Autour du « banquet ». Modèles de consommation et usages sociaux, sous la direction d’Arianna Esposito, avec la collaboration d’Élisabeth Rabeisen et Stefan Wirth
Autour du « banquet ». Modèles de consommation et usages sociaux, sous la direction d’Arianna Esposito, avec la collaboration d’Élisabeth Rabeisen et Stefan Wirth, Dijon, Éditions universitaires de Dijon (Sociétés), 2015, 440 pages.
Texte intégral
1Le titre de ce recueil d’articles, Autour du « banquet », est une invitation au partage des connaissances sur une pratique sociale – la commensalité – à travers la diversité des sources antiques, des civilisations européennes et des périodes historiques (du XIIIe au Ier siècle av. J.-C.). Il s’agit de la publication, sous la direction d’A. Esposito, avec un financement du Conseil régional de Bourgogne, de trois ateliers de recherche organisés entre 2010 et 2013 à l’université de Bourgogne.
2Les études sur la thématique du banquet ont souvent associé les traces matérielles de la consommation de viande et de boisson à une étude sur les transferts culturels et sur l’influence d’un style de vie méditerranéen, voire grec. Cet axe de réflexion provient de l’interprétation des données matérielles, surtout des importations de vaisselles et d’amphores de la Méditerranée vers des contrées plus lointaines : la consommation de vin est un élément central dans la définition d’un mode de vie grec et dans l’idée d’une diffusion d’un certain type de sociabilité et de commensalité, appelé « banquet » et importé en même temps que les objets qui lui sont associés. Ce processus de réflexion historiographique est bien mis en évidence dans l’ouvrage. En effet, cet ouvrage rappelle clairement la différence entre deux moments clés du banquet grec, athénien et classique : le deipnon, qui est le repas proprement dit, et le symposion, qui concerne le rituel de la consommation du vin. Si la distinction entre ces deux moments est attestée dans le monde grec par des témoignages textuels, elle s’avère problématique dans les autres civilisations.
3La publication Autour du « banquet » ne souhaite pas évaluer les degrés d’hellénisme associés à ces pratiques de commensalité, mais elle en propose une vision fondée sur l’anthropologie et marquée par la prudence dans les interprétations des données littéraires et archéologiques. Des articles de synthèse sur les concepts et les réalités sociales définies dans le mot « banquet » fixent ces idées : il s’agit de la préface d’A.-M. Adam (p. 7-9), de l’introduction d’A. Esposito (p. 11-29) et des trois postfaces – J. Gomez de Soto pour le banquet nord-alpin (p. 429-432), A. Naso pour le banquet dans l’Italie préromaine (p. 433-436) et M. Bats pour le banquet grec (p. 437-440). Ces contributions encadrent, par leurs réflexions théoriques et méthodologiques indispensables, les vingt-deux interventions qui abordent les thématiques des liens sociaux, économiques et politiques qui sous-tendent les sociétés. Le classement des articles se veut chronologico-régional, de la période mycénienne jusqu’à l’Empire romain. Le questionnement est ainsi posé sur les pratiques alimentaires de chaque société, sur leurs codes, leurs implications dans la cohésion sociale et sur ce que pouvaient éventuellement apporter l’achat et l’usage d’objets et de produits importés. La vision n’est plus celle d’une Méditerranée au cœur des échanges, grande exportatrice de ses productions : actuellement, il s’agit de prendre en considération la complexité des sociétés elles-mêmes dans un monde où la Méditerranée – la Grèce surtout – n’est pas le seul modèle. Cette publication se place parfaitement dans le cadre du renouveau des études sur les réseaux, les connexions et le thème tant étudié de la « méditerranéisation » : l’ouvrage apporte ainsi une perception plus nuancée des réalités sociales antiques.
4Un premier thème se dégage des différents articles : il s’agit de l’évaluation de la portée des repas communautaires et l’interprétation difficile des sources. J. Zurbach (p. 31-41) présente une réflexion sur la notion de « festin » dans le monde mycénien : il existe des textes sur les réquisitions de denrées au profit des palais, ainsi que des découvertes archéologiques attestant l’enfouissement de restes d’animaux. Toutefois, l’auteur invite à la prudence quant à la définition du rôle social et économique de ces festins, liée aux limites interprétatives mêmes des sources. Des doutes subsistent également dans l’interprétation des enfouissements, datés du VIIIe siècle, de restes alimentaires sur le site d’Érétrie : S. Huber et P. Méniel (p. 71-84) étudient ces données dans les sanctuaires. Les traces de découpe, sacrificielle ou non, ainsi que le type de vaisselle associée offrent des indications sur l’apport des victuailles et le mode de consommation, mais rendent difficile une interprétation assurée de la tenue d’un banquet entendu comme repas collectif ritualisé. F. Quesada-Sanz (p. 235-251) rappelle que, dans le monde ibérique, il n’y a pas de distinction entre la consommation de viande et celle de boissons fermentées. En revanche, il existe certains types de repas collectifs associés à des moments de crise de la cité, voire de sa destruction. Les textes latins du Ier siècle av. J.-C. font état de ce phénomène lors du siège de Numance, par exemple ; il s’agit d’un repas funèbre et d’un moment de cohésion guerrière avant un suicide collectif. Les données archéologiques du site de Castrejón de Capote, en territoire celtique du sud de l’Estrémadure, et celles du palais-sanctuaire de Cancho Roano présentent des traces d’incendie et de destruction postérieures à un dernier repas, mais des doutes subsistent sur l’interprétation tant de la chronologie que de la portée sociale de ce phénomène. Enfin, S. Péré-Norguès (p. 313-323) étudie, à travers le vocabulaire utilisé dans les Deipnosophistes d’Athénée, la vision que les Grecs ont du banquet celte ; il en découle une bonne appréciation de l’hospitalité celte lors des dîners, même s’il n’est pas question de consommation de boisson différenciée des repas. Toutefois, dans ces descriptions, il n’est pas possible de comprendre les codes ni la portée de ces banquets.
5Le second thème abordé dans cette publication concerne une des fonctions principales des repas : sceller des alliances et marquer les hiérarchies sociales. C. Saint-Pierre Hoffmann (p. 43-54) étudie les passages des textes homériques relatifs à l’usage des coupes, celles notamment qui sont offertes pendant les repas : il s’agit d’un cadeau qui scelle les liens d’hospitalité, fournit une reconnaissance sociale entre pairs et conserve la mémoire des alliances passées. Selon F. Sciacca (p. 161-185), dans le monde étrusque, les coupes en argent martelé, telles celles qu’on a découvertes sur le site de Torre Galli, auraient une valeur de reconnaissance de parité entre les aristocrates étrusques et les marchands grecs autour d’une même consommation de vin ; les skyphoi, vases à boire, qui apparaissent en grande quantité par la suite, montrent l’évolution vers une acceptation d’un mode de vie à la grecque. Le passage du banquet de la sphère privée vers la sphère publique, toujours dans ce monde étrusco-latial, intervient, d’après A. Zaccaria Ruggiu (p. 385-405), après l’éviction des Tarquin de Rome : au Ve siècle, les changements dans l’iconographie des terres cuites architecturales impliqueraient une institutionnalisation du banquet dans les cités, phénomène qui connaît un renouveau au IIe siècle à Rome sous l’influence grecque. T. Brisart (p. 55-69) étudie pour sa part le phénomène d’orientalisation du banquet grec, avec l’introduction de l’usage des lits ou des huiles parfumées par exemple. Il inscrit ce phénomène dans un système de perpétuelle redéfinition de l’élite sociale au VIIe siècle : le caractère ostentatoire et élitiste des banquets permet aux convives de se placer au-dessus des normes affirmant leur pouvoir. Cette interprétation s’applique également au topos littéraire de l’aspect hors norme du banquet royal à la période hellénistique, confirmé par la découverte de grandes salles de banquet dans les palais : R. Étienne (p. 365-383) confirme cet aspect de transgression de l’ordre du monde par le roi, qui marque ainsi la hiérarchie politique et sa divine place. Des lieux spéciaux réservés aux banquets sont également visibles dans la topographie de l’île de Délos entre le IIIe et le Ier siècle av. J.-C., comme le montre A. Borlenghi (p. 349-363). Il s’agit cette fois de reconnaissance entre pairs dans le cadre d’associations religieuses adeptes de cultes orientaux comme celui de Sarapis ou de dieux syriens et phéniciens. Pour le monde celte, la reconnaissance du pouvoir passe par les pratiques alimentaires : C. Huth (p. 203-218) interprète l’iconographie des situles en parallèle avec les données funéraires pour rappeler l’enjeu de légitimation qui est associé au banquet, en lien avec un mariage sacré, le don et le combat, dans l’idée d’une ouverture vers la compréhension du monde des dieux. E. Warmenbol (p. 219-233) complète cette idée en étudiant l’iconographie du cratère de Vix : la représentation de la naissance de Pégase, la symbolique du chiffre 9 et la présence d’hydromel, notamment, donneraient à penser que la jeune femme est une prêtresse. Enfin, dans le monde thrace du Ve siècle, à en croire A. Baralis (p. 253-273), l’aristocratie émergente, en quête de représentation sociale, adopte une démarche compilatrice dans laquelle les banquets conservent leurs propres règles – dont la simultanéité de la consommation de viande et de boissons – en utilisant à la fois des éléments d’origine grecque et d’autres d’origine achéménide.
6Un troisième thème complète le précédent : il s’agit des études davantage centrées sur les importations de vaisselle et de produits en provenance de Grèce et sur les usages qui en étaient faits. La vaisselle laconienne présentée par F. Coudin (p. 85-96) est importée en Occident entre le VIIe et le Ve siècle : or, une différence dans la sélection des formes, vases à boire ou à mélanger, est notable entre la Sicile, l’Étrurie ou le Salento. De même pour les contextes de découverte. L’usage de ces vases n’est donc pas forcément le même entre leur production et leur réception, acquérant en Sicile, outre une nouvelle référence, une symbolique liée à leur ancienneté. Dans le monde ibérique, beaucoup de vases à boire et à mélanger sont importés contrairement aux amphores, dont le taux d’importation est faible, comme le montre A. Esposito (p. 97-113). Ainsi une pratique collective existerait déjà dans la civilisation qui réceptionne cette vaisselle et l’adapte à son mode de vie pour la consommation de lait ou de boissons fermentées, dans des usages très variés – rites ou offrandes par exemple. Cette vaisselle à boire n’est pas toujours associée à des repas collectifs : sa présence n’est pas nécessairement le symbole d’un rite de banquet, comme le précise l’étude par J. Weidig (p. 115-131) des vases à boire fragmentés jetés après la réalisation des rites funéraires, découverts dans la nécropole de l’Aquila (Bazzano), dans le Latium. La vaisselle peut être elle-même un marqueur de hiérarchie et de prestige social sans pour autant devoir s’interpréter comme directement liée au banquet : ainsi M.A. Guggisberg (p. 187-201) montre comment, dans les tombes celtes et étrusques, la vaisselle est mise en scène grâce à un système de suspension ou à des meubles spécialisés pour sa thésaurisation dans des espaces choisis et bien visibles. Enfin, l’étude du mobilier lié aux repas pour des périodes hautes (XIIIe-VIIIe siècles) s’accompagne d’une compréhension des procédés de fabrication et des progrès techniques : le cas s’applique pour le monde de la Transylvanie dit préscythe étudié par C. Pare (p. 275-312). Les phiales, les coupes hémisphériques, les haches et les fibules en bronze sont liées à la progressive extension de la culture des cités-États et l’adoption de nouvelles techniques provenant du monde égéen. C’est également le cas en Europe centrale, où une certaine standardisation des formes des objets métalliques et de leur iconographie rend difficile l’établissement des typologies : E. Wyremblewski et A. Lehoërff (p. 407-426) ont analysé les teneurs en étain de plusieurs objets ainsi que les procédés mis en œuvre pour leur fabrication, lesquels dénotent une bonne maîtrise et un savoir-faire de haute qualité.
7Le dernier thème développé dans cet ouvrage concerne la boisson elle-même et la place de la culture du vin. Les vases importés peuvent être en réalité utilisés pour des boissons locales en Étrurie comme en Gaule. M. Venturino Gambari (p. 133-145) présente l’évolution, en Ligurie, du mobilier lié à la boisson et le passage progressif des boissons fermentées à base d’orge au vin. L. Tori (p. 147-160) constate la diffusion précoce de la viticulture dans la civilisation de Golasecca (étude paléobotanique et outillage) et, à partir surtout d’une étude des formes de vases, la difficile distinction entre le vin de production locale et le vin importé. Pour le monde celte, la présence d’hydromel et de bière est bien attestée. La place du vin est cependant plus difficile à évaluer : M. Poux (p. 325-348) rappelle la quantité d’amphores vinaires provenant d’Italie au Ier siècle av. J.-C. découvertes en Gaule. Le lien entre la vaisselle, les restes de repas et les amphores existe, mais l’interprétation de l’usage qui leur était réservé dans le cadre du symposion est très complexe.
8L’ouvrage Autour du « banquet », s’il réunit des études très diverses, concentre son questionnement sur les données matérielles et affine leur interprétation en croisant plusieurs sources. L’utilisation des objets varie d’une référence culturelle à l’autre, ainsi que la manière de consommer les aliments et les codes sociaux qui se structurent dans ce partage. Comme le souhaite A. Esposito (p. 24), cet ouvrage permet au lecteur de créer son propre espace d’interrogation.
Pour citer cet article
Référence papier
Claire Joncheray, « Autour du « banquet ». Modèles de consommation et usages sociaux, sous la direction d’Arianna Esposito, avec la collaboration d’Élisabeth Rabeisen et Stefan Wirth », Kentron, 32 | 2016, 219-224.
Référence électronique
Claire Joncheray, « Autour du « banquet ». Modèles de consommation et usages sociaux, sous la direction d’Arianna Esposito, avec la collaboration d’Élisabeth Rabeisen et Stefan Wirth », Kentron [En ligne], 32 | 2016, mis en ligne le 10 mai 2017, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/926 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.926
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