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Comptes rendus

Jean-Louis Quantin, Le Catholicisme classique et les Pères de l’Église. Un retour aux sources (1669-1713)

Jean-Marie Mathieu
p. 99-106
Référence(s) :

Jean-Louis Quantin, Le Catholicisme classique et les Pères de l’Église. Un retour aux sources (1669-1713), Paris, Institut d’études augustiniennes (Collection des études augustiniennes, Série Moyen Âge et Temps modernes ; 33), 1999.

Texte intégral

1Il convient de rendre compte dans cette revue du monde antique et de psychologie historique du riche et beau travail que Jean-Louis Quantin a consacré à la réception – et plus qu’à la réception – d’une Antiquité particulière, celle des Pères de l’Église, dans un milieu particulier, celui du monde classique de l’Église de France chez ses érudits, ses controversistes, ses dévots et ses prédicateurs. Je le présenterai et j’y réagirai selon mon point de vue particulier, d’helléniste et de « patristicien grec ».

2Jean-Louis Quantin est historien, historien de l’Église, dix-septièmiste, et non « historien des textes » ou simple spécialiste de Nachleben des écrits des Pères – encore que ses premiers travaux aient déjà montré sa maîtrise en ce domaine : il s’agit de sa « chronologie » et de son « essai de bibliographie » pour le colloque de Lyon de 1991 sur Les Pères de l’Église au XVIIe siècle publié en 1993 aux éditions du Cerf et à l’IRHT par Emmanuel Bury et Bernard Meunier, comme de son article « The Fathers in Seventeenth Century Roman Catholic Theology » paru dans le recueil de travaux d’auteurs divers publiés en deux volumes en 1997 chez Brill par Irena Backus sous le titre d’ensemble de The Reception of the Church Fathers in the West. From the Carolingians to the Maurists. Aussi l’ouvrage de J.-L. Quantin n’est-il ni un travail préliminaire à une (ou plusieurs) édition(s) scientifique(s) actuelle(s) d’auteurs anciens, ni l’histoire d’une science (dans ce cas histoire, philologie ou scholarship) visant à reconstituer les étapes d’une méthode ou d’un ensemble de connaissances qui forment une science dans notre siècle ; son attitude est régressive, mais à partir, non de l’état actuel de la science, mais de cette seconde moitié du XVIIe siècle à laquelle se réfère en littérature française le terme de classicisme et à laquelle il donne pour son propos des limites chronologiques (théologiquement, entre la crise de l’Augustinus de Jansénius et celle des Réflexions morales de Quesnel), limites qui d’ailleurs ne le tyrannisent pas. Ce propos d’historien, au sens propre du mot, vise à savoir comment la vénérable Église des Gaules a, dans ces limites de temps et d’espace, chez ses savants comme chez ses moins savants, conçu et reçu ceux qu’elle considère comme ses Pères et les Pères de l’Église ; sous l’invocation, non point de saint Jérôme mais de Marrou, J.-L. Quantin tend à qualifier ce type d’étude qu’il mène là d’« histoire de la culture » (p. 12, note 8, rectifier la coquille : le Saint Augustin et la Fin de la culture antique d’Henri-Irénée Marrou est de 1938, et non de 1983 ! La Retractatio est bien de 1949). Cette attitude d’historien est opposée à celle du littéraire, même à celle de celui qui se dit « historien de la littérature » et « s’attache à découvrir, dans l’intimité d’un texte, dans le non-dit […], le rapport personnel, original, d’une individualité à la culture… » (p. 12 : que Jean-Louis Quantin, s’il me lit, me pardonne mes coupures !) ; c’est aussi, à la suite de Marrou, le refus d’entrer sur le terrain « du génie personnel », et l’on peut se demander si l’opposition que l’on rencontre là, citée entre l’histoire de la culture et l’histoire de la spiritualité, ne peut pas s’interpréter comme le même refus ; aussi Bossuet et Bourdaloue, Massillon, Nicole ou le grand Arnauld ne jouissent-ils pas du privilège de l’étude de leur génie propre, ceci même si J.-L. Quantin ne pousse pas le sublime refus d’acception de personne qui serait celui de l’historien jusqu’à refuser tout jugement de valeur : car il juge de la valeur des traductions (cf. surtout le chapitre XI « La Patristique des dévots ») et, avec des précautions plus marquées, de la valeur des travaux d’édition (surtout le chapitre V : noter les précautions de la p. 194 ; cf. aussi la fin de la note 157 à la p. 272, note qui nuance le texte moins prudent) ; il n’exclut pas non plus totalement toute interprétation par sympathie et identification affective et les dernières pages de sa conclusion (p. 589-591) présentent certains « ressorts plus intimes » du « retour aux sources », plus intimes que des rancœurs d’érudits considérées dans les lignes précédentes ; il évoque alors le paradigme perdu de la pureté de l’enfance en n’hésitant pas à témoigner du frémissement qu’il a lui-même ressenti au cours de son travail et qui lui a fait « reven(ir) en mémoire l’émotion éprouvée jadis à tel sermon » autrefois écouté ; mais cet aveu d’une empathie qui ne peut être exclue d’une étude qui, dans sa seconde partie, concerne « les usages des Pères dans l’Église de France » et non plus « les Pères dans la théologie et l’érudition » ne conduit pas à ce qu’il considérerait probablement comme une dérive vers la psychologie ou l’histoire des mentalités, dans un travail qui sait « prendre les Pères pour ce qu’ils étaient avant tout au XVIIe siècle, c’est-à-dire des autorités théologiques » (p. 12).

3À ce propos, est-ce une trop grande ignorance d’une nécessaire problématique ou d’un état de la question qui me fait, m’intéressant à l’histoire des mentalités, un peu regretter de ne voir, par exemple, que quelques indications elliptiques sur la différence entre une religion de l’effroi et une religion de la peur ? Cette dernière expression, « religion de la peur », désignerait, selon la note 106 à la p. 455, « la menace toute physique des flammes de l’enfer » à laquelle « ne se rédui(t) pas » cet effroi ; pour voir les autres (et peut-être les principaux ?) contenus de cet effroi, on peut se reporter aux p. 260-261, où apparaissent les sentiments de crainte et de honte des érudits devant la corruption qui menace ; dans le même registre, on peut encore trouver évoqué, p. 537 et surtout note 124, le sentiment de crainte sacrée devant la célébration du sacrifice, que Jean-Louis Quantin rapproche du frissonnement de Jean Chrysostome et de Pères grecs devant la Divine Liturgie. Faut-il aussi rapprocher de ce type d’effroi la répugnance devant les cérémonies et les dévotions sensibles qui touchent « les âmes faibles et imaginatives » (p. 475 en particulier) ? Plutôt que de rassembler, Jean-Louis Quantin préfère regarder les choses en détail et noter les différentes attitudes, plus ou moins pondérées ou plus ou moins marquées d’érudition ou d’ignorance, chez des gens qui relèvent de la même sensibilité et de la même théologie, ainsi que, symétriquement, les ressemblances entre gens de positions opposées ; il n’impose pas au lecteur une simplification qui pourrait être de petite pédagogie. Je regretterai pourtant l’absence d’une étude d’ensemble (qui pourrait être aussi érudite que celle de la notion de « Pères ») sur les différences entre le cœur du dévot et le cœur du mondain, entre, d’un côté, ce que touche le prédicateur ou que choisit le traducteur pour toucher le lecteur dévot, le traducteur qui parfois paraphrase pour rendre plus touchant (ainsi p. 380-381 ; p. 395) et, de l’autre, ce qu’a empoisonné le faiseur de romans ou le poète de théâtre (l’âme, dit Nicole, selon sa formule connue rappelée p. 116 à propos de l’autorité des Pères contre le théatre ; cf. encore p. 519 à propos de la lecture des romans). Mais tout peut avoir déjà été fait suffisamment à mon insu. De même il y a évocation rapide de quelques cas limites d’érudits, dont les grossissements, peut-être psychopathologiques (cf. p. 251-252, à propos de Dom Martin, rapproché, note 40 de la p. 590, de l’attitude, encore plus violente dans l’automutilation, de Lombert, dont J.-L. Quantin n’hésite pas à qualifier les crises accompagnées de visions de « crises de démence »). Ces érudits peu personnellement modérés me rappellent la façon dont, au siècle suivant, furent « secouristes » certains des derniers érudits mauristes (je pense en particulier à Dom Prudent Maran (1683-1762) qui termina en 1731 l’édition mauriste de Basile, publia en 1742 l’édition mauriste de Justin et des Apologistes, et travailla un temps au futur – 1778-1840 – Grégoire de Nazianze) : les théologiens « secouristes » sont ceux qui, non seulement voient l’action de l’Esprit-Saint dans les convulsions qui se multiplient sur la tombe, au cimetière Saint-Médard, du janséniste diacre Pâris mort en odeur de sainteté, mais approuvent les « secours » (c’est-à-dire les coups) charitablement apportés et portés par les assistants aux convulsionnaires. Tout ce qui relève de ce domaine à peine touché pourrait, à mon goût, supporter voire demander quelque développement.

4Question de goût à coup sûr, et peut-être marque d’une ignorance. En tout cas, l’étude de Jean-Louis Quantin est centrée sur l’érudition de ces jansénistes, souvent jansénistes au sens large (mélange d’augustinisme en théologie – voire d’augustinisme qui voit en Augustin, dans la théologie de la grâce, un systématique –, de rigorisme en morale, d’antipathie à l’égard des jésuites, etc. : cf. p. 17, où J.-L. Quantin choisit pour désigner ces attitudes l’adjectif « gallicanes »), rarement (pour les grands du XVIIe siècle) jansénistes au sens étroit du mot (« ceux-là et ceux-là seulement qui, en refusant de condamner les cinq propositions dans le sens de Jansénius, se mirent dans la position de rebelles à l’Église et à l’État » : sens que J.-L. Quantin adopte, p. 18, pour l’emploi du mot « janséniste » – nous sommes avant l’Unigenitus), que furent les Mauristes du XVIIe siècle ; c’est par référence à l’érudition que les autres usages que l’on fait des Pères sont étudiés – mais l’étude souligne une même conception théologique hors de l’érudition ; c’est par référence aux développements de l’érudition mauriste que le reste du gallicanisme, l’érudition anglicane, le passage des jésuites de l’érudition à une autre attitude sont présentés. Le centre du ressourcement sur les Pères est un ressourcement sur les Pères latins, et particulièrement sur Augustin, focalisation qui n’est pas seulement présente chez les « disciples de saint Augustin ». C’est dire combien j’utilise Jean-Louis Quantin dans ce qu’il a de moins central quand je m’efforce d’extraire de lui quelque chose sur la réception de l’héllénisme et des Pères grecs.

5L’hellénisme joue en effet un rôle fort réduit dans la France classique et dans le catholicisme classique : aspect à noter pour qui se laisserait impressionner par la façon dont Racine traduit de larges morceaux d’Euripide dans son Iphigénie ou par la façon dont le Mauriste Dom Bernard de Montfaucon est le créateur de la paléographie grecque (mais en 1708). Ceux qui traduisent en français les Pères grecs à la fin du siècle connaissent peu le grec et c’est surtout à cette insuffisance, accompagnée de quelque légéreté, qu’il faut attribuer leurs modifications du sens, plus qu’à quelque biais théologique ; c’est déjà le cas de Nicolas Fontaine ; c’est encore plus celui de l’abbé de Bellegarde, auquel il faut restituer, et non à Nicolas Fontaine, la traduction anonyme de Grégoire de Nazianze (le mauvais choix par J.-L. Quantin – cf. appendice – de l’exemple de contresens évident de Bellegarde n’ôte rien à la vérité d’ensemble de la constatation). En dépit des prescriptions de certains, c’est en latin, et non en grec ni en français, que l’on cite dans les sermons les Pères grecs : le latin fait autorité savante, mais le grec fait ridicule et, de plus, la citation en latin permet l’usage de quelque traduction latine existante ; d’ailleurs la proportion de citations de Pères grecs est faible (cf. les statistiques de la p. 450, où J.-L. Quantin montre par ses comparaisons que Soanen, qu’il présente là spécialement, est là typique, sans qu’il faille attribuer les proportions relevées dans ses sermons à un biais théologique : deux tiers de Pères latins, dont Augustin fournit un peu plus de la moitié, contre un tiers de Pères grecs, mais consistant à peu près exclusivement dans le seul Jean Chrysostome dont le nombre des citations n’atteint cependant pas celui des citations d’Augustin, les citations des autres Pères grecs – 10 % des citations de ces Pères – pouvant individuellement se compter – sauf pour Basile avec ses sept citations – sur les doigts de la main) ; et il ne serait pas question de vouloir chercher des citations d’auteurs grecs profanes dans ces sermons, la référence à l’Antiquité profane étant devenue de mauvais goût dans ce genre littéraire. Le développement de l’érudition marque la même mise de côté des Pères grecs dans la France classique et gallicane. C’est dans la pemière moitié du siècle, après le succès, grâce aux arguments patristiques, de la controverse eucharistique de Fontainebleau entre Jacques Davy du Perron et Duplessis-Mornay, que l’assemblée du Clergé de 1602 attribue des subsides pour des éditions patristiques, en particulier de Pères grecs, « sous la direction et conduite de M. le Cardinal du Perron » ; d’ailleurs ces éditions de Pères grecs, plus ou moins conduites à réalisation, et d’abord l’édition de Jean Chrysostome par le jésuite Fronton du Duc en concurrence et réponse à l’édition anglaise de Savile à Eton, étaient bilingues gréco-latines, contrairement à celle de Savile, uniquement grecque. Il faut d’ailleurs noter que cette érudition patristique grecque du premier XVIIe siècle soutenue par l’assemblée du Clergé de France était jésuite ou proche des jésuites, mais que, dans la seconde partie du siècle, la Compagnie s’orienta en France vers l’élégance et la modernité et non le pédantisme. Les Pères grecs sont désormais, quand on s’en occupe encore en France, essentiellement liés au Byzantinisme. Même les Mauristes tardent à passer au grec et, bien que la première édition mauriste en ce domaine ait finalement été celle d’Athanase, pensent encore d’abord à Jean Chrysostome. En dépit de Dom Bernard de Montfaucon, l’helléniste qui s’intéresse aux progrès de l’édition doit d’abord chercher soit avant les Mauristes de l’époque classique soit hors de France. Sur tous ces problémes concernant l’édition grecque, je viens de résumer et d’interpréter le chapitre V de Jean-Louis Quantin.

6Mais je noterai encore deux points où J.-L. Quantin peut instruire par son exemple l’helléniste qui veut s’intéresser à la réception dans un milieu différent.

  1. Jean-Louis Quantin sait obtenir des conclusions importantes de l’étude des divers tirages de certains ouvrages et des cartons. Une étude aussi précise pourrait sans doute être utile pour l’édition parisienne Billy-Morel de Grégoire de Nazianze au début du XVIIe siècle et ses réimpressions.

  2. L’étude de Jean-Louis Quantin part de la position théologique, et plus largement religieuse et culturelle, des érudits et éditeurs, même dans les cas où ses conclusions qui portent sur la valeur des travaux érudits limitent ou nient la part de positions doctrinales dans la réalisation finale de ces travaux. Pour le XVIe siècle, les études sur les plus grands humanistes, même centrées sur leur rôle dans l’édition des textes de l’Antiquité, ne négligent évidemment pas ce type de position ; mais pour les érudits moins célèbres comme humanistes, peut-être notre distinction moderne du sacré et du profane conduit-elle à ne guère étudier certains aspects. Les travaux d’un maître comme Martin Sicherl, si intéressé à l’arrière-plan culturel, n’ont, en ce qui concerne Markos Mousouros, rien dit sur ce que pouvaient être ses positions religieuses. Mais notons que la préface de l’édition princeps par Musurus de seize discours de Grégoire de Nazianze insiste sur le côté religieux des querelles autour d’Aristote et sur la façon dont l’imprégnation par certains discours du Nazianzène permettrait, tout en suivant la grande tradition théologique parisienne, de lutter contre l’impie Averroès. Question de conjoncture et, comme dans toute préface, indications elliptiques. Mais il pourrait y avoir quelque chose à trouver par là.

Appendice

Interprétation de Grégoire de Nazianze, Or. 44, 8 (P. G. 36, 616 B 1-6)

7Texte grec :

8Αἱ ὑπὸ ζυγὸν, δότε τι καὶ Θεῷ· προσείληφθε γάρ. Αἱ παρθένοι, τὸ πᾶν Θεῷ· λέλυσθε γάρ. Μὴ γίνεσθε κλέπτριαι δούλης ἡδονῆς, φυγοῦσαι τὴν ἐλευθερίαν, ἐκ τοῦ συνοικεῖν, οὐκ ἀνδρασι μὲν, ἀνδράσι δ᾿ ὅμως. Οὐ δέχομαι κάμνειν ἀεὶ τοῖς τῆς ἡδονῆς ὑπομνήμασι· μισῶ καὶ τὴν δι᾿ ἀέρος συνήθειαν.

9(Texte des Mauristes reproduit par Migne, les variantes avec les éditions antérieures ou avec les principaux manuscrits sont négligeables pour les points d’interprétation sur lesquelles porte la question – passages, sans variantes à ma connaissance, imprimés ici en italique).

10L’abbé de Bellegarde (p. 329 du second tome de la traduction anonyme de 1693, deuxième alinéa) traduit :

Que celles qui sont sous le joug du mariage et qui n’ont plus leur liberté, donnent à Dieu tout ce qu’elles pourront ; que les vierges se donnent tout-entières, puisqu’elles sont libres. Ne vous abandonnez pas en cachette à des plaisirs qui vous feroient perdre vôtre [sic] liberté, quoy-que vous habitiez parmi des hommes, qui tout Eunuques qu’ils sont, sont hommes toutefois.

11Et il néglige la traduction de la dernière phrase du court développement, passant directement au développement suivant consacré aux δύνασται, aux « grands du monde ».

12Jean-Louis Quantin (p. 418 de son étude), comprenant manifestement le « jeu de mot pourtant simple de Grégoire de Nazianze » comme consistant à donner au même mot ἀνήρ d’abord un sens social par référence au mariage, puis un sens biologique, traduit la seconde phrase du développement par

Ne devenez pas des voleuses d’un plaisir de femme esclave en fuyant votre liberté, par la cohabitation avec ceux qui ne sont pas des maris mais qui sont cependant des hommes.

13Le problème d’interprétation est de savoir si les connotations principales sont :

(a) sociales – impossibilité du matrimonium pour un ou une esclave, qui ne peut contracter au mieux qu’un simple contubernium, réduction en esclavage (selon le senatus consultum Claudianum de 52 ou les dispositions analogues des constitutions impériales du IVe siècle) de la femme libre unie à l’esclave d’autrui,

ou

(b) philosophiques – liberté de l’esprit (et de la virginité) vs esclavage du corps (et de la chair).

14Il convient alors de mettre en série (je me bornerai aux multiples développements de Grégoire de Nazianze, négligeant même Jean Chrysostome et surtout les Pères latins) les textes qui se livrent à la polémique contre ce que Jean Dumortier, traduisant le traité de Chrysostome, avait nommé Les Cohabitations suspectes, c’est-à-dire cette habitude répandue des chrétiennes se consacrant à la virginité de partager leur logement avec un frère consacré aussi à la virginité et s’occupant alors des rapports du ménage (au sens économique du mot) avec l’extérieur – sorties qui ne conviennent qu’à un individu de sexe masculin.

15La coutume reposant sur des convenances sociales, un argument fréquent qu’on lui oppose est aussi de convenances sociales : une telle cohabitation prête à la calomnie (μῶμος dans les poèmes de Grégoire de Nazianze ; ainsi Epigr. 16, v. 16 : P.G. 38, col. 91).

16Il arrive aussi que Grégoire de Nazianze utilise une argumentation juridique (dans des contextes où l’âme vierge est présentée comme épouse de Dieu) : dans ces passages, ce type de cohabitation est présenté comme encore inférieur à la digamie, ces secondes noces considérées par les chrétiens comme seulement tolérées, mais qui ne sont pas sans honte ; il y a même un texte de Grégoire de Nazianze où, dans le cours de ce type de développement, il va jusqu’à dire que l’individu de sexe masculin qui cohabite avec la femme qui fait profession de virginité est μοιχὸς… οὐκ ἀνὴρ (un « séducteur », un « adultère », quelqu’un qui pratique une union irrégulière, et non un « mari » : Carm. I, ii, 6, v. 55 : P.G. 37, 647), mais nous sommes encore là dans un contexte de digamie et c’est le terme de μοιχός qui donne à celui d’ἀνήρ sa signification sociale de « mari ». Toutefois – et de plus ! – je n’ai pas trouvé d’autre texte de Grégoire de Nazianze que justement notre passage du discours 44 – passage à l’interprétation contestée – qui évoquerait, à propos des subintroductae, les unions serviles.

17Chez un platonicien chrétien comme Grégoire de Nazianze, chez qui viennent se rencontrer la thématique du corps-prison et l’esclavage paulinien de la chair, la liberté de la vie virginale et angélique est couramment liberté morale et anthropologique, libération qui sépare des passions et du corps (ainsi tout le début de Carm. I, ii. 6, vv. 1-6 : P.G. 37, coll. 643-644), même si le seul commentaire du verset évangélique sur ceux qui se sont fait eunuques pour le Royaume des Cieux (Matth. 19, 12) que l’on trouve explicitement chez lui concerne la castration de ces πάθη, de ces maladies, que sont les hérésies trinitaires et qu’est spécialement l’arianisme (Or. 37, 21 – cf. 19 : P.G. 36, 205 D – cf. 304). Mais les développements sont fréquents qui concernent la virginité comme refus de la corruption des passions, ou de leur occasion, et non comme simple absence d’union sexuelle (ainsi Carm. I, ii, 3, vv. 63- 66 : P.G. 37, coll. 637-638 ; ou encore, Carm. I, ii, 6, vv. 41-42 : P.G. 37, col. 646). Et ils se rattachent au thème de la vie divine et angélique.

18Et c’est justement une attitude de ce genre que nous trouvons à la fin du développement dans le discours 44 : si chaste soit-elle, une cohabitation hétérosexuelle entraîne des évocations de plaisir et une atmosphère sexualisée.

19J’ai laissé pour la fin l’interprétation (probablement identique, bien que plus précise chez Quantin) que donnent Bellegarde et Quantin de l’expression κλέπτριαι δούλης ἡδονῆς : que δούλης puisse difficilement être autre chose qu’épithète d’ἡδονῆς importerait peu et la traduction de Quantin « voleuses d’un plaisir de femme esclave » serait un procédé fort admissible, si le fait que les plaisirs, ou certains d’entre eux, soient, par eux mêmes, esclavage n’était pas un thème courant de philosophie morale ; il me semble même que, chez quelqu’un qui écrit autant par allusions que Grégoire de Nazianze, il doit y avoir là un souvenir du Platon qui évoque le fantôme de plaisir dont jouit le tyran, qui « habite entouré d’une (cohabite avec une) sorte de service de gardes rapprochés qui sont les plaisirs esclaves » (δούλαις τισὶ δορυφόροις ἡδοναῖς ξυνοικει : République IX, xi, 587c – noter le dernier mot).

20Il ne reste donc rien qui impose l’interprétation sociale ; et comme c’est cette interprétation dans son ensemble qui seule peut faire considérer la traduction de Bellegarde « eunuques » (évidemment spirituels) pour οὐκ ἀνδράσι comme un grossier contresens, je ne saurais la considérer ainsi.

21Je n’ai plus qu’à proposer une traduction, qui ne sera pas nécessairement plus goûtée que les autres :

Vous les femmes qui êtes sous le joug, donnez encore quelque chose à Dieu ; car vous êtes soumises. Vous les vierges, donnez tout à Dieu ; car vous êtes détachées de vos liens. N’allez pas voler un plaisir qui est esclavage, en fuyant la liberté, par une cohabitation avec des gens qui, s’ils ne sont pas de mâles amants, sont pourtant des mâles : je n’accepte pas qu’on peine toujours dans le mémorial du plaisir ; je déteste même l’habitude que transmet l’air.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean-Marie Mathieu, « Jean-Louis Quantin, Le Catholicisme classique et les Pères de l’Église. Un retour aux sources (1669-1713) »Kentron, 16 | 2000, 99-106.

Référence électronique

Jean-Marie Mathieu, « Jean-Louis Quantin, Le Catholicisme classique et les Pères de l’Église. Un retour aux sources (1669-1713) »Kentron [En ligne], 16 | 2000, mis en ligne le 18 octobre 2017, consulté le 13 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/2378 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.2378

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