Philippe Brunet, Itinéraire d’un masque
Philippe Brunet, Itinéraire d’un masque, Lausanne, Favre, 2022, 190 p.
Texte intégral
1Le 25 mars 2019, la représentation théâtrale des Suppliantes, prévue en Sorbonne avec la troupe Démodocos, fondée par Philippe Brunet (professeur en littérature grecque à l’Université de Rouen Normandie), est empêchée, avec force et brutalité, par un groupe d’« anti-racistes » qui accuse le spectacle de « blackface », en raison du maquillage et des masques utilisés par des acteurs « blancs ». L’affaire fait grand bruit et suscite une polémique, relayée par les médias, toujours prompts à s’emparer d’un sujet vendeur… jusqu’à ce qu’elle soit reléguée par l’incendie de Notre-Dame de Paris !
2Cet événement est le point de départ de cet essai de Philippe Brunet, helléniste renommé et metteur en scène de la pièce. Si la colère et le traumatisme sont toujours perceptibles, surtout dans le Prologue (p. 7-27), ils cèdent peu à peu le pas à une justification pédagogique et introspective, mêlée d’une tentative d’analyse d’un phénomène qui dépasse largement la censure d’une manifestation théâtrale particulière. Dans le premier chapitre (« Itinéraire », p. 29-52), l’auteur jette le masque. Tel une victime d’un syndrome post-traumatique, il s’allonge sur le divan et rejoue ses origines (métisses, françaises par son père, nipponnes par sa mère) et les blessures de son enfance, marquée, à l’âge de 6 ans, par la disparition de son père, et par un sentiment permanent de décalage. Au Japon, en visite estivale dans sa famille maternelle (issue de samouraïs !), il découvre le nô (une forme de théâtre ancestrale qui unit la tradition des pantomimes dansées et des chroniques versifiées) : révélation émotive et puissance des masques ! Au lycée, c’est la rencontre avec les langues anciennes, et particulièrement le grec, qui le conduit à faire le choix « in extremis » (p. 31) d’une hypokhâgne qui le mène à intégrer la rue d’Ulm. Le parcours de celui qui « ne souhaitait jamais entrer dans aucun monde professionnel » (p. 30) est pourtant sans faute : après une thèse de métrique sous la direction de Jean Irigoin, soutenue en 1992, il devient maître de conférences de langue et littérature grecques à l’Université de Tours, puis professeur à l’Université de Rouen, en 1999. Atypique dans le milieu universitaire, Philippe Brunet ne se contente pas d’une activité reconnue (il reçoit par exemple la médaille d’argent du prix Jules Janin de l’Académie française, en 2011, pour sa traduction de l’Iliade) et soutenue de chercheur et de traducteur (il n’est pas facile de consulter un CV de l’auteur, peu porté sur l’auto-promotion, mais une petite recherche dans l’Année philologique fait apparaître deux douzaines de références pour Philippe Brunet), il est bientôt happé par la passion de la scène. En 1995, il crée la compagnie de théâtre antique Démodocos, d’abord pour « dire et jouer l’épopée d’Homère et interpréter la musique grecque ancienne » (https://www.demodocos.fr/a-propos-de/) du spectacle Le Retour d’Ulysse, dont la mise en scène est assurée par l’américain Robert Ayres alias Bob Stoner. L’expérience est renouvelée l’année suivante avec Les Amours d’Arès et d’Aphrodite. Dès le départ, le ton est donné : il s’agit de proposer « un théâtre scandé (intégralement et dans deux langues, l’ancienne et la moderne) » (p. 50), mais les masques ne viendront que plus tard dans le parcours de metteur en scène qu’endosse Philippe Brunet à partir de 1997.
3Cette aventure – car telle que l’entend Philippe Brunet, la mise en scène en est bien une – constitue l’essentiel du sujet de la partie centrale du livre, intitulée « Naissance du théâtre » (p. 53-125). Philippe Brunet égrène successivement l’ensemble de ses expériences théâtrales d’À quand Agamemnon ? (1997) au Prométhée enchaîné (2017), en passant par Les Perses (jouée à Athènes en 1998) et tous les autres – plus ou moins développés – de la vingtaine de spectacles qu’il crée et met en scène au cours de cette période riche d’expériences et de recherches créatives, en mettant à nu ses motivations et ses choix artistiques autant que scientifiques. À la lecture de cette partie, il apparaît en effet que Philippe Brunet n’est pas seulement un helléniste qui aurait, en quelque sorte, expérimenté ses recherches de métrique sur le terrain. C’est aussi un véritable artiste qui n’hésite pas à mêler les inspirations esthétiques (grecques bien sûr, mais aussi nipponnes, chinoises, africaines, sardes, mais encore poétiques, filmiques, etc.), pour revivre et entraîner son public à travers « toutes les étapes du Théâtre : le chant épique, la naissance de l’aède-rhapsode, dans ses mouvements et ses pas, la naissance du drame théâtral, avec ou sans fil, les cabrioles du satyre, les harmonies de la prosodie et de la modalité, et les impostures irréversibles du masque » (p. 83).
4C’est en 2002, pour le festival d’Avignon, que le masque fait son apparition dans la mise en scène de Philippe Brunet : un masque nô, sculpté dans un bois de tilleul par une jeune artiste japonaise, Maki Nakatsukasa, pour Darios, le Grand Roi revenu des Enfers dans la pièce Les Perses. Comme l’écrit Philippe Brunet, « ce premier masque en bois allait amener tous les autres » (p. 74) et, « insensiblement », Démodocos est « devenue une troupe de théâtre masqué » (p. 106). Si les masques se succèdent et ne se ressemblent pas (en bois, en papier, en résine époxy, en latex, en résine polyester, en tissus collés, jusqu’à l’expérience du masque facial…), ils participent tous d’une même recherche : « empêcher le comédien de se laisser aller à la facilité » (p. 89-90), en lui donnant la possibilité « de mettre en valeur son jeu en fonction de masques différents » (p. 100). Pour Philippe Brunet, c’est en effet la « pluralité d’incarnations qui est au cœur de l’art aédique, avant l’art théâtral proprement dit, depuis Homère » (p. 100). Loin d’être un simple accessoire pour se rapprocher du théâtre antique qui le pratiquait, le masque marque le destin du personnage, le définit « comme un type, au gré des codes physiognomoniques » (p. 104). Il est ce qui va permettre à l’acteur de véritablement endosser l’Autre. Cette recherche de l’Autre, dans toute son altérité et en même temps sa proximité, est au cœur du projet de Philippe Brunet, que ce soit dans son jeu linguistique ou scénique. L’helléniste a un rapport presque charnel avec la langue grecque, qu’il fait dialoguer, dans ses mises en scène, avec celle de Molière, scandée elle aussi, comme pour mieux faire ressortir le « conflit de la mémoire et de la modernité, vis[ant] au même but d’exaltation dionysiaque » (p. 114-115). L’usage de la langue grecque prend des sens différents, mais n’est jamais anodin : langue de mémoire dans l’Œdipe roi ou dans Antigone, quand il est parlé par le Chœur des Vieillards thébains (p. 112), le grec ancien est la langue qui exprime la rébellion d’un Prométhée, dans le Prométhée enchaîné (p. 116), et peut aussi, paradoxalement, devenir langue barbare, quand il sort de la bouche des Danaïdes (p. 142-143).
5Le dernier chapitre (p. 127-154) revient justement sur le drame – mythologique et vécu par la troupe de Démodocos – des Suppliantes. Il se prolonge par un épilogue (p. 155-167) qui pose, plus généralement, la question de la cancel culture dans notre société. La colère refait surface, mais elle est moins viscérale, moins traumatique, étayée par le travail d’égo-histoire auquel s’est livré l’Auteur dans les parties précédentes. Désormais, Philippe Brunet peut affirmer haut et fort ce qui fait l’essence même du théâtre : « la comédienne, ou le comédien, se maquille et joue pour prendre la figure de l’Autre ; le maquillage participe de tout ce qui fait son travail d’interprétation » (p. 128-129). Plus encore, « l’acte de maquillage rappelle le premier masque dionysiaque : celui qui consistait à écraser des fruits noirs sur le visage du xoanon de Dionysos, pendant les vendanges. Dionysos était dit morychos ou noir » (p. 135). Emmurés dans leur « folie militante » (p. 145) – bien éloignée de la mania dionysiaque –, les « anti-racistes » n’ont en fait rien compris à ce qui se jouait là ! Ils ont « choisi d’obéir à une stratégie du singulier : un enfermement dans un dogme auquel il[s] voudrai[en]t réduire les autres » (p. 154), alors que le théâtre prôné par Philippe Brunet vise, au contraire, à la rencontre des Autres !
Pour citer cet article
Référence papier
Typhaine Haziza, « Philippe Brunet, Itinéraire d’un masque », Kentron, 37 | 2022, 269-271.
Référence électronique
Typhaine Haziza, « Philippe Brunet, Itinéraire d’un masque », Kentron [En ligne], 37 | 2022, mis en ligne le 20 janvier 2023, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/6479 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.6479
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