Paulin Ismard, L’Événement Socrate
Paulin Ismard, L’Événement Socrate, Paris, Flammarion, 2013. 1 vol. 13.5 × 22 cm, 301 p. ISBN : 978–2–0812–8541–5.
Texte intégral
1L’ouvrage de P. Ismard (P.I.) cherche à comprendre « le poids de l’événement que représente le procès de Socrate dans la mémoire occidentale » (p. 11). Cet objectif repose sur trois angles d’approche : il s’agit de saisir les enjeux du procès comme tel, d’utiliser cet « événement » comme clé d’analyse des institutions athéniennes contemporaines du procès, et d’étudier la réception du procès aux époques ultérieures. L’analyse est structurée autour de neuf chapitres, dans un langage fluide et aisé à lire. La première partie traite du procès à proprement parler et donne lieu à une bonne synthèse au chapitre 6 (« Circonscrire l’énigme »). L’A. juge anachronique la volonté de chercher la cause unique du procès, tant il y avait une série d’éléments qui, aux yeux de chaque juge, pouvaient justifier une condamnation de Socrate. La seconde partie de l’ouvrage se concentre sur la réception du procès.
2Dans le premier chapitre (« L’affaire Socrate »), l’A. allègue la naissance d’un « champ intellectuel » pour expliquer les prises de position qui ont précédé et suivi la mort de Socrate — en n’hésitant pas à comparer Socrate à François d’Assise, pour permettre de saisir l’ampleur du phénomène. Il précise à juste titre que tout texte pris en compte doit être remis en perspective autant que possible, tant de nombreux logoi sokratikoi ont été perdus. Contrairement à ce qui est généralement affirmé, P.I. conteste que l’image de Socrate véhiculée par Aristophane soit celle de « l’homme de la rue » et que la pièce Les Nuées ait une dimension politique. De même, il essaie de situer le portrait platonicien dans le contexte polémique qui a suivi la mort du philosophe. Quant au texte d’accusation Contre Socrate, rédigé ultérieurement par Polycrate, il semble se focaliser sur la dimension politique du procès, laissant de côté l’impiété. Enfin, Isocrate, un auteur généralement peu pris en compte dans l’étude de la question, est également sollicité pour tenter d’éclaircir le problème.
3Le deuxième chapitre (« La cité au procès ») s’ouvre sur la constatation d’un paradoxe : le procès de Socrate est présenté par la recherche moderne comme un modèle de fonctionnement des institutions athéniennes, alors qu’il constitue l’unique procès pour délit d’opinion clairement attesté dans les sources. L’A. décrit le déroulement du procès sans ajouter rien de bien neuf à ce que l’on sait déjà, mais en posant bien toutes les questions suscitées par toute la procédure. Il attire l’attention sur l’importance croissante de la loi à cette époque, en citant l’attitude de Socrate dans l’affaire des Arginuses et sa réaction face aux Trente qui exigeaient qu’il mette à mort Léon de Salamine. Il attribue même les différents échos de cette importance de la loi, que l’on trouve dans plusieurs textes au début du ive s., au « produit de la réflexion née dans le sillage du procès de Socrate » (p. 80).
4Il conclut que la condamnation a été faite sur base d’une décision politique, dans la mesure où la notion de séparation des pouvoirs n’existait pas en Grèce antique. Cependant, il nuance directement cette affirmation dans le troisième chapitre (« Socrate l’oligarque »), où il replace l’épisode dans le contexte des rapports entre Socrate et les Trente. À côté de la dimension politique, l’A. ajoute qu’il faut également tenir compte de l’échelle chronologique dans laquelle se situe l’événement, par rapport à la guerre du Péloponnèse. Il reste par ailleurs circonspect sur la notion de « crise morale » ou « religieuse » avec l’apparition des sophistes à cette époque, montrant davantage l’inadéquation entre les pratiques éducatives de ceux-ci et les pratiques traditionnelles. Plusieurs éléments tendraient à présenter Socrate comme une victime du parti démocrate. Malgré l’amnistie de 403, on sent que, en 401–399, les partisans de la démocratie, ayant le vent en poupe, cherchent à châtier les anciens oligarques. En outre, la technê politikê prônée par Socrate va à l’encontre des fondements de la démocratie athénienne, puisque, aussi bien à travers les filtres de Platon que ceux de Xénophon, Socrate affirme que l’autorité politique vient du savoir. Au final, néanmoins, ce n’est pas tant cette théorie politique qui est cause de sa condamnation que « son inscription dans un réseau de sociabilité singulier qui conférait une coloration oligarchique à son attitude » (p. 115).
5Le quatrième chapitre (« l’impiété socratique ») envisage les aspects proprement religieux du procès. L’A. attire l’attention sur le fait que le procès de Socrate doit être interprété dans un contexte particulier : l’année 399 a connu successivement trois procès concernant l’impiété (à des degrés différents), intentés contre Nicomachos et contre Andocide. Son point de vue critique sur les « procès d’impiété » soi-disant intentés aux ve et ive s. est tout à fait justifié, car ceux-ci reposent pour la plupart sur des constructions d’époques hellénistique et impériale (il retient néanmoins Diagoras et Damon comme cas probables de poursuites à l’égard d’intellectuels).
- 1 Sur cette notion, voir E.M. Harris, « Open Texture in Athenian Law », Dike 3 (2000), p. 29–79.
6S’il contextualise très bien l’affaire, le rapport au divin, tel qu’il le définit dans son analyse, manque parfois de précision. Il affirme que l’eusebeia doit être comprise comme le fait de respecter la place assignée à chacun dans la société, et non uniquement comme un rapport au divin. Pour le coup, il aurait pu évoquer la notion d’hosios. De plus, l’explication de l’A. sur la non-reconnaissance des dieux athéniens et sur l’introduction de nouvelles divinités n’est pas tout à fait convaincante : assez étonnamment, selon lui, la combinaison de ces deux griefs est difficile à comprendre. Par conséquent, pour expliquer le recours à ces deux accusations, il suggère qu’il s’agit d’une formulation juridique standard nécessaire dans une graphê asebeias. Ce point de vue assez rigide ne tient pas compte du concept d’open texture en droit grec1, ni du fait que la formulation de l’accusation en trois volets entre justement dans une démarche de manipulation par les accusateurs de Socrate. Enfin, en insistant sur le fait que, par « démon » de Socrate, il faut entendre des theoi, il arrive à une conclusion paradoxale par rapport à sa conception initiale de l’eusebeia : après avoir annoncé d’emblée que la piété est fondée sur les relations sociales, il oublie peu à peu ce postulat pour se concentrer sur l’aspect purement théologique.
7Le chapitre 5 porte sur la corruption de la jeunesse athénienne par Socrate. Il compare l’éducation promulguée par Socrate à l’éducation pythagoricienne. Socrate subordonne la philia à l’utilité et au savoir, ce qui constitue une inflexion par rapport à la conception traditionnelle des relations entre parents et enfants. L’enseignement de Socrate, dont la gratuité lui permet de choisir ses interlocuteurs, est conçu comme un évergétisme et comme une philanthropia. Mais le fait qu’il puisse être analysé dans la logique du rapport erastês-erômenos explique qu’il puisse également être vu comme subversif.
8Les trois derniers chapitres portent sur la réception de l’événement aux époques postérieures. Il est d’abord question de : « Socrate christianos », du ier au ve s. Le procès de Socrate exerce une influence dans la littérature juive hellénophone du ier s., alors que quelques épisodes du Nouveau Testament reprennent des arguments déployés dans les textes entourant l’affaire. Socrate apparaît notamment comme une préfiguration du Christ, surtout chez Justin. Ce rapprochement repose sur le fait que Socrate et le Christ sont vus comme des martyres volontaires, s’opposant à une cité qui ne veut pas entendre leur message. Toutefois, à partir du iiie s., qui voit l’avènement de la littérature apologétique latine, la puissance conférée à Jésus est telle que Socrate ne peut plus être vu comme son équivalent. À la Renaissance, la portée chrétienne de la figure de Socrate s’atténue peu à peu (chapitre 8 : « Le gentilhomme démocrate »). Dans le contexte florentin du xve s. (Bruni, Manetti, Ficin), on insiste moins sur le martyre de Socrate que sur sa qualité de citoyen exemplaire. Dans un contexte de controverses théologiques, Érasme va un pas plus loin : sans s’intéresser au procès de Socrate comme tel, il suggère de lire les Évangiles à l’aune de Platon, plus que l’inverse. Montaigne désamorce également la lecture chrétienne du procès. Enfin, au xviiie s., où l’on se concentre sur la liberté d’expression, Socrate est vu comme un personnage exceptionnel et sa mort comme une grande injustice. Voltaire cite les juges qui n’ont pas voté pour mettre à mort Socrate pour montrer que la mort du philosophe était un malentendu. La figure de Socrate est également sollicitée lors de la Révolution : Robespierre notamment y recourt pour montrer les dangers de la démocratie directe. Cette généralité connaît quelques exceptions, comme l’œuvre de Nicolas Fréret, qui présente une offensive à l’égard du philosophe et une réhabilitation de la démocratie athénienne.
- 2 Voir l’incohérence entre hê politikê (p. 20) et ta politica (p. 21) ; « nous pourrrons » (p. 24) ; (...)
9L’ouvrage a une forte portée pédagogique, ce qui rend l’exposé particulièrement agréable à lire. Sur le plan formel, on relève quelques coquilles2. Les descriptions de la situation athénienne sont enrichies de nombreuses comparaisons avec des périodes plus récentes (Révolution française, occupation pendant la Seconde Guerre mondiale, …). L’ouvrage ne prétend pas révolutionner notre connaissance du procès (est-ce seulement possible ?) mais apporte çà et là d’intéressantes hypothèses. Surtout, la mise en regard du procès comme tel et de sa réception aux époques ultérieures constitue une grande originalité. Ce livre est désormais un passage obligé dans la longue liste d’ouvrages sur le sujet.
Notes
1 Sur cette notion, voir E.M. Harris, « Open Texture in Athenian Law », Dike 3 (2000), p. 29–79.
2 Voir l’incohérence entre hê politikê (p. 20) et ta politica (p. 21) ; « nous pourrrons » (p. 24) ; « prend partie » (p. 116) ; « Oxyrrinchos » (p. 126). On se demande qui est cet intrigant « Kalliop », qui est censé être auteur de comédie (p. 31).
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Référence papier
Aurian Delli Pizzi, « Paulin Ismard, L’Événement Socrate », Kernos, 27 | 2014, 460-462.
Référence électronique
Aurian Delli Pizzi, « Paulin Ismard, L’Événement Socrate », Kernos [En ligne], 27 | 2014, mis en ligne le 12 novembre 2014, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kernos/2239 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kernos.2239
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