Avant-Propos
Texte intégral
1A priori, on ne s’attend pas à trouver un ensemble de réflexions sur l’Hortus sanitatis dans une revue pluridisciplinaire consacrée à l’Antiquité. Œuvre majeure de la fin du XVe siècle, bien connue à la fois des bibliophiles et des historiens des sciences ou du livre, notamment pour le caractère exceptionnel de son illustration, l’Hortus sanitatis se propose à la fois de donner une représentation du monde naturel dans sa globalité et de renseigner le lecteur sur l’utilité des remèdes que la providence divine y a dispensés. Traitant successivement des végétaux, des animaux terrestres, des oiseaux, des animaux aquatiques, des pierres et des urines, il totalise mille soixante-six notices, composées de citations d’auteurs anciens et médiévaux et toutes accompagnées d’une vignette imagée. À la fois guide de santé et encyclopédie, il constitue le dernier maillon de la science médiévale avant les grands traités de sciences naturelles du XVIe siècle. En effet, pour le contenu, il emprunte largement à trois grandes encyclopédies antérieures : les Pandectes de Mattheus Silvaticus (XIVe s.), le Speculum naturale de Vincent de Beauvais (XIIIe s.) et le De animalibus d’Albert le Grand (XIIIe s.). Pour la forme, il est très largement redevable au Gart der Gesundheit de Jean de Cuba, un herbier publié quelques années auparavant, auquel il doit son titre, « Jardin de santé », et l’iconographie du traité des plantes.
2Toutefois, on le sait, l’encyclopédisme médiéval se caractérise par un savoir érudit qui n’a presque rien laissé échapper de ce qui avait été dit dans la littérature antérieure sur le monde naturel. Dès lors, l’Hortus sanitatis fournit un condensé de connaissances fidèlement retransmises au fil d’une longue tradition qui remonte à l’Antiquité. Compilant les catalogues de Mattheus Silvaticus, de Vincent de Beauvais et d’Albert le Grand, il est tributaire de leur démarche intellectuelle et des sources qu’ils ont eux-mêmes consultées. Comme dans ses modèles, le savoir y est d’abord le résultat d’une enquête littéraire menée auprès des autorités reconnues : relevé des occurrences d’un nom de plante, d’animal ou de pierre et citation de passages susceptibles de lui donner un contenu. Derrière l’homogénéité formelle de l’ouvrage, on découvrira donc une collection hétéroclite de connaissances, qui agrège des renseignements d’origine, de nature et de contenu très différents.
3Parmi les sources que revendique l’Hortus sanitatis, on repère des textes de genres et de styles littéraires très divers : encyclopédies (l’Historia naturalis de Pline, les Mirabilia de Solin, les Etymologiae d’Isidore de Séville, le De naturis rerum d’Alexandre Neckam, le Liber de natura rerum de Thomas de Cantimpré…), traités médicaux et pharmacopées (le De materia medica de Dioscoride, le Canon d’Avicenne, la Regalis dispositio d’Haly Abbas, le Circa instans de Platearius, le De urinis de Zacharias de Feltre ou de Bartolomeo de Montagnana…), traités médico-magiques (les livres mis sous les noms de Iorach ou d’Esculape), traités zoologiques (l’Historia animalium d’Aristote ou le De animalibus d’Albert le Grand), homélies pastorales (l’Hexaméron de Basile de Césarée ou celui d’Ambroise de Milan), bestiaires moralisés ou contes mythologiques (le Physiologus, les Mythologiae de Fulgence…). Le catalogue alphabétique, qui n’induit ni classification ni regroupement des réalités naturelles selon l’habitat, le comportement, la physiologie, ou l’espèce, est bien adapté à ce type de savoirs collectés sans aucun a priori.
4Situé en fin de parcours, l’Hortus sanitatis nivelle des textes qui s’étagent chronologiquement entre le IVe siècle avant notre ère et le XIVe siècle et met sur le même plan des auteurs qui ont exercé ou écrit dans des contextes culturels très éloignés : Antiquités grecque et latine classiques, Antiquité tardive, Orient médiéval arabe, Europe médiévale latine. La structuration du discours sous la forme neutre d’un montage de citations, si elle garantit l’objectivité de l’information, empêche, en revanche, toute mise en perspective de données qui sont passées par des voies de transmission souvent complexes : héritage de la science grecque recueilli à travers le filtre de ses lectures romaines ; sources latines recopiées sans solution de continuité depuis l’Antiquité ou réinterprétées à la lumière de l’exégèse chrétienne ; tradition grecque ou gréco-orientale passée au monde arabe et redécouverte par le biais de traductions arabo-latines… C’est ainsi qu’on peut lire dans l’Hortus sanitatis plusieurs fois la même information, transmise à travers le prisme des différentes voies qu’elle a pu emprunter depuis l’Antiquité… L’Hortus sanitatis est de ce fait le réceptacle du meilleur et du pire en matière de connaissances. Le respect de la tradition permet la mémoire d’observations pertinentes, mais empêche aussi l’élimination de données aberrantes, soit que les observations initiales aient été fautives, soit, beaucoup plus souvent, qu’elles aient été déformées par les aléas de la transmission.
5Il est cependant un domaine où l’Hortus sanitatis apporte une véritable nouveauté, c’est celui de l’illustration. En dépit de leurs insuffisances, dues en grande partie à l’obscurité du discours savant qu’elles accompagnent, les mille soixante-six vignettes illustrées de l’Hortus sanitatis ont contribué à ouvrir la voie à un mode de représentation du visuel de plus en plus précis et détaillé. Elles invitaient à s’interroger sur l’identification exacte des réalités naturelles nommées et décrites par les auteurs anciens et pouvaient souligner les insuffisances d’un savoir livresque parfois peu en prise avec la réalité. Ainsi, par son programme iconographique, exceptionnel en son temps, l’Hortus sanitatis incitait à reprendre la lecture des auteurs anciens sur des bases nouvelles.
6La rédaction de Kentron a donc voulu dédier ce nouveau numéro de la revue à ce cheminement incertain des savoirs depuis Aristote jusqu’à l’aube de la Renaissance. Ce volume, prolongation de journées d’études organisées par Brigitte Gauvin et Catherine Jacquemard qui se sont tenues à Caen en novembre 2011, s’inscrit dans le cadre de la réflexion que nous avons déjà conduite en 2012 sur les modalités et les enjeux de l’emprunt des mondes antiques aux mondes médiévaux. Il nous offre cette fois l’occasion de nous attarder sur une œuvre particulièrement représentative de la littérature de compilation intégrant les textes de l’Antiquité grecque et romaine. Nous nous sommes ainsi d’abord attachés à analyser la transmission et l’organisation des savoirs dans les champs traités par l’Hortus sanitatis, médecine et sciences naturelles. Dans un deuxième temps, l’intérêt se porte sur le contenu même de l’Hortus sanitatis, tant dans le domaine textuel que dans l’iconographie. Pour terminer, nous élargissons la perspective avec une réflexion sur les enjeux actuels des pratiques de conservation et de mise à disposition des livres anciens.
Pour citer cet article
Référence papier
Pierre Sineux, « Avant-Propos », Kentron, 29 | 2013, 13-15.
Référence électronique
Pierre Sineux, « Avant-Propos », Kentron [En ligne], 29 | 2013, mis en ligne le 22 mars 2017, consulté le 14 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/598 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.598
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