Navigation – Plan du site

AccueilNuméros35Actes du XVIe colloque internatio...Des dieux, des jeux — du hasard ?

Actes du XVIe colloque international du CIERGA (partim)

Des dieux, des jeux — du hasard ?

En guise d’introduction
Véronique Dasen et Vinciane Pirenne-Delforge
p. 13-17

Texte intégral

  • 1 European Research Council no 741520 (www.locusludi.ch). Le projet Locus Ludi. The Cultural Fabric (...)

1En septembre 2021 s’est tenu à Fribourg, en Suisse, le XVIe colloque du CIERGA, plusieurs fois reporté en raison de la pandémie. Comme toujours, c’est l’équipe locale prenant en charge l’organisation qui a donné l’impulsion de la thématique choisie. Or, depuis plusieurs années désormais, l’université de Fribourg accueille le projet européen Locus Ludi. The Cultural Fabric of Play and Games in Classical Antiquity, sous la direction de Véronique Dasen1. Ce projet ambitieux envisage toutes les dimensions culturelles du fait de « jouer » dans l’Antiquité.

2L’enjeu de la rencontre était de cerner comment se traduit dans le monde grec notre notion moderne de « chance » et de « hasard » selon différents points de vue, religieux, institutionnel, philosophique et iconographique, en ouvrant également la réflexion à l’Égypte romaine et au monde romain en général, sur la longue durée. Les communications ont porté sur la gestion de l’indéterminé et la porosité des frontières entre pratique ludique, tirage au sort et consultation oraculaire, qui traduisent des rapports mouvants entre volonté humaine et divine, et ce, dans différents contextes et différentes perspectives.

3Pour saisir la complexité du sujet, il convient de souligner d’emblée que l’expression moderne de « jeux de hasard », communément utilisée pour désigner les jeux de pari ou d’argent, et ceux qui recourent à des dés ou des osselets, ne dérive pas d’un terme grec. « Hasard » provient de l’arabe al-zahr, « le dé ». En revanche, l’adjectif « aléatoire » (« ce qui est soumis aux chances du hasard ») est rattaché au latin alea, le « jeu de dés », le nom d’un jeu de plateau de la famille du backgammon. Le terme de « hasard » se décline avec des variantes dans les autres langues qui manifestent l’intervention de la chance, parfois personnifiée, comme l’allemand Glückspiel, jeu « de chance ».

  • 2 Hamayon (2021), p. 218.
  • 3 Hamayon (2020).
  • 4 Hamayon (2020), p. 436 ; (2021), p. 224.
  • 5 Hamayon (2021), p. 221–222.
  • 6 Sur l’hostilité des religions monothéistes en général face au jeu qui engage un Dieu par définiti (...)
  • 7 Hamayon (2021), p. 77–79.

4Nos réflexions ont été nourries de manière comparative par les travaux de l’anthropologue Roberte Hamayon qui a montré comment, dans le monde mongol et sibérien, le jeu est un mode d’action qui permet de gérer ce qui est à venir et indéterminé, en adoptant une posture active face au destin afin de l’infléchir : « Jouer vise à agir sur ce qui doit se passer ici et maintenant2. » En réponse à Lucien Lévy-Bruhl, elle explique pourquoi en Sibérie, et dans plusieurs sociétés nord-asiatiques, les procédés divinatoires ne consistent pas à « savoir à l’avance » en consultant les dieux3. Le lancer d’osselets — ou d’autres objets dissymétriques — a une dimension propitiatoire, au sens où le lancer défavorable peut être annulé par un nouveau lancer jusqu’à obtenir un signe positif4. La dimension performative du lancer constitue en soi une forme de préparation psychologique qui rend optimiste et confiant. Il est souvent associé à l’annonce publique du résultat obtenu, induisant la mise en œuvre du projet attendu. En somme, « la chance se gagne », en entraînant l’art de saisir l’occasion favorable et de tirer parti de l’indéterminé5. Roberte Hamayon identifie là l’une des grandes différences avec la Providence chrétienne qui ne saurait être infléchie. Selon les Pères de l’Église, il est inconcevable de « consulter » Dieu et ils condamnent fermement les jeux, surtout de dés et d’argent6. Elle dégage aussi la complexité des rapports entre jeu et rites, le jeu étant, dans ces sociétés, un modèle formel pour les rituels afin d’obtenir un bien aléatoire comme le gibier, la pluie ou la fécondité7.

5Les articles réunis dans ce dossier — qui se refermera dans le volume de 2023 — suivent les trois axes abordés lors de la rencontre de septembre 2021, sur le jeu comme instrument de communication avec les dieux, sur les relations entre « sort », « chance » ou « faveur divine », en s’interrogeant sur les spécificités des puissances divines convoquées par les joueurs, de Tychè à Fortuna, enfin sur les témoignages iconographiques de ces pratiques.

6Les rites, en tant qu’instruments de la communication entre hommes et dieux, possèdent une dimension performative et festive qui éclaire le brouillage entre jeu, paidiá, et sérieux, spoudé, posé par Platon dans les Lois. Les réflexions de Philippe Borgeaud, inscrites dans une perspective historiographique et anthropologique, montrent combien rites et jeu se ressemblent dans l’exercice d’un contre-point avec la réalité. Les jeux qui font « comme si », caractéristiques de l’univers enfantin, sont des opérateurs culturels tout comme les rituels religieux, sportifs, artistiques, musicaux, ou théâtraux. Il ne s’agit pas de ramener les rites religieux à des « enfantillages » ou, plus scientifiquement, aux effets d’une cognition qui serait encore enfantine, mais d’en comprendre les décalages avec le réel, tout en rappelant le caractère sérieux du jeu.

7Cette réflexion qui porte sur la Grèce peut être avantageusement lue en regard des analyses de Jörg Rüpke sur la dimension ludique que Cicéron attribue au rituel divinatoire dans son célèbre traité sur la divination. La référence au jeu de dés ou d’osselets qui ponctue les arguments des intervenants du dialogue sur ce point souligne la proximité entre jeu et rituel, notamment dans la matérialité des pratiques. Jeu et rituel se rejoignent dans l’usage d’objets dont la portée pragmatique est contournée et dans des stratégies de ritualisation, qui impliquent des actions spéciales. Dans les jeux fondés sur l’aléatoire comme dans la communication avec les dieux, il s’agit de créer des mondes imaginaires impliquant une agentivité des objets. Les dés « décident », comme les dieux peuvent le faire. Mais les règles ne sont pas les mêmes de part et d’autre.

8Dans la Théogonie d’Hésiode, les dieux ne « jouent » pas. En revanche, le tirage au sort est au fondement des partages primordiaux que chante le poète et qu’étudie Irad Malkin, dans une réflexion sur cette pratique de dévolution de parts, qu’elles soient d’héritage ou de butin, ou de dévolution de charges publiques dans les cités. En plaçant la réflexion au sein du monde des dieux, il s’agit d’affronter la question de savoir si les Grecs attendaient d’eux qu’ils déterminent les résultats du tirage au sort. En d’autre termes, cette pratique était-elle assimilée à une forme de divination ? Face au corpus des poèmes homériques et hésiodiques, la conclusion est négative et souligne, en revanche, l’importance de cette procédure pour déterminer la légitimité du groupe à l’appliquer et, ce faisant, la légitimité de ceux qui ont accès au partage. Il s’agit d’établir d’emblée l’égalité des chances de tous les participants et d’assurer l’égalité et l’équité des résultats. Selon l’interprétation d’Irad Malkin, le tirage au sort chez les Grecs anciens apparaît avant tout comme une affaire humaine.

  • 8 Graf (2005) ; Nollé (2007).

9Il en va tout autrement des oracles fondés sur le tirage au sort, que l’on avait déjà abordés avec la réflexion de Jörg Rüpke. Dans les manuels mis au jour sur papyrus et organisant ce type de procédure, les oracles peuvent se présenter sous la forme de bandes de feuilles de palmier à tirer et une divinité préside chacun des 29 oracles, à la manière de ce type de divination attesté en Asie Mineure et fondé sur le lancer de cinq osselets8. Si la logique du système a pu être reconstruite par Joachim Quack en réunissant les variantes conservées sur d’autres papyrus, le contexte de la pratique reste incertain. La personne qui consultait pouvait-elle tirer plusieurs fois jusqu’à obtenir la réponse espérée ? Un spécialiste devait-il participer à la consultation pour interpréter la réponse ?

10Dans le monde grec, où le risque est quotidien, le jeu peut représenter une manière de gérer l’indéterminé, tout comme dans les sociétés nord-asiatiques. Chez Platon, les dieux, comme les êtres humains, doivent aussi composer avec une part d’aléatoire qu’ils ne maîtrisent pas. Arnaud Macé montre comment l’image du lancer de dés ou d’osselets dans la République peut traduire une notion de τύχη qui accorde une part d’agentivité humaine face à l’indéterminé.

11Ces « incertitudes herméneutiques » sont également perceptibles dans l’iconographie. Ainsi, une coupe conservée à Copenhague offre, sous ses anses, l’image de deux joueurs ailés qui s’affrontent à un jeu de plateau. Pour François Lissarrague, la scène est une variante unique sur le thème connu des guerriers en train de jouer, qui renvoie à l’incertitude de l’issue du combat. Les deux figures ailées pourraient être ces daimones qui traduisent, dans l’Iliade, l’action divine en train de se faire ou dont on escompte les effets, notamment sur l’issue des affrontements sur le champ de bataille. Dans un autre registre iconographique, un remarquable bas-relief hellénistique conservé à Budapest est analysé par Árpád Nagy. On y voit un Éros debout sur une roue en train de tourner, ce qui ne relève pas d’un jeu d’équilibre, dont on ne connaît pas de parallèle, mais ouvre la porte à diverses manières de comprendre cette métaphore qui signifie aussi le kairos, le « moment opportun » qu’il faut saisir.

12Pour refermer (provisoirement) le présent dossier, la Fortuna des Romains est appelée à la barre jusqu’à sa réinterprétation chrétienne. L’ambiguïté de ce que nous appelons malencontreusement les « personnifications divines » se déploie avec une acuité toute particulière dans la figure romaine de la fortune quand elle est mise en regard des jeux, comme le fait ici Daniele Miano. Une tension insoluble se fait jour entre la figure divine de Fortuna et le caractère aléatoire des « jeux de fortune » (ludi fortunae) où nous reconnaissons nos « jeux de hasard ». Cette mise en regard, qui remonte à l’antiquité elle-même, permet d’éprouver et de redéfinir les limites entre « hasard » et volonté divine.

13Toutefois — et c’est un des questionnements majeurs de notre rencontre à défaut d’être un acquis définitif —, ne faudrait-il pas faire l’économie du terme moderne de « hasard » quand on traduit des termes antiques dont les contextes d’usage attestent la complexité ? C’est en ce sens que nous avons travaillé avec les auteurs de ce dossier, en les invitant à s’interroger encore et toujours sur ce point. La discussion reste ouverte, et gageons que le deuxième volet de ces actes, qui formera un bouquet d’article dans le Kernos de 2023, la soulèvera à nouveau.

Haut de page

Bibliographie

F. Graf, “Rolling the Dice for an Answer”, in S.I. Johnston et P.T. Struck (dir.), Mantikê: Studies in Ancient Divination, Leiden, 2005 (RGRW, 155), p. 51–97.

R. Hamayon, « Pourquoi les ‘jeux’ plaisent aux esprits et déplaisent à Dieu », in G. Thinès et L. de Heusch (dir.), Rites et ritualisation, Paris, 1995, p. 65–100.

R. Hamayon, « Gambling; or, The Art of Exploiting Chance to Nullify It », HAU: Journal of Ethnographic Theory 10–2 (2020), p. 435–439.

R. Hamayon, Jouer. Une autre façon d’agir. Étude anthropologique à partir d’exemples sibériens, Lormont, 2021.

J. Nollé, Kleinasiatische Losorakel: Astragal- und Alphabetchresmologien der hochkaiserzeitlichen Orakelrenaissance, München, 2007 (Vestigia, 57).

Haut de page

Notes

1 European Research Council no 741520 (www.locusludi.ch). Le projet Locus Ludi. The Cultural Fabric of Play and Games in Classical Antiquity est financé par le Conseil Européen de la Recherche (ERC), programme de recherche et d’innovation de l’Union européenne Horizon 2020 (no 741520) .

2 Hamayon (2021), p. 218.

3 Hamayon (2020).

4 Hamayon (2020), p. 436 ; (2021), p. 224.

5 Hamayon (2021), p. 221–222.

6 Sur l’hostilité des religions monothéistes en général face au jeu qui engage un Dieu par définition transcendant, incontestable, en le mettant sur un pied d’égalité, alors qu’il ne peut pas perdre, voir Hamayon (1995).

7 Hamayon (2021), p. 77–79.

8 Graf (2005) ; Nollé (2007).

Haut de page

Pour citer cet article

Référence papier

Véronique Dasen et Vinciane Pirenne-Delforge, « Des dieux, des jeux — du hasard ? »Kernos, 35 | 2022, 13-17.

Référence électronique

Véronique Dasen et Vinciane Pirenne-Delforge, « Des dieux, des jeux — du hasard ? »Kernos [En ligne], 35 | 2022, mis en ligne le 01 février 2024, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kernos/4170 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kernos.4170

Haut de page

Auteurs

Véronique Dasen

Université de Fribourg

veronique.dasen@unifr.ch

Articles du même auteur

Vinciane Pirenne-Delforge

Collège de France / Université de Liège

vinciane.pirenne@college-de-france.fr

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search