- 1 Pour citer les œuvres et auteurs susmentionnés, nous utiliserons par commodité les abréviat (...)
1On présente fréquemment les encyclopédies médiévales comme des collages ou des montages de citations. Les encyclopédistes eux-mêmes, en affichant le plus souvent, au début de leurs ouvrages, une liste d’auctoritates ou en faisant précéder chacune des citations d’un marqueur, font de leur mieux pour présenter leur œuvre comme le fruit de nombreuses lectures, d’où ils ont dégagé quantité d’informations, lesquelles ont été organisées ensuite de manière ordonnée afin de devenir accessibles à un public qui n’a guère le temps, ou les moyens, d’accomplir les mêmes efforts. Or, les recherches que nous avons menées pour éditer le livre IV de l’Hortus sanitatis nous ont permis de définir précisément quelles ont été les méthodes de travail appliquées par le compilateur : en effet, pour réunir ses informations, loin de lire les sources antiques, il a puisé à des auteurs médiévaux qui avaient déjà fait le travail de compilation. Pour le livre IV, consacré aux animaux aquatiques, nous avons pu établir qu’il avait utilisé deux sources médiévales : le livre XVII du Speculum naturale de Vincent de Beauvais et le livre XXIV du De animalibus d’Albert le Grand. Dans la même perspective, l’enquête sur les sources de l’Hortus sanitatis nous a amenées à nous interroger sur un rapport possible entre ces deux encyclopédies du XIIIe siècle et une troisième, largement utilisée par elles deux, le Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré1 – plus précisément les livres VI et VII, consacrés respectivement aux monstres marins et aux poissons. Nous voudrions, dans le présent article, préciser quelle est la nature de la relation entre ces sources, en mettant en rapport les livres qui, dans chacune d’elles, concernent les animaux aquatiques.
- 2 En 1852, J. H. Bormans affirmait, pour la première fois, que le Liber de natura rer (...)
- 3 Sur les rapports entre ces encyclopédistes contemporains, voir Draelants 2005 ; Draelants (...)
- 4 Un tableau en annexe synthétise les méthodes utilisées dans les quatre ouvrages (cf. annexe (...)
2Notre démarche suivra la construction du savoir du XIIIe au XVe siècle : nous commencerons par montrer comment la redécouverte d’Aristote a influencé le travail de Thomas de Cantimpré ; comment ce dernier a réorganisé et transmis le savoir du savant grec et quels ont été les résultats de ce travail. Vincent de Beauvais et Albert le Grand ont ensuite largement puisé au Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré, comme l’ont déjà montré P. Aiken et J. B. Friedman2, mais nous voudrions insister sur le rôle particulier qu’a joué le Liber de natura rerum dans la transmission du savoir aristotélicien sur les animaux aquatiques et sur la manière dont il a été reçu et utilisé, d’abord par Albert le Grand et Vincent de Beauvais3, puis, par leur intermédiaire, par le compilateur de l’Hortus sanitatis4. Enfin, trois exemples complexes, développés dans une dernière partie, montreront que la redécouverte d’Aristote à travers des traductions arabes a pu conduire les encyclopédistes médiévaux à des contresens, qui se transmirent jusqu’à l’aube de la Renaissance.
- 5 Sur la postérité de Thomas de Cantimpré, voir Van den Abeele 2008.
- 6 Pour disposer d’une traduction directe du grec, il faut attendre le travail de Guillaume (...)
- 7 Sur les cinquante-neuf notices de monstra du livre VI, une vingtaine résulte de (...)
- 8 En théorie, les monstres se différencient des autres animaux soit par leur taille gigante (...)
- 9 Il faut compléter ces indications numériques en signalant l’existence d’un chapitre (...)
- 10 Dans le livre VI, citons, dans l’ordre du livre et avec les noms employés par Thomas de C (...)
- 11 Alexandre Nequam ne décrit en fait que vingt-quatre espèces aquatiques, brièvement évoqué (...)
- 12 Toujours à propos du dauphin, voir ce que disent Aristote et Pline de la langue de l’anim (...)
- 13 Pour la constitution de la notice sur le foca (VI, 23), Thomas de Cantimpré rassemble deu (...)
- 14 Peut-être faut-il ajouter à cette liste la tortuca marina (VI, 54), appellation dont nous (...)
- 15 Cf. Aiken 1947.
- 16 C’est suite à une erreur du même genre sur un commentaire de Servius qu’Isidore (...)
- 17 Pour plus de détails sur les mélectures qui concernent ces termes, voir Aiken 1947.
- 18 Nous n’avons pas identifié le Liber rerum dont Thomas de Cantimpré dit avoir ti (...)
3Thomas de Cantimpré fait partie de ceux qui révolutionnent le discours sur la nature en fournissant à ses successeurs une matière non seulement abondante, mais surtout entièrement nouvelle. Jusqu’alors les principales auctoritates en ce domaine étaient Pline, Solin, le Physiologus, Isidore de Séville. Thomas de Cantimpré est le premier à introduire dans la science médiévale la totalité de la zoologie d’Aristote, dont il a eu connaissance par le truchement de la toute récente traduction latine de l’Histoire des animaux faite par Michel Scot (1220) à partir d’une traduction arabe6. De plus, en introduisant dans son œuvre les informations fournies par le Stagirite, Thomas de Cantimpré non seulement enrichit le corpus zoologique7, mais encore modifie la vision de l’animal, les connaissances dont on dispose sur lui et le discours qu’on tient à son sujet, notamment en introduisant nombre d’observations de nature réellement zoologique là où Pline s’attachait surtout aux mirabilia, Isidore de Séville à l’étymologie et le Physiologus à l’interprétation moralisante. Concernant les animaux aquatiques, auxquels nous nous limitons ici, Thomas de Cantimpré les répartit en deux livres : le livre VI, consacré aux « monstres marins »8 et qui compte cinquante-neuf animaux ; le livre VII, consacré aux pisces – qu’on traduira par commodité par « poissons » – et qui en comporte quatre-vingt-neuf9. Certains de ces animaux étaient déjà connus auparavant grâce aux auteurs latins que nous avons mentionnés plus haut : pour le livre VI, dont nous allons tirer la plupart des exemples qui illustreront le présent article, trente animaux sur cinquante-neuf sont décrits à partir des informations données par ces auteurs latins10 – et Alexandre Nequam, qui compose son De naturis rerum avant Thomas de Cantimpré, avait déjà évoqué quelques-unes de ces créatures aquatiques11 –, mais la lecture d’Aristote a permis d’apporter de nombreux éléments nouveaux : c’est le cas du dauphin, par exemple (VI, 16), pour lequel Thomas de Cantimpré juxtapose des fragments de citation tirés de Solin, Pline et Aristote. Si quelques informations placées sous l’autorité d’Aristote étaient connues pour avoir été rapportées déjà par Pline, d’autres sont nouvelles, comme celles qui concernent la respiration de l’animal, voire permettent de corriger des informations mal transmises par Pline12. D’autres noms cependant – dix-neuf dans le livre VI –, apparus dans la traduction latine de Michel Scot, désignent des animaux répertoriés et décrits pour la première fois dans le Liber de natura rerum. Ce sont les suivants, cités dans l’ordre du livre : abydes, ahune, barchora, caab, cricos, celethi, chylon, equus marinus, equus fluminis, focha13, fastaleon, galalca, glamanez, koki, kylion, karabo, ludolacra, testeum, vacca maris14. Thomas de Cantimpré, réunissant pour chacun d’eux les informations éparses dans l’œuvre d’Aristote, selon la même méthode que pour les autres animaux, en fait une description individualisée et les insère dans son catalogue alphabétique, dont le principe consiste à associer à chaque nom une identité claire et des caractéristiques spécifiques. Parmi ces nouveaux venus, certains, dont le nom n’est que le doublet d’un nom préexistant, peuvent être identifiés : c’est le cas, par exemple, du foca. Pour d’autres, comme on le verra ci-dessous, l’identification est loin d’être aisée, non parce qu’il s’agit de monstra – car la difficulté est la même pour les pisces du livre VII –, mais parce que le repérage des fragments repris d’Aristote révèle parfois des mélectures ou mésinterprétations imputables à Thomas de Cantimpré ou à Michel Scot – lui-même tributaire de sa source arabe, dont nous ne pouvons pas apprécier la qualité. Les erreurs de Thomas de Cantimpré ne se limitent d’ailleurs pas au texte aristotélicien : Pauline Aiken, comparant le texte du Liber de natura rerum à celui de Pline ou celui de Solin15, a montré que, pour certains des animaux de Thomas de Cantimpré, il était vain de chercher une réalité zoologique, car leur nom résulte d’une erreur de lecture du texte source, vraisemblablement commise par Thomas de Cantimpré lui-même. Ainsi, la terrible exposita décrite en VI, 21 est née de la lecture aberrante d’une phrase de Pline à propos d’Andromède, contenant le participe exposita ; Thomas de Cantimpré, qui semble ne pas reconnaître la forme verbale, fait d’exposita le nom de l’animal auquel la fille de Cassiopée a été livrée16. Il en va de même pour un certain nombre de « monstres littéraires », notamment le ceruleum ou, parmi les pisces du livre VII, le trebius17. Ainsi, les dix noms d’animaux du livre VI que nous n’avons pas encore mentionnés résultent d’erreurs philologiques ou proviennent de sources inconnues18.
4Une fois qu’on a repéré les fragments extraits par Thomas de Cantimpré du texte de Michel Scot, certaines des ambiguïtés concernant l’identification des poissons peuvent être levées par la comparaison du texte de Scot avec le texte grec original. Mais ce travail permet aussi de comprendre les causes d’erreurs ou de doublets. De manière générale, si l’on dresse une typologie des erreurs de Thomas de Cantimpré liées à la lecture de Michel Scot et qui ont abouti à l’introduction de nouveaux noms ou créatures dans le Liber de natura rerum, on constate qu’elles proviennent en particulier des déformations subies par les noms dans les traductions successives. Il faut reconnaître aussi que le texte de Michel Scot n’était pas sans poser de nombreuses difficultés. Si l’apparition de nouveaux noms de poissons vient, à peu d’exceptions près, de la création de néologismes latins par le biais de l’arabe, la création de « nouveaux poissons » résulte de la mésinterprétation de ces nouveaux noms, que Thomas de Cantimpré n’a pas su associer à un nom qu’il connaissait déjà, et / ou de sa méthode de compilation et d’extraction de fragments se rapportant à un même animal. Ainsi, on relève des problèmes de paronymie entre deux noms d’animaux, des erreurs ou confusions commises par Michel Scot lui-même ou par Thomas de Cantimpré, son lecteur ; d’autres erreurs sont dues à la réunion, sous une même appellation, de citations et d’éléments caractérisant plusieurs animaux clairement distincts chez Aristote et Michel Scot, ou encore à l’isolement d’un fragment, dont les éléments perdent leur sens faute d’être maintenus dans le contexte du paragraphe ou du chapitre dans lequel ils apparaissaient chez Aristote.
- 19 A. M. I. van Oppenraaij fournit les éléments de comparaison nécessaires, mais s (...)
- 20 De la même manière, le grec πορφύρα, « la pourpre », est devenu soit barchora, soit karko (...)
5Parmi les « nouveaux » poissons que traite Thomas de Cantimpré et dont le nom est un néologisme latin apparu dans la traduction de Michel Scot à partir d’un mot arabe, citons la barchora, animal réel affublé d’un nouveau nom : le latin barchora – sur lequel on reviendra plus en détail dans la dernière partie – est sans doute une transposition approximative du mot arabe chargé de traduire le grec πορφύρα. En l’absence de comparaison possible avec le texte arabe utilisé par Michel Scot19, on est conduit à penser que le recours au néologisme, de préférence au latin purpura ou murex, témoigne soit de la volonté de Michel Scot de transposer au plus près en latin le terme arabe, lui-même calque du grec, soit de son incapacité à identifier et donc à traduire la forme de sa source. Il en va de même pour Thomas de Cantimpré, qui, s’il n’identifie pas l’animal, se soucie de collecter toutes les informations qui se rapportent à un même nom. C’est ainsi que sont créés des doublets et des notices différentes pour un même « poisson » ou « monstre » : la barchora est un monstrum du livre VI, tandis que le murex et la purpura sont des pisces du livre VII. De même, le phoque est décliné sous un grand nombre d’appellations : à côté du vitulus marinus (VI, 56), du focha – ou phoca – (VI, 23), noms qui, chez Pline, désignent le phoque, et de l’helcus (VI, 22), peut-être issu du grec ἑλκῶ, est apparu, chez Thomas de Cantimpré, l’étrange koki (VI, 29). Ce nom se lit dans le texte de Michel Scot, et il s’agit probablement du résultat des transcriptions successives du grec φωκή20. Mais Thomas de Cantimpré ne fait pas le lien, et il crée une notice spécifique pour le koki. Ainsi, dans le Liber de natura rerum, quatre notices décrivent sous des noms différents le même animal, avec parfois des caractéristiques communes, mais aussi des éléments distincts.
- 21 « Et beaucoup de poissons ont le foie à gauche et la rate à droite, comme le kili ».
- 22 « [La nature] a placé le foie à droite et la rate à gauche ; chez le kylion, cependant, (...)
- 23 « Mais les animaux qui vivent dans l’eau et nagent ont des nageoires, comme les poissons. (...)
- 24 Kitchell & Resnick 1999, 1687.
6On peut encore citer deux exemples du même type témoignant de la déformation subie par les noms lors de la transmission : le kylion et le ludolachra. Le kylion de Thomas de Cantimpré est probablement le kili de Michel Scot (520 a 16), qui doit correspondre au grec καλλιώνυμος, c’est-à-dire l’uranoscope (Uranoscopus scaber Linné, 1758). On trouve en effet chez Michel Scot le détail suivant : (520 a 16) […] et multi pisces habent epar in sinistro et splen in dextro, ut kili21, et Thomas de Cantimpré (VI, 30), se plaçant sous l’autorité d’Aristote, écrit : [natura] epar in dextro, splen vero posuerit in sinistro, in kylione tamen splen in dextro, epar vero posuit in sinistro22. Il reste qu’on ne s’explique pas comment Thomas de Cantimpré en arrive à nommer l’animal kylion, s’il lisait kili chez Michel Scot. Il faudrait disposer de l’état du texte de Michel Scot que l’encyclopédiste avait sous les yeux. Quant au mystérieux ludolachra, il pourrait s’agir d’une déformation du labrax (le loup, Dicentrarchus labrax Linné, 1758), dont parle Aristote lorsqu’il mentionne ses quatre nageoires. La traduction latine de l’Aristote arabe (Arist. HA 489 b 28 MS) permet de saisir partiellement comment on est arrivé au fabuleux ludolachra : Animalia vero aquosa natabilia habent alas, sicut piscis. Et ex eo est quod habet quatuor alas, duas in facie et duas in dorso ejus, sicut piscis qui vocatur harchea kidolatra23. Là où Michel Scot écrit harchea kidolatra, le texte grec porte χρύσοφρυς καὶ λάβραξ, « la dorade et le loup ». La finale latra peut représenter, après transposition par l’arabe, le λάβραξ du texte grec, et ki- ou kido- la conjonction καὶ. Quant au reste du mot, qui ne rappelle rien du grec, il semble très déformé, de sorte qu’on ne peut expliquer davantage comment on est parvenu à ludolachra24. Là encore, il faudrait disposer de la documentation respective de Thomas de Cantimpré et de Michel Scot.
7Il a pu arriver aussi que Thomas de Cantimpré crée un nouveau poisson, faute d’avoir compris le sens d’un calque de l’arabe qui ne désignait pas un poisson chez Michel Scot. C’est ainsi qu’il a inventé le caab, dont la description pourrait certes évoquer le dugong, mais qui n’est qu’un monstre littéraire, né d’une mauvaise interprétation des informations délivrées par Aristote sur l’éléphant terrestre. Michel Scot emploie très régulièrement le terme d’origine arabe cahab – non soumis aux variations flexionnelles – pour désigner la cheville ou, plus précisément, l’astragale, l’os qui, chez l’homme, articule le tarse avec le tibia et le péroné. C’est en particulier le cas dans la description de l’éléphant terrestre :
Arist. HA 497 b 23-31 MS : Et pedes eius anteriores sunt maiores posterioribus multum, et habet quinque digitos in pedibus posterioribus, et habet duo cahab parva respectu magnitudinis corporis sui. Et habet calceum longum, magnum, et utitur loco manus in hominibus, quantum per ipsum accipit cibaria et reddit ipsa ori eius et per ipsum etiam domino suo, quod voluerit. Et per ipsum erradicat arbores, et cum natat in aqua, inspirat eo et eicit aquam. Et ille calceus creatur ex cartillagine.
Ses pattes avant sont beaucoup plus grandes que ses pattes arrière ; il a cinq doigts aux pattes arrière, et il a deux cahab [chevilles], qui sont courtes eu égard à sa haute taille. Il a une trompe, longue, grande, qu’il utilise comme les hommes utilisent leurs mains, dans la mesure où elle lui permet de prendre sa nourriture, de la porter à sa bouche et où elle lui permet aussi d’apporter à son maître ce que ce dernier désire ; elle lui permet d’arracher les arbres, et lorsqu’il nage, elle lui sert à respirer et à rejeter l’eau. Cette trompe est faite de cartilage.
Thomas de Cantimpré a fait de cahab / caab, mot inconnu, le sujet du verbe habet et un nom d’animal ; la même lecture rapide a déduit des observations sur les capacités respiratoires de l’éléphant le fait que le caab était un animal marin (VI, 9) :
Caab animal marinum est, ut dicit Aristotiles, parvos habens pedes respectu corporis sui, quod utique magnum est. Pedes eius pedibus vacce similes sunt. Habet autem unum pedem longum, quo utitur loco manus in omnibus, quoniam per ipsum accipit cibaria et reddit ea ori suo, et per ipsum eradicat quod vult. Et est pes ille creatus cartilaginosus, osse carens. Cum natat in aqua, spirat in ea ; sed spirando attrahit aquam cum anhelitu in corpus suum, et cum aqua repletus fuerit, recurrens ad aerem eicit aquam, et sic respirat.
Le caab est un animal marin, comme le dit Aristote, dont les pattes sont petites en proportion de son corps, qui est grand. Ses pattes sont semblables à celles de la vache. Il en a une cependant qui est longue, qu’il utilise en toute chose comme une main, puisqu’elle lui sert à prendre sa nourriture et à la porter à sa bouche, qu’elle lui sert encore à arracher ce qu’il veut. Cette patte est faite de cartilage : elle est dépourvue d’os. Lorsqu’il nage, il respire dans l’eau ; mais en respirant, avec l’air il fait entrer de l’eau dans son corps, et quand il est plein d’eau, il revient à la surface pour rejeter l’eau, et ainsi il respire.
8Reste le cas du testeum, qui n’est pas, cette fois, un néologisme issu de la traduction de l’arabe et imputable à Michel Scot, mais résulte d’une mauvaise compréhension de la traduction latine de ce dernier. Le mot testeum a pu être rapproché, par sentiment étymologique, de testudo, « la tortue », mais il n’a en fait rien à voir avec cet animal. Il provient d’un passage d’Aristote, mal compris, consacré à l’alimentation de certains coquillages, dans lequel le mot grec ὀστρακόδερμα – littéralement « les testacés », animaux porteurs d’une coquille au nombre desquels on compte les escargots et les huîtres – est rendu, dans le latin de Michel Scot, par la périphrase animalia testea, littéralement « les animaux testacés » ; mais l’adjectif testea a ensuite été compris comme le pluriel d’un nom d’animal du genre neutre, le testeum, pourvu de mœurs étranges du fait de la déformation complète du passage :
Arist. HA 590 a 18-22 MS : Et animalia testea immobilia cibant se ab aqua dulci. Et fere aqua spissa que est in mari resudat a poris angustis et efficitur subtilis partis et revertitur ad primam dispositionem.
Et les animaux testacés immobiles se nourrissent d’eau douce. Et l’eau presque épaisse qui est dans la mer s’évacue par les pores étroits <de l’animal>, et il retrouve la finesse de ses membres et revient à son état d’origine.
Ce n’est pas du tout ce que dit le texte grec d’Aristote (HA 590 a 18-22), relatif à certains coquillages comme la patelle :
Pour ce qui est des testacés, certains, qui sont immobiles, se nourrissent d’eau douce (celle-ci, en effet, est filtrée à travers les parois épaisses parce qu’elle est plus fine que l’eau de mer qui subit la coction), de même qu’ils en reçoivent dès l’origine leur formation. (trad. Louis 1969, 7)
Voici le début de la notice que Thomas de Cantimpré compose sur le testeum, sous couvert de l’autorité d’Aristote (VI, 53) :
Testeum animal marinum est, quod a re nomen habere potest : testeam enim cutem habet. Ut Aristotiles dicit, in mari Arabico nascitur. Hoc animal cum infirmatur ex eo quod calor interius in corpore per medios poros respiraculum habere non potest, quia spissitudo ac duritia cutis illius prohibet hoc ; cum infirmatur, inquam, aquas dulces petit et potat ex eis per aliquod tempus, et mutatione dulcium aquarum efficitur subtilis cutis, et resudat a poris angustis et convalescit…
Le testeum est un animal marin qui tire son nom de la dureté de sa peau. Comme le dit Aristote, il naît dans la mer d’Arabie. Lorsque cet animal est malade du fait que la chaleur intérieure de son corps ne peut s’évacuer par les pores, car l’épaisseur et de la dureté de sa peau empêchent cela, lorsque cet animal est malade, dis-je, il gagne les eaux douces et s’en abreuve pendant quelque temps et, grâce à ces échanges avec les eaux douces, il retrouve la finesse de sa peau, évacue <la chaleur> par ses pores étroits et se rétablit.
- 25 Des termes qui n’ont guère à voir en grec à l’origine peuvent, après le passage par l’ara (...)
9Mentionnons pour finir l’exemple de l’ahuna, afin de montrer comment un nouvel animal non seulement apparaît du fait des aléas de la transmission et du passage par l’arabe – la paronymie25 s’ajoute ici au néologisme –, mais se voit aussi doté de caractéristiques nouvelles du fait de la méthode d’extraction et de compilation de Thomas de Cantimpré. La traduction de Michel Scot était déjà porteuse d’une erreur. En effet, Aristote avait écrit : « [le mulet] se cache la tête en croyant qu’il se cache tout entier. Le dentex lui aussi est carnassier et mange les céphalopodes » ; Michel Scot croit que le verbe σαρκοφαγεῖν, « être carnassier », concerne le mulet, et de plus il lui donne un sens réfléchi « se dévorer soi-même ». Dans la notice qu’il consacre à l’ahuna (le mulet, VI, 3), Thomas de Cantimpré reproduit l’erreur de Michel Scot, et il en ajoute une autre du fait de la paronymie de cet animal, connu pour sa gourmandise et sa manie de se cacher la tête en croyant se dissimuler tout entier, avec l’hahanie, « le serran », dont une particularité anatomique a abouti à donner à ce poisson une réputation de gros mangeur : sa bouche, équipée de soufflets jugulaires, peut s’ouvrir si largement qu’elle atteint le diamètre de la tête et du corps. Ainsi, bien que, dans la traduction d’Aristote par Michel Scot, les animaux soient traités l’un après l’autre, la paronymie hahune / hahanie, le point commun entre les deux animaux, tous deux évoqués pour leur voracité, et le fait que le nom hahanie soit associé à un détail semblable à celui du mulet – la capacité à enfler le ventre – ont pu faire croire à Thomas de Cantimpré qu’il était toujours question du même poisson. Aussi a-t-il réuni dans une même notice des informations concernant des poissons différents :
Arist. HA 591 b 5-8 MS : Et fastaroz [le mulet] est magis gullosus quam alii pisces, et precipue quod dicitur hahune, et propter hoc extenditur venter suus. Et cum non fuerit ieiunus, est malus ; et cum habuerit timorem, abscondit caput suum in suo corpore, et occultans suum caput comedit carnem. Et theaidoz [le dentex] comedit malakie. Et sepe inflat ventrem suum piscis qui dicitur hahanie [le serran], et eicit ab eo alios pisces, quoniam venter eius pervenit ad os, et non habet stomachum.
Le fastaroz [le mulet] est plus vorace que les autres poissons et surtout que celui qu’on appelle l’ahuna. C’est la raison pour laquelle son ventre se distend. Et quand il n’est pas à jeun, il est mauvais ; et quand il a peur, il se cache la tête dans son corps et, la gardant dissimulée, il se nourrit de sa chair. Et le theaidoz [le dentex] mange les céphalopodes. Et souvent le poisson qu’on appelle hahanie [le serran] enfle son ventre, et recrache les autres poissons <qu’il a avalés>, car son ventre se prolonge jusqu’à sa bouche, et il n’a pas d’estomac.
*
TC VI, 3 : Ahune monstrum maris est, ut dicit Aristotiles. Hoc animal omnibus marinis beluis gulosius est. Vivit preda, et quicquid comedit vertitur ei in crassitudinem corporis sui. Unde fit ut extendatur venter eius ultra existimationem et debitam quantitatem secundum magnitudinem corporis sui. Hoc animal cum aliquod periculum timet, abscondit caput suum intra se hoc modo : recolligit enim membra sua in se sicut ericius. […] Verumtamen hoc ipsum non facit aliquando sine detrimento sui. Mortem enim in tantum timet ut, dum sibi viderit aliquod periculum imminere, caput suum intra corpus suum abscondit. […]. Animal istud caret stomacho et ideo, quando comederit, multum inflatur ventre, et cum amplius extendi venter non poterit, eicit pisces per os, et hoc de facili, quia os eius est ventri contiguum, ita quod collo caret sicut et cetera animalia maris : nullus enim piscium collum habet.
Comme le dit Aristote, l’ahuna est un monstre marin. Cet animal est plus vorace que toutes les autres bêtes de la mer. Il vit de chasse, et tout ce qu’il mange contribue à l’engraisser. C’est pourquoi, il arrive que son ventre se distende au-delà de ce qu’on peut imaginer, c’est-à-dire au-delà de la mesure qui correspond à la taille de son corps. Cet animal, quand il craint un danger, se cache la tête à l’intérieur du corps de la manière suivante : il ramasse ses membres à l’intérieur de lui-même comme le hérisson. […] Mais ce comportement n’est pas sans lui porter préjudice. En effet, il a si peur de mourir que, s’il voit qu’un danger le menace, il garde sa tête dissimulée à l’intérieur de son corps. […] Cet animal n’a pas d’estomac, et c’est pourquoi, quand il a mangé, il a le ventre tout enflé ; et quand il ne peut plus le dilater davantage, il recrache les poissons <qu’il a avalés> par la bouche ; et cela sans difficulté puisque sa bouche communique directement avec son ventre, car, comme tous les autres animaux de la mer, il n’a pas de cou : aucun poisson, en effet, n’a de cou.
- 26 Nous ne revenons pas ici sur l’importance de la dette de Thomas de Cantimpré vis-à-vis de (...)
10Si l’on constate donc que la lecture de l’œuvre d’Aristote par le biais de la traduction latine de Michel Scot a permis à Thomas de Cantimpré d’augmenter considérablement, au regard des travaux des autres encyclopédistes médiévaux26, le nombre des notices sur les animaux, on doit aussi reconnaître que les informations qu’il a rassemblées comportent des erreurs, liées certes à la nature même de sa source, mais aussi à sa méthode de travail : la collecte des fragments traitant d’un même animal n’est jamais associée à une enquête empirique visant à l’identifier.
11L’influence de Thomas de Cantimpré sur ses successeurs fut immense : en effet, presque toutes les notices des livres VI et VII du Liber de natura rerum ont été reprises par Vincent de Beauvais et Albert le Grand. Nous allons d’abord voir la manière dont ceux-ci ont conservé ou modifié l’organisation formelle de la matière scientifique présente dans le Liber de natura rerum, puis nous étudierons en détail comment s’effectue la transmission du savoir lui-même.
- 27 Il faut retirer le cervus marinus, l’onus et le tunnus, qui apparaissent dans la version (...)
- 28 Vincent de Beauvais compose un chapitre sur la balena, qui n’existe pas chez Thomas (...)
- 29 Thomas de Cantimpré distingue deux espèces de dauphins (VI, 16 ; VI, 17), mais Vincent ne (...)
- 30 Albert le Grand, comme Vincent de Beauvais (cf. note précédente), regroupe en un seul cha (...)
12On remarque tout d’abord que Vincent de Beauvais et Albert le Grand ont compris l’importance, pour la transmission du savoir ichtyologique, du travail élaboré par Thomas de Cantimpré, sans lequel ils eussent peut-être hésité à entreprendre leurs propres travaux. En effet, cet ouvrage leur offrait la matière d’Aristote non seulement traduite en latin, mais surtout déjà réorganisée selon un plan proche de celui qu’ils voulaient eux-mêmes adopter : comme on l’a vu, les informations sont réparties en livres, qui traitent successivement des divers aspects de la création – végétaux, minéraux, animaux terrestres, oiseaux, poissons, etc. –, et, à l’intérieur de chaque livre, Thomas de Cantimpré a dégagé du texte d’Aristote et de ses autres sources les informations qui traitent de chaque créature sous la forme de notices individualisées, classées selon l’ordre alphabétique et, détail non négligeable, placées sous l’autorité de la source à laquelle il a puisé. Vincent de Beauvais et Albert le Grand se sont jetés sans retenue sur ce nouveau matériau : sur les cinquante-six monstra décrits par Thomas de Cantimpré dans la version dont Vincent de Beauvais pouvait disposer27, ce dernier en reprend cinquante et un sans en ajouter aucun, Albert le Grand cinquante-cinq. Ainsi, Vincent de Beauvais exclut l’abydes, les beluae maris orientalis28, l’exposita, le glamanez ainsi que la seconde espèce de delphinus29. Albert le Grand ne compose pas de chapitre pour le vitulus maris, se contentant de citer le nom de l’animal à la fin de la notice consacrée à l’helcus, car, dit-il, celui-ci est identique au vitulus maris30 ; il reprend aussi la totalité des poissons du livre VII, à l’exception de l’uranoscopus (VII, 87). Il ajoute ou semble ajouter aux deux livres de son prédécesseur quelques animaux : l’aslet, une sorte de raie, l’huso, qui est en partie l’accipender de Thomas de Cantimpré, le nasus, décrit en très peu de mots et ressemblant, dit-il, au monachus marinus, le sunus, qui est en fait le silurus de Thomas de Cantimpré, et le stincus, qu’Albert le Grand distingue du scincus décrit par Thomas de Cantimpré sous le nom de scinnocus. De manière tout aussi éloquente, alors que Vincent de Beauvais est connu pour la longueur et l’exhaustivité de ses notices – compilation de toutes les citations qui existent sur chaque sujet –, on remarque que, sur les cinquante et un animaux repris au livre VI du Liber de natura rerum, vingt-six ne sont décrits que sous l’autorité de Thomas de Cantimpré et au moyen des informations qui sont empruntées à cet auteur, mais bien souvent sans l’indication des sources dont il fait état.
- 31 On observe cependant quelques inversions : contrairement à Thomas de Cantimpré, (...)
- 32 Si l’on prend, par exemple, le début du livre XXIV d’Albert le Grand, les notices 2 à 15 (...)
13Concernant l’organisation des notices, on a vu que Thomas de Cantimpré répartit les animaux aquatiques en deux livres, distinguant monstra et pisces. Vincent de Beauvais, tout en réunissant les animaux présentés par Thomas de Cantimpré dans un même livre sur les animaux marins, a conservé la distinction entre pisces et monstra marina établie par son prédécesseur, mais il a inversé l’ordre, traitant les pisces (ch. 1 à 99) avant les monstra marina (ch. 100 à 139)31. À l’intérieur de ces deux groupes, l’ordre alphabétique est de rigueur, comme chez Thomas de Cantimpré. Albert le Grand réunit aussi monstra et pisces dans un même livre consacré aux animaux aquatiques, sans maintenir toutefois la séparation entre les deux groupes, peut-être parce que, compte tenu du caractère zoologique qu’il entend donner à son œuvre, cette distinction – comme la catégorie monstra en elle-même – ne lui semble pas être le fruit d’une réflexion scientifique. Néanmoins, l’ordre alphabétique approximatif de son livre XXIV est révélateur de sa méthode de travail : au lieu de classer les animaux selon un ordre alphabétique plus strict que celui de Thomas de Cantimpré, en extrayant chaque notice des livres VI ou VII prise individuellement, il fait se succéder un groupe de monstra puis un groupe de pisces, dans l’ordre où ils figurent chez Thomas de Cantimpré, à quelques exceptions près32.
- 33 On trouve de même quatre chapitres pour le cancer, trois pour le cetus, trois pour (...)
- 34 Il agit également ainsi quand il utilise l’œuvre d’Arnold de Saxe, qui est la source (...)
- 35 Pline est mentionné trente-sept fois ; Théophraste, deux fois ; Aristote, une fois ; (...)
14Si nous regardons désormais comment est rédigée chaque notice, nous remarquons encore quelques différences dans les méthodes appliquées par Vincent de Beauvais et Albert le Grand par rapport à leur source et l’un par rapport à l’autre. Thomas de Cantimpré ne décrit qu’un animal par notice, et l’indication de ses nombreuses sources est intégrée syntaxiquement dans la phrase. Si Vincent de Beauvais affiche, comme Thomas de Cantimpré, de nombreuses autorités, il les fait figurer sous forme de marqueurs, placés en tête de citation, isolés syntaxiquement de la phrase. En outre, soucieux, semble-t-il, de calibrer ses chapitres, il a opéré des regroupements, composant des notices contenant parfois jusqu’à quatre ou cinq animaux, pour éviter les notices trop brèves. Mais quand les informations portant sur un même animal sont assez nombreuses, il les répartit en plusieurs notices. Et il lui arrive de donner un titre thématique aux informations qu’il a rassemblées. C’est, par exemple, le cas du dauphin, traité dans les chapitres 109-113 : après deux chapitres consacrés à l’animal lui-même viennent le chapitre 111, qui a pour titre De amore delphinorum ad prolem et ad inuicem, le chapitre 112, De familiaritate delphini ad hominem, et le 113, De medicinis ex delphino33. Albert le Grand, quant à lui, est extrêmement discret sur ses sources. Jamais il ne signale sa dette à l’égard de Thomas de Cantimpré, dont le nom n’apparaît pas34. Les auctoritates qui figurent dans le De animalibus sont celles que celui-ci avait déjà compilées en les citant explicitement et qu’Albert le Grand n’avait donc plus qu’à rappeler, en les intégrant à la phrase comme son modèle, ou à faire disparaître : en effet, contrairement à Vincent de Beauvais et à Thomas de Cantimpré, il ne se réfère très souvent à aucune autorité ; il en invoque parfois une – presque toujours Pline –, jamais davantage35. Pour le contenu des notices, en revanche, il choisit la méthode établie par Thomas de Cantimpré, ne décrivant qu’un seul animal dans chacune d’elles.
15Ce premier examen comparatif portant sur les animaux recensés dans les trois encyclopédies et sur les méthodes rédactionnelles de chaque auteur témoigne sans conteste de l’influence considérable de Thomas de Cantimpré sur Vincent de Beauvais et Albert le Grand. Voyons désormais, en nous intéressant cette fois plus précisément au contenu des notices, si Thomas de Cantimpré occupe la même importance dans les travaux de ses deux successeurs immédiats.
- 36 Pour Vincent de Beauvais, nous adoptons les graphies de l’édition de Douai, 1624.
- 37 Le felcus de Vincent de Beauvais correspond à l’helcus de Thomas de Cantimpré.
- 38 Voir en annexe 2 (Les phoques) un tableau récapitulant la transmission des info (...)
16Pour commencer, Vincent de Beauvais et Albert le Grand semblent avoir eu à cœur de donner à leurs travaux un caractère relevant de la seule philosophie naturelle, et, pour ce faire, ils ont amputé systématiquement les notices de Thomas de Cantimpré de leur interprétation allégorique ou exégétique – douze au livre VI et vingt-sept au livre VII. Ils ont repris exclusivement les informations zoologiques qu’il avait tirées de Pline, d’Aristote et d’autres savants. Dans l’ensemble, les deux encyclopédistes sont fidèles à leur source principale, et il est rare qu’ils modifient un propos attribué à Pline ou à Aristote après être allés vérifier eux-mêmes la source originelle, quelque étrange que soit parfois le propos. On a vu qu’ils reprennent presque tous les animaux de Thomas de Cantimpré, ne remettant guère en cause le catalogue dressé par ce dernier, et les notices aberrantes – comme celle de l’exposita – ou erronées – comme celles de l’ahuna – ne sont pas corrigées, si bien que les contresens commis par Thomas de Cantimpré se retrouvent en grande majorité dans le De animalibus et dans le Speculum naturale. Cependant il arrive que Vincent de Beauvais et Albert le Grand ajoutent ou corrigent des éléments, améliorant ainsi les notices. C’est le cas de certains monstra dont le nom n’était pas connu avant que Thomas de Cantimpré les reprît à Michel Scot et qui possédaient des éléments assez caractéristiques pour être reconnus par les encyclopédistes médiévaux, comme le koki (le phoque) ou le karabo, « la langouste ». Dans ce cas, s’ils ont maintenu les distinctions opérées par leur prédécesseur, Vincent de Beauvais et Albert le Grand ont signalé la similitude entre les animaux, faisant ainsi preuve d’un certain esprit critique. À titre d’exemple, dans le cas du kolki36, Vincent de Beauvais a associé à l’autorité de Thomas de Cantimpré la sienne propre, indiquant sous le marqueur auctor qu’il reconnaissait le même animal sous deux appellations différentes (Auctor : Kolki ipse est felcus37, de quo dictum est paulo supra). Albert le Grand fait de même, de sorte que sa notice sur le koky consiste en un renvoi interne à l’helcus (Koky est vitulus marinus et de hoc iam superius diximus quod vocatur Latine helcus). Suivant le même raisonnement, il supprime la notice vitulus marinus, animal dans lequel il reconnaît encore le phoque38. Et, à propos du karabo, il précise d’emblée : karabo est idem quod locusta maris.
- 39 Dans le chapitre 115, De equo marino et equonilo et equo fluminis, outre Thomas de Cantim (...)
- 40 À ce propos, voir Van den Abeele 1997.
17Vincent de Beauvais, exception faite de ces quelques modifications, suit fidèlement Thomas de Cantimpré, reprenant l’intégralité de ses notices à l’intérieur de ses chapitres, conservant assez exactement la formulation de son modèle, modifiant simplement ici et là l’ordre des informations. Il faut préciser cependant qu’il supprime généralement les noms des sources invoquées par Thomas de Cantimpré, à peu d’exceptions près39. Les éléments de description issus du Liber de natura rerum sont complétés, chaque fois que possible, par nombre d’autres sources, citées elles aussi assez exactement et dans un ordre aléatoire. Si, après Thomas de Cantimpré, dont la citation occupe parfois l’intégralité d’une notice, c’est le nom de Pline qui revient de beaucoup le plus souvent, c’est sans doute parce que Vincent de Beauvais a trouvé dans l’Histoire naturelle à la fois les descriptions des animaux aquatiques dans le livre IX, et leurs propriétés médicales, dans le livre XXXII. Outre ces deux autorités, on retrouve dans le Speculum naturale, selon un ordre arbitraire, semble-t-il, des citations d’Isidore et d’Aristote, de médecins grecs et arabes, comme Dioscoride, d’Avicenne, de Haly Abbas, de Razi et, bien moins souvent, d’Ovide, de Sénèque, de Solin, d’Ambroise, du Physiologus, de Iorach – à travers Arnold de Saxe – et d’Alexandre Nequam40.
- 41 L’absence de toute mention d’Aristote étonne d’autant plus que les vingt et un premiers l (...)
- 42 Cf., supra, n. 35.
- 43 On sait notamment qu’Albert le Grand et Thomas de Cantimpré se sont côtoyés à C (...)
- 44 Albert le Grand, De animalibus XXIV, 23 : « La baleine. […] Les Anciens écrivent que ce p (...)
- 45 De même, il définit le mot celethi comme un nom générique désignant le groupe des sélacie (...)
- 46 Pour les poissons issus du livre VII, la murène (AM XXIV, 74) pose le même type de problè (...)
- 47 Par exemple, pour l’allec, « le hareng », l’anguille, l’ezox, le rombus, « le turbot », l (...)
- 48 Albert le Grand fait d’abord une présentation des différentes espèces, avec des éléments (...)
18Albert le Grand, en revanche, a procédé différemment. En effet, il ne semble pas qu’il ait cherché d’autres sources que Thomas de Cantimpré, bien qu’il ne le nomme jamais. Excluant non seulement certaines sources directes du Liber de natura rerum, comme les mystérieux Liber rerum et Adelinus, mais aussi des auteurs de premier rang, comme Aristote41, rédigeant un grand nombre de notices sans afficher aucune source, à l’exception parfois de formules du type quidam dicunt, ou se contentant de reprendre le marqueur Pline42, Albert le Grand donne l’impression au lecteur d’appuyer sur l’autorité du naturaliste romain un discours très personnel, ponctué des pronoms ego ou nos – ce pluriel désignant peut-être des frères dominicains qui ont contribué à relayer la documentation43 – sans qu’on sache réellement quelle démarche il a suivie exactement. De manière générale, il veut donner à son œuvre un caractère synthétique et scientifique. Il lui arrive ainsi de critiquer les autorités qu’il fait figurer après les informations qu’il doit à Thomas de Cantimpré, comme dans la notice consacrée au cetus, « la baleine », dans laquelle il dénonce comme erronées les indications de taille figurant chez les auteurs anciens44. S’il fait figurer dans ses chapitres des créatures comme la sirène et Scilla, et les décrit en des termes qu’il doit à Thomas de Cantimpré, c’est après avoir explicitement établi qu’il s’agissait d’animaux inventés par les poètes. Dans la même perspective d’enquête de philosophie naturelle, il critique les informations préalablement véhiculées, comme la faculté qu’a la testudo, « la tortue », de couver ses œufs par le simple regard, ou la capacité de l’allec, « le hareng », à ne vivre que d’eau ; il mentionne tout de même la croyance, puis conclut en disant : quod tamen est falsum. Partant toujours des notices de Thomas de Cantimpré, il procède en général en abrégeant le plus possible et en reformulant le propos, de manière à obtenir des notices brèves, synthétiques, où ne demeure que l’essentiel sur l’animal. Lorsqu’il apporte des éléments supplémentaires, il semble qu’il n’aille pas les puiser à une autre source et qu’il s’agisse toujours de précisions de son cru. Il les tire soit d’un autre chapitre de Thomas de Cantimpré, déduisant des parentés entre les animaux ou des caractéristiques communes – ainsi, il classe à juste titre la barchera et le zytiron parmi les tortues45, et il établit des comparaisons, expliquant par exemple que le cahab ressemble au dauphin et au cète pour la respiration –, soit de son expérience directe : elles concernent alors la pêche, l’onomastique – il indique des appellations vernaculaires de Flandre ou d’Allemagne – ou l’aspect des poissons. Les informations nouvelles sont de ce fait plus nombreuses pour les pisces que pour les monstra. Certains ajouts sont aberrants : pour ce qui est du canis marinus, « le squale », on ne comprend pas d’où viennent les pattes qu’Albert le Grand lui attribue, sinon d’une comparaison avec le chien terrestre à la manière d’Isidore, ce qui semble indiquer qu’il ne l’a pas identifié46. C’est d’autant plus surprenant que, pour le reste de la notice, il est beaucoup plus précis et exact que Thomas de Cantimpré, qui avait mal compris un passage de Pline sur une chasse au poulpe et dont la notice était particulièrement confuse. Ailleurs, il développe de manière très pertinente des notices de Thomas de Cantimpré : alors que celui-ci décrit en quelques mots le gladius, « l’espadon », il ajoute des informations qui semblent bien résulter de son observation personnelle47. C’est en tout cas ce qui découle de l’emploi de deux verbes conjugués à la première personne : hunc piscem vidi integrum mortuum et manibus contrectavi. De même, il est le seul à affirmer que les crocodiles, qu’il assure avoir vus, ont la mâchoire inférieure articulée, alors qu’Hérodote, Aristote et Thomas de Cantimpré prétendent que c’est la mâchoire supérieure qui est mobile. L’apport le plus massif et le plus intéressant, et qui lui a valu une réputation de rénovateur scientifique, concerne le cetus, « la baleine ». Certaines des informations qu’il donne sont tout à fait passionnantes et conduisent à penser, quoi qu’en dise Friedman, qu’Albert le Grand a soit observé lui-même des baleines, soit interrogé des pêcheurs expérimentés. La notice sur le cetus contient, en effet, trop d’éléments nouveaux et très concrets par rapport au texte de Thomas de Cantimpré pour qu’on puisse conclure si rapidement à une amplification ou à une « nationalisation » des informations de sa source48. Cependant, si la méthode de pêche au harpon et le dépeçage de la baleine sont décrits de manière aussi précise que cohérente, la seconde méthode de pêche décrite par Albert le Grand, qui est, elle aussi, un ajout à Thomas de Cantimpré, paraît plutôt fantaisiste.
- 49 Bien que le De animalibus soit dans sa totalité un commentaire de l’œuvre d’Aristote, le (...)
- 50 Ainsi, dans le ch. 28, Corvi maris, apparaît un fragment tiré de Michel Scot qui n’est pa (...)
19Ainsi, il est clair que l’esprit critique indubitable d’Albert le Grand ne doit pas faire oublier la dette immense qu’il a envers Thomas de Cantimpré et les sources que celui-ci a compilées, notamment Aristote, dont Albert le Grand s’attache soigneusement à taire le nom49. C’est pourquoi on est tenté de croire que les innovations d’Albert le Grand par rapport à Thomas de Cantimpré procèdent, non pas de la lecture d’une source textuelle supplémentaire à celle du Liber de natura rerum, mais, d’une part, de son esprit d’analyse, d’autre part, de ses observations personnelles ou de l’expérience des pêcheurs qu’il aura côtoyés. On relève assurément certains compléments – extrêmement rares – aux informations connues par le Liber de natura rerum qui semblent provenir d’une consultation directe de la traduction latine d’Aristote et de l’Histoire naturelle de Pline50. Mais on s’étonne alors qu’il n’ait pas songé à tirer davantage parti de ces lectures, comme l’a fait, par exemple, Vincent de Beauvais, qui, s’il ne corrige pas les bévues de Thomas de Cantimpré, leur juxtapose au moins le texte des Anciens. Pour expliquer ces quelques écarts, il semble préférable d’admettre que la version du Liber de natura rerum dont Albert le Grand a disposé présentait de légères différences au regard de celle que nous connaissons. Voyons maintenant comment a procédé l’auteur du dernier des maillons de la chaîne de transmission, l’Hortus sanitatis.
- 51 Les chapitres tirés de l’œuvre d’Albert le Grand sont les chapitres 6 à 10, 15, (...)
20Les cent six chapitres du De piscibus décrivent environ cent quatre-vingt-un animaux aquatiques, poissons, coquillages et mammifères marins, et reprennent presque toutes les notices contenues dans les livres de Vincent de Beauvais et d’Albert le Grand : quatre-vingt-trois chapitres ont pour source primaire le Speculum naturale, vingt, le De animalibus ; et trois chapitres possèdent des éléments empruntés aux deux œuvres51. L’auteur de l’Hortus sanitatis a travaillé en premier lieu avec l’œuvre de Vincent de Beauvais et il l’a complétée avec celle d’Albert le Grand. Les notices dont le De animalibus est la source décrivent le plus souvent un animal présent aussi chez Vincent de Beauvais, mais qui a reçu chez Albert le Grand un nom légèrement différent. À de nombreuses reprises, l’auteur de l’Hortus sanitatis reprend les deux chapitres séparément, sans les fusionner, et établit ainsi deux notices pour un même animal.
21Concernant l’organisation en chapitres, l’auteur de l’Hortus sanitatis a panaché les deux méthodes de ses sources. Il a repris à Vincent de Beauvais les regroupements de divers poissons au sein d’un même chapitre, au point d’ailleurs qu’il répète systématiquement les groupements élaborés par son modèle ; mais il s’est aussi inspiré de la méthode d’Albert le Grand en reprenant à ce dernier l’absence de distinction entre monstra marina et pisces : comme celui-ci l’avait fait avant lui avec le Liber de natura rerum, il regroupe dans un ensemble unique l’ensemble des animaux aquatiques, empruntant les notices tantôt de Vincent, tantôt d’Albert le Grand, selon un ordre alphabétique approximatif inspiré de ses prédécesseurs.
22Si l’on regarde la manière dont se succèdent les citations, l’Hortus sanitatis n’introduit pas plus que Vincent de hiérarchie parmi les auctoritates : dans le De piscibus, les noms des auteurs anciens et médiévaux apparaissent les uns à la suite des autres sans ordre préétabli, si ce n’est, le plus souvent, celui qu’avait choisi Vincent de Beauvais dans son Speculum naturale. L’auteur de l’Hortus ne formule jamais aucune critique sur les données qu’il a collectées, pas plus qu’il ne les compare ni ne les oppose : il se contente de les juxtaposer. Il semble donc que les choix qui ont régi la composition d’ensemble aient été les mêmes que ceux de sa source. Pour l’auteur de l’Hortus, comme pour celui du Speculum, il s’agissait de transmettre ce qui a été dit sur tel ou tel animal, quel que fût l’auteur des informations collectées.
- 52 Le terme operationes figure dans certaines des notices de l’Hortus sanitatis po (...)
23Les notices d’Albert le Grand sont en règle générale recopiées dans leur intégralité, sans doute parce qu’elles sont brèves. Pour les notices de Vincent composées de plusieurs chapitres, l’auteur de l’Hortus a dû opérer une sélection, dont il est difficile d’estimer les règles ; mais il s’est attaché le plus souvent à conserver les indications thérapeutiques que Vincent devait à Pline ou aux médecins grecs et arabes. Elles lui permettaient, en effet, de nourrir le discours médical qui, comme il l’avait annoncé dans le prologue, devait accompagner les descriptions physiques ou comportementales de chaque animal. Ainsi, mises à part quelques coupes franches et une répartition des fragments de citation entre deux parties, l’une à visée descriptive, la natura, l’autre à visée thérapeutique, les operationes52, l’auteur s’est souvent contenté de recopier littéralement les notices du Speculum. Les marqueurs de citation apparaissent en tête de fragment, comme chez Vincent, mais le compilateur ne mentionne jamais ce dernier comme source primaire, tout comme Albert le Grand n’avait rien dit de ses emprunts à Thomas de Cantimpré : le marqueur actor ou auctor, utilisé par Vincent lui-même pour indiquer qu’il prend la parole, est repris sans vergogne par l’auteur du De piscibus, si bien que tout laisse croire qu’il a compilé lui-même le savoir encyclopédique qu’il donne à lire.
VB 17, 71 |
HS IV, 59 |
De muraena [1] Isidorus. Muraenam, Graeci myrenam uocant,… [2] Plinius, libro 9. Muraena est piscis longus, molli cute intectus… [3] Aristoteles [Plin. 9, 76-77]. Zimirum vocat marem, qui generat… [4] Plinius, libro 32. Pithiatius tradit murenam cum hamo capta sit… [5] Idem libro 9. Viuarium autem murenarum primus excogitauit Tyrus,… [6] Idem in libro 32. Muraena irretita maculas appetit… |
Murena [1] [VB 17, 71, 1] Ysidorus. Murenam Graeci mirenam vocant, eo quod plicet se in circulos… [2] [VB 17, 71, 2] Plinius libro IX. Murena est piscis longus, molli cute intectus… |
VB 17, 72 |
HS IV, 59 |
De eodem [1] Ex libro de naturis rerum. Murenae, sicut dicit Plinius, libenter se tenent inter arundines… Item muraenam, iuxta Basilium, vipera ex aquis in siccum euocat ad coitum. [2] Iorath, vbi supra. Muraena non a suo sibi simili, sed a serpente sibilo ad siccum euocata concipit,… [3] Ambrosius. Vipera quidem ad littus maris sibilo muraenam euocat. Venenumque suum vomit… |
[3] [VB 17, 72, 1] Ex Libro de naturis rerum. Murenae, sicut dicit Plinius, libenter se tenent inter harundines… Item murenam, juxta Basilium, vipera ex aquis in siccum evocat ad coitum. [4] [VB 17, 72, 2] Jorath ubi supra. Murena non a suo simili, sed a serpente sibilo ad siccum evocata concipit… [5] [VB 17, 72, 3] Ambrosius. Vipera quidem ad litus maris sibilo murenam evocat, venenumque suum vomit… |
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Operationes |
[4] Plinius vbi supra. Muraenae morsus capitis ipsius cinere sanatur, Lichenas etiam, et lepras soluit muraenarum cinis cum ternis obulis mellis. |
[6] [VB 17, 72, 4] A. Plinius ubi supra. Murenae morsus capitis ipsius cinere sanatur. [7] [VB 17, 72, 4] B. Lichenas etiam et lepras solvit murenarum cinis cum ternis obulis mellis. |
24Les emprunts à Albert le Grand, en revanche, sont introduits par la mention du nom du naturaliste et du titre de son œuvre, de sorte que ce dernier apparaît sur le même plan que les auctoritates de Vincent de Beauvais. Parallèlement, comme le compilateur de l’Hortus sanitatis recopie intégralement les notices d’Albert le Grand, les quelques auctoritates indiquées par le philosophe dominicain se retrouvent aussi, comme sources secondaires, dans le De piscibus. Le chapitre 15 du De piscibus, Babilonicus et beluae, dont la source est constituée par deux chapitres du De animalibus, illustre bien les méthodes employées par le compilateur :
AM 24, 22 (13) |
HS IV, 15 |
[AM XXIV, 22 (13)] Babilonici pisces sunt, ut dicit Theofrastus, circa Babiloniam, existentes in locis ubi dulces aquae in cavernosis maris recipiuntur ex fluviis incidentibus. Inde enim pisces egrediuntur ad pastum. Capita ad modum ranarum marinarum, reliquas partes corporis ad modum rubiae habentes, <branchos> similes piscibus aliis, pinnulis gradientes et crebro motu caudae. |
Babilonicus et beluae [1] [AM 24, 22 (13)] Albertus in Libro de naturis animalium. Babilonici pisces sunt, ut dicit Theofrastus, circa Babiloniam, existentes in locis ubi dulces aquae in cavernis recipiuntur ex fluviis incidentibus. Inde enim egrediuntur pisces ad pastum. Capita ad modum ranarum magnarum, reliquas partes corporis ad modum ragiae habentes, <branchos> similes piscibus aliis, pinnulis gradientes et crebro motu caudae. |
AM 24, 18 (11) |
HS IV, 15 |
[AM 24, 18 (11)] Beluae, ut dicit Plinius, in Orientali mari sunt. Quaedam animalia marina adeo magna et importuna quod procellas excitant de profundo et pericula navibus inducunt, ita quod naves Alexandri ad pericula deduxerunt. |
[2] [AM 24, 18 (11)] Plinius. Beluae in Orientali mari sunt. Et beluae sunt animalia marina adeo magna et importuna quod procellas excitant de profundo et pericula navibus inducunt, ita quod naves Alexandri ad pericula deduxerunt. |
25L’Hortus sanitatis a donc repris à Vincent de Beauvais et Albert le Grand des méthodes d’organisation et de citation. Il apparaît comme une compilation non seulement sur le plan du contenu, mais aussi sur le plan formel. Ainsi en Allemagne, à l’aube de la Renaissance, la lecture des autorités naturalistes anciennes et médiévales fonctionne encore à la manière du XIIIe siècle, si bien que le discours sur les poissons tenu par l’auteur du De piscibus est identique à celui de Vincent de Beauvais et d’Albert le Grand. Les erreurs commises par les passeurs du savoir aristotélicien de la première moitié du XIIIe siècle – Michel Scot et Thomas de Cantimpré – n’ont pas été corrigées, malgré la circulation de nouvelles traductions réalisées à partir du grec, comme celle de Guillaume de Moerbeke à la fin du XIIIe siècle ou par Théodore Gaza au XVe siècle.
26Nous allons, pour terminer, étudier en détail trois exemples de monstra introduits par Thomas de Cantimpré, dont l’identification fait difficulté, et voir comment ses successeurs ont reçu et traité ces exemples. Rappelons rapidement que, si ces erreurs résultent essentiellement d’un collage attribuant à un même animal des informations concernant plusieurs animaux distincts, de la mésinterprétation d’un néologisme apparu au cours de la transmission, de l’extraction d’un fragment qui, hors de son contexte d’origine, se trouve privé de sens ou d’une erreur déjà présente dans la traduction de Michel Scot, cet essai de typologie ne rend pas compte cependant de la complexité des « innovations » de Thomas de Cantimpré, car bien souvent, comme nous l’avons déjà entrevu avec le cas de l’ahuna, l’introduction d’un nouvel animal résulte non pas d’une seule de ces erreurs, mais de leur conjonction. Nous examinerons trois cas : la vacca maris, le circos et la barchora.
27La vacca maris (TC VI, 55) est un de ces monstra qui résultent d’un assemblage malheureux de citations. Si, pour l’essentiel, elle tient du phoque ou du dauphin, comme l’indiquent son nom et la plupart des informations, elle possède aussi quelque chose de la raie cornue, aussi appelé « bœuf marin » par les Anciens, et, de manière plus surprenante, du sanglier.
TC VI, 55 : Vacca marina, ut dicit Aristotiles, monstrum est magnum ac validum et iracundum ad iniurias. Hoc animal non habet ova, sed facit fetum. Ad plus autem duos facit, et sepius unum. Crescit autem in complementum sui per decem annos. Mater autem diu cibat eum et ducit secum, ubicumque vadit, quia tenere diligit eum. Et notandum quod mater decem mensibus impregnatur. Vivit autem hoc animal centum triginta annis ; et hoc probatum est caudis eorum amputatis.
La vache marine, à ce que dit Aristote, est un monstre grand et fort, irritable quand on lui veut du mal. Cet animal n’a pas d’œufs, mais il met bas une portée : deux petits au plus, et plus souvent un. Le petit achève sa croissance en dix ans. Sa mère le nourrit longtemps et l’emmène avec elle partout où elle va, parce qu’elle le chérit tendrement. Et il faut noter que la durée de gestation est de dix mois. Cet animal a une durée de vie de cent trente ans, comme on l’a vérifié en lui coupant la queue.
- 53 Thomas de Cantimpré (VI, 23) : Foca est bos marinus, ut dicit Experimentator, animal fo (...)
- 54 Seule la notice sur le focha ne comporte pas ce détail. La précision concernant le nomb (...)
28En premier lieu, le nom de l’animal fait penser soit au vitulus marinus, nom plinien du phoque, soit au bos marinus, autre nom du foca, c’est-à-dire du phoque, comme l’indique Thomas de Cantimpré (VI, 23)53. L’identification est corroborée par l’information qui concerne la viviparité de l’animal (Arist. HA 567 a 1-2), présente dans les autres notices consacrées au phoque, que ce soit celle du koki, de l’helcus ou du vitulus marinus54.
29Cependant, une recherche plus précise des sources de Thomas de Cantimpré montre que la notice de la vacca marina résulte d’un assemblage de citations prises à Michel Scot, qui concernent essentiellement le dauphin (nous les indiquons par les termes en gras), autre animal vivipare, mais aussi, comme on le verra ensuite, le bœuf terrestre et le bœuf marin d’Aristote, identifié comme la raie cornue, c’est-à-dire une sorte de sélacien, et donc un animal ovipare ou ovovivipare.
Arist. HA 566 b 16 MS : Et delfin et kokane [grec φώκαινα, « le marsouin »] habent lac et lactant fetus et cibant eos, dum sunt parvi. Et pulli delfinorum crescent cito et complentur magnitudine in decennio. Et impregnatur per decem menses et parit in estate, non alio tempore, et ambulat sub pelago. Et sequntur ipsum sui pulli magno tempore, quoniam hoc animal diligit suos pullos magno tempore, et est longe vite. Et iam viderunt delfin centum triginta annorum et alium centum et viginti annorum ; et sciebatur hoc, quoniam amputabant eorum caudas.
Le dauphin et le marsouin ont du lait, allaitent et nourrissent [leurs petits] tant qu’ils sont petits. Les petits des dauphins grandissent vite et atteignent leur taille adulte en dix ans. La durée de gestation est de dix mois ; la mise bas a lieu en été, toujours ; et il se promène sous les flots. Ses petits le suivent longtemps, car cet animal chérit ses petits longtemps ; et il jouit d’une longue vie. On a déjà vu un dauphin de cent trente ans et un autre de cent vingt ans ; et on savait cela, car on leur coupait la queue.
30Les emplois de vacca, chez Michel Scot, correspondent à la traduction du grec βοῦς, « le bœuf » : ce nom apparaît une première fois au début de la version latine de l’Histoire des animaux, quand Aristote oppose les animaux par leur caractère, notant que certains sont doux comme le bœuf, d’autres coléreux (iracundus) comme le sanglier :
Arist. HA 488 b 12-15 MS : Animalia ergo diversantur per omnes modos quos naravimus, et diversantur secundum species morum eorum. Nam quedam sunt et mansueta et pauce ire, non inscipientia, sicut vacce ; et quedam sunt iracunda et inscipientia, et non recipiunt aliquam doctrinam bonorum morum, sicut aper agrestis.
Les animaux se distinguent pour toutes les raisons que nous avons rapportées, et ils se distinguent par la spécificité de leurs mœurs. En effet, certains sont doux et peu enclins à la colère, ne sont pas dénués d’intelligence, comme la vache ; et d’autres sont coléreux et stupides, et sont imperméables à tout apprentissage, comme le sanglier.
- 55 La même caractéristique est attribuée par Thomas de Cantimpré au foca (VI, 23), cf. sup (...)
31Thomas de Cantimpré s’est donc doublement trompé en attribuant l’adjectif iracundus à la vacca marina : d’une part, il s’inspire d’un fragment de Michel Scot qui concerne le bœuf terrestre ; d’autre part, chez son modèle, l’adjectif iracundus sert à qualifier le sanglier, tandis que le bœuf est un exemple de douceur ; mais Thomas de Cantimpré comprend le contraire, et il attribue à l’animal une agressivité qui n’est pas la sienne55. Enfin, les choses se compliquent encore quand il apparaît qu’Aristote lui-même s’est contredit à propos du « bœuf marin » (βοῦς, traduit chaque fois vacca par Michel Scot). En effet, il range d’abord cet animal parmi les sélaciens :
- 56 Louis 1968, 6, traduit βοῦς par « bœuf marin », indiquant, n. 4 : « Ce poisson est vrai (...)
- 57 Il faut préciser que Michel Scot ne traduit pas le grec σελαχώδεσι, « sélac (...)
Arist. HA 540 b 18-20 : […] figurent parmi les sélaciens, outre les poissons déjà cités, le bœuf marin56, la lamie, l’aigle, la torpille, la baudroie et tous les poissons du genre squale57.
32Mais plus loin, expliquant la reproduction des cétacés, animaux vivipares, il leur associe « le poisson-scie et le bœuf marin » :
- 58 Information aussitôt corrigée par Louis 1968, 86, n. 5 : « Les poissons-scies, dont (...)
Arist. HA 566 b 2-4 : Le dauphin, la baleine et les autres cétacés, qui n’ont pas de branchies mais un évent, sont vivipares, de même que le poisson-scie et le bœuf marin. (trad. Louis 1968, 86)58
33En bref, vacca marina est le nom du bœuf marin, qui serait la raie cornue, mais, hormis le fait qu’elle est irascible comme le sanglier, elle a tout du dauphin et du phoque : elle est capable de vivre 130 ans comme le dauphin, et elle est vivipare comme le phoque ou le dauphin. Albert le Grand et Vincent de Beauvais n’ont presque rien modifié à la description de la vacca : ils n’ont fait que retirer l’indication de la source de Thomas de Cantimpré et le détail concernant le temps de maturation de l’animal. Vincent de Beauvais supprime aussi l’indication de durée de gestation, et l’Hortus sanitatis recopie fidèlement le texte de sa source :
AM XXIV, 135 : Vacca animal marinum est magnum et validum et iracundum et iniuriosum. Hoc animal non ovat, sed facit partum sibi similem, ad plus autem facit duos, saepius tamen unum, quem etiam secum ducit quocumque vadit, quia valde diligit eum. Mater autem decem mensibus impraegnatur ; ipsum autem animal C et XXX aliquando annis probatum est vixisse per caudae ipsius amputationem.
La vache est un animal de mer, grand, fort, irritable et agressif. Cet animal ne pond pas, mais il conçoit des petits semblables à lui ; il en conçoit au plus deux, et plus souvent un, qu’il emmène avec lui partout où il va, car il le chérit fort. La mère a une gestation d’une durée de dix mois ; on a prouvé, grâce à l’amputation de sa queue, que cet animal a pu vivre cent trente ans.
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VB XVII, 135 : Ex libro de natura rerum : Vacca marina monstrum est magnum ac validum et ad injurias iracundum. Non habet ova, sed facit fetum, unum quidem saepius vel duos ad plus. Fetum tenere diligit et ducit secum, ubicunque vadit. Vivit hoc animal XXX annis, quod probatum est amputatis eorum caudis.
HS IV, 99 : Ex Libro de naturis rerum : Vacca marina monstrum est magnum ac validum et ad injurias iracundum. Non habet ova, sed facit fetum, unum quidem saepius vel duos ad plus. Fetum tenere diligit et secum ducit, ubicumque vadit. Vivit hoc animal XXX annis, quod probatum est amputatis eorum caudis.
D’après le Liber de natura rerum. La vache marine est un monstre grand et fort, irritable quand on lui veut du mal. Elle ne pond pas, mais elle conçoit le plus souvent un ou, au plus, deux petits. Elle chérit tendrement son petit et l’emmène avec elle partout où elle va. Cet animal a une durée de vie de trente ans, comme on l’a prouvé en leur coupant la queue.
34Thomas de Cantimpré a emprunté à Michel Scot le nom barchora, qui, après l’arabe, a servi à rendre le mot grec πορφύρα, bien que le latin dispose des mots purpura ou murex. Il a également repris les informations données par Aristote sur cet animal. Cependant, pour constituer sa notice sur la barchora, Thomas de Cantimpré a continué de recopier le texte de Michel Scot, qui traitait de la tortuca marina, « la tortue de mer », après la barchora :
Arist. HA 590 b 1-2 MS : Et animalia que moventur et comedunt animalia cibantur a piscibus parvis, sicut barcora ; quoniam ipse comedit pisces parvos, et propter hoc eiciunt ei pisces parvos. Et tortuca marina comedit kokile, et orificium eius est fortius omni ore cuiuslibet animalis, quoniam, si acceperit lapidem cum suo ore, accipit ipsum et frangit ipsum et exit ad ripam et pascitur herbis…
Les animaux qui se meuvent et mangent des animaux se nourrissent de petits poissons, comme la barcora ; comme celle-ci mange de petits poissons, on lui jette pour cette raison de petits poissons. Et la tortue marine mange le kokile [petit coquillage], et sa mâchoire est plus puissante que la bouche de n’importe quel autre animal, car si elle saisit une pierre avec son bec, elle la mange et la broie ; et elle sort sur le rivage et s’y nourrit d’herbes.
35Thomas de Cantimpré a cru, sans doute, que l’antécédent de l’anaphorique eius était barcora et non tortuca, si bien que l’animal qu’il nomme barchora ne peut plus être identifié de manière univoque :
- 59 Sont marqués en gras les termes qui feront l’objet d’une modification chez les successe (...)
TC VI, 5 : De barchora. Barchora, ut dicit Aristotiles, animal marinum est et comedit pisces parvos. Orificium huius animalis est os fortius omni ore animalis cuiuslibet, quoniam, si acceperit lapidem in ore suo, frangit eum. Hoc animal quandoque exit ad ripam et herbas depascit. Et tunc oportet ipsum in aquam reverti et submergi aqua, ne cutis dorsi eius a sole desiccetur et non possit se flectere ad nutum debitum. Comprehenditur hoc animal a piscatoribus per parvos pisciculos, quos filo vivos consutos in mari proiciunt. Pisciculi vero effugere non valentes, sed insimul fluitantes predicti animalis morsibus patent. At ipsum animal alium post alium deglutire laborans interim occupatus [sic] deprehenditur59.
La barchora, à ce que dit Aristote, est un animal marin et mange de petits poissons. La mâchoire de cet animal est plus puissante que celle de tous les autres animaux, quels qu’ils soient, puisque, s’il prend une pierre dans sa bouche, il la broie. Cet animal sort parfois sur le rivage et s’y nourrit d’herbes. Et alors il faut qu’il retourne dans l’eau et qu’il s’y immerge, pour éviter que, la peau de son dos se desséchant au soleil, il lui soit impossible de se tourner selon le mouvement requis. Pour attraper cet animal, les pêcheurs jettent dans la mer de tout petits poissons vivants enfilés sur une ligne. Les petits poissons, qui ne peuvent s’échapper, mais frétillent tous ensemble, sont exposés aux attaques de l’animal. Et celui-ci se fait attraper pendant qu’il s’emploie et s’absorbe tout entier à les avaler l’un après l’autre.
- 60 Nous n’avons pas trouvé d’attestation du terme tortuca antérieure à Michel Scot ; mais (...)
36En outre, le Liber de natura rerum comporte une notice intitulée tortuca (TC VI, 54), avec des informations dont nous n’avons pas identifié la source60, ainsi qu’une notice sur la testudo, nom classique de la tortue. Pour rédiger cette dernière, Thomas de Cantimpré a emprunté les informations données par Pline, ne trouvant rien chez Michel Scot, qui ne connaît pas le terme testudo.
37Si l’on compare au texte de Thomas de Cantimpré les notices touchant à la barchora rédigées par Vincent de Beauvais et Albert le Grand, on constate un certain nombre de différences :
VB XVII, 102 : Barchora est animal marinum, habens orificium prae omnibus animalibus fortissimum. Nam et lapidem si in ore suo acceperit, eum frangit. Haec quandoque ad ripas exit et herbas depascit. Et quando oportet ipsum in aquam revertitur, ibique submergitur, ne cutis dorsi eius a sole exsiccetur et ad nutum debitum deflectere se non possit. Pisciculos quoque comedit et per illos deprehenditur. Piscatores namque pisciculos parvos, vivos filo consutos in mare projiciunt ; qui, dum effugere non valent sed insimul fluitant, animalis predicti morsibus patent. At ipsum animal dum unum post alium transglutire laborat, interim occupatum deprehenditur.
La barchora est un animal marin qui a, de tous les animaux, la mâchoire la plus puissante. En effet, si elle prend une pierre dans sa bouche, elle la broie. Parfois elle sort sur le rivage et s’y nourrit d’herbes. Et, quand il le faut, elle retourne à l’eau et s’y plonge pour éviter que, la peau de son dos se desséchant au soleil, il lui soit impossible de se tourner selon le mouvement requis. Elle se nourrit aussi de petits poissons, et on s’en sert pour l’attraper. En effet, les pêcheurs jettent dans la mer de petits poissons vivants enfilés sur une ligne ; ceux-ci, tandis qu’ils frétillent sans pouvoir s’échapper, s’exposent aux attaques de l’animal. Mais, pendant qu’il s’emploie et s’absorbe tout entier à les avaler l’un après l’autre, il se fait attraper.
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AM XXIV, 19 : Barchera est genus animalis durae testae sub quo tortuca maris cum aliis quibusdam speciebus continetur. Quae tortuca adeo durum os habet quod lapidem frangit. Pisciculos parvos venatur et hiis aliquando filo ligatis decepta capitur. Aliquando egreditur et herbas depascit. Efficitur autem valde magna ita quod scutum eius octo vel novem pedum invenitur : cornu habet in capite sicut tortuca agrestis, et hoc circumdat caput ad modum galeae. Si quandoque egreditur ad solem, scutum dorsi exsiccatur, quod postea nisi diu mollificetur, ad nutum flectere non potest. Hoc animal piscatores Germaniae et Flandriae militem vocant eo quod habet scutum et galeam. Est autem scutum eius ac si de quinque asseribus sit compositum. Habet autem quatuor pedes multorum digitorum et caudam ad modum serpentis.
La barchera est un animal de la famille des testacés, à laquelle appartiennent aussi la tortue de mer et d’autres espèces. Cette tortue a la mâchoire si dure qu’elle broie les pierres. Elle chasse les petits poissons, et on se sert parfois d’eux, après les avoir attachés à un fil, pour l’appâter et l’attraper. Parfois, elle sort sur le rivage et s’y nourrit d’herbes. Elle devient très grande, au point que son bouclier peut atteindre huit ou neuf pieds. Comme la tortue terrestre, elle a une corne sur la tête, et cette corne couvre tout le tour de sa tête comme un casque. Et quand elle sort pour s’exposer au soleil, le bouclier sur son dos se dessèche ; et, si elle ne consacre pas ensuite un long temps pour l’amollir, il lui est impossible de se tourner à sa guise. Les pêcheurs de Germanie et de Flandre appellent cet animal « le soldat », parce qu’il a un bouclier et un casque. Son bouclier est comme composé de cinq chevrons. L’animal a quatre pieds pourvus de nombreux doigts, et une queue comme un serpent.
38Le changement le plus important opéré par Vincent de Beauvais concerne la permutation de la première phrase de Thomas de Cantimpré (comedit pisces parvos), qu’il a placée vers le milieu de la notice, considérant sans doute, à juste titre, que l’alimentation de l’animal devait être mise en relation avec la technique de pêche ensuite décrite. Il évite ainsi une répétition, mais révèle qu’il n’a pas consulté le texte de Michel Scot. En effet, tandis que, dans la notice de Thomas de Cantimpré, on trouvait facilement l’origine de l’erreur qui avait conduit à l’assimilation du murex et de la tortue, chez Vincent de Beauvais, en revanche, du fait du déplacement de ce morceau de phrase, la seule caractéristique comportementale du murex disparaît : ne subsiste que la forme latine et déformée de son nom. Pour le reste, les deux textes sont tout à fait semblables. La confusion a ensuite été transmise par l’Hortus sanitatis, qui a recopié littéralement la notice de Vincent de Beauvais, tout en la plaçant sous l’autorité d’Albert le Grand :
HS IV, 12 : Albertus in libro ut supra : Barchora est animal marinum habens orificium prae omnibus animalibus fortissimum. Nam et lapidem si in ore suo acceperit, eum frangit. Haec quandoque ad ripas exit et herbas depascit […].
Albert le Grand, dans le même livre que ci-dessus : La barchora est un animal marin qui a, de tous les animaux, la mâchoire la plus puissante. En effet, si elle prend une pierre dans sa bouche, elle la broie. Parfois elle sort sur le rivage et s’y nourrit d’herbes […].
- 61 L’exemple, contrairement à ce que nous avons noté supra à propos de la bale (...)
- 62 Nous avons exposé supra le cas particulier du testeum, qui désigne au départ un mollusq (...)
39Albert le Grand a fait davantage de modifications, comme le montrent les ajouts en gras. Il classe l’animal parmi les espèces de tortues, témoignant certes d’un esprit de synthèse dont sont dépourvus Thomas de Cantimpré et Vincent de Beauvais. Cependant, d’une part, il rédige sa notice comme s’il n’avait pas, lui non plus, consulté le texte d’Aristote, ignorant totalement que le nom barchera est une transposition indirecte du nom grec du murex ; d’autre part, les éléments supplémentaires ne doivent pas faire illusion61 : les dimensions ont pu aisément être tirées de la notice rédigée sur la tortuca par Thomas de Cantimpré et légèrement modifiées ; le casque (galea) est un emprunt au zytiron, autre espèce de monstrum et de tortue marine, décrite également par les trois encyclopédistes ; Thomas de Cantimpré précise que le zytiron est appelé vulgairement miles marinus, sans doute à cause de son casque et de son bouclier. C’est ce nom vulgaire qu’Albert le Grand attribue aux trois espèces de tortues marines, décrites dans son De animalibus (testeum62, tortuca, zytiron), et la seule espèce de tortue qu’il n’ait pas reprise à Thomas de Cantimpré est la testudo :
TC VI, 54 : Tortuca maris monstrum est ingens et forte nimis. Ad instar tortuce terrestris formata est, sed in immensum excedit eius magnitudinem : octo enim cubitorum longitudo eius et quatuor latitudo. Scutum habet triangularem ad instar scuti usualis, sed multo maiorem utpote cubitorum quinque. Crura habet longa, ungues magnos et digitos in pedibus maiores quam in leonibus sunt. Fortitudine et audacia mirabiliter viget, quippe que tres homines non timet invadere. Fortitudine frustratur, si eam in dorsum ad terram vertere possis. Difficulter enim surgit in dorsum conversa, et hoc propter latitudinem clipei quo a dorso tanta belua includitur. Hoc clipeo tegitur contra iacula. [Est autem clipeus triangularis.]
La tortue de mer est un monstre énorme et très vaillant. Elle est conformée comme la tortue terrestre, mais elle la dépasse prodigieusement en taille : elle fait, en effet, huit coudées de long et quatre de large. Elle possède un bouclier triangulaire, semblable à un bouclier ordinaire, mais beaucoup plus grand puisqu’il fait cinq coudées. Elle a de grandes pattes, de grands ongles et, aux pieds, des doigts plus grands qu’on ne les voit aux lions. Elle est dotée d’une vaillance et d’une audace extraordinaires, vu qu’elle ne craint pas d’attaquer trois hommes. Elle perd toute sa vaillance, quand on parvient à la tourner dos contre terre : en effet, une fois retournée sur le dos, elle a du mal à se redresser, cela à cause de la largeur du bouclier qui enserre le dos de cette énorme bête. Ce bouclier la protège contre les traits. [Le bouclier est triangulaire.]
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AM XXIV, 126 : Tortuca maris est id quod militem vulgus vocat in Germania ; et est disposita sicut tortuca terrestris, nisi quod magna valde efficitur : aliquando enim octo cubitorum invenitur et scutum dorsi eius quinque cubitorum. Crura longa et digitos et ungues fortiores habet quam leo. Tres homines invadere non formidat ; sed si in dorsum ponatur, invalida efficitur, quia surgere non potest.
La tortue de mer est l’animal qu’on appelle communément « le soldat » en Germanie ; et elle est conformée comme une tortue terrestre, excepté qu’elle devient très grande : on trouve, en effet, parfois des spécimens de huit coudées, avec sur le dos un bouclier de cinq coudées. Elle a de longues pattes avec des doigts et des ongles plus solides que ceux du lion. Elle ne craint pas d’attaquer trois hommes ; mais si elle est mise sur le dos, elle perd toute vigueur, car elle ne peut pas se redresser.
40Et pourtant, si on se reporte aux premiers livres du De animalibus (VII, 1, 3 (18)), on doit constater qu’Albert le Grand avait compris le texte d’Aristote, qu’il reproduit sans omettre de détails, contrairement à Michel Scot :
AM VII, 1, 3 (18) [Arist. HA 590 b 1-2] : Quaecumque enim illorum circummoventur venando et comedunt animalia. Fere omnia cibantur a piscibus parvis, quos vincere possunt et suae congruunt complexioni, sicut barcora, qui comedit pisces quosdam parvos. Cuius signum est quoniam, cum capitur et exenteratur, eiciuntur de ventre eius pisces parvi, sicut facit lucius aput nos. Tortuca etiam marina comedit kalcaloe, durum animal et testeum, quoniam orificium tortucae durius est et fortius omni orificio cuiuslibet animalis, quoniam suo ore etiam lapidem acceptum frangit : quod os ei natura non praeparasset, nisi dura aliqua masticare et frangere in cibo debuisset. Exit tamen ad ripam aliquando, et pascitur herbis.
Arist. HA 590 b 1-2 : Parmi les testacés, tous ceux qui se meuvent pour chasser mangent aussi des animaux. Presque tous se nourrissent des petits poissons qu’ils peuvent prendre et qui conviennent à leur conformation, telle la barcora, qui mange certains petits poissons. La preuve en est que, quand on l’attrape et qu’on la vide, il sort de son ventre de petits poissons, comme c’est le cas du brochet chez nous. La tortue marine mange le kalcaloe, animal dur et pourvu d’une coquille, grâce à sa mâchoire qui est plus dure et plus puissante que celle de n’importe quel autre animal, vu que, avec sa bouche, elle broie jusqu’à la pierre qu’elle saisit ; or, la nature ne l’aurait pas dotée d’une telle bouche, si elle n’avait pas eu dans ce qu’elle mange à mâcher et broyer des aliments durs. Cependant, elle sort parfois sur le rivage et se nourrit d’herbes.
- 63 Le « petit crabe » est la traduction littérale du mot grec, selon Louis 196 (...)
41Le cricos est le nom d’un animal du Liber de natura rerum, repris sous l’appellation circhos dans le Speculum naturale et l’Hortus sanitatis, et cricos dans le De animalibus. Ce nom semble être l’adaptation du mot kiroket, employé par Michel Scot dans un passage traitant du bernard-l’ermite. Aristote décrit les différentes espèces de cet animal, en le comparant à d’autres animaux. Thomas de Cantimpré n’a pas compris le texte de Michel Scot ni les termes qui désignent ces différents animaux, et qui sont autant de néologismes. En extrayant un fragment qui concernait une espèce particulière de bernard-l’ermite à propos d’un animal connexe, il a totalement faussé la pensée du Stagirite : le καρκίνιον, « littt. le petit crabe, ou le pagure (Pagurus bernhardus Linné, 1758) »63 – traduit cancer par Michel Scot –, a la même configuration que la langouste, mais il vit dans une coquille à laquelle il n’est pas fixé, contrairement aux murex et aux buccins. Les mœurs de cet animal ne laissent donc pas de doute sur son identification : il s’agit du bernard-l’ermite, qui loge dans différentes coquilles au fur et à mesure de son développement. Il en existe deux espèces, distinctes par leur morphologie et leur lieu d’habitation : ceux qui logent dans les coquillages en spirale sont plus allongés que ceux qui logent dans les tritons. Aristote poursuit par la description du « genre qu’on trouve dans les tritons ». Or, Thomas de Cantimpré ne retient que les informations particulières à cette espèce ; mais, en les coupant totalement de ce qui précède, il commet un important contresens, dont on ne peut saisir l’origine que par la comparaison entre les trois textes :
- 64 Les informations contenues dans Arist. HA 530 a 11-12, qui concernent l’animal désigné (...)
Arist. HA 530 a 7-10 ; 530 a 13-1964 : D’ailleurs le genre [de bernard-l’ermite] qu’on trouve dans les tritons constitue un genre à part : il est proche du premier pour le reste, mais il a la patte fourchue de droite petite, et celle de gauche grande, et c’est plutôt de cette dernière qu’il se sert pour marcher. […] Le triton a la coquille lisse, grande et arrondie, et sa forme rappelle celle du buccin, mais il s’en distingue par la couleur de son hépatopancréas, qui n’est pas noir mais rouge. Il est fortement attaché à sa coquille par le milieu. Ainsi donc par beau temps, ces animaux [tous les turbinés] se détachent pour chercher leur nourriture, mais, quand le vent souffle, les pagures restent à l’abri des pierres, et les tritons se fixent comme les patelles. (trad. Louis 1964, 132)
Arist. HA 530 a 7-10 MS ; 530 a 13-19 MS : Et aliud genus huiusmodi animalis, quod dicitur brita, habet fissuras duas in extremitate pedum. Et pes dexter est parvus et sinister magnus, et propter hoc fert totum corpus super ipsum sinistrum, cum ambulat. Et testa huius animalis est levis, nigra, rotunda, et assimilatur in aspectu animali quod dicitur kiroket. Et non habet nigrum illud membrum quod dicitur mathoz, set rubrum. Et est applicatum teste applicatione forti. Cum ergo fuerit aer clarus, erit hoc animal absolutum et ambulabit ; et cum movebuntur venti, applicabitur petris et quiescit et non movetur.
Et un autre animal appartenant à cette espèce, appelé brita [triton], a deux fissures à l’extrémité de ses pieds. La patte droite est petite et celle de gauche, grande, et pour cette raison, quand il se déplace, il fait porter tout le poids du corps sur la patte gauche. La coquille de cet animal est lisse, noire et ronde ; et il ressemble, par son aspect, à l’animal qu’on appelle kiroket [le buccin]. Chez lui, l’organe qu’on appelle mathoz [l’hépatopancréas] n’est pas noir, mais rouge. Il reste fixé à sa coquille en s’y accrochant fermement. Quand l’air est serein, cet animal se détache et se déplace ; et quand les vents se lèvent, il se fixe aux pierres, reste immobile et ne bouge pas.
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TC VI, 10 : De cricos. Fissuras duas habet in extremitate pedis, que faciunt tres digitos cum ungulis tribus. Pedem dextrum parvum habet, pedem vero sinistrum magnum ; et propter hoc cum ambulat, fert totum corpus suum super sinistrum pedem. Cutis eius testea est, levis, nigra et in aliquibus partibus rubea. Cuicumque rei adheret, forti applicatione adheret. Cum fuerit ether clarus, hoc animal absolutum est et ambulabit ; et cum movebuntur venti, applicabitur lapidibus et quiescet et non movebitur.
Le cricos [le bernard-l’ermite qui loge dans les coquilles de triton]. Il a deux fissures à l’extrémité de ses pieds, qui comportent trois doigts dotés de trois ongles. Il a la patte de droite petite, et celle de gauche grande, et pour cette raison, quand il se déplace, il fait porter tout le poids de son corps sur la patte gauche. [le triton] Sa coquille est en argile, lisse, noire et rouge par endroits. Où qu’il s’accroche, il s’y accroche fermement. Quand l’air est serein, cet animal [tous les turbinés] se détache et se déplace ; et [le bernard-l’ermite (ou pagure) et le triton] quand les vents se lèvent, il se fixe aux pierres, reste immobile et ne bouge pas.
42La reprise d’un fragment de citation extrait d’un paragraphe plus important empêche ainsi l’identification de l’animal. Thomas de Cantimpré attribue à ce qu’il appelle le cricos des éléments qui sont chez Aristote imputables à l’espèce des bernard-l’ermite qui logent dans les coquilles de triton, puis au triton lui-même, voire à tous les turbinés. Le nom cricos, adaptation probable du kiroket de Michel Scot, correspond, via l’arabe, à ce qu’Aristote avait nommé κήρυξ, décliné dans le passage sous les formes κήρυκες (nominatif pluriel) et κήρυξι (datif pluriel) : il s’agit du nom du buccin, présent dans le passage pour énoncer d’une part ce qui le distingue du bernard-l’ermite – il est fixé à sa coquille –, d’autre part ce qui le rapproche du triton – la forme de sa coquille. Bref, partant de la description de l’espèce des bernard-l’ermite qui logent dans le triton, Thomas de Cantimpré réutilise, en le modifiant quelque peu – mais là encore il faudrait disposer de ses manuscrits –, un néologisme de Michel Scot qui désigne le buccin. On peut se demander comment il se représentait un tel animal ou s’il savait de quoi il parlait. Il eût pu trouver chez Pline (nat. 9, 98) une brève description du bernard-l’ermite, sous le nom de pinnotère [pinotherem], mais il n’y a pas recouru. En outre, il ajoute, sur la présence de doigts et d’ongles, des précisions anatomiques qui obscurcissent encore le texte ; il transforme la coquille dans laquelle logent les mollusques en objet indéterminé (cuicumque rei) auquel le bernard-l’ermite s’agrippe ; enfin l’hépatopancréas des mollusques – noir ou rouge selon les espèces – devient chez lui la coquille noire et rouge du bernard-l’ermite. Et il omet au passage la comparaison avec le kiroket : sans doute a-t-il été gêné par les termes issus du grec et transcrits avec plus ou moins d’à-propos par Michel Scot. L’accumulation de toutes ces erreurs conduit à la rédaction d’une notice confuse et aberrante.
43La description du circos reste pourtant presque inchangée chez Vincent de Beauvais et Albert le Grand. Ce dernier fait cependant preuve d’un certain esprit critique en ne reprenant pas le détail qui concerne les « fissures » et les trois doigts et ongles. En revanche, on constate que l’incompréhension arrive à son comble dans l’Hortus sanitatis IV, 21 : l’auteur ajoute, chose rarissime, une information à la notice de Vincent de Beauvais, mais elle est complètement saugrenue. En effet, il compare le corps du circhos à celui du chien de mer – une sorte de squale –, l’affublant par ailleurs d’une tête humaine : Caput habet humanum, reliquum vero corpus fere ut canis marinus. Comment un tel détail est-il arrivé dans le De piscibus ? nous l’ignorons. Mais l’image qui accompagne le texte est exactement conforme à la description : le circhos est représenté avec un corps de chien doté d’écailles, de nageoires et de pattes à trois doigts, surmonté d’une tête d’homme (fig. 1):
Fig 1 – Circhos. De chilon
HS VI, 21 : In eodem libro ut supra : Circhos, alias crichos, habet cutem testeam, levem, nigram et in aliqua parte rubeam, fissuras duas in pede, quae tres digitos faciunt. Pedem dextrum habet parvum, sinistrum vero magnum. Et ideo, cum ambulat, totum corpus fert super sinistrum. Aere claro absolutus incedit ; commotis autem ventis, applicatur lapidibus et immotus quiescit. Cuicumque rei adhaeret, forti applicatione adhaeret. Et hoc mirum est, quod claro quidem tempore sui potestatem habet, tempestuoso autem debilitatur et infirmatur. Caput habet humanum, reliquum vero corpus fere ut canis marinus.
Dans le même livre que ci-dessus. Le circhos, ou crichos, est enveloppé d’une coquille lisse, noire et rouge par endroits. Il a sur les pieds deux fissures qui lui font trois doigts. Il a la patte de droite petite, et celle de gauche grande. Et pour cette raison, quand il se déplace, il fait porter tout le poids du corps sur la patte gauche. Quand le temps est serein, il se détache et se déplace ; mais quand les vents se lèvent, il se fixe aux pierres et il se tient tranquille, sans bouger. Où qu’il s’accroche, il s’y accroche fermement. Et ce qu’il y a d’extraordinaire, c’est que, s’il a, par beau temps, la libre disposition de son corps, par mauvais temps, il s’affaiblit et tombe malade. Il a une tête d’homme et le reste du corps fait, peu s’en faut, comme celui d’un chien de mer.
- 65 À ce propos, Pieter de Leemans a proposé une mise au point intéressante, partie par par (...)
44Thomas de Cantimpré a donc joué un rôle essentiel dans la diffusion du savoir d’Aristote, compilé et réorganisé sous forme de notices visant à décrire successivement toutes les créatures animales. Ces notices ont été reprises par Albert le Grand et Vincent de Beauvais, où les ont recueillies le compilateur de l’Hortus sanitatis, puis son illustrateur, fixant dans l’imaginaire du lecteur une représentation de l’animal. Si Vincent de Beauvais et Albert le Grand ont connu Aristote grâce à l’œuvre de Thomas de Cantimpré, et s’il est indéniable qu’ils ont eux-mêmes commenté et compilé la traduction latine de l’Histoire des animaux, cependant ils n’ont pas modifié, en le transmettant, le texte de Thomas de Cantimpré, sans doute parce que la rédaction du De naturis rerum était a priori d’une compréhension plus aisée, ou tout au moins offrait une organisation qui facilitait considérablement le travail de compilation de la matière aristotélicienne. Cependant les notices de Thomas de Cantimpré sont très souvent entachées d’erreur par suite d’une lecture trop rapide ou d’une mauvaise exploitation du texte de Michel Scot, dont il faut reconnaître, outre les erreurs, la difficulté. Ainsi, l’introduction de ces nouveaux noms et des éléments de description qui leur sont attachés, à côté des informations puisées à l’Histoire naturelle de Pline et aux Étymologies d’Isidore à propos des mêmes poissons pourvus de noms latins, a créé des doublets que Vincent de Beauvais et Albert le Grand n’ont pas toujours décelés. En outre, les rapprochements possibles entre les notices de Thomas de Cantimpré et celles d’Albert le Grand sont tels qu’on peut se demander si le Liber de natura rerum ne fut pas la seule source textuelle d’Albert le Grand pour le livre XXIV de son De animalibus, ce qui est très étonnant étant donné la traduction méticuleuse et les commentaires qu’il a faits de l’Histoire des animaux d’Aristote dans les livres précédents. Il faudrait donc s’interroger sur la manière dont Albert le Grand a travaillé et, peut-être, sur la chronologie de la rédaction de ses livres65. Quoi qu’il en soit, on ne peut que reconnaître l’importance du travail de Thomas de Cantimpré pour tous ceux qui, du XIIIe au XVe siècle, se sont intéressés à la nature des éléments de la création.