Jacques Maître, Anorexies religieuses, anorexie mentale. Essai de psychanalyse socio-historique. De Marie de l’Incarnation à Simone Weil
Jacques Maître, Anorexies religieuses, anorexie mentale. Essai de psychanalyse socio-historique. De Marie de l’Incarnation à Simone Weil, Paris, Cerf (Sciences humaines et religions), 2000.
Texte intégral
- 1 Signalons par exemple : « L’orpheline de la Bérésina ». Thérèse de Lisieux (1873-1897). (...)
1Poursuivant une recherche inhérente à la mystique affective féminine catholique à laquelle il a déjà consacré plusieurs ouvrages1, Jacques Maître aborde celui-ci au travers d’une question plus large, débordant le champ des faits religieux, en s’interrogeant et en étudiant plus particulièrement certains traits anorectiques présentés par quelques grandes figures du mysticisme catholique. Par-delà les analogies spectaculaires auxquelles l’auteur fait référence, notamment en rapportant l’histoire du mythe religieux, puis médical, de l’inédie (vie sans alimentation durant plusieurs années), c’est la reprise de sa démarche de psychanalyse socio-historique qui éclaire et structure la recherche intellectuelle de l’auteur : à partir de dossiers établis sur des cas individuels, il adopte les règles d’une écoute psychanalytique (attention flottante ; neutralité bienveillante ; auto-analyse…), non pas tant pour reconstituer illusoirement les conditions d’une cure analytique que par référence à une démarche clinique. Replaçant cette écoute dans les conditions où se situaient le vécu et le dire de chaque sujet étudié dans son époque et dans son entourage, c’est l’écueil d’une nosographie psychiatrique rétrospective, dont l’intérêt est somme toute restreint, qui est ainsi salutairement évité.
2S’appuyant sur les ressemblances des modes de vie adoptés d’une part par les mystiques féminines et d’autre part par les patientes anorexiques dont parlent les médecins, Jacques Maître dégage un concept qu’il désigne sous le terme de « façons anorectiques d’être au monde » qu’il se propose de définir par « un refus de tenir sa place de femme dans la transmission de la vie » et par « une attitude maltraitante à l’égard de ses propres besoins corporels dans la mesure où ceux-ci reflètent la dépendance du nourrisson à l’égard de sa mère ». Ces « façons anorectiques » constituent des processus articulés en trois plans : socio-historique, biologique et psychanalytique. En fonction du statut idéologique de la féminité par rapport à la procréation et à l’alimentation, ces « façons anorectiques » cheminent par des voies socio-historiques très différenciées, modelées à la fois par les institutions et les catégories à travers lesquelles cette orientation se trouve prise en compte dans les champs religieux, médical ou politique. Si la dimension biologique de l’anorexie reste évidemment essentielle, de par les symptômes physiques qui l’accompagnent (aménorrhée, émaciation, cachexie…), la psychanalyse permet néanmoins de la dépasser en se mettant à l’écoute du discours singulier tenu par chaque anorexique dans le flux de son histoire personnelle, familiale et sociale. Sur toute une série de cas d’anorexies mystiques qu’il étudie dans l’ouvrage, Jacques Maître va ainsi dégager un noyau de désirs, d’angoisses et de fantasmes centrés sur le rapport à la lignée féminine, qui éclaire en retour le concept d’anorexie dite « mentale ». C’est ainsi que le critère psychiatrique de la phobie du poids, caractéristique de nos sociétés industrialisées, apparaît plus conjoncturel que le rejet de la fécondité, et que l’anorexie mentale constitue pour l’auteur une sécularisation de l’anorexie mystique.
- 2 Sur ce sujet, voir la nouvelle, malheureusement inachevée, de Frantz Kafka, intitulée Un cham (...)
3La première partie de l’ouvrage s’attache donc, dans une perspective socio-historique, à placer l’anorexie mystique parmi les anorexies religieuses, lesquelles institutionnalisent des modes de vie anorectiques. Ce sont ensuite les mécanismes de différenciation par lesquels l’héritage de l’anorexie mystique se sécularise dans les sociétés industrielles de tradition chrétienne qui sont étudiés : l’auteur montre ainsi que des thématiques variées se font jour selon les conjonctures socio-historiques, notamment aujourd’hui au travers de la phobie du poids qui sévit depuis quelques décennies, ou encore du culte de la performance dans des disciplines corporelles (et notamment sportives ou chorégraphiques) exigeant un ascétisme rigoureux. Mais d’autres plans de cette sécularisation, et principalement celui qui s’étend de la Renaissance à la Révolution, ne manquent pas de surprendre, tant l’anorexie y fut érigée en mythe, celui de l’inédie, la vie affranchie du besoin de nourriture, mythification qui finit parfois par procurer un statut lucratif, et donc social, à ceux que l’on appelait jusqu’au début du XXe siècle les « artistes de la faim »2.
4La seconde partie de l’ouvrage se place plus directement sur le terrain de la clinique, en se consacrant à l’étude plus approfondie de deux monographies, celles de Marie Guyart (Marie de l’Incarnation) d’une part, figure typique de l’anorexie mystique et personnage majeur dans l’histoire du catholicisme québécois ; et d’autre part Simone Weil, dont les idéaux sociaux qu’elle chercha à incarner sont plus connus au travers de ses écrits de philosophie politique que dans la construction plus tardive d’une philosophie religieuse en marge de l’Église. Bien que les conditions socio-historiques et les traits de personnalité des deux femmes diffèrent radicalement, c’est néanmoins au travers de cet écart que Jacques Maître compare les deux protagonistes, l’une en tant que représentante de l’anorexie mystique réalisée par l’adhésion à un modèle institutionnellement légitimé de mystique affective féminine catholique ; l’autre en tant que représentante de l’anorexie mentale, argumentée par des assertions philosophiques individuelles péremptoires. Si Simone Weil fut au cours de sa vie de plus en plus polarisée vers l’Église, en approchant partiellement l’expérience mystique et en en acceptant certains dogmes, Jacques Maître utilise son concept de « façon anorectique d’être au monde » afin de montrer que celle-ci préexistait à la démarche terminale de la philosophe, et n’était pas modulée par la référence ecclésiale, mais plutôt par le volontarisme anorectique qui érige en exploit la négation des besoins physiologiques, exploit sous-tendu chez Simone Weil par un idéal de domination du sujet sur sa propre animalité d’être humain.
5Sans revenir ici sur les nombreux développements et ramifications qu’elle amène et explore, il convient de souligner pour conclure que la recherche de l’auteur, en s’étendant du XIIe siècle à nos jours, contribue singulièrement à la fois aux recherches de sciences humaines et aux recherches thérapeutiques sur l’anorexie mentale, deux domaines où reste largement énigmatique le sens que donnent à leur existence des femmes dont les choix fascinants ne cessent d’interroger.
Notes
1 Signalons par exemple : « L’orpheline de la Bérésina ». Thérèse de Lisieux (1873-1897). Essai de psychanalyse socio-historique, Paris, Cerf (Sciences humaines et religions), 1996, ainsi que Mystique et Féminité. Essai de psychanalyse socio-historique, Paris, Cerf (Sciences humaines et religions), 1997.
2 Sur ce sujet, voir la nouvelle, malheureusement inachevée, de Frantz Kafka, intitulée Un champion du jeûne, qui décrit assez bien l’engouement pathétique suscité dans la population par ces phénomènes de foire qu’étaient les jeûneurs virtuoses.
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Référence papier
Yannick Payen de la Salle, « Jacques Maître, Anorexies religieuses, anorexie mentale. Essai de psychanalyse socio-historique. De Marie de l’Incarnation à Simone Weil », Kentron, 16 | 2000, 95-97.
Référence électronique
Yannick Payen de la Salle, « Jacques Maître, Anorexies religieuses, anorexie mentale. Essai de psychanalyse socio-historique. De Marie de l’Incarnation à Simone Weil », Kentron [En ligne], 16 | 2000, mis en ligne le 18 octobre 2017, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/2354 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.2354
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