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Dossier thématique : Violences de masse et violences extrêmes en contexte de guerre dans l’Antiquité

L’armée meurtrie : défaite des armées romaines et violences extrêmes pendant les guerres d’Hispanie (219-133 av. J.-C.)

Simon Cahanier
p. 111-148

Résumés

Cet article questionne la pertinence des concepts modernes de « violence extrême » et de « massacre » pour analyser la violence subie collectivement par les armées romaines lors de désastres militaires. À travers l’exemple des guerres menées dans la péninsule Ibérique entre 219 et 133 av. J.-C., il analyse le traitement historiographique des épisodes de carnage entre le IIIe siècle av. J.-C. et le début du Ve siècle ap. J.-C. L’étude met en évidence que les Romains avaient une perception élargie du désastre, dont le vocabulaire se confond avec celui du massacre, mais aussi que les épisodes qui relèvent de cette catégorie ont été intégrés dans l’historiographie sous une forme topique idéalisée révélatrice des processus de résilience romains. Enfin, elle montre, dans une perspective diachronique, comment la manière dont les historiens anciens intègrent les défaites romaines dans la trame globale du récit des guerres hispaniques témoigne de l’évolution des enjeux de leur remémoration entre la fin de la République et la fin de l’Empire.

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Texte intégral

  • 1 Les réflexions exposées dans cet article ont été présentées une première fois dans le cadre de la t (...)
  • 2 Appien, Ibérique (= App., Ib.), 51, 216-52, 221.
  • 3 Caton l’Ancien, Origines, VII, frg. 1 Chassignet ; Cornelius Nepos, Vie de Caton l’Ancien, 3, 4 ; V (...)

1Les sources antiques mentionnent plusieurs massacres de non-combattants par les armées romaines au cours des guerres menées dans la péninsule Ibérique entre la fin du IIIe siècle et la fin du IIe siècle av. J.-C.1. Les plus célèbres sont celui de Cauca par L. Licinius Lucullus en 1512 et celui d’un groupe de Lusitaniens par Ser. Sulpicius Galba l’année suivante3. Ces épisodes mettent en lumière la violence de conflits qui, en marge des batailles, affectèrent durement les populations hispaniques. La période de plus forte intensité de la confrontation est, de manière révélatrice, encadrée par les destructions de deux villes qui eurent un fort retentissement dans la mémoire culturelle romaine : celle de Sagonte par Hannibal en 219 et celle de Numance par Scipion Émilien en 133. Au sujet de cette dernière, Appien écrit au milieu du IIe siècle ap. J.-C. des lignes particulièrement critiques envers le général et la gloire tirée du malheur des Numantins encerclés, affamés et poussés au suicide collectif :

[…] αὐτός, εἴτε συμφέρειν Ῥωμαίοις ἡγούμενος, εἴτε ἄκρος ὢν ὀργὴν καὶ φιλόνεικος ἐς τὰ λαμβανόμενα, εἴθ᾽, ὡς ἔνιοι νομίζουσι, τὴν δόξαν ἡγούμενος διώνυμον ἐπὶ τοῖς μεγάλοις γίγνεσθαι κακοῖς. Καλοῦσι γοῦν αὐτὸν οἱ Ῥωμαῖοι μέχρι νῦν, ἀπὸ τῶν συμφορῶν, ἃς ἐπέθηκε ταῖς πόλεσιν, Ἀφρικανόν τε καὶ Νομαντῖνον.

  • 4 App., Ib., 98, 425-426. Toutes les traductions sont personnelles.

[…] il prit sur lui de détruire [Numance], soit parce qu’il pensait que cela était utile pour Rome, soit parce qu’il était excessif dans la colère et plein de rancœur pour ceux qu’il avait soumis, soit encore parce qu’il pensait, comme certains inclinent à le croire, que les grands désastres répandent au loin la renommée. Les Romains du moins, jusqu’à nos jours, l’appellent d’après les malheurs qu’il fit subir à ces cités « Africain » et « Numantin »4.

  • 5 Voir, par exemple, Barrandon 2016 et 2018, 75-82, 271-275.
  • 6 Audoin-Rouzeau 2002, 543-544 : « Le tropisme historiographique de la violence exercée à l’encontre (...)
  • 7 Engerbeaud 2017 et 2019 ; Hulot 2019c.
  • 8 Le concept de mémoire culturelle désigne les faits tels qu’ils sont remémorés et transmis par un gr (...)

2Ces épisodes de violence exercée sur des populations urbaines sans défense ou impuissantes ont été fréquemment abordés dans les études sur les massacres de l’Antiquité5. Dans ce cadre, du fait de la nature de nos sources qui adoptent presque systématiquement le point de vue romain, la violence exercée par le vainqueur a fait l’objet d’une plus grande attention que la violence subie. Dans ces pages, je souhaite faire deux pas de côté par rapport à cette approche. D’une part, je me pencherai sur la violence qui se déchaîne dans la bataille, celle qui est exercée par et sur des soldats en armes. Cela revient à se placer dans la lignée des travaux de Stéphane Audoin-Rouzeau, qui met en garde contre ce qu’il qualifie de « refus de voir » : dans le cadre d’une réflexion collective sur le massacre et les violences extrêmes dans l’Antiquité, il ne faut pas nier, minimiser ou banaliser la violence des combats et des combattants en limitant l’analyse aux violences exercées sur les non-combattants6. La question que l’on peut poser est donc celle de l’appréciation de cette violence par les Anciens (est-elle exceptionnelle ou normale, au sens qu’elle respecte une norme ?) et de sa caractérisation à l’aune des concepts modernes (peut-on parler de massacre, de violences extrêmes voire de transgression à propos de la mise à mort de soldats sur le champ de bataille, dans un contexte qui semble a priori l’exclure puisque tuer et être tué est le principe même de la guerre ?). D’autre part, j’aborderai la question de la violence du point de vue de ses victimes, en l’occurrence l’armée romaine, dans la lignée des travaux de Mathieu Engerbeaud et de Sophie Hulot7. Dans ce cadre, faute de témoignages contemporains, la question que l’on peut poser est celle des modalités de la représentation a posteriori de la violence subie (est-elle topique ou réaliste ?), ainsi que celle de la manière dont la mémoire de la défaite et de la violence a été négociée dans la mémoire culturelle des Romains, autrement dit de ceux qui furent in fine vainqueurs8.

  • 9 Sur l’historiographie de la défaite à Rome à l’époque républicaine, voir Engerbeaud 2017 ; Lentzsch (...)

3Pour aborder ces questions, les guerres menées par Rome dans la péninsule Ibérique fournissent un terrain d’étude particulièrement riche. De fait, pour la plupart des historiens anciens, de Polybe, au IIe siècle av. J.-C., à Orose, au début du Ve siècle ap. J.-C., la conquête de l’Ibérie fut avant tout une succession de défaites sanglantes9 :

In quas prouincias cum initio, Scipione et Sempronio Longo consulibus, primo anno secundi <belli> Punici, abhinc annos, CCL Romani exercitus missi essent duce Cn. Scipione, Africani patruo, per annos CC in his multo mutuoque ita certatum est sanguine ut, amissis populi Romani imperatoribus exercitibusque saepe contumelia, etiam nonnumquam periculum Romano inferretur imperio. Illae enim prouinciae Scipiones consumpserunt ; illae contumelioso XX annorum bello sub duce Viriatho maiores nostros exercuerunt ; illae terrore Numantini belli populum Romanum concusserunt ; in illis turpe Q. Pompei foedus turpiusque Mancini senatus cum ignominia dediti imperatoris rescidit ; illa tot consulares, tot praetorios absumpsit duces patrumque aetate in tantum Sertorium armis extulit ut per quinquennium diiudicari non potuerit Hispanis Romanisne in armis plus esset roboris et uter populus alteri pariturus foret.

  • 10 Velleius Paterculus, Histoire romaine (= Vell.), II, 90, 2-3.

Dans ces provinces, depuis que, sous le consulat de Scipion et de Sempronius Longus, la première année de la deuxième guerre punique, il y a deux cent cinquante ans, les Romains avaient envoyé une armée sous le commandement de Cn. Scipion, l’oncle paternel de l’Africain, on combattit souvent et de manière sanglante pour les deux camps pendant deux cents ans dans des conditions telles que, comme on avait perdu des généraux et des armées du peuple romain, l’empire romain dut affronter souvent le déshonneur, et parfois même fut mis en péril. Ce sont en effet ces provinces qui firent périr les Scipions ; ces provinces qui tourmentèrent nos ancêtres au cours des vingt années que dura la guerre outrageante menée par Viriathe ; ces provinces qui frappèrent le peuple romain de terreur vis-à-vis de la guerre numantine ; c’est dans ces provinces qu’ont été conclus le traité honteux de Q. Pompeius et celui plus honteux encore de Mancinus que le Sénat rompit en livrant ignominieusement le général ; cette province dévora tant de généraux consulaires, tant de prétoriens, elle emporta si haut, à l’époque de nos pères, Sertorius par les armes que, durant cinq ans, on n’aurait su décider qui, des Hispani ou des Romains, maniaient les armes avec le plus de vigueur et lequel de ces deux peuples se soumettrait à l’autre10.

  • 11 Voir aussi Florus, Abrégé de l’histoire romaine (= Flor.), I, 33, 8.

4Le sang, la mort, la peur et la honte constituent les éléments centraux du tableau que brosse, au début du Ier siècle ap. J.-C., Velleius Paterculus11. Quatre siècles plus tard, Orose utilise à son tour l’image frappante d’une armée meurtrie par des désastres continuels et décimée par des carnages répétés :

Ita nunc sibi haec tempora loco felicitatis adscribant ut non dixerim Hispani tot pulsati fugatique bellis, sed uel ipsi saltim Romani tam continuis subacti cladibus totiensque superati. Vt non exprobrem quot praetores eorum, quot legati, quot consules, quot legiones quantique exercitus consumpti sint, illud solum reuoluo […].

  • 12 Oros., V, 5, 14-15.

Qu’ils inscrivent à présent ces siècles au nombre des époques fortunées, je ne dirais pas les Hispani, tant de fois repoussés et mis en fuite, mais au moins les Romains eux-mêmes, meurtris par des désastres si continuels et tant de fois vaincus. Pour ne pas les blâmer en rappelant combien de leurs préteurs, de leurs légats, de leurs consuls, de leurs légions et de leurs armées succombèrent, je ne rapporterai qu’un fait […]12.

  • 13 Les auteurs et les sources exploités sont, dans l’ordre chronologique : Claudius Quadrigarius cité (...)

5Si l’on exclut de l’étude les mentions trop allusives à des batailles malheureuses ou incertaines, plus d’une vingtaine de défaites romaines en Hispanie peuvent être recensées entre 219 et 133 dans des sources qui s’étendent du Ier siècle av. J.-C. au Ve siècle ap. J.-C. (voir l’Annexe)13. Ces épisodes se concentrent sur trois périodes : l’année 211 au cours de la deuxième guerre punique, les années 197-185, qui couvrent la guerre ibérique et la première guerre celtibère, et les années 157-135, pendant les guerres menées contre Viriathe et Numance. Malgré l’ampleur chronologique du corpus de sources considéré, la manière dont ces défaites sont relatées n’évolue pas sensiblement, au contraire de l’interprétation qui en est donnée. Je présenterai ainsi, de prime abord, en lien avec le cadre conceptuel moderne, des réflexions générales sur la manière dont les historiens anciens envisagent les violences des combattants entre eux au sein de la catégorie plus générale des violences de guerre. J’aborderai ensuite les modalités de la mise en récit des défaites romaines à travers la présentation de trois traits récurrents qui définissent le topos historiographique du désastre qui tourne au carnage. Enfin, dans une perspective cette fois diachronique, je poserai quelques jalons de la mémoire culturelle de ces défaites et reviendrai sur la manière dont certains historiens anciens, parmi ceux qui évoquent le plus souvent les défaites romaines, ont intégré ces dernières dans la trame globale du récit des guerres hispaniques qui, dans une perspective téléologique, devait aboutir immanquablement à la victoire finale de Rome.

Penser la violence des combats

  • 14 Tite-Live, Histoire romaine (= Liv.), VI, 14 (un centurion anonyme) ; XLII, 34 (le centurion Sp. Li (...)
  • 15 Plaute, Miles gloriosus, 1-155.
  • 16 Barrandon 2016 et 2018.
  • 17 App., Ib., 60, 253 : […] οὐκ ἀξίως δὲ Ῥωμαίων μιμούμενος βαρβάρους.
  • 18 Bedon 2009, 2010 et 2011.
  • 19 L’association de l’exercice de la violence extrême à la sauvagerie et l’animalité n’est pas propre (...)
  • 20 Polybe, Histoires (= Pol.), X, 15, 4-8 (voir Liv., XXVI, 46, 10, sans mention des femmes et des enf (...)
  • 21 Jacques Sémelin (2002c) distingue le massacre visant à la soumission de l’adversaire de celui qui v (...)
  • 22 Miquel 2018 ; Hulot 2019a.

6Tuer, de même qu’être tué, constituent, à la guerre, la norme. Donner la mort dans le cadre de la bataille est valorisé et valorisant pour le miles qui s’enorgueillit de ses exploits guerriers et en exhibe les monumenta, décorations ou blessures reçues de front. Tite-Live, qui écrit sous le principat d’Auguste, mentionne plusieurs centurions dont le corps porte parfois la mémoire de la violence des combats14, mais le soldat le plus célèbre reste sans nul doute Pyrgopolinice, le miles gloriosus moqué par Plaute au début du IIe siècle av. J.-C., qui, tout caricatural qu’il est, n’en est pas moins révélateur d’une réalité15. Toute forme de violence guerrière n’est cependant pas socialement valorisable. Les Romains distinguent ainsi la violence qui s’exerce selon le droit de la guerre et celle qui résulte d’une perfidia, en dehors du cadre du bellum iustum, et qui fait l’objet d’une condamnation morale voire pénale16. Cette violence est souvent présentée comme un comportement typiquement barbare. C’est ce que sous-entend Appien, lorsqu’il écrit à propos du massacre des Lusitaniens par Ser. Sulpicius Galba que, par son geste, le général « imita les Barbares d’une manière indigne des Romains »17. L’exercice de la violence extrême, transgressive, est ainsi associé à la ferocitas ou à la saeuitas, autrement dit à la sauvagerie des Hispani18, dont la condamnation participe de la construction d’un ethos guerrier romain qui rejette la perfidia et la cruauté au-delà d’une limite éthique entre humanité / romanité et animalité / barbarie19. Si le contexte du massacre est central pour les Romains, en revanche le statut des adversaires, qu’il s’agisse de soldats ou de non-combattants, ne revêt à leurs yeux qu’une importance secondaire. Si les massacres perpétrés sur des groupes sans défense qui se sont livrés aux Romains à travers une deditio en bonne et due forme, comme ceux de Cauca par Lucullus ou des Lusitaniens par Galba, sont unanimement condamnés, ceux qui ont lieu en contexte obsidional correspondent à une forme ordinaire et légitime de violence exercée sur des ennemis, catégorie qui regroupe indistinctement les combattants et les non-combattants. C’est le cas du massacre des populations urbaines de Carthagène et d’Iliturgi par l’armée de Scipion, futur Africain, en 209 et 20620. Il s’agit, pour reprendre la typologie de Jacques Sémelin, d’un massacre visant à punir et à soumettre l’adversaire21. Polybe fait de cette violence une norme, tout en s’en étonnant en tant que Grec, quand il écrit à propos de la prise de Carthagène22 :

Ό δὲ Πόπλιος ἐπεὶ τοὺς εἰσεληλυθότας ἀξιόχρεως ὑπελάμβανεν εἶναι, τοὺς μὲν πλείστους ἐφῆκε κατὰ τὸ παρ᾿ αὐτοῖς ἔθος ἐπὶ τοὺς ἐν τῇ πόλει, παραγγείλας κτείνειν τὸν παρατυχόντα καὶ μηδενὸς φείδεσθαι, μηδὲ πρὸς τὰς ὠφελείας ὁρμᾶν, μέχρις ἂν ἀποδοθῇ τὸ σύνθημα. Ποιεῖν δέ μοι δοκοῦσι τοῦτο καταπλήξεως χάριν·

  • 23 Pol., X, 15, 4-5.

Lorsque Publius [Scipion] jugea que suffisamment de soldats étaient entrés, il envoya la majorité d’entre eux, selon la coutume des Romains, contre les habitants de la ville : l’ordre avait été donné de tuer tous ceux qui se trouveraient sur la route et de n’épargner personne, mais de ne pas se livrer au pillage tant que le signal n’aurait pas été donné. Je pense que les Romains adoptent cette stratégie afin de faire naître l’épouvante23.

  • 24 Sémelin 2005, 384. Voir aussi Sémelin 2002b, 485-486 ; 2012.
  • 25 El Kenz 2005, 8.
  • 26 El Kenz 2009, 172.
  • 27 Barrandon 2018 et 2021 (je tiens à remercier l’auteur de m’avoir permis de lire une version de cett (...)
  • 28 Audoin-Rouzeau 2021 ; Pimouguet-Pédarros 2021, 8-13.
  • 29 Grangé 2021. Voir aussi Barrandon 2021, 8-9 ; Pimouguet-Pédarros 2021, 13-16.
  • 30 Sémelin 2002a.
  • 31 Sofsky 2015 [1998], 167 ; Pimouguet-Pédarros 2021, 4.
  • 32 Barrandon 2021, 3-5.
  • 33 Levene & Roberts 1999, 5. Voir aussi Sémelin 2001, 9-11 ; 2002b, 487.
  • 34 Liv., XXVIII, 19, 11 : […] in acie, ubi Mars communis […].
  • 35 Barrandon 2021, 5.

7Le système de représentation antique diffère du point de vue des Modernes qui, avant tout, distinguent la violence exercée sur le champ de bataille, par et sur les soldats, de celle qui touche les non-combattants. Jacques Sémelin, qui préfère parfois à ce terme l’expression « violence de masse », définit le « massacre » comme une « forme d’action le plus souvent collective de destruction de non-combattants »24 et David El Kenz comme « le meurtre en grand nombre de personnes sans défense »25. Cette définition sociologique, fixée dès la formalisation du mot au XVIe siècle26, fait aujourd’hui consensus et elle a été reprise dans le champ des études anciennes27. Le massacre se distingue de la tuerie ou du carnage par la notion de cruauté qu’il implique28 : il transgresse une limite que Ninon Grangé a qualifiée de « sacrée »29. En tant que tel, il constitue une manifestation de « violence extrême », c’est-à-dire qu’il se situe dans « un au-delà de la violence », concept qui permet, pour Jacques Sémelin, de caractériser des formes de violences radicales par leur dimension qualitative et quantitative30 et correspond, pour Wolfgang Sofsky, à des actions dépourvues de toute « fonctionnalité stratégique »31. Les concepts de massacre et de violence extrême permettent donc de caractériser, en creux, la violence des combats : la destruction partielle ou totale de l’armée à la suite d’une défaite militaire n’est pas un massacre, à moins que la tuerie ne s’applique à des soldats désarmés, en particulier à des prisonniers ou à des fuyards32. La mort des soldats au combat, même en grand nombre et même dans le contexte d’une débandade, ne remplit pas un des aspects fondamentaux du massacre, à savoir le monopole de la force et de la violence par le responsable de l’acte, souvent collectif, qui peut agir sans danger pour lui-même33 : les soldats peuvent toujours se défendre car dans le combat « Mars est commun à tous », pour reprendre une expression livienne34. Pour des soldats en armes, il serait alors plus juste de parler de « désastre », dans l’idée que les combattants ont consenti à se battre, que la violence exercée se justifie par l’objectif stratégique visé (vaincre est la finalité de la guerre), donc qu’elle est légitime, non transgressive35.

8Pour un regard moderne, violence du combat et massacre des non-combattants relèvent ainsi d’un degré différent de violence et se positionnent de part et d’autre d’une limite que le massacre transgresse. Cette limite existe pour les Anciens, mais elle est moins fondamentale. Tite-Live, dans son récit de la prise d’Astapa en 206 par les troupes de Scipion, futur Africain, ébauche une typologie et une hiérarchie des violences commises dans un contexte belliqueux qui s’avèrent particulièrement instructives. Le récit est écrit suivant le topos du suicide obsidional, l’historien cherchant ainsi à mettre en évidence le jusqu’au-boutisme des Hispani. À la fin de la bataille, avant que les Romains ne fassent irruption dans la ville, les légions encerclent leurs adversaires :

Conatus paulo post ultro inferre pedem, ut neminem cedere atque obstinatos mori in uestigio quemque suo uidit, patefacta acie, quod ut facere posset multitudo armatorum facile suppeditabat, cornua hostium amplexus, in orbem pugnantes ad unum omnes occidit. Atque haec tamen hostium iratorum ac tum maxime dimicantium iure belli in armatos repugnantesque edebantur : foedior alia in urbe trucidatio erat, cum turbam feminarum puerorumque imbellem, inermem ciues sui caederent […].

  • 36 Liv., XXVIII, 22, 15-23, 2.

L’armée s’efforça peu après d’avancer mais, quand on vit que personne ne cédait et que les ennemis étaient déterminés à mourir chacun à la place où il se battait, la colonne se déploya, ce que le grand nombre de soldats permettait aisément de faire, et, enveloppant les ailes de l’armée adverse, tua jusqu’au dernier les ennemis qui combattaient en cercle. Du moins ces actes étaient-ils perpétrés par des ennemis en colère et qui, surtout, combattaient, conformément au droit de la guerre, contre des gens en armes et qui rendaient les coups : une autre tuerie, plus criminelle, se déroulait dans la ville, où les femmes et les enfants inaptes à la guerre, désarmés, étaient massacrés en masse par leurs concitoyens […]36.

  • 37 Hulot 2019b.

9On retrouve, dans ce passage, l’opposition moderne entre la violence qui s’exerce iure belli sur des combattants armés (armatos) capables de « rendre les coups » (repugnantes) et celle qui s’exerce sur la foule des femmes et des enfants, par essence « inaptes à la guerre » (imbellem) et désarmés (inermem), d’autant plus intolérable pour Tite-Live que le massacre est perpétré par les concitoyens des victimes elles-mêmes. Contrairement aux massacres de Carthagène et d’Iliturgi, perpétrés par des ennemis déclarés, le geste des habitants d’Astapa est condamné du fait de sa dimension contre-nature. Quoi qu’il en soit, conformément à ce qu’a montré Sophie Hulot dans sa thèse, la violence exercée sur les non-combattants occupe donc bien une place à part dans le système de valeurs de l’historien, qui la considère comme plus transgressive que la violence exercée par et sur les combattants37. Toutefois, bien qu’elle soit moins « horrible », la trucidatio des ennemis dans la bataille est bien considérée par l’historien comme une violence particulièrement frappante et elle est dénoncée dans la mesure où elle s’exerce jusqu’à l’anéantissement des ennemis. Tite-Live cherche en effet à l’expliquer, voire à la justifier (tamen), mais l’allusion au rôle joué par la colère (iratorum), quoique minimisé par le statut de combattant (tum maxime dimicantium), invite à une lecture morale de l’épisode. La violence du combat, notamment parce qu’elle s’exerce dans le cadre d’une défaite qui tourne à la tuerie, n’est donc pas minimisée.

  • 38 Je réserve l’étude des épisodes de défaite des adversaires de Rome pour une autre occasion. Il conv (...)
  • 39 Outre ce passage, on ne trouve qu’une seule autre occurrence du terme chez Tite-Live, également au (...)
  • 40 Pimouguet-Pédarros 2021, 14.

10Cette violence est pourtant coutumière. Plus de la moitié des défaites romaines recensées sont décrites par un ou plusieurs auteurs en des termes qui les présentent comme un carnage sanglant38. On retrouve pour cinq d’entre elles la thématique de l’encerclement, mais sans le terme de trucidatio, rare et propre à Tite-Live39. Le carnage s’applique le plus souvent à l’armée dans sa globalité, plus rarement à des groupes de soldats, tout en s’inscrivant dans des contextes stratégiques très différents. Il peut s’agir aussi bien de l’annihilation d’un corps d’armée au cours d’une bataille rangée, parfois après que les troupes ont été surprises par une embuscade ou une ruse de l’ennemi40, que de l’extermination des soldats lors d’un repli ou d’une fuite, ce second type de tuerie étant souvent la continuation du premier. Du point de vue des historiens anciens, exercer une forme de violence extrême sur un ennemi en difficulté, privé des moyens d’assurer son salut (soit par un combat équitable, soit par la fuite), n’est pas un phénomène isolé, ce qui n’en diminue pas toutefois l’intensité. Les sources ne décrivent cependant jamais concrètement les violences dont il est question : elles se contentent de quantifier, parfois avec des chiffres précis, les pertes romaines au terme d’un combat dont les modalités ne sont pas décrites et ne permettent donc pas de considérer précisément la réalité que recouvrent ces termes.

  • 41 Barrandon 2018, 11-12 ; Hulot 2019c, 268-270.
  • 42 Liv., XXV, 36, 12 ; Periochae de Tite-Live transmises par les manuscrits (= Per.), 25, 12 ; 33, 5 ; (...)
  • 43 Liv., XXV, 35, 3 ; XXXV, 36, 15 ; Per. Ox., 52, 146-148 (reconstitution d’éditeur) ; Ammien Marcell (...)
  • 44 Val. Max., III, 7, 1a ; Flor., I, 22, 36 ; 33, 6 ; Oros., IV, 20, 10.
  • 45 Val. Max., VIII, 15, 11.
  • 46 Liv., XXV, 37, 1.
  • 47 Chez Appien seulement : Ib., 16, 63 ; 46, 191 ; 78, 333 ; 80, 346.
  • 48 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique (= DS.), XXXI, frg. 59 Goukowsky ; App., Ib., 78, 333.
  • 49 Val. Max., VI, 6, ext.1.
  • 50 App., Ib., 64, 271 ; Plutarque, Vie de Ti. Gracchus (= Plut., Ti. Gracch.), 5, 3.
  • 51 Ces verbes sont utilisés par plusieurs auteurs mais exclusivement pour la mort des Scipions en 211  (...)
  • 52 Flor., I, 33, 16 ; 34, 6 ; Oros., V, 4, 2.
  • 53 Valère Maxime, par exemple, évoque le massacre de l’armée des Scipions et la mort des généraux eux- (...)
  • 54 Val. Max., VI, 6, ext.1.
  • 55 Per. Ox., 52, 146-148.
  • 56 Oros., 5, 4, 13 ; 5, 13.

11La sobriété des textes lorsqu’il s’agit d’évoquer les modalités concrètes des violences guerrières (ce qui revient le plus souvent à les passer sous silence) ne doit cependant pas faire illusion. De fait, le vocabulaire utilisé signale souvent la violence. Pour nommer l’anéantissement, total ou partiel, de l’armée romaine à la suite d’un combat malheureux, ni la langue latine ni la langue grecque ne disposent d’un terme unique41. Ainsi, la mort des soldats est parfois signalée en des termes neutres (occidere, interficere, interimere, κτείνειν). Dans les récits les plus développés, des termes plus expressifs sont utilisés. Le substantif caedes n’a pas été relevé dans le corpus, mais le verbe caedere est fréquemment employé, surtout sous la forme du participe passé passif caesus qui s’applique aussi bien à des individus qu’à l’armée tout entière42. Des termes plus forts, mais plus rares, recouvrent plus explicitement des manifestations de violence extrême et traduisent le jugement moral des auteurs : ceux-ci parlent de « désastre » (clades43), d’« écrasement » de l’armée (oppressus44), de « déchirement » (laceratus45) ou de « destruction » (deletus46, ἀναιρεῖν47, διαφθείρειν48), de « carnage » ou de « tuerie » (strages49, φόνος / φονεύειν50) et d’« anéantissement » ou d’« extermination » (consumere, absumere51, internecio52). Ces termes, souvent imagés, ne sont pas tous strictement équivalents et renvoient à des aspects différents de la tuerie, en mettant l’accent sur l’aspect numérique, l’aspect physique du carnage ou ses conséquences stratégiques. Il ne faut cependant sans doute pas chercher à les différencier absolument, les auteurs utilisant fréquemment l’un pour l’autre dans un souci de uariatio53. L’emploi de termes très expressifs contribue avant tout à donner une tonalité pathétique au récit, ce que renforce l’ajout d’adjectifs, en particulier au superlatif, dans des expressions telles que miserabilem stragem, que l’on trouve au début du Ier siècle ap. J.-C. sous la plume de Valère Maxime à propos de la défaite de P. et Cn. Cornelius Scipion en 21154, grauis clades dans les Periochae d’Oxyrhynchus, datables du IVe siècle ap. J.-C., à propos de celle de C. Vetilius en 14755 ou, chez Orose, maxima clades à propos de celle de Q. Pompeius en 141-140 et clades grauissima pour celle de M. Aemilius Lepidus Porcina en 13656.

  • 57 Hulot 2018, 81.
  • 58 Engerbeaud 2017, 70-89 ; 2019, 260-261.
  • 59 Barrandon 2018, 14.
  • 60 Audoin-Rouzeau 2002, 548.
  • 61 Veyne 1992, 435. Voir aussi Bellemore 2012, 44 ; Hulot 2018, 80-81.
  • 62 En 220. Plutarque, Vertus de femmes, 10 ; Polyen, Stratagèmes, VII, 48.
  • 63 Liv., XXVIII, 19, 13.

12Les mêmes termes sont utilisés par les sources antiques pour désigner ce que nous qualifierions de massacre au sens strict, c’est-à-dire une violence de masse exercée sur des non-combattants57. Ainsi que l’a montré Matthieu Engerbeaud, il apparaît que les Romains avaient une perception élargie du désastre, dont le vocabulaire se confond avec celui du massacre58. L’indistinction des mots invite à se demander pourquoi les historiens anciens pouvaient légitimement comparer ces deux types d’événements59. Il semble bien que ni le massacre de civils dans le cadre d’un siège, ni le carnage des soldats dans la bataille ne constituent pour les Anciens des « massacres » au sens moderne : l’un et l’autre obéissent à un enjeu stratégique et ils ne font pas l’objet d’une condamnation morale, contrairement aux exécutions de masse qui ont lieu en dehors d’un contexte guerrier. De plus, violence des combattants et massacres de civils ne sont pas deux phénomènes indépendants, bien au contraire60 : dans l’Antiquité, la frontière entre combattant et non-combattant est extrêmement poreuse. Ainsi, Paul Veyne a noté que la guerre antique oppose deux communautés prises dans leur globalité, dont la punition doit être collective61. Plutarque et Polyen, au IIe siècle ap. J.-C., rappellent par exemple la conduite héroïque des femmes de Salmatis qui, après la prise de la ville par Hannibal, cachent des armes sous leurs vêtements pour permettre aux hommes de reprendre un combat auquel certaines participent62. À Iliturgi aussi, les femmes et les enfants contribuent activement à la défense de la ville, ce qui justifie leur massacre63. C’est bien la cité dans sa globalité, en tant qu’identité collective, qui est visée par la violence romaine :

Tum uero apparuit ab ira et ab odio urbem oppugnatam esse. Nemo capiendi uiuos, nemo patentibus ad direptionem omnibus praedae memor est ; trucidant inermes iuxta atque armatos, feminas pariter ac uiros ; usque ad infantium caedem ira crudelis peruenit. Ignem deinde tectis iniciunt ac diruunt quae incendio absumi nequeunt ; adeo uestigia quoque urbis exstinguere ac delere memoriam hostium sedis cordi est.

  • 64 Liv., XXVIII, 20, 6-7.

Mais il apparut alors que la ville était assiégée par la colère et par la haine. Personne ne pense à faire des prisonniers, personne ne pense, alors que tout est ouvert au pillage, à faire du butin ; ils massacrent ceux qui sont sans armes comme les soldats, les femmes aussi bien que les hommes ; la cruelle colère alla jusqu’à assassiner des enfants. Ils mettent ensuite le feu aux bâtiments et abattent ceux que le feu ne peut pas consumer ; c’est à ce point qu’ils ont à cœur d’effacer jusqu’aux traces de la ville et de détruire la mémoire du lieu qu’habitaient leurs ennemis64.

13Les populations « civiles » ne sont donc pas systématiquement exclues des combats. Dans l’actualité, l’armement des Ukrainiens volontaires pour défendre Kiev et la résistance armée des populations civiles nous rappellent de manière brutale qu’en cas d’invasion il convient de penser le rapport entre le civil et le soldat moins en termes d’opposition qu’en termes de continuum.

  • 65 Hulot 2019c. Voir aussi Engerbeaud 2019.

14On peut questionner la pertinence de l’utilisation du concept de violence extrême par rapport aux faits que recouvrent ces exemples, mais cette étude se heurte à un manque de sources, parce que nous n’avons accès qu’au point de vue romain à travers des œuvres littéraires largement postérieures aux faits. Les discours et les motivations stratégiques des adversaires de Rome, responsables de ces exécutions massives, nous sont largement inaccessibles. En revanche, la notion de violence extrême semble particulièrement opérante pour analyser les récits anciens des désastres et du carnage de l’armée romaine. Les violences extrêmes correspondent moins à des faits qu’à un discours élaboré a posteriori pour rendre compte de certaines défaites dans le cadre d’un processus de résilience, ainsi que l’a montré Sophie Hulot dans son étude des rapports entre coût humain des défaites et mémoire romaine65.

Raconter la défaite et le carnage des combattants

  • 66 Miquel 2018.

15Les récits transmis par les sources antiques correspondent à un topos historiographique66. Trois aspects fondamentaux caractérisent les récits de carnages associés à un désastre militaire : le nombre élevé et la qualité des soldats tués, le contexte stratégique dans lequel ils trouvent la mort et la terreur que provoque chez les survivants l’exercice de la violence. L’étude de ces traits narratifs récurrents permet de penser les liens étroits qui unissent le récit de certaines défaites aux concepts modernes de « violences extrêmes » et de « transgression ».

Quantité et qualité du sang versé

  • 67 Liv., XXXV, 1, 1-2.
  • 68 App., Ib., 45, 184-47, 197.
  • 69 App., Ib., 45, 185-187. Engerbeaud 2017, 64-67.
  • 70 Cela rejoint les analyses de Sophie Hulot (2019c, 268-270), qui montre que « les circonstances joue (...)
  • 71 Liv., XXV, 34, 13-14 ; 35, 2. Voir aussi Val. Max., II, 7, 15a ; III, 7, 1a ; VI, 6, ext. 1 ; Per., (...)
  • 72 Dans le récit livien (Liv., XXV, 37, 1-4), les armées, ralliées par L. Marcius, peuvent rapidement (...)
  • 73 C’est le cas pour les défaites de C. Sempronius Tuditanus en 197 (Per., 33, 5 ; Oros., IV, 20, 10), (...)
  • 74 Voir aussi App., Ib., 78, 333 ; 337.

16La dimension quantitative est d’abord primordiale pour que les sources qualifient une défaite de désastre. Cependant, ce n’est pas la quantité de sang versé dans l’absolu qui fait le carnage. Tite-Live rapporte qu’en 194, la moitié de l’armée de Sex. Digitius est décimée, mais il ne décrit pas cette campagne à l’aide du vocabulaire de la tuerie, sans doute parce que les pertes se produisent petit à petit au fil de plusieurs combats malheureux67. Un seul combat, même très sanglant, n’est pas non plus automatiquement qualifié de tuerie. D’après Appien, en 153, Q. Fulvius Nobilior perd six mille hommes, puis quatre mille, puis à nouveau un grand nombre d’autres sur les trente mille qui lui avaient été confiés par le Sénat68. Bien que les pertes du premier affrontement aient été jugées suffisamment lourdes pour que la journée de la bataille (qui est finalement une victoire romaine) soit déclarée dies ater, Appien la qualifie simplement d’« échec malheureux » (ἀτύχημα) selon une expression récurrente en grec qui met moins l’accent sur la dimension numérique que pathétique de la défaite69. De fait, l’idée de tuerie de masse ou de carnage est avant tout convoquée lorsque l’armée (ou un groupe défini de soldats) a été totalement ou presque totalement décimée au cours d’une bataille unique, ou du moins frappée d’incapacité, c’est-à-dire quand la violence est subie collectivement et massivement70. Dans la plupart des cas, la construction du topos du carnage suppose une amplification évidente des faits. En 211, après la mort de P. Cornelius Scipion, la majorité de son armée fut anéantie d’après Tite-Live71, alors que dans les faits l’armée fut manifestement en grande partie préservée72. Des expressions semblables signalant la perte de « toute l’armée », « presque toute l’armée » ou de « la plus grande partie de l’armée » sont également utilisées dans des épisodes que les auteurs décrivent fréquemment à l’aide du champ lexical de la violence extrême73. L’association de la composante numérique au concept de désastre se retrouve par exemple dans le compte rendu fait par Orose de la campagne de Q. Pompeius devant Numance en 141-14074 :

Pompeius sequentis anni consul fines Numantinorum ingressus accepta maxima clade discessit : non solum exercitu paene omni profligato, uerum etiam plurimis nobilium, qui ei militiae aderant, interemptis.

  • 75 Oros., V, 4, 13.

Pompée, le consul de l’année suivante, pénétra sur le territoire des Numantins et s’en retira après avoir subi un désastre très important : non seulement l’armée avait été presque tout entière renversée, mais un très grand nombre de nobles, qui y accomplissaient leur service, avaient été tués75.

  • 76 À comparer avec Liv., XXXVII, 46, 7-8 ; Per. Ox., 37, 1.

17La mort de membres de la nobilitas est un trait récurrent des récits de massacres. La qualité des défunts permet en effet de mettre en exergue la gravité des pertes, qui ne concernent plus seulement des soldats anonymes, mais aussi des individus « connus ». Naturellement, la mort du général au combat est un facteur aggravant de la défaite et participe de la présentation des faits sous l’apparence du désastre. Le cas le plus souvent mentionné est celui de la mort des Scipions en 211, au cœur de la deuxième guerre punique. Dans ce cas précis, c’est sans doute la perte des généraux, plus que l’annihilation de l’armée, qui a incité les auteurs antiques à présenter l’épisode comme une tuerie. Selon un procédé inverse, pour assombrir le tableau de la défaite de Paul-Émile en 190, Orose n’hésite pas à faire mourir le général vingt ans avant la bataille de Pydna76 :

In Hispania ulteriore L. Aemilius proconsule a Lusitanis cum uniuerso exercitu caesus interiit.

  • 77 Oros., IV, 20, 23.

En Hispanie ultérieure, le proconsul L. Aemilius fut massacré par les Lusitaniens et trouva la mort avec l’ensemble de son armée77.

Violence extrême et transgression : le motif de l’encerclement

  • 78 Flor., I, 33, 16 ; 34, 6 ; Oros., V, 4, 2. L’équivalent, en grec, pourrait être l’emploi du verbe δ (...)
  • 79 Eramo 2021.

18C’est ensuite l’exercice de la violence extrême que les auteurs associent aux récits de désastres. L’importance des pertes est ainsi fréquemment liée à l’acharnement de l’ennemi sur un adversaire déjà vaincu ou se trouvant dans une position défavorable, en particulier au cours d’un mouvement de retraite ou à la suite d’une embuscade. Le recours à des expressions telles que usque ad internecionem ou paene ad internecionem traduit le jusqu’au-boutisme des ennemis78. Dans tous les épisodes qualifiés de désastre, l’équilibre de la bataille a été rompu et le rapport de force a basculé en faveur de l’une des armées qui s’acharne sur ses adversaires. C’est alors l’impuissance des Romains qui ne sont plus en mesure de se défendre efficacement, et ne peuvent ou ne veulent s’enfuir, qui fait de la défaite un désastre. La récurrence des tournures passives, en particulier avec le participe caesus, souligne l’impuissance des Romains. Le motif de l’encerclement, dont on a vu l’importance dans le récit de la bataille d’Astapa, met en exergue le même aspect du carnage. Le terme de trucidatio, utilisé dans ce contexte par Tite-Live, renvoie à l’idée de décimation d’un troupeau et qualifie un désastre militaire au cours duquel l’armée est taillée en pièces par un ennemi stratégiquement et numériquement supérieur, une « boucherie »79. On le retrouve dans la description de l’issue de la bataille d’Ilipa, en 206, au cours de laquelle les Carthaginois d’Hasdrubal sont écrasés par les troupes de Scipion :

Inde non iam pugna sed trucidatio uelut pecorum fieri, donec ipse dux fugae auctor in proximos colles cum sex millibus ferme semermium euasit ; ceteri caesi captique.

  • 80 Liv., XXVIII, 16, 6.

Ensuite ce ne fut plus une bataille, mais un massacre pour ainsi dire de bétail, jusqu’à ce que le général lui-même, responsable de la fuite, s’échappe vers les collines les plus proches avec environ six mille soldats à moitié désarmés ; les autres furent massacrés ou faits prisonniers80.

  • 81 Liv., XXV, 34, 4-6 ; 34, 9-10 ; 35, 8 ; 36, 2-12.
  • 82 Liv., XXV, 36, 9 : […] captum hostem teneri, latentem post sarcinas. « […] ils tenaient l’ennemi ca (...)

19Le motif de l’encerclement revient dans cinq récits de désastres romains. Le cas de la double défaite de 211 est exemplaire. Dans son récit, Tite-Live souligne le désavantage stratégique des Romains, abandonnés par leurs alliés hispaniques tandis que les Carthaginois voient leur armée renforcée par la cavalerie de Massinissa. L’historien padouan multiplie les mentions du harcèlement et de l’encerclement des Romains qui se trouvent, à plusieurs reprises, assiégés dans leur camp ou attaqués sur plusieurs fronts à la fois81. Cela lui permet de souligner l’impossibilité pour les généraux romains d’échapper à une situation où la uirtus et le consilium ne suffisent plus tant le déséquilibre du rapport de force est marqué. Cela est particulièrement frappant dans le passage correspondant à la mort de Cn. Scipion, Tite-Live écrivant même que les Romains sont « prisonniers » dans leur camp82. Face au refus des Romains de se rendre, le carnage est inévitable :

[…] capta iam undique castra erant. Pauci a multis perculsique a uictoribus passim caedebantur ; magna pars tamen militum, cum in propinquas refugisset siluas, in castra P. Scipionis, quibus Ti. Fonteius legatus praeerat, perfugerunt.

  • 83 Liv., XXV, 36, 11-12.

[…] déjà le camp était pris de toutes parts. Cette poignée d’hommes, terrassée par une foule et par des soldats qui étaient victorieux, était massacrée de tous côtés ; la plus grande partie de l’armée toutefois, après avoir trouvé refuge dans les forêts voisines, s’enfuit jusqu’au camp de P. Scipion que commandait le légat Ti. Fonteius83.

  • 84 Liv., XXV, 36, 13. On retrouve la même thématique dans d’autres sources, en particulier chez Silius (...)
  • 85 App., Ib., 63, 266 : […] Ῥωμαίους ἑκατέρωθεν ἔκτεινόν τε καὶ ἐζώγρουν καὶ ἐς τὰς φάραγγας ἐώθουν. « (...)
  • 86 App., Ib., 77, 328 : […] ἐς ἀπόκρημνα τοὺς Ῥωμαίους συνελάσαντες πολλοὺς αὐτῶν πεζούς τε καὶ ἱππέας (...)
  • 87 App., Ib., 69, 293 : […] συνήλασεν ἐς κρημνούς, ὅθεν οὐκ ἦν τοῖς Ῥωμαίοις διαφυγεῖν. « […] ils les (...)

20Dans les lignes qui suivent, l’incendie de la tour dans laquelle se réfugie Cn. Scipion conclut de manière dramatique le récit de l’encerclement progressif et de la destruction de l’armée par le fer et le feu84. Appien et Plutarque, au IIe siècle ap. J.-C., utilisent aussi l’image frappante d’une armée encerclée, piégée par la topographie et incapable d’échapper à un adversaire impitoyable, dans le récit des campagnes de C. Vetilius (147)85, Q. Pompeius (141-140)86, Q. Fabius Maximus Servilianus (140)87 et enfin de C. Hostilius Mancinus (137) :

Ἡττηθεὶς γὰρ μάχαις μεγάλαις, ἐπεχείρησε μὲν ἀναζευγνύναι νυκτὸς ἐκλιπὼν τὸ στρατόπεδον· αἰσθομένων δὲ τῶν Νομαντίνων καὶ τὸ μὲν στρατόπεδον εὐθὺς λαβόντων, τοῖς δ’ ἀνθρώποις ἐπιπεσόντων φεύγουσι καὶ τοὺς ἐσχάτους φονευόντων, τὸ δὲ πᾶν ἐγκυκλουμένων στράτευμα καὶ συνωθούντων εἰς τόπους χαλεποὺς καὶ διάφευξιν οὐκ ἔχοντας, ἀπογνοὺς τὴν ἐκ τοῦ βιάζεσθαι σωτηρίαν ὁ Μαγκῖνος ἐπεκηρυκεύετο περὶ σπονδῶν καὶ διαλύσεων πρὸς αὐτούς·

  • 88 Plut., Ti. Gracch., 5, 3. Appien (Ib., 80, 346-347) précise que c’est dans le camp de Q. Fulvius No (...)

En effet, vaincu dans de grandes batailles, [Mancinus] tenta de se replier en abandonnant le camp de nuit ; mais les Numantins s’en rendirent compte, se rendirent aussitôt maîtres du camp, fondirent sur les soldats en fuite, massacrèrent les derniers, encerclèrent la totalité de l’armée et l’acculèrent dans des lieux difficilement praticables et sans issue ; renonçant à chercher son salut en recourant à la force, Mancinus envoya des hommes aux Numantins pour conclure un traité et une trêve88.

  • 89 On le voit par exemple dans le récit de la débandade des armées de M. Aemilius Lepidus Porcina et D (...)
  • 90 Cette situation est mentionnée à trois reprises en 155-154, 145 et 143 : Flor., I, 33, 16 ; App., I (...)
  • 91 Vell., II, 1, 3-4 ; 90, 1-4 ; Flor., I, 34, 1-2 ; 7 ; App., Ib., 78, 335 ; 79, 342 ; 80, 347-348 ; (...)
  • 92 Cicéron, République, I, 1 ; Paradoxes des Stoïciens, I, 2, 12 ; De la vieillesse (Caton l’Ancien), (...)

21Les auteurs soulignent souvent que dans ce contexte extrême les Romains ne sont plus des soldats à part entière car ils ont perdu leur discipline et leur uirtus, parfois leur camp et tout ou partie de leurs armes89, voire les symboles romains, enseignes et insignes impératoriaux90. En 137, le choix de la reddition, considérée par les Romains comme une forme d’humiliation, fréquemment décrite dans les textes à travers le lexique de la honte, du déshonneur et de l’infamie, en témoigne91. Des deux maux, le carnage ou la reddition, le second n’est pas le moindre pour les Romains : le modèle de conduite absolu en cas de désastre est celui des Scipions qui, en 211, font preuve, jusqu’à la mort, de la uirtus la plus accomplie92.

  • 93 Liv., XXVIII, 16, 6 : […] non iam pugna […].
  • 94 Pimouguet-Pédarros 2021, 6.
  • 95 Miquel 2018.
  • 96 Avec Q. Pompeius en 141-140 (DS., XXXI, frg. 58 Goukowsky ; Vell., II, 1, 4 ; Flor., I, 34, 4), Q.  (...)

22Dans le contexte particulier de la déroute ou de l’encerclement, la violence dont témoignent les épisodes que nous venons de parcourir n’est plus celle propre à la bataille, elle est devenue un crime du fait de l’inutilité de la mise à mort : « ce n’était dès lors plus un combat », écrit Tite-Live93. Ces passages permettent de penser le carnage des soldats dans sa dimension éthique, en lien avec la transgression, c’est-à-dire avec le caractère hors norme des épisodes militaires relatés : la violence est inutile dans son excès et transgresse les lois de la guerre qui voudraient qu’elle s’arrête une fois l’objectif stratégique atteint. Il s’agit donc bien d’une forme de violence extrême, au sens que donne à ce concept Isabelle Pimouguet-Pédarros, qui fait entrer dans cette catégorie les « actes qui ont une finalité tactique, militaire, mais qui sont considérés comme hors de proportion »94. L’acharnement du vainqueur sur le vaincu transgresse donc, pour les auteurs antiques, une certaine limite. Il est d’autant plus réprouvable que le même résultat peut être obtenu par la négociation. Marine Miquel a ainsi montré l’importance de la thématique de la clementia comme contrepoint du massacre dans le récit livien95. Dans d’autres sources également, en plusieurs occasions, Viriathe ou les Numantins préfèrent traiter avec l’ennemi vaincu en position d’infériorité plutôt que de l’anéantir, ce qui témoigne de qualités morales diamétralement opposées à l’idée de saeuitia ou à celle de ferocitas, traditionnellement associées aux peuples de la péninsule Ibérique96 :

[…] Hostilium deinde Mancinum : hunc quoque adsiduis caedibus subegerunt, ut ne oculos quidem aut uocem Numantini uiri quisquam sustineret. Tamen cum hoc quoque foedus maluere, contenti armorum manubiis, cum ad internecionem saeuire potuissent.

  • 97 Flor., I, 34, 4-6.

[…] après Hostilius, Mancinus : lui aussi, ils le soumirent par des massacres sans fin, tant et si bien qu’aucun Romain ne pouvait supporter ne serait-ce que la vue ou la voix d’un guerrier numantin. Cependant, avec lui aussi ils préfèrent conclure un traité, se contentant des armes comme butin, alors qu’ils auraient pu pousser la cruauté jusqu’à anéantir l’armée97.

23Le massacre est également présenté par Appien comme une alternative à la conclusion d’un traité de paix entre les Numantins et C. Hostilius Mancinus qu’ils ont vaincu :

Ὁ δὲ Μαγκῖνος τοῖς Νομαντίνοις συμβαλὼν ἡσσᾶτό τε πολλάκις καὶ τέλος ἀναιρουμένων πολλῶν ἐς τὸ στρατόπεδον ἔφυγεν. Λόγου δὲ ψευδοῦς ἐμπεσόντος, ὅτι Νομαντίνοις ἔρχονται βοηθοῦντες Κάνταβροί τε καὶ Οὐακκαῖοι, δείσας ἄπυρον τὴν νύκτα διήγαγεν ὅλην, ἐν σκότῳ φεύγων ἐς ἔρημον τὸ Νωβελίωνός ποτε χαράκωμα. Καὶ μεθ᾽ ἡμέραν ἐς αὐτὸ συγκλεισθεὶς, οὔτε κατεσκευασμένον οὔτε ὠχυρωμένον, περιεχόντων αὐτὸν τῶν Νομαντίνων καὶ πάντας ἀποκτενεῖν ἀπειλούντων, εἰ μὴ συνθοῖτο εἰρήνην, συνέθετο ἐπὶ ἴσῃ καὶ ὁμοίᾳ Ῥωμαίοις καὶ Νομαντίνοις.

  • 98 App., Ib., 80, 346-347.

Engageant le combat contre les Numantins, Mancinus fut souvent vaincu et, pour finir, comme beaucoup de soldats avaient trouvé la mort, il s’enfuit dans son camp. Le bruit mensonger se répandit que les Cantabres et les Vaccéens venaient soutenir les Numantins et, rempli de crainte, Mancinus passa la nuit entière sans feux, et s’enfuit dans l’obscurité vers le retranchement désert qui avait été celui de Nobilior. Au matin, comme il s’y était enfermé alors qu’il n’était ni équipé, ni fortifié, les Numantins l’encerclèrent et menacèrent de tuer tout le monde s’il ne concluait pas la paix, aussi la conclut-il à des conditions égales et identiques pour les Romains et les Numantins98.

Violences extrêmes et traumatisme

  • 99 Pimouguet-Pédarros 2021, 8.
  • 100 Vell., II, 90, 3 ; App., Ib., 63, 268 ; 77, 328 ; 80, 346 ; Per., 52, 8 ; Oros., V, 4, 6.
  • 101 Cicéron, Plaidoyer pour L. Murena, 28, 58 ; Vell., II, 4, 5.
  • 102 Cadiou 2009.
  • 103 Oros., V, 4, 3 : […] multis proeliis fractum.
  • 104 App., Ib., 64, 271 : […] φόνου πολλοῦ […].
  • 105 Oros., V, 4, 20 : […] infeliciter proelia cuncta gessit atque in id suprema desperatione perductus (...)
  • 106 Toutes les mentions se trouvent chez Appien : Q. Fulvius Nobilior, en 153 (Ib., 47, 197), le queste (...)
  • 107 Oros. 4.17 ; Per., 52, 8 (entraînant l’envoi d’un consul).
  • 108 Hulot 2019c.

24La défaite et le carnage sont enfin souvent présentés comme des événements vécus sur le mode du traumatisme. Isabelle Pimouguet-Pédarros a rappelé que les victimes de violences extrêmes ont fréquemment recours au lexique de la peur et de la répulsion99. Dans notre corpus, les mentions de la terreur des Romains (pauor, terror, metus, δεινός, περιφόϐως100) se concentrent sur la période des guerres contre Viriathe et Numance, cette dernière étant parfois désignée par métonymie de terror Romanorum, au même titre que Carthage101. Ce thème de la terreur est un lieu commun de l’historiographie impériale dont la réalité a pu être remise en cause, notamment par François Cadiou102. Quoi qu’il en soit, il témoigne du débordement des barrières psychologiques des soldats après une défaite, donc d’une autre forme de transgression. La terreur peut concerner les seuls généraux, comme C. Plautius, qu’Orose dit « brisé par de nombreux combats »103 présentés par Appien comme un « grand carnage »104, ou encore C. Hostilius Mancinus, « conduit au comble du désespoir » par une succession de défaites selon Orose, ou « saisi de frayeur » selon Appien105. Plusieurs généraux cèdent ainsi à la facilité de se réfugier dans les quartiers d’hiver bien avant la fin de la campagne pour n’en plus ressortir106. Parfois, c’est l’armée entière, voire toute la population romaine107, qui est frappée par une frayeur extrême, ce qui se manifeste à travers les scènes de deuil collectif consécutif à l’annonce d’une défaite dont Sophie Hulot a analysé les formes et les enjeux mémoriels108 :

[…] quanta fuerit timoris amentia miles Romanus hebetatus ut iam ne ad experimentum quidem belli cohibere pedem atque offirmare animum posset, sed mox conspecto Hispano speculariter hoste diffugiens uinci se paene prius crederet quam uideri.

  • 109 Oros., V, 5, 15. Voir également Liv., XXXVII, 46, 7-8.

[…] l’égarement causé par la peur avait tellement affaibli le soldat romain qu’il ne pouvait plus désormais, même dans une tentative de guerre, tenir sa position ni affermir son courage, mais, prenant la fuite dès qu’il apercevait un ennemi hispanique, il se croyait presque vaincu avant que d’avoir été vu109.

25Une anecdote tirée de l’œuvre de l’historien du Ier siècle av. J.-C. Claudius Quadrigarius et transmise par Orose, bien que clairement inspirée de modèles épiques, illustre à quel point le spectacle de la violence physique pouvait, dans l’Antiquité, être source de terreur :

Eodem tempore CCC Lusitani cum mille Romanis in quodam saltu contraxere pugnam, in qua LXX Lusitanos, Romanos autem CCCXX cecidisse Claudius refert ; et cum uictores Lusitani sparsi ac securi abirent, unus ex his longe a ceteris segregatus cum, circumfusis equitibus pedes ipse deprehensus unius eorum equo lancea perfosso ipsius equitis ad unum gladii ictum caput desecuisset, ita omnes metu perculit ut prospectantibus cunctis ipse contemptim atque otiosus abscederet.

  • 110 Oros., V, 4, 5-6.

À la même époque, trois cents Lusitaniens engagèrent le combat contre mille Romains dans un défilé ; Claudius rapporte que dans ce combat soixante-dix Lusitaniens et trois cent vingt Romains ont trouvé la mort ; et alors que les Lusitaniens victorieux s’en allaient sans ordre et en toute sécurité, l’un d’entre eux s’était retrouvé très à l’écart des autres et avait été surpris, lui qui était un fantassin, par des cavaliers qui l’avaient encerclé, mais il avait transpercé de sa lance le cheval de l’un des attaquants et avait, d’un seul coup d’épée, tranché la tête du cavalier, si bien qu’il frappa tous les autres de terreur et eut tout le loisir de s’en aller sous leurs regards en les méprisant110.

  • 111 Sur les valeurs sociales et politiques de la mémoire romaine des défaites, voir Engerbeaud 2017 et (...)

26La tuerie de masse des soldats romains défaits par leurs adversaires apparaît donc bien, dans les sources, comme une forme de violence extrême qui franchit certaines limites collectives (morales) et individuelles (psychologiques). Il s’agit cependant là de la transposition historiographique d’une réalité de la violence vécue qui nous échappe : de Tite-Live à Orose, le recours systématique à des motifs topiques apparaît comme une manière de transfigurer littérairement la violence des combats tout en la mettant à distance. L’historiographie participe ainsi d’un processus de résilience à long terme en intégrant la violence sous une forme idéalisée dans la mémoire culturelle romaine111.

Intégrer le désastre militaire dans la narration historique

  • 112 Une présentation détaillée des enjeux propres à la représentation des guerres hispaniques de chacun (...)

27Quand elle s’exerce sur les ennemis dans le cadre d’un bellum iustum, la violence dans le combat n’est pas réprouvable en soi : elle démontre la uirtus des combattants en même temps que le bien-fondé de la guerre menée par Rome, victorieuse car pium ac iustum. En revanche, la défaite de Rome, traumatique, pose problème car elle rompt avec un schéma téléologique et linéaire d’expansion de l’imperium Romanum. Elle se doit donc d’être expliquée. La permanence du topos historiographique du carnage de la fin de la République à la fin de l’Empire n’implique pas que les défaites romaines ont fait l’objet d’une interprétation homogène par les différents auteurs du corpus. Il importe donc de replacer les récits de désastre dans une perspective plus large, à la fois au sein du projet historiographique de chaque auteur et dans une perspective diachronique. Je concentrerai ici l’étude sur une série de sources historiographiques d’époque impériale bien conservées et qui partagent le fait de faire fréquemment référence aux défaites romaines en Hispanie (Tite-Live, Velleius Paterculus, Florus, Appien, Cassius Dion, Eutrope, ainsi que Festus qui présente la particularité de ne mentionner aucune défaite, et enfin Orose). L’objectif est de brosser un panorama de la place accordée au désastre militaire dans la mémoire culturelle romaine de l’époque impériale et des enjeux historiographiques des récits de carnage112.

  • 113 Cadiou 2009, 25-26. Sur Scipion Émilien, voir Vell., II, 4, 2 ; Val. Max, II, 7, 1.
  • 114 Engerbeaud 2017, 229-241.
  • 115 Ibid. Voir aussi Mészáros 2019 ; Davoine 2019. Le discours de Scipion aux troupes de son père et de (...)

28L’état de la littérature antique ne nous permet pas de remonter au-delà de Tite-Live. Il est évident toutefois que la mise en exergue des défaites a pu être exploitée par les généraux eux-mêmes afin de mettre en avant soit la nécessité de leur intervention, soit le succès de leur campagne par comparaison avec les désastres essuyés par leurs prédécesseurs (Scipion, futur Africain, en 210 après la mort de son père et de son oncle, M. Porcius Caton en 195, Scipion Émilien en 134…)113. Tite-Live, héritant de ce schéma par l’intermédiaire de ses sources annalistiques, présente les guerres hispaniques comme une succession de crises résolues. Dans l’Ab Vrbe Condita, fragmentaire, mais dont le schéma peut être partiellement reconstruit grâce aux Periochae et aux historiens postérieurs qui ont exploité la matière du récit livien, en particulier Orose, les défaites successives et la perte de plusieurs armées romaines apparaissent comme des événements qui mettent en péril la suprématie, voire la survie de la Res Publica, mais permettent également l’intervention d’un homme providentiel. Le récit livien des guerres hispaniques jusqu’à la prise de Numance peut ainsi être divisé en six cycles correspondant chacun à une crise suivie à plus ou moins brève échéance d’une résolution : en 219 (prise de Sagonte / envoi des Scipions), 211 (mort de P. et Cn. Scipion / envoi de Scipion, futur Africain), 197 (mort de C. Sempronius Tuditanus / envoi de M. Porcius Caton), 151 (défaites de Q. Fulvius Nobilior / envoi de L. Licinius Lucullus), 146 (défaite et capture de C. Vetilius / envoi de Q. Fabius Maximus Aemilianus) et 137 (traité et livraison de Mancinus / envoi de Scipion Émilien). Le récit de ces crises suit un schéma narratif répétitif qui accepte toutefois un certain nombre de variantes. Chaque récit est composé de deux moments. L’élément déclencheur de la crise prend la forme d’une catastrophe militaire majeure qui présente une dimension traumatique. Celle-ci est traduite par la réponse émotionnelle très marquée, le plus souvent un violent terror, d’une partie plus ou moins grande de l’armée et du populus Romanus114. Le désastre subi remet en cause la présence romaine dans la Péninsule, autrement dit menace la continuité du processus de conquête, voire met en péril l’intégrité de la cité romaine. La résolution est toujours assurée par l’envoi d’une armée et d’un général de rang consulaire qui permettent un retournement de situation et la reprise de la conquête temporairement interrompue. Comme l’a montré Mathieu Engerbeaud à propos des guerres anciennes de la République, les désastres militaires illustrent ainsi la capacité qu’a la cité romaine d’apprendre de ses erreurs, de sorte qu’elle sort toujours plus forte des épreuves qu’elle traverse115.

  • 116 Vell., II, 1, 3-2, 2 ; II, 4, 2-3 ; 90, 1-4 ; Flor., I, 22, 36-40 ; 33, 1-34, 17. Appien consacre u (...)

29Entre le début du Principat et le début du IIIe siècle ap. J.-C., la mémoire culturelle des guerres romaines en Hispanie se caractérise par une insistance plus marquée sur les désastres de l’armée bien observable dans les œuvres de Velleius Paterculus, Florus, Appien et Cassius Dion. Celle-ci est issue de la rencontre entre une conviction profonde dans le bien-fondé de la domination œcuménique de Rome, un regard critique sur les moyens parfois mis en œuvre pour l’imposer aux peuples de l’Empire et des inquiétudes quant aux conséquences néfastes d’un expansionnisme incontrôlé qui pourrait entraîner sa rupture et sa perte. Dans le contexte plus précis des guerres hispaniques, on peut aussi envisager que l’achèvement de la conquête de la Péninsule par Auguste, que certains auteurs, comme Florus, mettent particulièrement en valeur, a joué un rôle dans un changement de paradigme. Il faut également prendre en compte que la violence extrême qui s’est déchaînée au Ier siècle av. J.-C. dans le cadre des guerres civiles, en particulier en Hispanie, a pu entraîner un abaissement du seuil de tolérance des Romains à la violence et, par conséquent, une renégociation de la mémoire des conquêtes républicaines dans l’historiographie impériale. Les récits de cette époque accordent en effet une place plus grande aux désastres que dans l’histoire livienne : entre le quart et la moitié des campagnes évoquées. Cette densité, accentuée par le regroupement thématique des épisodes concernant les guerres hispaniques dans des passages bien précis de leurs œuvres116, sauf chez Cassius Dion qui suit un plan strictement annalistique, impose l’image des guerres hispaniques comme une succession de désastres sanglants et de redditions honteuses.

  • 117 Vell., II, 1, 4 : […] sed uel ferocia ingenii uel inscitia nostrorum ducum uel fortunae indulgentia (...)
  • 118 Flor., I, 34, 1-2 ; 16.
  • 119 App., Ib., 58, 245 : ἀπειροπολέμως. La critique est exagérée (Liv., XLV, 35-39 ; Plutarque, Vie de (...)
  • 120 App., Ib., 66, 282 : […] διὰ δειλίαν καὶ ἀπειρίαν […]. « […] par lâcheté et manque d’expérience […] (...)
  • 121 App., Ib., 63, 266 : […] γέροντα ὑπέρπαχυν […].
  • 122 App., Ib., 47, 197 ; 64, 271 (cf. DS., XXXIII, frg. 2 Goukowsky) ; 66, 281 ; 79, 338 ; 83, 362.
  • 123 Gómez Espelosín 1993, 414-422 ; Goukowsky [1997] 2003 : XXII-XXX. Sont surtout dénoncés L. Licinius (...)

30Au cours de cette période, les auteurs latins présentent la particularité d’insister sur la dureté des guerres hispaniques et sur leur caractère injuste. La conquête est présentée comme un labor éprouvant pour les armées romaines dont l’action fut globalement peu efficace. Velleius Paterculus, qui se demande comment il a été possible que les armées romaines fussent aussi longtemps tenues en échec, propose trois pistes de réflexion : « Soit en raison de l’intrépidité de son caractère, soit de l’inexpérience de nos généraux, soit encore de la bienveillance de la fortune »117. Si, comme lui, Florus explique la résistance des Lusitaniens et de Numance par la valeur exceptionnelle de ces peuples ou de leurs chefs (Viriathe en particulier)118, l’explication la plus souvent avancée est celle d’une crise de la uirtus romaine. Les désastres sont en effet souvent corrélés à l’incapacité des généraux qui furent chargés de ces guerres, incapacité qui entraîne des conséquences stratégiques notables, mais préserve le plus souvent la uirtus de l’armée et permet donc d’expliquer la victoire finale de Rome. Appien souligne notamment le manque d’expérience de Ser. Sulpicius Galba119, de Quinctius120 ou de C. Vetilius, un « vieillard obèse »121, et dénonce plusieurs fois les généraux qui, par incompétence ou par crainte, prirent leurs quartiers d’hiver prématurément ou y passèrent la mauvaise saison sans oser en sortir122. Au-delà d’un défaut de uirtus ou d’expérience, les vices moraux des imperatores sont plusieurs fois pointés du doigt par les historiens : les campagnes malheureuses et les désastres sont souvent le fait de généraux avides, comme Lucullus, perfides, comme Galba, etc.123. La défaite de M. Aemilius Lepidus Porcina devant Pallantia est ainsi d’autant plus condamnable pour Appien qu’elle se produit au cours d’un bellum iniustum :

[…] ὁ δ’ Αἰμίλιος, ἀναμένων καὶ ὅδε τὰς ἐκ Ῥώμης ἀποκρίσεις καὶ τὴν ἀργίαν οὐ φέρων – ὡς γὰρ ἐπὶ δόξαν ἢ κέρδος ἢ θριάμβου φιλοτιμίαν ἐξῄεσάν τινες ἐς τὰς στρατηγίας, οὐκ ἐπὶ τὸ τῇ πόλει συμφέρον – Οὐακκαίων κατεψεύδετο ὡς ἀγορὰν ἐν τῷδε τῷ πολέμῳ Νομαντίνοις παρασχόντων·

  • 124 App., Ib., 80, 349.

[…] Aemilius, attendant lui aussi les réponses de Rome et ne pouvant souffrir l’inaction – puisqu’en effet c’était l’amour de la gloire, des richesses et du triomphe qui poussait certains à commander des troupes, et non l’intérêt de la cité –, accusait de manière mensongère les Vaccéens d’avoir soutenu les Numantins au cours de cette guerre124.

  • 125 App., Ib., 61, 259.
  • 126 Flor., I, 34, 3-4.
  • 127 Flor., I, 34, 11 : Tanti esse exercitum quanti imperatorem uere proditum est.
  • 128 Flor., I, 34, 9-10 ; App., Ib., 85, 367-371.

31Plus globalement, les guerres les plus dures pour les Romains, celles de Viriathe et de Numance, sont présentées comme des bella iniusta, menées à l’encontre du droit des gens : la guerre de Viriathe est la conséquence du massacre de Galba, auquel aurait échappé de justesse le général lusitanien125, la guerre de Numance répond à une injustice commise par les Romains, qui imposent aux habitants de Segeda des conditions inacceptables126. À l’inverse de ces contre-modèles, le bon général est celui qui est capable de conduire ses troupes à la victoire. « On a raison de dire : “tel général, telle armée” »127 : l’épisode du redressement de la discipline par Scipion Émilien que Florus conclut par ce proverbe illustre le fait que sous l’influence de mauvais généraux, des troupes mal encadrées et mal entraînées, abandonnant l’antique disciplina, avaient cédé au luxe et à la facilité d’une vie de débauche128. La victoire qu’elles remportent immédiatement après la correction des mœurs de l’armée met ainsi un terme à une crise plus généralisée de la uirtus militum, dont les principaux effets furent le terror ou le metus et la défaite causée par le manque de bravoure au combat. Loin donc de l’image idéalisée d’une époque victorieuse où les généraux comme les armées rivalisaient de uirtus, les guerres lusitano-celtibères apparaissent dans la littérature historique impériale comme une période de crise – crise du commandement et crise de l’armée – qui s’inscrit plus globalement dans un schéma historique d’abandon progressif des valeurs du mos maiorum à partir du milieu du IIe siècle av. J.-C.

  • 129 Den Boer 1968, 280.
  • 130 Ibid., 268-282.
  • 131 Ibid., 270-271.

32Rompant avec cette tradition, les œuvres de Festus et d’Eutrope, datées de la deuxième moitié du IVe siècle ap. J.-C., présentent une proportion plus faible de désastres : aucun pour Festus, deux pour Eutrope. On n’y observe par ailleurs aucune condamnation systématique des généraux ou des guerres menées dans la péninsule Ibérique : les auteurs proposent au contraire un compte rendu globalement positif de la conquête envisagée comme une entreprise essentiellement victorieuse. Au IVe siècle ap. J.-C., l’image que les historiens en retiennent majoritairement est celle d’une succession de summi uiri victorieux qui ont permis d’imposer la domination romaine à l’ensemble de la péninsule Ibérique. Cette vision optimiste, qui ne se limite pas aux guerres hispaniques129, et la rupture fondamentale avec le point de vue des œuvres antérieures s’expliquent, en partie du moins, par la reprise d’une activité militaire aux frontières de l’Empire à partir du milieu du IIIe siècle ap. J.-C. : une présentation trop critique ou trop défaitiste des guerres romaines s’accorderait mal avec l’idéologie impériale dominante et l’exaltation de la Victoria Augusti. Elle serait d’autant plus mal venue que les Breuiaria de Festus et d’Eutrope ont été composés en 369-370 à la demande de Valens, que son frère, l’empereur Valentinien Ier, ancien officier, avait associé à la pourpre rapidement après son accession au trône en 364 ; ils lui ont été offerts entre sa campagne contre les Wisigoths de 369 au cours de laquelle il reçut la capitulation d’Athanaric et son départ pour l’Orient en 370130. La dimension triomphale de ces deux œuvres se justifie ainsi par les circonstances de leur élaboration et par une possible volonté de ces auteurs de conjurer le danger que faisaient peser les peuples limitrophes sur l’Empire131.

  • 132 L’origine hispanique d’Orose ne semble pas avoir eu d’influence particulière sur cette présentation (...)
  • 133 Les rares victoires sont ainsi souvent présentées comme acquises péniblement et de justesse dans de (...)
  • 134 C’est le cas pour la campagne de Sex. Digitius en 194 (Oros., IV, 20, 16 ; cf. Liv., XXXV, 1, 1-2).
  • 135 La campagne de M. Fulvius Nobilior en 192 (Oros., IV, 20, 19) et celle de L. Aemilius Paullus en 19 (...)
  • 136 Oros., I, praef., 10. Voir l’introduction de l’édition d’Arnaud-Lindet 1990, XXI-XXV ; Mastrorosa 2 (...)
  • 137 Voir l’introduction de l’édition d’Arnaud-Lindet 1990, XXXII. Sur le praeceptum d’Augustin ainsi qu (...)
  • 138 Oros., V, 1, 3-4.

33Orose, enfin, opère un retour marqué aux caractéristiques des œuvres du Haut-Empire tout en les accentuant : les guerres hispaniques apparaissent dans les Histoires contre les Païens comme une suite de défaites – quinze généraux sur vingt-et-un mentionnés, pour la période 218-133, subissent des désastres plus ou moins lourds – et comme une entreprise moralement condamnable132. Outre une sélection qui favorise les épisodes désastreux par rapport aux victoires, l’historien a aussi tendance à noircir le tableau, soit en modérant les victoires133, soit en exagérant les désastres134, soit encore en présentant comme dures, voire désastreuses, des campagnes que Tite-Live ou d’autres historiens de l’époque impériale considéraient comme victorieuses135. Comme Florus et Velleius Paterculus, il développe le motif du terror qui entraîne une crise générale de la uirtus romaine. Cette image est liée aux enjeux de l’œuvre, qui se présente comme une invective contre les Païens et une réponse à la demande d’Augustin, qui avait confié au prêtre espagnol la réalisation d’un catalogue des malheurs de l’humanité destiné à fournir des arguments à l’apologétique chrétienne contre les Païens et à démontrer que le Christianisme n’était en rien responsable des malheurs présents et du sac de Rome par Alaric en 410 en particulier136. Orose ne s’en est toutefois pas tenu à la commande de l’évêque d’Hippone, mais a produit une œuvre originale, conduisant son projet bien au-delà de ce qui était attendu de lui. Il transforme le catalogue initialement prévu en une œuvre à portée eschatologique « visant […] à mettre en évidence le fait que, à partir de la naissance du Christ, les malheurs du monde ont graduellement diminué en fréquence et en intensité », ce qui justifie qu’il « établi[sse] que les deux derniers siècles de la République ont été les pires pour Rome, comme pour le reste du monde »137. L’optique dans laquelle il envisage les guerres hispaniques porte les marques de ce projet original. On trouve dans son œuvre, en particulier dans la préface du livre 5, un réquisitoire contre l’impérialisme romain, appuyé sur deux arguments principaux : la conquête fut sanglante pour Rome, mais aussi pour les vaincus, ce qui relève d’une sympathie plus marquée d’Orose pour les autres peuples, et elle était fondamentalement contraire à l’éthique puisqu’elle ne visait à rien d’autre qu’à priver des peuples de leur liberté au profit d’une seule cité138.

Conclusion

  • 139 El Kenz 2009.

34Le massacre, dans son acception moderne, est un concept forgé au XVIe siècle139. La réalité qu’il recouvre se rapproche, pour les Anciens, d’autres formes de violence extrême aujourd’hui exclues d’une définition qui s’est restreinte, en particulier de la violence des combattants entre eux. Il convient donc d’interroger les notions de violence extrême et de massacre ainsi que leurs rapports avec la transgression dans une perspective historique et dans le cadre d’une histoire des représentations. En repartant de l’indistinction, dans les sources antiques, entre carnage de combattants et massacre de non-combattants, j’ai ainsi souhaité explorer une des frontières du territoire délimité par les concepts formant le titre de l’ANR Parabainô « Massacres, violences extrêmes et transgression en temps de guerre ». On peut conclure de ce parcours que les tueries de masse dans le combat ou dans les suites du combat, qu’il s’agisse d’une bataille rangée ou d’un siège, ne constituent pas, aux yeux des Anciens, un massacre au sens moderne, quand bien même il inclut des non-combattants : il ne s’agit que d’une extension de la violence qui s’exerce sur le champ de bataille et qui se voit justifiée par des intérêts stratégiques précis. Il se distingue en cela du massacre, fermement condamné, qui s’exerce en dehors de la guerre.

35Le carnage des soldats, quand il s’exerce sur un adversaire défavorisé numériquement ou stratégiquement, en particulier s’il est encerclé, est cependant bien perçu a posteriori par les historiens comme un phénomène transgressif parce qu’il constitue un déchaînement de violence excessive contre un adversaire déjà virtuellement vaincu. Le récit est toutefois systématiquement remodelé, nourri de topoi. Les désastres sont toujours inscrits dans une perspective historique plus large, qu’il s’agisse de mettre en lumière la capacité de Rome à surmonter les épreuves qu’elle rencontre ou, chez Orose, de dépeindre la conquête romaine sous le jour le plus noir possible. Faute de sources, nous ne savons pas comment les contemporains des guerres jugeaient ces épisodes de défaites particulièrement sanglants, ni comment les soldats géraient la violence psychologique et physique des combats. Les modalités de leur mise en récit sont toutefois révélatrices des enjeux de la mémoire des désastres dans un processus de résilience à long terme : la réflexion sur le désastre s’insère ainsi dans des projets historiographiques qui, à partir de Tite-Live, traduisent une aspiration profonde à la paix et une remise en cause des modalités de l’impérialisme romain.

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Bibliographie

Sources

NB : seules sont référencées les éditions des sources citées textuellement dans le corps du texte ou en note.

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Annexe

Annexe : principales défaites romaines en Hispanie (219-133 av. J.-C.)

Date Général
romain
Adversaire Synthèse et sources
principales
211 P. et Cn. Cornelius Scipio Carthaginois Tandis que les Carthaginois sont rejoints par Massinissa, P. Scipion est abandonné par ses alliés ; tentative d’attaquer le premier Indibilis : l’armée de Publius est attaquée par les trois armées d’Hasdrubal, Magon et Massinissa ; mort du général et fuite des Romains dont beaucoup sont massacrés ; Cn. Scipion est attaqué par les Carthaginois au cours de sa retraite ; une partie de l’armée est encerclée sur une colline exposée et massacrée avec le général ; Appien retire de son récit l’idée de fuite (Liv., XXV, 34-36 ; Vell., II, 90, 3 ; Val. Max., I, 6, 2 ; II, 7, 15a ; III, 7, 1a ; VI, 6, ext.1 ; VIII, 15, 11 ; Frontin, Stratagèmes, II, 6, 2 ; 10, 2 ; Sil., XIII, 671-704 ; XVI, 645-647 ; Flor., I, 22, 36 ; 33, 6 ; App., Ib., 16, 62-17, 65 ; Cassius Dion, Histoire romaine, d’après Zonaras, Abrégé, IX, 5 ; Eutr., III, 14, 2 ; Per., 25, 12 ; Oros., IV, 17, 12-13 ; Amm., XXXI, 13, 17).
197 C. Sempronius Tuditanus Ibères ? Défaite romaine en Hispanie citérieure ; mort de nombreux nobles et du général (Liv., XXXIII, 25, 8-9 ; Per., 33, 5 ; Oros., IV, 20, 10).
194 Sex. Digitius Ibères et Celtibères Plusieurs défaites successives contre les Ibères ; la moitié de l’armée est perdue (Liv., XXXV, 1, 1-2 ; Oros., IV, 20, 16).
190 L. Aemilius Paullus Lusitaniens Défaite contre les Bastetani près de Lycon ; mort de 6 000 hommes et retraite en territoire pacifié ; le général meurt d’après Orose (Liv., XXXVII, 46, 7-8 ; Per. Ox., 37, 1 ; Oros., IV, 20, 23).
185 L. Quinctius Crispinus et C. Calpurnius Piso Carpétans Bataille rangée dans un lieu défavorable aux Romains ; les deux armées romaines sont refoulées dans le camp ; retraite nocturne ; 5 000 soldats et alliés perdus (Liv., XXXIX, 30, 1-6). Les Romains prennent ensuite leur revanche.
157 M’. Manilius Lusitaniens Défaites romaines ; mort de 6 000 hommes dont le questeur Terentius Varro (App., Ib., 56, 234 ; Per., 47, 12).
156 L. Calpurnius Piso Caesoninus Lusitaniens
155-154 L. Mummius Lusitaniens Embuscade des Lusitaniens après le débarquement de Mummius qui perd la majeure partie de son armée (DS., XXXI, frg. 59 Goukowsky). Appien évoque une bataille victorieuse pour les Romains, mais elle tourne au désastre au cours de la poursuite ; mort de 9 000 hommes, perte du camp, du butin et d’enseignes (App., Ib., 56, 236-237 ; Julius Obsequens, Livre des prodiges (= Obseq.), 76).
153 Q. Fulvius Nobilior Arévaques Embuscade des Arévaques ; défaite entraînant la mort de 6 000 Romains ; retournement de fortune lors de la poursuite : les Romains tuent 6 000 ennemis et le général Caros ; le jour est déclaré dies ater ; nouvelle défaite romaine lors de l’assaut de Numance ; perte de 4 000 hommes et d’enseignes ; attaque infructueuse et coûteuse en hommes contre un dépôt de vivres ; défaite et mort, avec beaucoup de Romains, du préfet de cavalerie Biesus envoyé recruter des auxiliaires ; hivernage pénible (App., Ib., 45, 184-47, 197).
151 Ser. Sulpicius Galba Lusitaniens Galba engage la bataille avec des hommes épuisés par une longue marche : la bataille est victorieuse mais tourne au désastre lors de la poursuite ; 7 000 morts selon Appien, toute l’armée selon Orose ; Galba se réfugie à Carmona puis prend ses quartiers d’hiver (App., Ib., 58, 244-246 ; Per., 48, 22 ; Oros., IV, 21, 3).
147 C. Vetilius Viriathe Embuscade de Viriathe ; défaite romaine ; 4 000 morts dont le général pour Appien et Diodore ; presque toute l’armée sauf le général pour Orose (DS., Testimonium Photius, Bibl., 383-384b ; App., Ib., 63, 266-267 ; Per., 52, 8 ; Per. Ox., 52, 146-148 ; Oros., V, 4, 2).
147 Questeur anonyme Viriathe Défaite et mort des 5 000 auxiliaires recrutés et envoyés contre Viriathe (App., Ib., 63, 268).
146-145 C. Plautius Viriathe Fuite simulée de Viriathe qui massacre les 4 000 hommes envoyés à sa poursuite ; bataille rangée au « Mont d’Aphrodite » ; défaite romaine et « grande tuerie » ; fuite du général qui prend ses quartiers d’hiver prématurément (DS., XXXIII, frg. 2 Goukowsky ; App., Ib., 64, 269-271 ; Per., 52, 8 ; Per. Ox., 52, 146-148 ; Oros., V, 4, 3).
145 Claudius Unimanus Viriathe Défaite romaine ; l’armée est massacrée presque jusqu’au dernier homme ; perte d’enseignes ; dans un combat contre 300 Lusitaniens, 320 Romains (sur 1 000) tombent contre 70 ennemis ; un Lusitanien frappe les Romains de terreur en décapitant un ennemi (Flor., I, 33, 16 ; Oros., V, 4, 3-6 ; De uir. ill., 71, 1).
143 Quinctius Viriathe Défaite romaine ; 1 000 morts ; le général prend prématurément ses quartiers d’hiver et ne secourt pas les alliés (App., Ib., 66, 281).
141-140 Q. Pompeius Numance / Termentia Attaque des Numantins contre la colonne romaine ; 100 cavaliers meurent ; bataille rangée sans succès devant Numance ; trois défaites la même journée devant Termentia ; perte de 700 hommes dans le premier affrontement ; bataille indécise le lendemain ; attaque de Numance : les Romains harcelés par l’ennemi perdent beaucoup d’hommes, dont le tribun militaire Oppius, 400 hommes dans un autre affrontement, d’autres à l’issue d’une ruse des Numantins pour attirer les Romains hors du camp, enfin le détachement chargé du ravitaillement ; retraite dans les quartiers d’hiver ; pour Orose, presque toute l’armée est anéantie et de nombreux nobles meurent ; Pompée négocie un traité, avantageux selon Appien, sur un pied d’égalité donc honteux pour les auteurs latins (DS., XXXI, frg 58 Goukowsky ; Vell., II, 1, 4 ; 90, 3 ; Flor., I, 34, 4 ; App., Ib., 76, 325-79, 341 ; Cassius Dion, Histoire romaine, XXII, 77 ; Eutr., IV, 17, 1 ; Per., 54, 2 ; Per. Ox., 54, 174 ; Oros., V, 4, 13 ; 4, 21).
140 Q. Fabius Maximus Servilianus Viriathe Défaite dans une bataille rangée ; Viriathe conclut un traité jugé déshonorant (DS., Testimonium Photius, Bibl., 383-384b ; App., Ib., 69, 292-294 ; Per., 54, 7 ; Per. Ox., 54, 185-187).
138 M. Popilius Laenas Numance Attaque surprise des Numantins assiégés ; défaite romaine (Frontin, Stratagèmes, III, 17, 9 ; Per., 55, 5).
137 C. Hostilius Mancinus Numance Plusieurs défaites successives coûteuses en hommes ; Valère Maxime explique ces défaites par l’abandon de la discipline militaire et l’auteur du De uiris illustribus compte 20 000 morts ; Mancinus se réfugie dans son camp puis dans celui de Nobilior où il est encerclé ; il est menacé d’extermination et contraint de conclure un traité jugé déshonorant ; livraison des armes et pillage du camp (Vell., II, 1, 4 ; 90, 3 ; Val. Max., I, 6, 7 ; II, 7, 1 ; Plut., Ti. Gracch., 5, 1-6, 1 ; Quintilien, Institution oratoire, VII, 4, 2-13 ; Flor., I, 34, 4-7 ; App., Ib., 80, 346-348 ; Eutr., IV, 17, 1 ; Per., 55, 8-9 ; Obseq., 83 ; Oros., V, 4, 20 ; De uir. ill., 59, 1-4 ; Amm., XIV, 11, 32 ; XXV, 9, 11).
136 M. Aemilius Lepidus Porcina Pallantia Lors de la retraite après l’abandon du siège de Pallantia, les ennemis attaquent les Romains et les massacrent une journée entière ; 6 000 morts selon Orose ; le camp est abandonné (App., Ib., 82, 355-357 ; Oros., V, 5, 13).
135 Q. Calpurnius Piso Numance Défaite (Obseq., 85).
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Notes

1 Les réflexions exposées dans cet article ont été présentées une première fois dans le cadre de la table ronde de l’ANR Parabainô « Violences de masse et violences extrêmes en contexte de guerre dans l’Antiquité » (Caen, 8-9 mars 2022). Je tiens à remercier les organisateurs de la rencontre ainsi que tous les participants : ce travail doit beaucoup à leurs remarques et à leurs réflexions stimulantes ; ces remerciements s’adressent tout particulièrement à Nathalie Barrandon, qui a accepté d’en relire une première version.

2 Appien, Ibérique (= App., Ib.), 51, 216-52, 221.

3 Caton l’Ancien, Origines, VII, frg. 1 Chassignet ; Cornelius Nepos, Vie de Caton l’Ancien, 3, 4 ; Valère Maxime, Faits et dits mémorables (= Val. Max.), IX, 6, 2 ; Suétone, Vie de Galba, 3, 2-4 ; App., Ib., 59, 249-60, 255 ; Orose, Histoires (Contre les païens) (= Oros.), IV, 21, 10.

4 App., Ib., 98, 425-426. Toutes les traductions sont personnelles.

5 Voir, par exemple, Barrandon 2016 et 2018, 75-82, 271-275.

6 Audoin-Rouzeau 2002, 543-544 : « Le tropisme historiographique de la violence exercée à l’encontre des populations civiles sans défense s’est imposé presque sans partage […] ».

7 Engerbeaud 2017 et 2019 ; Hulot 2019c.

8 Le concept de mémoire culturelle désigne les faits tels qu’ils sont remémorés et transmis par un groupe dont ils participent à la définition de l’identité à travers des formes multiples dont l’historiographie n’est qu’un exemple. Il a été théorisé par Assmann 2010 à la suite de Halbwachs 1925 et 1950. Pour l’application à l’Antiquité gréco-romaine, voir les synthèses de Späth 2016, 24-35 ; Sandberg 2018, 356-360 ; Kubler 2018, 27-41.

9 Sur l’historiographie de la défaite à Rome à l’époque républicaine, voir Engerbeaud 2017 ; Lentzsch 2019 et, auparavant, Rosenstein 1990 ; Cavaggioni 2010 ; Clark 2014.

10 Velleius Paterculus, Histoire romaine (= Vell.), II, 90, 2-3.

11 Voir aussi Florus, Abrégé de l’histoire romaine (= Flor.), I, 33, 8.

12 Oros., V, 5, 14-15.

13 Les auteurs et les sources exploités sont, dans l’ordre chronologique : Claudius Quadrigarius cité par Orose (Ier s. av. J.‑C.), Diodore de Sicile (fin du Ier s.), Cicéron (fin du Ier s.), Tite-Live (époque augustéenne), Velleius Paterculus (époque tibérienne), Valère Maxime (époque tibérienne), Frontin (fin du Ier s. ap. J.‑C.), Quintilien (fin du Ier s.), Silius Italicus (fin du Ier s.), Plutarque (début du IIe s.), Florus (IIe s.), Appien (milieu du IIe s.), Cassius Dion (début du IIIe s., mais connu en partie par l’intermédiaire de l’abrégé de Zonaras au XIIe s.), Eutrope (IVe s.), les séries de Periochae de Tite-Live transmises par la tradition manuscrite et les papyrus d’Oxyrhynchos (IVe s.), Julius Obsequens (IVe s. ?), le De uiris illustribus anonyme (deuxième moitié du IVe s.), Ammien Marcellin (fin du IVe s.) et Orose (début du Ve s.).

14 Tite-Live, Histoire romaine (= Liv.), VI, 14 (un centurion anonyme) ; XLII, 34 (le centurion Sp. Ligustinus).

15 Plaute, Miles gloriosus, 1-155.

16 Barrandon 2016 et 2018.

17 App., Ib., 60, 253 : […] οὐκ ἀξίως δὲ Ῥωμαίων μιμούμενος βαρβάρους.

18 Bedon 2009, 2010 et 2011.

19 L’association de l’exercice de la violence extrême à la sauvagerie et l’animalité n’est pas propre aux guerres hispaniques, ni même à l’Antiquité romaine : Pimouguet-Pédarros 2021. Sur les concepts d’humanitas et de sauvagerie, voir Veyne 1992 ; Boëldieu-Trevet 2015 ; Barrandon 2021, 5.

20 Polybe, Histoires (= Pol.), X, 15, 4-8 (voir Liv., XXVI, 46, 10, sans mention des femmes et des enfants) ; Liv., XXVIII, 19, 11-20, 7. Sur le sort des villes vaincues, voir Pelletier 1987 ; Ziolkowski 1993 ; Flamerie de Lachapelle 2007.

21 Jacques Sémelin (2002c) distingue le massacre visant à la soumission de l’adversaire de celui qui vise à l’éradication et à la déstabilisation. Sur le massacre-sanction, voir aussi Fein 1993. Sur les aspects stratégiques des violences perpétrées par les généraux romains, en Hispanie : García Riaza 2007 et 2011 ; Marco Simón 2006 ; en général : Eramo 2021.

22 Miquel 2018 ; Hulot 2019a.

23 Pol., X, 15, 4-5.

24 Sémelin 2005, 384. Voir aussi Sémelin 2002b, 485-486 ; 2012.

25 El Kenz 2005, 8.

26 El Kenz 2009, 172.

27 Barrandon 2018 et 2021 (je tiens à remercier l’auteur de m’avoir permis de lire une version de cette communication inédite) ; Barrandon & Pimouguet-Pédarros 2021 ; Grangé 2021 ; Pimouguet-Pédarros 2021.

28 Audoin-Rouzeau 2021 ; Pimouguet-Pédarros 2021, 8-13.

29 Grangé 2021. Voir aussi Barrandon 2021, 8-9 ; Pimouguet-Pédarros 2021, 13-16.

30 Sémelin 2002a.

31 Sofsky 2015 [1998], 167 ; Pimouguet-Pédarros 2021, 4.

32 Barrandon 2021, 3-5.

33 Levene & Roberts 1999, 5. Voir aussi Sémelin 2001, 9-11 ; 2002b, 487.

34 Liv., XXVIII, 19, 11 : […] in acie, ubi Mars communis […].

35 Barrandon 2021, 5.

36 Liv., XXVIII, 22, 15-23, 2.

37 Hulot 2019b.

38 Je réserve l’étude des épisodes de défaite des adversaires de Rome pour une autre occasion. Il convient néanmoins de constater que le vocabulaire employé est souvent le même que dans les épisodes de défaites romaines et que les récits sont largement comparables.

39 Outre ce passage, on ne trouve qu’une seule autre occurrence du terme chez Tite-Live, également au livre XXVIII (Liv., XXVIII, 16, 6 ; texte cité et traduit infra). Une recherche lexicale dans la base de données Perseus Digital Library (06 / 03 / 2022) montre que le terme se trouve également chez Cicéron (3), Pline l’Ancien (1), Sénèque (1), Aulu-Gelle (1), Celse (1) et Ammien Marcellin (1).

40 Pimouguet-Pédarros 2021, 14.

41 Barrandon 2018, 11-12 ; Hulot 2019c, 268-270.

42 Liv., XXV, 36, 12 ; Periochae de Tite-Live transmises par les manuscrits (= Per.), 25, 12 ; 33, 5 ; Periochae de Tite-Live transmises par les papyrus d’Oxyrhynchos (= Per. Ox.), 37, 1 ; Silius Italicus, La guerre punique (= Sil.), XVI, 645-647 ; Flor., I, 33, 16 ; De uiris illustribus (= De uir. ill.), 59, 3 ; Oros., IV, 20, 23 ; V, 4, 2 ; 5, 13. Sophie Hulot (2019a) a montré à partir d’une analyse lexicale que ce terme avait le plus souvent un caractère neutre, mais qu’il pouvait être chargé d’un sens plus fort dans certains contextes.

43 Liv., XXV, 35, 3 ; XXXV, 36, 15 ; Per. Ox., 52, 146-148 (reconstitution d’éditeur) ; Ammien Marcellin, Histoires (= Amm.), XXXI, 13, 17 ; Oros., V, 4, 13 ; 5, 13.

44 Val. Max., III, 7, 1a ; Flor., I, 22, 36 ; 33, 6 ; Oros., IV, 20, 10.

45 Val. Max., VIII, 15, 11.

46 Liv., XXV, 37, 1.

47 Chez Appien seulement : Ib., 16, 63 ; 46, 191 ; 78, 333 ; 80, 346.

48 Diodore de Sicile, Bibliothèque historique (= DS.), XXXI, frg. 59 Goukowsky ; App., Ib., 78, 333.

49 Val. Max., VI, 6, ext.1.

50 App., Ib., 64, 271 ; Plutarque, Vie de Ti. Gracchus (= Plut., Ti. Gracch.), 5, 3.

51 Ces verbes sont utilisés par plusieurs auteurs mais exclusivement pour la mort des Scipions en 211 : Vell., II, 90, 3 ; Val. Max., II, 7, 15a ; Amm., XXXI, 13, 17.

52 Flor., I, 33, 16 ; 34, 6 ; Oros., V, 4, 2.

53 Valère Maxime, par exemple, évoque le massacre de l’armée des Scipions et la mort des généraux eux-mêmes avec un substantif (strages) et trois verbes différents (absumere, oppressus, laceratus). Voir Hulot 2019a.

54 Val. Max., VI, 6, ext.1.

55 Per. Ox., 52, 146-148.

56 Oros., 5, 4, 13 ; 5, 13.

57 Hulot 2018, 81.

58 Engerbeaud 2017, 70-89 ; 2019, 260-261.

59 Barrandon 2018, 14.

60 Audoin-Rouzeau 2002, 548.

61 Veyne 1992, 435. Voir aussi Bellemore 2012, 44 ; Hulot 2018, 80-81.

62 En 220. Plutarque, Vertus de femmes, 10 ; Polyen, Stratagèmes, VII, 48.

63 Liv., XXVIII, 19, 13.

64 Liv., XXVIII, 20, 6-7.

65 Hulot 2019c. Voir aussi Engerbeaud 2019.

66 Miquel 2018.

67 Liv., XXXV, 1, 1-2.

68 App., Ib., 45, 184-47, 197.

69 App., Ib., 45, 185-187. Engerbeaud 2017, 64-67.

70 Cela rejoint les analyses de Sophie Hulot (2019c, 268-270), qui montre que « les circonstances jouent un rôle essentiel : un désastre se caractérise par toute perte d’hommes dans un moment déjà critique de la guerre ou de la campagne ».

71 Liv., XXV, 34, 13-14 ; 35, 2. Voir aussi Val. Max., II, 7, 15a ; III, 7, 1a ; VI, 6, ext. 1 ; Per., 25, 12. L’armée de Cn. Scipion réchappe en grande partie au carnage (Liv., XXV, 36, 12).

72 Dans le récit livien (Liv., XXV, 37, 1-4), les armées, ralliées par L. Marcius, peuvent rapidement se reformer après la défaite et s’emparer coup sur coup des deux camps carthaginois. Voir aussi Eutrope, Abrégé d’histoire romaine (= Eutr.), III, 14, 2. Ce procédé d’exagération s’observe très souvent chez Orose, qui noircit de la sorte le tableau des campagnes de Q. Pompeius (Oros., V, 4, 13, à comparer avec App., Ib., 76, 325-79, 338) et de C. Vetilius (Oros., V, 4, 2, à comparer avec App., Ib., 63, 266-267).

73 C’est le cas pour les défaites de C. Sempronius Tuditanus en 197 (Per., 33, 5 ; Oros., IV, 20, 10), Sex. Digitius en 194 (Oros., IV, 20, 16, mais Liv., XXXV, 1, 1-2 ne mentionne la perte que de la moitié des troupes), L. Aemilius Paullus en 190 (Oros. 4.20.23), L. Mummius en 155-154 (DS., XXXI, frg. 59 Goukowsky), Ser. Sulpicius Galba en 151 (Oros., IV, 21, 3), C. Vetilius en 147 (Oros., V, 4, 2), Claudius Unimanus en 145 (Flor., I, 33, 16 ; Oros., V, 4, 3-4) et Q. Pompeius en 141-140 (Oros., V, 4, 13). Ce relevé met en évidence la préférence d’Orose pour de telles expressions quand la plupart des autres auteurs se montrent plus nuancés et apportent des données chiffrées plus précises.

74 Voir aussi App., Ib., 78, 333 ; 337.

75 Oros., V, 4, 13.

76 À comparer avec Liv., XXXVII, 46, 7-8 ; Per. Ox., 37, 1.

77 Oros., IV, 20, 23.

78 Flor., I, 33, 16 ; 34, 6 ; Oros., V, 4, 2. L’équivalent, en grec, pourrait être l’emploi du verbe διαφθείρειν : DS., XXXI, frg. 59 Goukowsky ; App., Ib., 78, 333.

79 Eramo 2021.

80 Liv., XXVIII, 16, 6.

81 Liv., XXV, 34, 4-6 ; 34, 9-10 ; 35, 8 ; 36, 2-12.

82 Liv., XXV, 36, 9 : […] captum hostem teneri, latentem post sarcinas. « […] ils tenaient l’ennemi captif, dissimulé derrière ses bagages ».

83 Liv., XXV, 36, 11-12.

84 Liv., XXV, 36, 13. On retrouve la même thématique dans d’autres sources, en particulier chez Silius Italicus (XIII, 683-693), Florus (I, 22, 36) et Appien (Ib., 16, 62-17, 65).

85 App., Ib., 63, 266 : […] Ῥωμαίους ἑκατέρωθεν ἔκτεινόν τε καὶ ἐζώγρουν καὶ ἐς τὰς φάραγγας ἐώθουν. « […] des deux côtés, ils tuaient les Romains, les capturaient et les poussaient vers des ravins ». Cf. Oros., V, 4, 2.

86 App., Ib., 77, 328 : […] ἐς ἀπόκρημνα τοὺς Ῥωμαίους συνελάσαντες πολλοὺς αὐτῶν πεζούς τε καὶ ἱππέας αὐτοῖς ἵπποις κατέωσαν ἐς τὰ ἀπόκρημνα […]. « […] ayant poussé les Romains vers des escarpements, ils y précipitèrent beaucoup de fantassins ainsi que des cavaliers avec leurs chevaux […] ».

87 App., Ib., 69, 293 : […] συνήλασεν ἐς κρημνούς, ὅθεν οὐκ ἦν τοῖς Ῥωμαίοις διαφυγεῖν. « […] ils les poussèrent vers des falaises escarpées, d’où il était impossible pour les Romains de s’enfuir ».

88 Plut., Ti. Gracch., 5, 3. Appien (Ib., 80, 346-347) précise que c’est dans le camp de Q. Fulvius Nobilior, vieux d’une quinzaine d’années et donc « ni équipé, ni fortifié » (οὔτε κατεσκευασμένον οὔτε ὠχυρωμένον), que se réfugie Mancinus.

89 On le voit par exemple dans le récit de la débandade des armées de M. Aemilius Lepidus Porcina et D. Iunius Brutus Callaïcus en 136 : App., Ib., 82, 355-357.

90 Cette situation est mentionnée à trois reprises en 155-154, 145 et 143 : Flor., I, 33, 16 ; App., Ib., 56, 237 ; 66, 281 ; Oros., V, 4, 4.

91 Vell., II, 1, 3-4 ; 90, 1-4 ; Flor., I, 34, 1-2 ; 7 ; App., Ib., 78, 335 ; 79, 342 ; 80, 347-348 ; 83, 360 ; Oros., V, 4, 20-21.

92 Cicéron, République, I, 1 ; Paradoxes des Stoïciens, I, 2, 12 ; De la vieillesse (Caton l’Ancien), 20, 75 ; Liv., XXVI, 34, 11 ; 36, 13 ; Sil., XIII, 683-693 ; Flor., I, 22, 36 ; 33, 6 ; Eutr., III, 14, 2.

93 Liv., XXVIII, 16, 6 : […] non iam pugna […].

94 Pimouguet-Pédarros 2021, 6.

95 Miquel 2018.

96 Avec Q. Pompeius en 141-140 (DS., XXXI, frg. 58 Goukowsky ; Vell., II, 1, 4 ; Flor., I, 34, 4), Q. Fabius Maximus Servilianus en 140 (App., Ib., 69, 294), C. Hostilius Mancinus (Vell., II, 1, 4 ; Plut., Ti. Gracch., 5, 3-6, 1 ; Flor., I, 34, 6 ; App., Ib., 80, 347 ; Per., 55, 8-9 ; Oros., V, 4, 20).

97 Flor., I, 34, 4-6.

98 App., Ib., 80, 346-347.

99 Pimouguet-Pédarros 2021, 8.

100 Vell., II, 90, 3 ; App., Ib., 63, 268 ; 77, 328 ; 80, 346 ; Per., 52, 8 ; Oros., V, 4, 6.

101 Cicéron, Plaidoyer pour L. Murena, 28, 58 ; Vell., II, 4, 5.

102 Cadiou 2009.

103 Oros., V, 4, 3 : […] multis proeliis fractum.

104 App., Ib., 64, 271 : […] φόνου πολλοῦ […].

105 Oros., V, 4, 20 : […] infeliciter proelia cuncta gessit atque in id suprema desperatione perductus est […] ; App., Ib., 80, 346 : δείσας. Ces passages sont à rapprocher de Plut., Ti. Gracch., 5, 3.

106 Toutes les mentions se trouvent chez Appien : Q. Fulvius Nobilior, en 153 (Ib., 47, 197), le questeur anonyme de C. Vetilius, en 147 (63, 268), C. Plautius, dès l’été 146-145 (64, 271), Quinctius, dès le milieu de l’automne 143 (66, 281), Q. Calpurnius Piso, en 135, après une très brève campagne (83, 362).

107 Oros. 4.17 ; Per., 52, 8 (entraînant l’envoi d’un consul).

108 Hulot 2019c.

109 Oros., V, 5, 15. Voir également Liv., XXXVII, 46, 7-8.

110 Oros., V, 4, 5-6.

111 Sur les valeurs sociales et politiques de la mémoire romaine des défaites, voir Engerbeaud 2017 et les contributions réunies dans Engerbeaud (dir.) 2019.

112 Une présentation détaillée des enjeux propres à la représentation des guerres hispaniques de chacune de ces œuvres dépasserait amplement le cadre de cet article. Les réflexions exposées ici sont détaillées dans ma thèse à paraître.

113 Cadiou 2009, 25-26. Sur Scipion Émilien, voir Vell., II, 4, 2 ; Val. Max, II, 7, 1.

114 Engerbeaud 2017, 229-241.

115 Ibid. Voir aussi Mészáros 2019 ; Davoine 2019. Le discours de Scipion aux troupes de son père et de son oncle en 209, tel que le reconstruit Tite-Live, résume bien son point de vue sur la capacité des Romains à surmonter les défaites (Liv., XXVI, 41).

116 Vell., II, 1, 3-2, 2 ; II, 4, 2-3 ; 90, 1-4 ; Flor., I, 22, 36-40 ; 33, 1-34, 17. Appien consacre un livre entier, le sixième de son Histoire romaine, aux guerres hispaniques.

117 Vell., II, 1, 4 : […] sed uel ferocia ingenii uel inscitia nostrorum ducum uel fortunae indulgentia […].

118 Flor., I, 34, 1-2 ; 16.

119 App., Ib., 58, 245 : ἀπειροπολέμως. La critique est exagérée (Liv., XLV, 35-39 ; Plutarque, Vie de Paul Émile, 30) comme l’a souligné Paul Goukowsky (Goukowsky [1997] 2003, 129 n. 347).

120 App., Ib., 66, 282 : […] διὰ δειλίαν καὶ ἀπειρίαν […]. « […] par lâcheté et manque d’expérience […] ».

121 App., Ib., 63, 266 : […] γέροντα ὑπέρπαχυν […].

122 App., Ib., 47, 197 ; 64, 271 (cf. DS., XXXIII, frg. 2 Goukowsky) ; 66, 281 ; 79, 338 ; 83, 362.

123 Gómez Espelosín 1993, 414-422 ; Goukowsky [1997] 2003 : XXII-XXX. Sont surtout dénoncés L. Licinius Lucullus, le consul de 151 (App., Ib., 51, 215-55, 233), Ser. Sulpicius Galba, préteur d’Hispanie ultérieure en 151 (App., Ib., 59, 249-60, 255), Q. Servilius Caepio en 139 (Vell., II, 1, 3 ; Flor., I, 33, 17 ; App., Ib., 74, 311-314), et M. Aemilius Lepidus Porcina (App., Ib., 80, 349-83, 358).

124 App., Ib., 80, 349.

125 App., Ib., 61, 259.

126 Flor., I, 34, 3-4.

127 Flor., I, 34, 11 : Tanti esse exercitum quanti imperatorem uere proditum est.

128 Flor., I, 34, 9-10 ; App., Ib., 85, 367-371.

129 Den Boer 1968, 280.

130 Ibid., 268-282.

131 Ibid., 270-271.

132 L’origine hispanique d’Orose ne semble pas avoir eu d’influence particulière sur cette présentation dans la mesure où il noircit tout autant le récit des guerres romaines en général que celui des guerres hispaniques en particulier.

133 Les rares victoires sont ainsi souvent présentées comme acquises péniblement et de justesse dans des passages qui soulignent aussi la supériorité des Hispani sur les Romains : Oros., V, 5, 12 ; 7, 5-7 ; 7, 15.

134 C’est le cas pour la campagne de Sex. Digitius en 194 (Oros., IV, 20, 16 ; cf. Liv., XXXV, 1, 1-2).

135 La campagne de M. Fulvius Nobilior en 192 (Oros., IV, 20, 19) et celle de L. Aemilius Paullus en 190 (IV, 20, 23).

136 Oros., I, praef., 10. Voir l’introduction de l’édition d’Arnaud-Lindet 1990, XXI-XXV ; Mastrorosa 2012.

137 Voir l’introduction de l’édition d’Arnaud-Lindet 1990, XXXII. Sur le praeceptum d’Augustin ainsi que sur la nature et les idées de l’œuvre d’Orose, on verra ibid., XX-LXVI ; Cuesta Fernández 2014.

138 Oros., V, 1, 3-4.

139 El Kenz 2009.

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Pour citer cet article

Référence papier

Simon Cahanier, « L’armée meurtrie : défaite des armées romaines et violences extrêmes pendant les guerres d’Hispanie (219-133 av. J.-C.) »Kentron, 37 | 2022, 111-148.

Référence électronique

Simon Cahanier, « L’armée meurtrie : défaite des armées romaines et violences extrêmes pendant les guerres d’Hispanie (219-133 av. J.-C.) »Kentron [En ligne], 37 | 2022, mis en ligne le 20 janvier 2023, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/6182 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.6182

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Auteur

Simon Cahanier

HiSoMA – UMR 5189
GER (« Guerres Espaces Représentations »)

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Droits d’auteur

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