit un rapport particulier entre le texte et le lecteur et influe directement sur l’acte de lecture. Les modalités de présentation des traductions, notamment dans le cas des éditions critiques bilingues, orientent la façon dont le lecteur perçoit le texte source et sa traduction : les traductions sont-elles disposées en regard du texte source ou bien à sa suite ? sont-elles en belle page ou en fausse page ? sont-elles différenciées du texte source par une typographie particulière – corps de police classique ou réduit12 ? Bref, selon quelle optique donne-t-on l’œuvre à voir au lecteur ? Ces choix éditoriaux participent aussi de la poétique de traduction.
44Cela rappelle la notion de « grammaire de la mise en page » élaborée par Geneviève Hasenorh dans son étude des traductions et littérature en langue vulgaire (1990) ainsi que par Françoise Vielliard dans son analyse de la traduction des Distiques de Caton par Jean le Fèvre (2010). Les deux philologues proposent une approche matérielle et codicologique des traductions médiévales en langues vernaculaires : comment la mise en page opérée par les auteurs et copistes médiévaux révèle-t-elle les rapports d’autorité et de hiérarchie entre le texte français et le texte latin, entre les adaptations médiévales et les autorités antiques, entre la langue française et la langue latine ? La structuration du texte mais aussi les modalités de séparation, dans les manuscrits médiévaux, des diverses unités linguistiques, permettent de mettre en lumière les différents rapports entre textes sources et traductions. Cette notion, établie pour l’étude des ouvrages médiévaux, pourrait être transposée à l’étude des éditions critiques bilingues contemporaines.
45Parmi les recueils de fables ésopiques, nous nous intéressons particulièrement à l’un d’entre eux – l’Isopet I-Avionnet, daté de la fin du XIIIe - début du XIVe siècles. Héritier des deux principales branches ésopiques médiévales, il constitue une compilation entre plusieurs recueils sources et a fait l’objet de deux rédactions successives. Le texte a en effet subi, entre les mains d’un compilateur qui l’a remanié quelques dizaines d’années après sa composition initiale, des additions, des recompositions et des modifications significatives.
- 13 Il s’agit de la suppression du cadre athénien, donné par Phèdre à la fable des Grenouilles, ainsi q (...)
- 14 Il s’agit des fables La Matrone d’Ephèse, Thaïs, Le Père et le Fils et Le Bourgeois et le Chevalier(...)
- 15 Il a réintroduit les fables, précédemment supprimées, Le Renard et le Masque et le récit-cadre des (...)
- 16 Il s’agit du fabliau D’un Menestrier envoié de l’espose pour avoir une robe d’un Chenoine de Troies(...)
46Ses sources directes sont celles de l’Anonyme de Nevelet pour l’Isopet I, et de l’Avianus pour l’Avionnet, que les manuscrits de la seconde rédaction intègrent directement à leur texte, précédant chaque fable en moyen français de sa source latine remaniée par les nouvelles additions. Dans sa composition initiale, l’Isopet I procède à deux suppressions13 dans le corpus de l’Anonyme de Nevelet ainsi qu’à quelques modifications dans l’ordre des fables. Les fables de l’Isopet I sont au nombre de 59, dont 90 % sont animalières. Pour sa part, l’Avionnet présente une sélection de 18 fables parmi les 42 fables d’Avianus, et sont, pour 61 % d’entre elles, animalières. L’ensemble constitue 81 pièces, chacune des parties du recueil étant précédée d’un prologue et suivie d’un épilogue. Le second rédacteur a supprimé quatre fables14 dans l’Isopet I et a compensé ces suppressions par divers ajouts15, parvenant ainsi à 64 fables. Il a également ajouté un fabliau16 à l’Avionnet, portant ainsi ce corpus à 19 fables. Dans cette seconde rédaction, les fables animalières représentent plus de 85 % du recueil (Boivin 2006 : 201-222).
- 17 Jeanne-Marie Boivin évoque notamment « la renardisation de certaines additions », et donne l’exempl (...)
- 18 Jeanne-Marie Boivin en relève trois citations dans la seconde rédaction de l’Isopet 1-Avionnet (200 (...)
47Mais au-delà de ces sources directes, les références aux recueils de fables plus anciens se font également jour. Jeanne-Marie Boivin identifie des interférences avec les recueils de Phèdre et du Romulus, ainsi qu’avec celui de Marie de France. Les rapports d’intertextualité dépassent cependant le genre fabulaire, puisque l’on trouve des références à d’autres œuvres littéraires médiévales, à l’image du Roman de Renart17 ou du Roman de la Rose18.
48La question se pose de savoir comment l’éditeur prend en compte la dimension intertextuelle des textes qu’il édite. Habituellement, dans une édition critique, l’index des sources et les notes constituent, pour le lecteur, les principaux moyens d’identification des lieux d’intertextualité. Dans le cadre d’une édition numérique, l’index des sources pourrait être développé sous une forme interactive. Même si « le réseau de contaminations de certaines fables est inextricable » (Boivin, 2006 : 317), il serait souhaitable de mettre en place, pour ce qui concerne les citations identifiables avec certitude, un répertoire interactif qui intégrerait également une section parémiologique pour regrouper, au-delà des sources fabulaires, l’ensemble des proverbes, distiques de Caton et sentences bibliques observées dans le corpus. Ce répertoire mettrait au jour les emplois divers que font les fabulistes de ces formules.
49Cependant, le système d’index reste attaché à l’étude synchronique d’un texte. Il serait également possible de renouveler l’approche des modes d’intertextualité et de variation générique propres aux fables ésopiques en se concentrant sur les rapports que les recueils de fables entretiennent entre eux. L’édition numérique pourrait être l’occasion de développer cette approche en proposant aux lecteurs une lecture diachronique des fables. Une section spécifique de l’édition numérique pourrait proposer un parcours de lecture à travers les différentes versions qu’ont pu prendre les fables dans l’histoire littéraire. Sans prendre en compte l’ensemble des fables du corpus, cet outil pourrait tout au moins s’appliquer à certaines d’entre elles et, en premier lieu bien entendu, à celles qui, ayant connu un succès important à travers les siècles, ont été reprises dans la plupart des recueils de fables ésopiques.
50Pour le lecteur, l’intérêt d’une disposition diachronique d’une fable me semble double. D’une part, en parcourant les différentes réécritures d’un motif ésopique initial, il pourrait observer l’évolution du traitement littéraire de ce motif. Il lirait ce texte singulier comme une unité en soi qui, dans le même temps, apparaîtrait dans un réseau serré d’autres textes antérieurs, contemporains et postérieurs. D’autre part, cette disposition diachronique pourrait accompagner le chercheur dans une analyse littéraire et critique plus spécifique. Mettre en parallèle une partie – récit, morale – du texte d’une fable telle qu’elle est traitée dans les différents recueils constituerait pour le chercheur un moyen commode de confronter et de comparer les versions successives auxquelles ont donné lieu les apologues initiaux.
51Bien évidemment, les modalités d’un tel parcours de lecture seraient à définir. Les éditeurs devraient d’abord statuer sur deux points : l’étendue – notamment chronologique, mais aussi linguistique – du parcours de lecture et le statut éditorial des textes qui y seraient présentés. Concernant l’étendue du parcours de lecture, il faudrait décider des recueils de fables à intégrer. Faudrait-il se concentrer sur les fables ésopiques françaises ou bien faudrait-il également y associer les fables latines qui les ont précédées ? Faudrait-il ensuite se limiter au Moyen âge ou bien aller au-delà, jusqu’à La Fontaine et même Florian, ou, plus loin encore, jusque Giraudoux, Queneau et Anouilh ? L’intégration de ce type de documentation au sein de l’édition numérique pose également une autre question : celle du statut éditorial et juridique des textes présentés. Deux possibilités se présentent aux éditeurs : ils peuvent soit établir euxmêmes l’édition critique de ces fables, soit reprendre des éditions critiques déjà disponibles, en tenant compte, dans ce cas, des questions de droit d’auteur et de statuts juridiques des textes édités pour être en mesure de les utiliser et les intégrer à leur édition numérique.
52L’édition critique numérique, à la faveur des outils techniques dont elle dispose, constitue un terrain d’exploration idéal pour mener le plus loin possible les expérimentations analytiques et critiques en termes d’interprétation des textes. J’ai soulevé là quelques-unes des interrogations qui se posent dans le cadre d’une édition diachronique d’un corpus de fables ésopiques, et notamment dans le cadre de l’édition numérique, en cours d’élaboration, de l’Isopet I-Avionnet. Le support numérique a l’avantage de n’être contraint ni par les aspects matériels propres à l’édition imprimée, ni par les normes éditoriales de structuration du contenu, laissant aux éditeurs une grande latitude dans le développement de modes de repérage et de sélection de l’information adaptés à leur corpus (Casenave 2023). Cet environnement permet alors d’explorer les caractéristiques de la fable et de transformer les éléments d’interprétation du texte en autant d’entrées et de voies de circulation dans le corpus.