Parménide, Fragments “Poème”. Précédé de “Énoncer le verbe être”, Magali Année (introd., trad. et notes)
Parménide, Fragments “Poème”. Précédé de “Énoncer le verbe être”, Magali Année (introd., trad. et notes), Paris, J. Vrin (Bibliothèque des textes philosophiques), 2012, 215 p.
Texte intégral
1La collection dirigée par Jean-François Courtine accueille une nouvelle étude portant sur le Poème de Parménide, laquelle est accompagnée d’une traduction, nouvelle elle aussi. L’ouvrage se distingue par une approche originale, car Magali Année, linguiste comparatiste de formation, est engagée dans une recherche sur les dictions poétiques de l’époque archaïque grecque. Elle a donc été amenée à se pencher sur la figure du poète‑savant « présocratique », en l’occurrence sur Parménide. L’auteur, rompant avec la tradition du commentaire philosophique, qu’elle juge anachronique du fait qu’il découle de la lecture de Platon et Aristote, préfère considérer le Poème à l’aune du genre poétique dont il relève.
- 1 Les pages 33-69, toutefois, sont la reprise modifiée d’un texte antérieur, « Pouvoir du logos(...)
2L’ouvrage de MA est commodément organisé : après un avertissement (p. 7) où l’auteur insiste sur le caractère linguistique du commentaire, dont dépend la « traduction-substrat » proposée, on trouve d’abord l’essai original1 (p. 9-146), auquel succèdent le texte et la traduction des fragments, placés en regard (p. 147-183). S’y ajoute une bibliographie à la fois fournie et éclectique (p. 185-196), ainsi que trois index (p. 197-211), des auteurs anciens et modernes, des passages cités et des mots grecs. Un quatrième index réunissant les notions proprement linguistiques ou spécialement élaborées par l’auteur aux fins de son commentaire aurait sans doute encore facilité la lecture.
- 2 N. Lanérès, Les formes de la phrase nominale en grec ancien : étude sur la langue de l’“Iliad (...)
3L’essai ouvre une perspective neuve sur le Poème de Parménide, dans un profond respect du texte, examiné dans son esprit et sa lettre, et dans une parfaite connaissance des débats sur l’œuvre, y compris les plus récents. MA commence par expliciter le contexte de création et d’énonciation de cette poésie moins didactique que parénétique, genre qui s’inscrit dans la tradition archaïque grecque aux côtés de l’épopée et de l’élégie guerrière, et qu’illustrent aussi les discours médical et historique (p. 143-144). De ce fait, le poète-savant est l’héritier d’une tradition fort ancienne, qu’il faut reconnaître notamment dans la figure héritée du priamel (p. 117-118, entre autres). C’est à ce titre aussi que MA fait de ἐστι, dans toutes ses occurrences, un enclitique, se fondant sur son statut originel puisque, le fait est avéré, le verbe indo-européen était enclitique. Cette option a le mérite de ne pas masquer l’unité sémantique fondamentale de ce verbe et d’être compatible avec tous ses sens et emplois (p. 17, 150, notamment). La πίστις et les chemins à prendre, ou pas, par le poète-locuteur pour obtenir l’adhésion de son auditeur-interlocuteur jouent un rôle fondamental dans la stratégie discursive à l’œuvre dans le Poème : en témoignent notamment la répétition de ὁδός διζήσιος (VI.3, VII.2) et les occurrences de κέλευθος, lequel est qualifié de παλίντροπος en VI.10. Ce dernier syntagme dit, sur le mode métaphorique, le caractère boustrophèdon du logos sur ἐστι, que le Poème inscrit par ailleurs dans une « sphère ». Cette autre métaphore est d’importance, puisqu’elle permet « l’instauration d’une κοινωνία linguistique et savante », où ἐστι est « le substrat absolu d’un discours kosmique infaillible » (p. 124-141). Pour ce faire, la « parole poétique » de Parménide est « mise en scène » dans le Poème (p. 21-33) selon « une structure annulaire », déjà reconnue par d’autres (cf. p. 21, n. 1). L’apport de l’auteur réside dans l’utilisation qu’elle en fait pour résoudre la contradiction entre les notions d’achèvement et d’inachèvement, en liaison avec des considérations linguistiques très pertinentes sur l’ambivalence des formes en -το- au regard de la diathèse, ou sur le présent de l’énonciation. Dans ces conditions, le « coup de force parménidien n’est donc pas ontologique : il est énonciatif » (p. 59). Il consiste pour le poète-savant à intriquer dans son discours les diverses réalisations linguistiques du verbe être, « qui se déploie non seulement dans toutes ses formes simultanément et d’un bout à l’autre de l’éventail de ses valeurs, mais également dans l’absence apparente de ces mêmes formes, sans qu’aucune d’entre elles ni aucune valeur ne puisse être séparée des autres formes et des autres valeurs, sous peine de dissoudre complètement le tout dont elle participe » (p. 57). Les formulations négatives du verbe être dans le Poème sont ainsi mises en rapport avec la phrase nominale, sur quoi MA livre de solides analyses entées sur la thèse de N. Lanérès2. Par ailleurs, l’auteur, sensible aux variations paradigmatiques de εἶναι et aux jeux de polysémie, est également attentive à l’homonymie, comme dans le développement audacieux, mais très astucieux, sur le ἐόντι de VIII.25 (p. 94-96). Dans cette optique, elle fait aussi un sort particulier aux emplois du synonyme πέλω et de sa distribution dans le cheminement discursif du Poème (p. 59-69). C’est en ce sens qu’il faut comprendre l’« instauration d’un verbe être métamorphique et holosémantique ». Cet essai dense et ingénieux mériterait une présentation bien plus ample et une discussion plus poussée, qu’il est malheureusement impossible d’envisager dans le cadre restreint d’un compte rendu.
4On passera donc à l’examen de la traduction qui, comme l’auteur y insiste dans l’avertissement, « ne prétend […] à rien d’autre qu’à découler du commentaire, c’est-à-dire à laisser transparaître les rouages linguistiques du poème » (p. 7). On en appréciera les choix philologiques, toujours explicités dans les diverses notes, et la précision alliée à la volonté de suivre le plus strictement possible l’ordre des mots grecs, même si cette démarche engendre, risque inévitable, quelques rares obscurités ponctuelles. Il s’agit d’une tentative intéressante, où l’adoption d’une traduction allant contre la doxa est toujours justifiée de manière convaincante. Il peut s’agir d’une signification contextuelle non enregistrée dans les dictionnaires. Signalons, à titre d’exemples, θυμός en I.1 (p. 151), bien rendu par « élan » ; δυνάμεις en IX.2 (p. 175) traduit par « valeurs » ; ἔργ’ ἀίδηλα en X.3 (ibid.), « œuvres souterraines », juste équivalent du double sens, actif et passif, de l’adjectif grec ; ἄστρων θερμὸν μένος en XI.3 (p. 177) « chaleur vive des astres », traduction liée à la compréhension de μένος comme principe vital. On pourrait même continuer sur la lancée de l’auteur en proposant ici ou là d’ajuster un peu plus la traduction. Par exemple, en VII.5 (p. 165), le syntagme πολύδηριν ἔλεγχον (« la preuve aux multiples combats ») ne pourrait-il pas être rendu par « la preuve aux multiples joutes » ? Ce serait le moyen de souligner plus clairement le lien étroit entre combat et art oratoire, mentionné à plusieurs reprises dans l’essai. Lien qui perdure notamment dans l’usage, banal à l’époque classique, de la métaphore de la palestre pour référer à des paroles captieuses (cf. J. Taillardat, Les images d’Aristophane, Paris, 1965, § 516) et dans la polysémie au sein du groupe lexical de στρέφω (cf. N. Guilleux, RPh 2008 [2011], 82/2, 271-291). L’auteur, enfin, dans sa volonté de donner aux mots un sens qui ne soit pas anachronique, choisit de traduire, selon l’usage archaïque, δίκη (VIII.14, p. 169) par « règle d’usage » et κόσμος (IV.3, p. 159, VIII.52, p. 173) par « ordonnancement » ou « agencement », recourant en outre à la translittération kosmos (qui s’oppose à cosmos) et aux néologismes apparentés, kosmologie et kosmologue. Et elle fait bien ainsi.
5On signalera, pour finir, quelques nugae et quisquiliae, erreurs matérielles ou maladresses, qu’il sera utile de supprimer lors d’une réédition de l’ouvrage. Οn lira ainsi, p. 10 n. 1, « les noms qu’ils leur sur‑apposent » ; p. 13, n. 2, « résonances » ; p. 141, « j’ai voulu démontrer » ; p. 157, n. 1, à défaut de supprimer les trois derniers mots, qui ne paraissent pas à leur place, on corrigera le verbe en ἀνέθηκε. On écrira plutôt, p. 160, n. 4 : « les manuscrits ont une lacune », p. 161, n. 5, l. 2 : « ce qui s’accorde bien avec le début du vers suivant », p. 177 l. 10 : … se sont élancés, et, p. 178 n. 2 : « ν éphelcystique ».
6Que cela toutefois ne vienne pas brouiller une appréciation d’ensemble très positive sur l’ouvrage. En effet, MA donne à entendre, dans le concert immense des commentaires sur le Poème de Parménide, une voix originale qui éclaire le texte d’un jour nouveau, vraisemblablement plus conforme à sa réception première. C’est un plaisir que de saluer l’audace et la réussite de cette jeune chercheuse.
Notes
1 Les pages 33-69, toutefois, sont la reprise modifiée d’un texte antérieur, « Pouvoir du logos et logos d’un pouvoir chez Tyrtée », contribution aux actes du colloque Linguaggi del potere, poteri del linguaggio, E. Bona, M. Curnis (éd.), Alessandria, Edizioni dell’Orso (Culture Antiche, studi e testi ; 23), 2010, p. 79-95.
2 N. Lanérès, Les formes de la phrase nominale en grec ancien : étude sur la langue de l’“Iliade”, publ. par le CREDO URA 1423 CNRS, Université Charles-de-Gaulle, Lille III, 1994 (texte remanié de la thèse d’État soutenue à Paris VII en 1992).
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Nicole Guilleux, « Parménide, Fragments “Poème”. Précédé de “Énoncer le verbe être”, Magali Année (introd., trad. et notes) », Kentron, 29 | 2013, 275-277.
Référence électronique
Nicole Guilleux, « Parménide, Fragments “Poème”. Précédé de “Énoncer le verbe être”, Magali Année (introd., trad. et notes) », Kentron [En ligne], 29 | 2013, mis en ligne le 22 mars 2017, consulté le 22 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/777 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.777
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