Héraclite : le temps est un enfant qui joue
David Bouvier, Véronique Dasen (dir.), Héraclite : le temps est un enfant qui joue, Liège, Presses Universitaires de Liège, 2021. 1 vol. 16 × 24 cm, 338 p. (Collection Jeu/Play/Spiel). ISBN : 9782875622624.
Texte intégral
- 1 Fr. Fronterotta, Lire une œuvre fragmentaire : Héraclite, le temps de la vie et l’enfant qui joue (...)
1Dans l’Antiquité déjà, alors que son œuvre était disponible, Héraclite était considéré comme un auteur difficile. Pour les interprètes modernes, qui ne sont plus en mesure d’en lire que de pauvres fragments, la tâche de comprendre la pensée du philosophe d’Éphèse est un défi. Ainsi le fragment 52 Diels-Kranz6 est-il placé sous la loupe des treize auteurs de ce collectif1. Rappelons la forme du fragment en grec : αἰὼν παῖς ἐστι παίζων, πεσσεύων· παιδὸς ἡ βασιληίη. La référence au fait de jouer (παίζων) et la mention d’un jeu spécifique (πεσσεύων) permettent de comprendre pourquoi le projet international Locus ludi (The Cultural Fabric of Play and Games in Classical Antiquity), dirigé par Véronique Dasen à l’université de Fribourg, s’est saisi de cet aphorisme énigmatique. Dès l’introduction des deux directeurs de la publication, le ton est donné avec pas moins de 22 traductions différentes qui offrent autant d’interprétations de l’énoncé d’Héraclite. Et il ne s’agit que d’un échantillon, intégrant du même coup les solutions offertes par les contributeurs du volume qui ont emprunté des lectures différentes, voire contradictoires. C’est le parti-pris judicieusement assumé par le livre.
2Chaque mot du fragment suscite de multiples interprétations. L’ἀίων doit-il être compris comme le temps ou bien la vie, le temps de la vie, comme la force vitale, l’existence ou bien l’éternité ? Παῖς présente-t-il ici les connotations négatives de l’immaturité et de l’imperfection, voire la disqualification qui s’attache au sens d’esclave que le mot peut assumer ? Ou bien faut-il lire la référence à l’enfance de façon plus positive ? Quant au jeu lui-même, s’agit-il de « faire l’enfant » ? Mais le jeu de pions que laisse poindre le verbe πεσσεύω n’est pas forcément un jeu d’enfant. S’agirait-il alors d’une évocation du hasard ou de la stratégie qu’impose le déplacement des pions ? Quant à la royauté de l’enfant qui referme l’aphorisme, elle n’est pas plus claire : a-t-on affaire à la critique d’un pouvoir chaotique parce que placé dans les mains d’un enfant ou bien, au contraire, cette royauté est-elle l’équilibre temporaire instauré par le jeu ? Autant de questions, parmi d’autres, qu’affrontent les auteurs, non sans avoir remis le fragment dans le contexte des controverses religieuses entre chrétiens et « païens » qui l’ont transmis et souligné la spécificité de ce type d’objet philologique.
3Les lecteurs de Kernos, intéressés par les problématiques touchant à la représentation des dieux et aux rituels qui leur sont réservés, trouveront du grain à moudre dans cet ensemble où les dieux sont également susceptibles de jouer et où la question du hasard et du destin affleure de façon récurrente dans les exposés. Quant à la basileia de l’enfant, elle touche sans doute, d’une manière ou d’une autre, qui reste ouverte dans le volume, à la royauté par excellence qui est celle de Zeus lui-même.
Notes
1 Fr. Fronterotta, Lire une œuvre fragmentaire : Héraclite, le temps de la vie et l’enfant qui joue ; Fr. Massa, Des dieux qui jouent : polémiques religieuses autour du fr. 52 D.-K. d’Héraclite dans le monde romain ; M. Année, Héraclite, fr. 52 D.-K. : jeux de mots ou nécessité linguistique d’une composition en αἰών majeur ? ; M. Vespa, La sagesse de Palamède : les dés, les pions et l’établissement de l’ordre (à propos de Philostrate, Sur les héros, 10 Follet) ; V. Dasen, La royauté de l’enfant. À propos d’Héraclite et de pratiques ludiques enfantines en Grèce ancienne ; R. Ellis, Ludic Philosophy and Heraclitus’ Playing Children ; U. Schädler, « Le temps un enfant qui joue » — mais à quoi ? La perspective ludographique ; P. Destrée, « Ne passez pas votre vie à faire l’enfant ! » Humour et causticité dans le fragment D.K. B 52 ; D. Bouvier, Un coup de dés jamais n’abolira l’Iliade ; S. Costanza, Pas que des pions (πεσσοί) : jeux de nombres et de dés autour de la pséphomancie ; A. Macé, Platon et Héraclite, le jeu des cinq lignes (pente grammai) comme analogie du destin ; A-C. Rendu Loisel, « S’il y a beaucoup de jeux dans la ville : trouble pour cette ville » : fortunes et infortunes du jeu dans les textes de l’ancienne Mésopotamie ; F. Spadini, Aiôn en jeu ou la valeur symbolique du temps. Le tout suivi d’une postface de R. Hamayon, Un regard d’anthropologue : l’annonce d’une captivante et déroutante famille de notions.
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Référence papier
Vinciane Pirenne‑Delforge, « Héraclite : le temps est un enfant qui joue », Kernos, 34 | 2021, 306-307.
Référence électronique
Vinciane Pirenne‑Delforge, « Héraclite : le temps est un enfant qui joue », Kernos [En ligne], 34 | 2021, mis en ligne le 31 décembre 2021, consulté le 25 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kernos/3998 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kernos.3998
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