Texte intégral
1Dans son Contre Pison, en 55 av. J.-C., un siècle avant Sénèque, Cicéron, faisant grief de la rusticité de l’épicurien qu’il critique, notait ceci :
- 1 Cicéron, Pis. 67 (trad. Grimal 1966, 133-134).
Chez notre homme, rien d’élégant, rien de recherché, rien de raffiné (nihil lautum, nihil elegans, nihil exquisitum) […]. Pas de service de table travaillé, mais des coupes aussi grandes que possible […] ; sur la table, on sert, non des coquillages et des poissons, mais des monceaux de viande un peu rance (multa carne subrancida). Des esclaves en vêtements sombres font le service, quelques-uns même sont des vieillards. Le cuisinier est aussi maître d’hôtel ; chez lui, pas de boulanger, pas de caves ; le pain et le vin viennent de la boutique et du tonneau1.
- 2 Sénèque, epist. 1, 4 (trad. Noblot 1959, 4).
Autant de fautes de goût qui montrent que l’adversaire de l’Arpinate n’a pas le sens du decorum qui convient à sa persona, au statut social d’un consul. Il y a eu assurément à Rome un art de la table et une gastronomie élaborée, que les critiques de Sénèque qui vont suivre ne doivent pas nous faire oublier, et le philosophe sait de quoi il parle puisque, proche de l’empereur, richissime, il reconnaît dans la Lettre 1 à Lucilius « vivre dans le luxe », être luxuriosum, ce que le traducteur, Henri Noblot, rend par « mon cas est celui d’une personne qui mène grand train »2. Sa critique du luxe dans la gastronomie n’est pas celle d’un homme du ressentiment qui condamnerait ce à quoi il ne peut avoir accès. C’est pour des raisons philosophiques que le stoïcien, prolongeant parfois la diatribe cynique, refuse la sophistication de la cuisine.
- 3 Trad. Noblot 1962, 184. Bergson a une conception très proche de celle de Sénèque sur le (...)
- 4 Sur ce philosophe, sur lequel nous savons peu de chose, voir Hadot 2007, qui pense qu’i (...)
- 5 Porphyre, De l’abstinence III, 20, 1 (trad. Bouffartigue & Patillon 1979, 175 modifiée)
2La question de l’alimentation, qui pour la philosophie ancienne est souvent une question de première importance puisqu’y est en jeu le statut de l’animal et son rapport à l’homme, a préoccupé Sénèque dès ses années de formation philosophique, comme il l’explique dans l’importante digression sur ce sujet dans la Lettre 108, 18-23. Sotion, son maître, s’appuyait sur l’autorité de Pythagore et de Sextius pour proscrire la nourriture carnée. « Touché au vif, je m’abstins de nourriture animale. Un an de ce régime me le rendit facile, agréable même. Je m’en trouvais l’âme plus agile et je n’oserais jurer aujourd’hui que c’était une illusion »3. Le père du philosophe le pousse à renoncer à cette abstinence, qui eût pu laisser penser à une adhésion à des cultes étrangers (notamment celui des juifs) interdits par Tibère : « À la prière de mon père, […] je revins donc à mon premier régime ; et il n’eut pas grand-peine à me persuader de faire un peu meilleure chère (ut inciperem melius cenare) » (ibid.). Si Pythagore prône le végétarisme en s’appuyant sur la croyance à la métempsychose, Sextius4 le fait pour des raisons différentes, comme sans doute bien des végétariens de nos jours, qui jugent inutile de faire souffrir des animaux et plus sain d’éviter les plats de viande : « Sextius croyait que l’homme possède une alimentation suffisante sans verser le sang, que la cruauté lui devient une habitude quand il s’est fait un plaisir du déchirement des chairs. Il ajoutait qu’il faut resserrer le champ de la sensualité (luxuria) et déclarait dans sa conclusion que notre variété de mets est contraire à la santé et peu faite pour le corps humain » (epist. 108, 18 [trad. Noblot 1962, 182 sq.]). Ce n’est assurément pas au nom de la réincarnation qu’un stoïcien refuserait de manger du mouton ou du porc, mais par souci de simplicité. Chrysippe, si l’on en croit Porphyre, aurait en revanche fait de la nourriture carnée l’une des pratiques conformes à la nature, conforme à cet ordre des choses où les hommes, selon la volonté des dieux, sont supérieurs aux animaux : « […] cette opinion de Chrysippe mérite créance, qui veut que les dieux aient fait les hommes pour eux et les uns pour les autres, et les animaux pour nous, le cheval pour nous aider à la guerre, le chien pour nous aider à la chasse, le léopard, l’ours et le lion pour exercer notre courage. Quant au porc – et c’est là le plus agréable de ces bienfaits –, il n’est né que pour être immolé, le dieu ayant mêlé l’âme à sa chair comme du sel, en vue de nous apprêter un mets convenable (εὐοψίαν ἡμῖν μηχανώμενος) »5. La logique des mélanges dont nous parlerons plus loin, le bon art de la mixis, est ce par quoi la providence réalise l’ordre du monde, « l’âme est donnée au porc », note le traducteur, « pour que sa chair ne pourrisse pas ». L’épisode végétarien passé, Sénèque prône la nourriture saine pour des raisons qui s’intéressent à l’homme, non à l’animal.
3La première raison est la critique que le Portique adresse de façon récurrente à ceux qui pensent que le plaisir est un bien, notamment les aristotéliciens et les épicuriens. Pour le stoïcien, le couple d’affects du plaisir et de la douleur est une expérience que nous partageons avec les animaux ; or, il n’y a pas de communauté hommes-animal dans le stoïcisme. L’homme doit éprouver la joie rationnelle, non le plaisir sensuel. Dans la Lettre 123, 16, Sénèque rappelle à son ami l’un de ces préceptes qu’il devrait savoir par cœur : « Le plaisir est une chose basse, futile et qui doit être prisée moins que rien, qui nous est commune avec les bêtes brutes (Voluptas humilis res et pusilla est et in nullo habenda pretio, communis cum mutis animalibus) ». Philon d’Alexandrie, penseur éclectique ou, si l’on préfère, d’un platonisme stoïcisant, dans son traité De agricultura, condamne la foule des hommes simplement régie par le « Roi-Plaisir » :
- 6 Philon d’Alexandrie, agr. 23 ; 25 (trad. Pouilloux 1961, 31 ; 33). Quelques paragraphes (...)
L’immense foule des hommes parcourt les diverses régions de la terre, va jusqu’à ses extrémités, traverse les étendues marines et les gouffres de la mer, ne laisse aucun point de l’univers qu’elle ne sonde en tout sens et sans cesse pour se procurer les moyens d’accroître son plaisir. […] Ils [les hommes] creusent la terre de leurs mines, franchissent les mers, accomplissent toutes leurs œuvres de paix et de guerre pour donner à foison des matériaux au Plaisir-Roi (βασιλίδι ἡδονῇ), peut-on dire, tous ceux qui n’ont pas été initiés à la culture de l’âme – cette culture qui sème et plante les vertus pour en cueillir le fruit : la vie de bonheur qui en résulte ; au contraire leur effort et leur quête s’attachent aux objets que recherche la chair, à cette poussière composée, à cette statue façonnée, demeure toute proche de l’âme, que de la naissance à la mort celle-ci ne peut déposer, pesant fardeau qu’elle porte comme un cadavre (νεκροφοροῦσα), eux tous qui s’emploient de tout leur cœur à s’en faire les familiers6.
Le Roi-plaisir, ou ce qu’on appellera plus tard le principe de plaisir, ne doit pas gouverner nos vies. Sénèque écrit ceci au livre III des Questions naturelles :
- 7 Sénèque, nat. 3, 18,1-7 (trad. Oltramare 1929, 134-136).
Souffre que […] je m’en prenne aux plaisirs sensuels (luxuria). […] L’estomac blasé de nos gourmets ne peut goûter qu’un poisson qu’ils ont vu nager et palpiter pendant le repas même. Tellement s’est développé le savoir-faire de leur insolente sensualité ! Tellement leur extravagance, dédaigneuse de tout ce qui est habituel, imagine tous les jours quelque chose de plus délicat et de plus raffiné ! On nous disait autrefois : « Rien de meilleur qu’un surmulet attrapé sur les rochers ». Aujourd’hui, c’est une autre chanson ! « Rien n’est plus beau qu’un surmulet expirant. Passe-moi le bocal, que je le voie frétiller et se débattre ». Après qu’on l’a grandement et longuement admiré, on le tire de son vivier de verre. Alors, le plus compétent des convives en fait les honneurs : « Regarde ! le rouge enflammé dont il brille est plus vif que le carmin. Vois ces veines qui circulent le long de ses flancs. […] ». […] Quand il s’agit de bonne chère, ces individus n’ont pas assez de leurs dents, de leur bouche et de leur ventre ; ils ont aussi la gourmandise des yeux (oculis quoque gulosi sunt)7.
Le disciple de Sénèque, spécialiste des intermittences de la volonté, Sérénus (cas d’école pour l’étude de l’acrasie), fait état de la séduction qu’exercent sur lui les charmes d’une belle demeure :
- 8 Sénèque, dial. 9, 1, 5-9 (trad. Waltz 1927, 72-73 modifiée).
J’ai un profond amour de la simplicité, je l’avoue : ce que j’aime, ce n’est point un lit fastueusement dressé […] ; ce que j’aime, ce n’est pas une nourriture que cent esclaves préparent et regardent manger, qu’on commande je ne sais combien de jours d’avance et que servent je ne sais combien de bras, ce sont des mets faciles à trouver et à apprêter, qui n’aient rien de recherché ni de rare, dont on soit sûr de ne manquer nulle part, qui ne pèse ni à la bourse ni à l’estomac […]. Et quand je suis bien conquis à cette façon de vivre, voici que je me laisse fasciner par la pompe de quelque « école de gastronomie » (paedagogium), par le spectacle d’esclaves plus soigneusement costumés que pour un défilé public et chamarrés d’or, d’un bataillon de domestiques resplendissants, d’une maison où tout jusqu’au sol qu’on foule est précieux, où la richesse est si bien prodiguée dans les moindres coins que les plafonds même étincellent […]. Et que dire de ces eaux limpides et transparentes qui courent autour des salles de festin, et des festins eux-mêmes, dignes de leur décor ? […] Je sens mes regards vaciller8.
- 9 Ce principe est présenté par Plutarque dans son traité De l’exil : « […] il n’y a pas de lieu qui e (...)
- 10 Voir Hadot 1987, 126, notamment, « la méthode de définition “physique” cherche à élimin (...)
La salle à manger est l’occasion d’une mise en scène du repas dont les tables sont dressées, comme ici, sur une sorte d’île ou encore dans une volière, tel l’ornithon dont Varron se fait fier au livre 3, 2, 15 de ses Res rusticae. À cette spécialisation raffinée, le stoïcien oppose le principe selon lequel c’est l’usage qui fait le lieu et non l’inverse9, de telle sorte qu’un repas simple peut être pris quasiment partout. Pour briser la fascination qu’exerce sur nous l’apparat, pour minimiser la jouissance éprouvée lors des expériences de sensualité, le stoïcien pratique ce que Pierre Hadot a nommé la « méthode de décomposition »10. Marc Aurèle y a recours bien souvent :
- 11 Marc Aurèle, III, 11 (trad. Trannoy 1925, 24 modifiée).
[Il faut] définir et décrire toujours l’objet dont l’image se présente à l’esprit, de sorte qu’on le voie distinctement, tel qu’il est, à nu, en entier sous toutes ses faces ; et se dire en soi-même son nom et les noms des éléments dont il fut composé et en lesquels il se résoudra11.
- 12 Marc Aurèle, VI, 13 (trad. Trannoy 1925, 55 modifiée).
[Il faut concevoir] ce que sont les viandes cuites et autres aliments de cette sorte […] : Ceci est un cadavre de poisson, cela un cadavre d’oiseau ou de porc ; ou encore : Le Falerne n’est que le jus d’un grappillon ; la robe prétexte, du poil de brebis teint du sang d’un coquillage ; ce qui se passe dans l’accouplement, le frottement d’un boyau et l’éjaculation, avec un spasme, d’un peu de morve12.
4Sénèque pratique aussi cette évocation de la transformation des aliments pour nous désillusionner en nous rappelant que tout cela n’est que matière :
J’attendrai pour t’admirer que tu sois parvenu à mépriser le pain bis, à croire vraiment qu’en cas de nécessité, l’herbe ne croît pas seulement pour les bêtes, mais pour l’homme, à savoir que des pousses d’arbres (cacumina arborum) garnissent fort bien ce ventre où nous entassons ainsi les mets coûteux comme s’il recevait pour garder toujours ! Remplissons-le sans faire les difficiles. Qu’importe ce qu’on lui donne, puisqu’il est destiné à perdre tout ce qu’on lui donnera ? Tu aimes à voir en stricte ordonnance gibier de terre, gibier de mer, celui-ci que l’on goûte d’autant plus s’il arrive de là-bas, tout frais, sur la table ; celui-là si longtemps alimenté et par force à l’engrais, il est fondant de graisse et crève d’embonpoint ; tu aimes le luisant qu’un art raffiné lui donne. Et pourtant, grands dieux ! ces pièces de choix dénichées avec beaucoup de peine et soumises à mille assaisonnements, une fois entrées dans le ventre seront ramenées à un amalgame immonde (foeditas) (epist. 110, 12-13 [traduction Noblot 1964, 13 modifiée]).
- 13 Barthes 1957, 128-129.
- 14 Dans la Lettre 119, 13, Sénèque moque celui qui ne voudrait rien manger d’autre que du (...)
5Il y a une vanité dans les réalisations de l’art gastronomique, aussitôt prêtes, aussitôt consommées, aussitôt disparues. Roland Barthes, dans l’une de ses Mythologies, décrivait fort bien cet art qui prend du temps – dans une sorte de « baroque délirant » – pour dissimuler la nature première des aliments : « […] le nappé prépare et supporte l’un des développements majeurs de la cuisine distinguée : l’ornementation. Les glacis d’Elle servent de fonds à des enjolivures effrénées : champignons ciselés, ponctuation de cerises, motifs au citron ouvragé, épluchures de truffes, pastilles d’argent, arabesques de fruits confits, la nappe sous-jacente […] veut être la page où se lit toute une cuisine en rocaille […] »13. C’est tout le temps passé à provoquer « la gourmandise des yeux » que Sénèque condamne. Dans le même ordre d’idées, il condamne aussi le raffinement des techniques que doivent maîtriser les serviteurs préposés aux festins : « Cet autre [esclave] encore découpe des oiseaux rares14 : sa main experte, passant par une suite de mouvements précis du bréchet au croupion, secoue au bout du couteau les aiguillettes. C’est un malheureux dont la vie a pour tout emploi de débiter convenablement de la volaille. Mais l’homme qui dresse à un tel métier dans l’intérêt de son plaisir (uoluptatis causa) n’est-il pas vraiment plus à plaindre que celui qui subit ce dressage par nécessité ? » (epist. 47, 6 [trad. Noblot 1958, 17]). Esclave du plaisir, le riche voluptueux ne connaît plus la joie simple d’un repas où la faim est le seul condiment.
- 15 Voir Diogène Laërce, VII, 87, et Striker 1991.
6La seconde critique que Sénèque émet à l’encontre du luxe de la cuisine romaine est d’être contre-nature et donc de renverser le cadre de l’action naturelle, ce qui est pour un stoïcien la racine de tous les maux, l’origine du malheur de l’humanité. Inutile de rappeler tous les textes où l’on nous explique qu’il faut vivre « conformément à la nature », kata phusin, en respectant l’ordre du monde, les distinctions des espèces et des genres, en acceptant ce que la Providence nous a destiné15.
7Le renversement de l’ordre naturel se voit d’abord dans des festins qui préfèrent la nuit au jour et transforment les hommes en animaux nocturnes, ce qu’ils ne sont pas normalement. Les banqueteurs qui passent toute la nuit à boire s’effondrent au petit matin – seul Socrate à la fin du Banquet a la force de passer, « comme n’importe quelle autre fois, le reste de la journée » (223d). Or, vivre la nuit, loin du soleil et des activités de plein air, rend le corps quasiment monstrueux.
- 16 Noblot 1964, 83, note 2, renvoie à Juvénal, 5, 114 sq. (sur « les beaux foies d’oie ») et au (...)
- 17 Sur ce choix de la vie nocturne et cet amour de l’ombre, voir Rimell 2015, 130-133 nota (...)
Les oiseaux qu’on se procure pour les banquets, afin que l’immobilité les aide à engraisser, sont tenus en lieu sombre et clos : privés ainsi de tout exercice (sine ulla exercitatione), affalés, la bouffissure envahit leurs corps paresseux ; et dans l’inertie leur obésité croît sous l’effet de l’ombre16. Voici d’autre part ces gens qui se sont voués aux ténèbres : leur hideur est perçue de qui les regarde. Vraiment ils ont un teint plus inquiétant que ne l’est la pâleur des malades […], chairs mortes sur des corps en vie. C’est là cependant, dirai-je, le moindre de leurs maux. Combien sont plus épaisses les ténèbres en leur âme […]. Tu me demandes d’où naît cette dépravation de l’âme, qui est horreur du jour et report de toute l’existence dans le cadre de la nuit ? C’est que tout vice est révolte contre la nature (Omnia uitia contra naturam pugnant), séparation d’avec l’ordre légitime. […] Ayant pris pour règle de ne vouloir que ce qui va au rebours de la nature […], ils finissent par un complet divorce avec elle. « Il fait jour : c’est le temps du sommeil […] »17 (epist. 122, 4-9 [trad. Noblot 1964, 83-85 modifiée]).
Dans le traité Des bienfaits 4, 13, 1-2, Sénèque utilise cette argumentation contre des épicuriens débauchés :
- 18 Trad. Préchac 1926, 111.
Vous, vous trouvez votre plaisir à consacrer à une paresseuse oisiveté (inertis otii) votre douillette personne et à rechercher l’ataraxie (securitas) à un degré voisin de l’assoupissement, et à vivre bien cachés sous d’épais ombrages et, par les pensées les plus amollissantes, que vous appelez la tranquillité morale, à charmer l’engourdissement d’une âme alanguie, et, par les mets et les boissons que vous prenez dans le mystère de vos jardins, à engraisser des corps pâlis par l’inaction ; nous trouvons, nous, notre plaisir à faire le bien, même s’il nous coûte de la peine (uoluptas… uel laboriosa)18.
8À l’inversion des moments de la journée correspond l’inversion des saisons de l’année, comme l’illustre la recherche de la neige en plein été. La diatribe interrompt un instant le discours scientifique des Questions naturelles 4B, 13, 3-9 :
- 19 Trad. Oltramare 1929, 204-207.
Oui, en vérité, cherchons comment la neige se forme, et non comment on la conserve. Non contents de transvaser les vins, de classer suivant leur saveur et leur âge les vieux crus de nos celliers, nous avons trouvé le moyen de comprimer la neige pour qu’elle pût triompher de l’été et que la fraîcheur de la glacière la défendît contre la haute température de la saison. À quoi tout ce savoir-faire nous a-t-il menés ? À faire une marchandise de l’eau qu’on a pour rien. […] La sensualité s’est ingéniée contre elle-même pour en faire un objet qui se paie. […] Ils ne se contentent même pas de neige. Pensant que la solidité donne plus de roideur au froid, ils se mettent en quête de glace qu’ils font fondre avec des ablutions répétées. Et cette glace, on ne la prend pas à la surface, mais on l’extrait du fond de la glacière pour que son énergie soit plus grande et sa fraîcheur plus persistante. Aussi n’y a-t-il pas pour la glace de prix unique. L’eau a ses détaillants et, ô honte ! un cours qui change. Les Lacédémoniens expulsèrent de leur ville les parfumeurs, qu’ils accusaient de gaspiller l’huile […]. Qu’auraient-ils fait [sc. les Lacédémoniens], s’ils avaient vu ces officines où l’on garde la neige en réserve et tant de bêtes de somme servant au transport de ce qui n’est que de l’eau, et de l’eau dont la couleur et la saveur sont gâtées par la paille dans laquelle on la conserve19 ?
- 20 Brunschwig 1995 (notamment p. 93 pour ce qui concerne Sénèque). On peut objecter à la f (...)
- 21 Sur le statut de l’enfance dans le stoïcisme, voir Laurand 2017.
- 22 Cicéron, fin. 3, 16 (trad. Martha-Lévy 1989, 15). Sur cette « appropriation », voir Dio (...)
- 23 Voir par exemple la vie de Louise du Néant écrite par Jean Maillard [1732] : « Que peu (...)
- 24 La distinction de la joie et du plaisir est au centre de la conception stoïcienne des « (...)
Les raffinements évoqués sont non seulement artificiels et contre-nature et, en ce sens, immoraux, mais ils sont également, selon Sénèque, mauvais pour la santé. Il écrit ceci dans la Lettre 14, 1 : « Je reconnais que la nature nous porte à aimer notre corps (corporis nostri caritas) ; je reconnais que nous en avons reçu la tutelle. J’admets qu’on lui doit des ménagements (indulgendum illi) ; ce que je n’admets pas, c’est qu’on s’en fasse l’esclave » (trad. Noblot 1956, 52). Cet amour inné de l’homme pour son propre corps qui lui fait rechercher ce qui est agréable et fuir ce qui est douloureux est au cœur de ce que Jacques Brunschwig a appelé, dans un article célèbre, « l’argument des berceaux »20. Dès la petite enfance21, l’homme connaît le bien et le mal sous la forme de cette première dichotomie, le plaisir et la douleur, qui correspond à une appropriation du corps à notre âme. Caton, porte-parole des stoïciens dans le De finibus de Cicéron, explique les choses ainsi : « Ceux […] dont je suis la doctrine prétendent que dès qu’un être animé est né (car c’est par là qu’il faut commencer), il a spontanément de l’attachement pour lui-même, qu’il est recommandé à lui-même, pour se conserver (commendari ad se conseruandum) et aimer sa constitution ; qu’au contraire il répugne à l’anéantissement et à tout ce qui pourrait amener l’anéantissement »22. Cette doctrine qui est celle que les stoïciens grecs pensent sous le terme d’oikeiôsis implique à la fois une association intime de l’âme et du corps, si intime que sa rupture signifie la mort de l’âme, et une certaine différence de statut entre le « soi » et ce qui lui est attaché. Comme dit Sénèque, nous avons « la tutelle » de notre corps. Être le tuteur de son propre corps indique que seule l’âme est adulte et responsable, le corps étant ce par quoi l’homme resterait toute sa vie en rapport avec le mode d’existence infantile. Sénèque invite à « n’accorder à votre corps que juste ce qu’il faut pour se bien porter. Appliquez-lui un traitement un peu rude ; autrement il obéira mal aux suggestions de l’âme (ne animo male pareat). Ne mangez que pour calmer la faim ; ne buvez que pour étancher la soif » (epist. 8, 5 [trad. Noblot 1956, 23-24]). Ce traitement un peu rude n’est pas toutefois contre-nature, ce n’est pas une violence que l’homme ferait à son corps, comme cela peut être le cas dans certaines pratiques de l’ascétisme chrétien23. La sobriété permet la joie pour l’homme qui maîtrise le plaisir24 et la sobriété du régime est promesse d’une bonne santé. Nous lisons ceci dans la Lettre 95, 18-19 :
Ils étaient exempts de ces fléaux les hommes d’autrefois que les délices n’avaient pas énervés et qui n’avaient qu’eux-mêmes pour maîtres et serviteurs. Ils s’endurcissaient le corps à la peine, au vrai travail, se dépensant à la course, à la chasse, au labour. Les repas qui les attendaient étaient de ceux que l’appétit seul fait trouver bons. C’est pourquoi ils n’avaient pas besoin d’un si grand appareil de médecins […]. Toute indisposition était simple comme sa cause : la multiplicité des plats a multiplié les maladies. Vois l’amas, le mélange de substances que fait passer par le même gosier le luxe, dévastateur des continents et des mers (luxuria, terrarum marisque uastatrix). Nécessairement, des aliments aussi hétérogènes ne se combinent pas et, une fois avalés, ils s’assimileront mal (male digerantur) en contrecarrant leurs effets. […] (trad. Noblot 1962, 93 modifiée)
Et, sur sa lancée, Sénèque critique les femmes qui « à la gymnastique et à l’orgie défient les hommes », ce qui aurait pour conséquence qu’elles deviendraient chauves, comme les hommes, contredisant les descriptions d’Hippocrate : « comme eux [sc. les hommes], bourrant leur ventre qui demande grâce, elles le délivrent par le haut ; quant au vin absorbé, elles le rendent mesure pour mesure. Comme eux, elles grignotent de la neige, “calmant” d’un estomac en feu » (§ 21 [trad. Noblot 1962, 94). La question pour un stoïcien est bien celle du mélange, de la mixis, sur quoi des traités entiers sont écrits. La nourriture à la mode, celle qui est décrite dans le Satiricon, ne peut être assimilée par une véritable krasis, il y a tout au plus une juxtaposition des éléments ou un mélange inassimilable :
- 25 C’est une sorte de nuoc-mâm fait avec des poissons venus d’Espagne.
Quoi ! ces champignons, venin délicieux, tu penses qu’ils n’opèrent point en toi quelque sourd travail […] ? Quoi ! cette neige consommée en été, tu crois qu’elle ne provoque pas un durcissement du foie ? Ces huîtres, chair toute mollasse et engraissée de fange, ne nous transmettraient rien, selon toi, de la pesanteur limoneuse ? Quoi ! le garum « des Provinces » (sociorum garum), précieuse pourriture de méchants poissons25, ne brûle pas, à ton avis, l’estomac de sa dissolution en saumure ? Ces mets purulents et qui passent presque instantanément du feu des fourneaux à la bouche ne laissent, à ton sentiment, aucune lésion quand ils s’éteignent au beau milieu de nos entrailles ? […] Sache-le : dans l’estomac ces substances absorbées ne se digèrent pas, elles s’élaborent en pourriture (putrescere sumpta, non concoqui). Je me rappelle que l’on parlait beaucoup, à une certaine époque, d’un plat fameux où un traiteur, pressé d’en venir à sa ruine, avait entassé tout ce qui, dans le grand monde, retient à table après le jour tombé : conques de Vénus, spondyles, huîtres […] : le tout portait sur un plancher d’oursins et de surmulets écartelés sans une arête. On est contrarié à présent de ne manger qu’une chose à la fois : on fait une synthèse de toutes les saveurs (coguntur in unum sapores). On opère sur table un mélange qui devrait se faire dans le ventre. J’attends le moment où l’on servira les mets tout mâchés (expecto iam ut manducata ponantur) (epist. 95, 25-27 [trad. Noblot 1962, 95 sq.]).
- 26 Pétrone 36 (trad. Ernout 1923, 32). Le traducteur précise n. 1 : « La sauce au poivre o (...)
Le sociorum garum dont parle Sénèque fait partie des mille et un ingrédients du festin de Trimalcion : « […] nous voyons […] des poulardes, des tétines de truies, et au centre un lièvre paré d’ailes de manière à figurer Pégase. Nous remarquâmes aussi aux angles […] quatre Marsyas munis de petites outres, qui déversaient le garum au poivre sur des poissons nageant dans cet autre Euripe. Nous éclatons tous en applaudissements […], et […] nous attaquons ces choses si exquises (res electissimas) »26. Quoi qu’il en soit du garum, la critique de Sénèque porte sur un point important de la conception stoïcienne du monde, le statut des différentes sortes de mélange. Dans le volume II des Stoicorum veterum fragmenta (p. 151-158, nos 463 à 481), on trouve tout un ensemble de textes sur la question physique du mélange des corps, des textes du médecin Galien, de Plutarque, de Philon et d’Alexandre d’Aphrodise. Voici un passage explicite de Philon dans son traité Sur la confusion des langues :
- 27 L’opposition du sec et de l’humide est l’un des grands principes de la médecine hippocr (...)
- 28 Philon d’Alexandrie, 184-185 ; 187 (trad. Kahn 1963, 147 ; 149). Sur ce thème, voir Col (...)
[…] qu’est-ce qui ressemble à la confusion (συγχύσει) ? Le mélange (μῖξις), comme disent nos anciens écrivains, et la combinaison (κρᾶσις). On fait l’expérience du mélange avec les solides (ἐν ξηραῖς) ; celle de la combinaison avec les liquides (ἐν ὑγραῖς)27. On obtient un mélange si l’on juxtapose sans ordre des corps différents, comme quand on accumule en tas de l’orge, du froment, des lentilles ou n’importe quelle espèce de grains que l’on a rassemblés en un même endroit. La combinaison, quant à elle, n’est pas une juxtaposition, mais une extension réciproque des parties dissemblables qui s’interpénètrent à travers le tout, ce qui n’empêche pas, d’ailleurs, qu’on puisse en discerner les composantes grâce à certains procédés, comme c’est le cas, paraît-il, de l’eau et du vin. […] Mais la confusion, c’est la destruction des qualités primitives, dans leur extension réciproque à toutes les parties, en vue de la création d’une substance unique et différente. Nous avons un exemple de ce que je veux dire dans la drogue composée de quatre ingrédients (τετραφαρμάκου) en usage chez les médecins : si je ne me trompe pas, de la cire, du suif, de la poix et de la résine entrent dans sa composition ; mais, une fois la synthèse réalisée, il n’est plus possible de distinguer les propriétés des ingrédients. En réalité, chacun d’eux a disparu et leur destruction a engendré un corps nouveau, unique en son genre28.
- 29 Athénée, Deipnosophistes IV, 47, 158a-b (= SVF III, 709a) (trad. Bénatouïl 2006, (...)
L’art de la cuisine doit respecter les différentes modalités des mélanges et ne pas proposer des « mixtures » qui anticipent sur l’activité interne de la digestion. Le sage ne déteste pas un bon plat sain, et, selon Athénée, il mettra, si l’on peut dire, la main à la pâte : « C’est un dogme stoïcien que le sage fait toute chose bien et il assaisonne [donc aussi] avec sagesse (φρονίμως) la soupe de lentilles. […] Zénon […] disait : “pour la soupe de lentilles, ajoutez un douzième de coriandre” »29.
- 30 Suivons le conseil de Kant : « Manger seul (solipsismus convictorii) est malsain pour un (...)
9On peut donc dire que le stoïcisme est une philosophie de la joie et non du plaisir, une philosophie du respect de la Nature qui critique une supposée autonomie de la culture et de la politique, une philosophie enfin qui souhaite que les mélanges s’accomplissent harmonieusement. En parlant des huîtres et des surmulets, Sénèque parle aussi de la condition humaine selon le principe stoïcien que la moindre de nos pratiques prend sens dans l’ensemble de notre existence. À la systole potentiellement égoïste de l’alimentation, associons la diastole conviviale du partage de la parole30.
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Bibliographie
Auteurs antiques
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Marc Aurèle (Trannoy 1925), Pensées, A.I. Trannoy (éd., trad.), Paris, Les Belles Lettres (CUF).
Pétrone (Ernout 1923), Satiricon, A. Ernout (éd., trad.), Paris, Les Belles Lettres (CUF ; 013).
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Sénèque (Bourgery 1930), Dialogues, t. II, De la vie heureuse – De la brièveté de la vie, A. Bourgery (éd., trad.), Paris, Les Belles Lettres (CUF ; 056).
Sénèque (Oltramare 1929), Questions naturelles, P. Oltramare (éd., trad.), Paris, Les Belles Lettres (CUF ; 050, 051), 2 vol.
Sénèque (Noblot 1956-1964), Lettres à Lucilius, F. Préchac (éd.), H. Noblot (trad.), Paris, Les Belles Lettres (CUF ; 112, 119, 150, 167, 176), 5 vol.
Sénèque (Waltz 1966), Dialogues, t. IV, De la providence – De la constance du sage – De la tranquillité de l’âme – De l’oisiveté, R. Waltz (éd., trad.), Paris, Les Belles Lettres (CUF ; 038) [1re éd. 1927].
Études
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Collette B. (2006), « La théorie stoïcienne du mélange et sa postérité », RPhA, 24 / 2, p. 61-92.
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Notes
Cicéron, Pis. 67 (trad. Grimal 1966, 133-134).
Sénèque, epist. 1, 4 (trad. Noblot 1959, 4).
Trad. Noblot 1962, 184. Bergson a une conception très proche de celle de Sénèque sur le végétarisme. Dans Les deux sources de la morale et de la religion, il en fait une pratique raisonnable pour un « retour possible à la vie simple », pas une obligation a priori, mais un régime très certainement plus sain : « […] ce n’est pas impossible qu’on s’empoisonne spécifiquement, lentement, à manger de la viande » (Bergson 1959, 321).
Sur ce philosophe, sur lequel nous savons peu de chose, voir Hadot 2007, qui pense qu’il s’agit plus d’un médio-platonicien que d’un stoïcien orthodoxe.
Porphyre, De l’abstinence III, 20, 1 (trad. Bouffartigue & Patillon 1979, 175 modifiée).
Philon d’Alexandrie, agr. 23 ; 25 (trad. Pouilloux 1961, 31 ; 33). Quelques paragraphes plus loin (§ 36), Philon applique cette critique du plaisir au cas de la gloutonnerie (γαστριμαργία) : « D’autres [que les amateurs de spectacles] […] ont supprimé toute entrave à leur goût pour la table. Celui-ci s’élance, bride sur le cou, vers tous les plaisirs que donnent la nourriture et la boisson, fait la fine bouche sur les mets déjà servis et conserve pour ceux qui ne sont pas là un appétit infini et insatiable, au point que, quand tous les réservoirs du ventre sont absolument comblés, gonflé encore, impétueux, le désir toujours porte les yeux partout, va fureter partout, pour voir s’il n’y a pas quelque reste qu’il n’a pas vu et laissé de côté pour y porter aussi les lèvres à la manière du feu qui dévore tout » (trad. Pouilloux 1961, 37).
Sénèque, nat. 3, 18,1-7 (trad. Oltramare 1929, 134-136).
Sénèque, dial. 9, 1, 5-9 (trad. Waltz 1927, 72-73 modifiée).
Ce principe est présenté par Plutarque dans son traité De l’exil : « […] il n’y a pas de lieu qui en lui-même soit une patrie, non plus qu’une maison, un champ, une forge ou un hôpital, comme dit Ariston ; dans chacun de ces cas, le lieu devient tel, ou plutôt, prend ce nom, par référence à l’habitant ou à l’usager (χρώμενον) » (trad. Hani 1980, 152).
Voir Hadot 1987, 126, notamment, « la méthode de définition “physique” cherche à éliminer l’anthropomorphisme ».
Marc Aurèle, III, 11 (trad. Trannoy 1925, 24 modifiée).
Marc Aurèle, VI, 13 (trad. Trannoy 1925, 55 modifiée).
Barthes 1957, 128-129.
Dans la Lettre 119, 13, Sénèque moque celui qui ne voudrait rien manger d’autre que du paon ou du turbot, et il donne au § 12 de la même lettre le conseil suivant : « proportionne toutes choses aux désirs naturels : on les contente sans qu’il en coûte rien, ou à peu de frais » (trad. Noblot 1964, 64).
Voir Diogène Laërce, VII, 87, et Striker 1991.
Noblot 1964, 83, note 2, renvoie à Juvénal, 5, 114 sq. (sur « les beaux foies d’oie ») et au traité de Plutarque Sur l’usage des viandes (I, 6), qui évoque les « grues et les cygnes à l’engrais dans l’obscurité, les yeux dûment cousus » (p. 85, note 1). Voir également les Questions naturelles 3, 19, 2.
Sur ce choix de la vie nocturne et cet amour de l’ombre, voir Rimell 2015, 130-133 notamment « living Backwards ». Ces hommes qui fuient le jour sont nommés lucifugae, ce que Noblot 1964, 88 traduit joliment par « hommes-blattes » (epist. 122, 15). Dans le traité De la brièveté de la vie (16, 5), le philosophe constate : « Ils perdent le jour dans l’attente de la nuit » (trad. Bourgery 1930, 72).
Trad. Préchac 1926, 111.
Trad. Oltramare 1929, 204-207.
Brunschwig 1995 (notamment p. 93 pour ce qui concerne Sénèque). On peut objecter à la formule « argument des berceaux » que les animaux n’ont pas de berceau et qu’il s’agirait donc d’une humanisation abusive des premières tendances animales. Mais les oiseaux, par exemple, ont bien des nids et les lièvres, des terriers… L’important est de se tourner vers les premiers moments de la vie pour y voir déjà la présence de critères d’action, qui chez l’homme seront progressivement complétés et rectifiés par l’usage de la raison ; voir la Lettre 124.
Sur le statut de l’enfance dans le stoïcisme, voir Laurand 2017.
Cicéron, fin. 3, 16 (trad. Martha-Lévy 1989, 15). Sur cette « appropriation », voir Diogène Laërce, VII, 85.
Voir par exemple la vie de Louise du Néant écrite par Jean Maillard [1732] : « Que peu de gens haïssent autant leur corps qu’elle haïssait le sien ! […] Afin de mortifier son goût, elle mêlait de l’huile de poisson avec son pain et sa viande » (Maillard 1987, 123) ; cette figure mystique écrit à son confesseur : « Je suis résolue de prendre le parti […] de faire gémir la nature en lui donnant tout ce qu’elle ne voudra point » (ibid., 183).
La distinction de la joie et du plaisir est au centre de la conception stoïcienne des « bonnes passions » ; voir par exemple l’exposé de Diogène Laërce, VII, 116 : « Ils disent qu’il y a trois bonnes affections [εὐπαθείας], la joie [χαράν], la défiance [εὐλάβειαν] et l’aspiration [βούλησιν]. La joie, disent-ils, est opposée au plaisir [ἡδονῇ], étant un soulèvement raisonnable. La défiance est opposée à la crainte, étant une répulsion rationnelle. Le sage en effet n’éprouvera aucune crainte, mais marquera de la défiance. Au désir, ils disent qu’est opposée l’aspiration, qui est une tendance rationnelle. Maintenant, de même que sous les premières passions on en trouve d’autres, de la même façon (il s’en trouve d’autres) sous les premières bonnes affections. Sous l’aspiration : la bienveillance, la mansuétude, l’affection, l’attachement. Sous la défiance : la retenue, la pureté. Sous la joie : la jubilation, la gaieté et la bonne humeur [τέρψιν, εὐφροσύνην, εὐθυμίαν] » (Vies et doctrines des philosophes illustres, Paris, La Pochothèque, 1999, p. 861 [trad. R. Goulet]). L’image d’Épinal d’un stoïcien austère et triste, celle que présente par exemple Julien de la Mettrie dans son Anti-Sénèque [1748], est donc fausse. Être et rester de bonne humeur est l’exigence éthique la plus importante du stoïcisme.
C’est une sorte de nuoc-mâm fait avec des poissons venus d’Espagne.
Pétrone 36 (trad. Ernout 1923, 32). Le traducteur précise n. 1 : « La sauce au poivre ou garum était faite avec des intestins de scare ou de tout autre poisson confits dans du vinaigre et poivrés. C’était l’assaisonnement obligé des poissons et des huîtres […] ». Voir également André 1981, 195-198.
L’opposition du sec et de l’humide est l’un des grands principes de la médecine hippocratique et de la physique d’Aristote (voir, par exemple, De la génération et de la corruption, II, 3). Est-ce parce que les huîtres et les champignons sont des substances molles, intermédiaires entre ces deux catégories, que Sénèque les condamne ? Dans la Lettre 108, 15, il explique son « renoncement pour toute la vie aux huîtres et aux champignons, que je n’appelle pas des aliments, mais des délicatesses (nec enim cibi, sed oblectamenta sunt) obligeant à manger quand on n’a plus faim, grand attrait pour les gloutons qui se bourrent au-delà de leur capacité (cela va s’avaler facilement et remonter de même) » (trad. Noblot 1962, 182).
Philon d’Alexandrie, 184-185 ; 187 (trad. Kahn 1963, 147 ; 149). Sur ce thème, voir Collette 2006, textes sur le « mélange total ».
Athénée, Deipnosophistes IV, 47, 158a-b (= SVF III, 709a) (trad. Bénatouïl 2006, 176, modifiée).
Suivons le conseil de Kant : « Manger seul (solipsismus convictorii) est malsain pour un savant qui est aussi un philosophe. Il ne se restaure pas (surtout s’il fait bombance tout seul), il se fatigue ; c’est une occupation qui épuise et non pas un jeu qui vivifie les pensées. L’homme en train de manger, s’il est seul à table et s’il rumine ses pensées, perdra progressivement sa belle humeur, mais il la recouvre si un convive lui fournit, par des trouvailles variées, des thèmes nouveaux qui le réveillent sans effort de sa part. […] Le purisme du cynique, et la macération de l’anachorète sans le bien-être social sont des formes grimaçantes de la vertu et qui n’engagent pas à la pratiquer ; délaissées par les Grâces, elles ne peuvent prétendre à l’humanité » (trad. Foucault 1988, 129-131).
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