Neuf notes égyptiennes
Résumés
Quelques additions sur la mortalité saisonnière en Égypte gréco-romaine
Notes sur la mortalité saisonnière en Égypte romaine.
La répartition des noms à Kom Abou Billou
Notes sur l’onomastique de Kom Abou Billou à l’époque romaine.
L’Égypte gréco-romaine est-elle un bon observatoire de la démographie antique ?
Sur la pauvreté des données démographiques de l’Égypte gréco-romaine.
Fonctions et métiers à Kom Abou Billou
Les métiers de Kom Abou Billou.
Une restitution contestable
Sur une restitution injustifiée de nom propre.
Sur une épitaphe d’Hermoupolis
Suggère une influence possible de la langue et de la pensée stoïcienne sur une épitaphe d’Hermoupolis.
L’arrondissement des âges à Kom Abou Billou
Remarques sur l’arrondissement des âges dans la nécropole de Kom Abou Billou.
Les Artémis du nome Panopolite
Sur un groupe d’étiquettes de momies panopolitaines porteuses du nom grec Artémis.
Sabbataios de Teberkythis
Remarques sur la désignation d’un défunt juif par son toponyme d’origine.
Plan
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Quelques additions sur la mortalité saisonnière en Égypte gréco-romaine
1Il n’est pas aisé d’appréhender les rythmes de la mortalité saisonnière en Égypte gréco-romaine. Même à partir de 22 av. J.-C., quand la conversion des jours égyptiens en calendrier julien ne pose plus de problèmes, l’interprétation de nombreuses dates (années régnales ou vécues ?) et les conditions antiques d’enregistrement des décès demeurent soumises à des incertitudes. C’est pourquoi tout nouvel élément est signe d’intérêt, en ce domaine.
2Brent D. Shaw vient de consacrer quatre pages à ce sujet, dans un article intitulé « Seasons of Death : Aspects of Mortality in Imperial Rome », JRS 89, 1996, 121-124. Il y a transposé en graphiques (o. l. 122 fig. 14) les données épigraphiques que j’avais rassemblées sur ce thème, dans le Livre du Centenaire de l’IFAO, 1981, 281-286, auxquelles il a ajouté celles des déclarations de décès que L. Casarico a groupées, un peu plus tard, dans les Corpora Papyrorum Graecarum no 2, 1985 (ces dernières à compléter maintenant par la liste d’U. Molyviati-Toptsi, ZPE 77, 1989, 281-282). Enfin, pour comparer les courbes Boyaval et Casarico à celles de l’Égypte actuelle, Shaw a joint deux autres graphiques (o. l. 124 fig. 15-16), empruntés à l’Annuaire statistique de l’Égypte et concernant les années 1923 et 1926, retenues comme années-types (sur les raisons de ce choix, cf. o. l. 123 note 86).
* * *
3Voici quelques ajouts à cet article.
4O. l. 121 et 122, Shaw a commis deux erreurs sur ma contribution au Livre du Centenaire. Il y affirme que j’ai limité le matériel utilisé aux seules étiquettes de momies : « For the Nile Valley riverine environment there exists a detailed study by Boyaval based on mummy certificates. » Or, ma liste de références, Livre du Centenaire 283, associe étiquettes et épigraphie funéraire postaugustéenne (Sammelbuch, Recueil de G. Lefebvre) pour que toutes les données soient utilisables, sans distinction de matériau. D’autre part, Shaw s’est trompé dans la répartition arithmétique des sources : j’ai recensé 217 témoins en Basse-Égypte et 389 dans le reste du pays, Haute et Moyenne-Égypte Fayoum compris, et non « 217 cases for the ecological zone of Upper Egypt […] and 389 for the zone of Lower Egypt ».
5La fig. 14 de son article groupe trois courbes de mortalité saisonnière :
1- | Déclarations de décès = Casarico (trait continu) |
(la plupart fayoumiques) | |
2- | Basse-Égypte = Boyaval (tirets) |
(stèles) | |
3- | Haute-Égypte = Boyaval (pointillés) |
(stèles et étiquettes) |
6O. l. 123, je lis à leur sujet : « first the graphic curves produced by these data are oddly erratic in a fashion not characteristic of most known seasonal mortality distributions. Secondly, the data are mutually contradictory. »
7Les contradictions ne sont pas évidentes. Géographiquement proches, Fayoum et Basse-Égypte (courbes 1 et 2) présentent des suites de pics et de creux à peu près parallèles, même s’ils ne sont pas exactement synchrones ni d’égale intensité : janvier-février y sont des mois de forte mortalité (plus élevée au Fayoum), suivis d’un reflux en mars-mai (plus net aussi au Fayoum). Une seconde poussée de mortalité apparaît ensuite, un peu plus tôt en Basse-Égypte (juin) qu’au Fayoum (juillet-août). Un troisième pic atteint le Fayoum en octobre, la Basse-Égypte en novembre. Ainsi l’ensemble Fayoum-Basse-Égypte révèle plutôt des convergences. Ce sont peut-être les écarts chronologiques entre Fayoum et Basse-Égypte qui ont frappé Shaw, mais ceux-ci ne dépassent jamais le mois, ce qui paraît peu significatif vu le petit nombre des sources.
8Shaw insiste avec raison sur un point. Il est certain que la courbe de la Haute-Égypte (no 3) diffère complètement des deux précédentes. Elle dessine un creux pendant les mois d’hiver (septembre à février) et un pic à l’arrivée des chaleurs (mars et mois suivants). Mais, d’une part, la différence de climat est nette entre le delta, sous influence méditerranéenne, et la vallée qui est torride dès mars ; d’autre part, cette montée à la belle saison, que j’avais observée dans l’Antiquité, trouve un écho net dans les graphiques de 1923 et 1926.
9Il ne subsiste qu’une différence, en saison froide : à l’opposé des sources antiques, les hivers de 1923 et 1926 ne révèlent aucune poussée de mortalité.
La répartition des noms à Kom Abou Billou
10Les coéditeurs des archives du scribe Pétaus, U. et D. Hagedorn, L. C. et H. C. Youtie, Das Archiv des Petaus, Pap. Colon. 4, 51, 1969, ont été frappés par l’écrasante prédominance de quelques noms propres dans les villages de sa circonscription. À Kerkésoucha Orous (166 porteurs de noms), Hôros est le plus fréquent (20,4 %) devant P(h)anèsis (19,8 %). À Ptolémaïs Hormou (351 porteurs), Ischyrion représente 28,7 % des noms. À Syrôn Kômè (394 porteurs), Pathynis (23,8 %) et Paaus (19 %) dominent largement, suivis d’autres noms qui frôlent les 12 %.
11En était-il de même ailleurs ?
- 1 Pour les sources, cf. Kentron, vol. 12, fasc. 2, 1996, 65, et ZPE 114, 1996, (...)
12Le cas de Kom Abou Billou mérite d’être examiné sous cet angle, vu le nombre élevé des dénominations individuelles (497 relevées en 19991), sur un matériel entièrement fait d’épitaphes, ce qui exclut qu’un même porteur y figure plusieurs fois.
13Même si ce recensement est incomplet (des stèles de Kom Abou Billou ont fait l’objet de publications très dispersées et d’autres doivent être encore inédites dans l’antiquariat ou des collections privées), il peut avoir l’intérêt, qu’on accorde de nos jours aux sondages, d’indiquer une tendance générale.
14Celle-ci est claire : aucun nom n’y atteint des taux de représentation élevés.
15Pour éviter une liste fastidieuse, je n’ai retenu que les noms ou groupes de noms les plus fréquents
Apollos, Apollon et autres dérivés | 21 ex. | 4,2 % |
Dydimos / -mè / -mion | 17 ex. | 3,4 % |
Hèraklas / -klès / -kleia et autres dérivés | 35 ex. | 7,04 % |
Isas / Ision / Isis et autres dérivés | 10 ex. | 2 % |
Némésas / -sous / -sion et autres dérivés | 13 ex. | 2,6 % |
Thaneus / -neutis / -neutin | 11 ex. | 2,2 % |
16Kom Abou Billou fournit trois fois plus de porteurs que Kerkésoucha Orous. Mais, mis à part le groupe au nom d’Hèraklès, les noms typiques de Kom Abou Billou comme Némésas et dérivés, Thaneus et autres, sont au-dessous de 3 %.
17Le phénomène observé dans la circonscription de Pétaus n’est donc peut-être pas général.
L’Égypte gréco-romaine est-elle un bon observatoire de la démographie antique ?
- 2 ZPE 21, 1976, 217-243.
- 3 Chiron 3, 1973, Tabelle X, 415-417.
18Pour répondre à cette question, il faut pouvoir comparer les données biométriques de l’Égypte à celles des autres régions de la Romania. Presque toute la documentation funéraire nilotique en langue grecque date des premiers siècles de notre ère2. Dans son bilan de productivité en données parallèles du monde latinophone, M. Clauss3 a limité ses investigations à l’Occident contemporain, ce qui permet une comparaison instructive.
19En 1973, sur 66 localités d’Europe et d’Afrique rassemblées par Clauss, 5 dépassaient 1 000 données, Rome (9 980 témoins) dominant largement les quatre autres (1 000 à 1 600), 7 se situaient entre 1 000 et 500, 8 entre 500 et 250, une large majorité (36, soit 54,5 %) entre 250 et 100, 10 enfin à moins de 100.
- 4 ZPE 21, 1976, 223.
20En 1976, une quasi-coïncidence chronologique qui accroît l’intérêt de la comparaison, les cinq nécropoles les plus productives de l’Égypte4 fournissaient
169 | données | à Kom Abou Billou / Térénouthis |
127 | données | à Tehneh / Akôris |
79 | données | à Akhmîm / Panopolis |
63 | données | à Alexandrie |
55 | données | à Tell el-Yahoudijeh / Léontopolis. |
21Les trois dernières étaient donc au niveau des dix sites les plus pauvres d’Occident. Ce n’est pas surprenant pour Tell el-Yahoudijeh qui n’était qu’une modeste colonie juive de l’arrière-pays égyptien. En revanche, il est stupéfiant qu’Alexandrie ait produit si peu de données.
- 5 Dictionnaire de la civilisation égyptienne, J. Yoyotte (dir.), Paris, Hazan, 19 (...)
- 6 Kentron, vol. 12, fasc. 2, 65, et ZPE, 114, 1996, 115-140.
22Par l’ampleur de son urbanisation, l’Égypte émerveillait les Grecs. Villages et villes s’y comptaient « par milliers » et, en plus des trois capitales, Memphis, Héliopolis et Thèbes, « on comptait une centaine de vraies villes, centres d’administration et lieux saints d’importance nationale »5. Or, en 1976, c’étaient paradoxalement deux petits villages qui donnaient d’elle la plus abondante représentation démographique, Kom Abou Billou et Tehneh, qui avaient alors produit autant ou plus de données que Capoue, Milan, Tarquinies ou Ravenne. Les fouilles récentes n’ont rien changé. Elles ont simplement accru la productivité de Kom Abou Billou qui, maintenant, atteint 378 témoins6. C’est toujours un petit village qui offre la plus abondante représentation de l’Égypte, mais il le fait médiocrement, comparé à ses rivaux latins d’Occident : avec 388 et 359 données, Theveste et Mastar ne sont qu’aux quatorzième et quinzième rangs dans le domaine romain.
23La réponse à la question posée dans le titre est donc négative.
Fonctions et métiers à Kom Abou Billou
24Fonctions et métiers sont rares dans l’épigraphie funéraire grecque d’Égypte. Ainsi, j’en ai relevé à peine plus de 7 % en 1975, sur les étiquettes de momies (ZPE 18, 51 note 7) Ils semblent avoir été encore plus rares à Kom Abou Billou : 12 exemples sur 523 documents en 1996, soit 2,2 % (SB 699, 5829, 9996 / 877, 10162 / 538 et 546, BIFAO 78, 1978, 237 no 3, AO 48, 1980, 342 no 9 (corr. dans CdE 56, 1981, 345 no 14), 344 no 10, 345 no 11, SFKAB, 1985, 32-33 no 142, ZPE 114, 1996, no 2 et 122 no 33).
25Confirmation d’un fait souligné dans SFKAB 33, les fonctions y sont plus rares que les métiers. On ne peut alléguer ici qu’un ex-agoranome-ex-gymnasiarque (SFKAB 142) et un officier de l’armée lagide (SB 5829 = E. Bernand, Inscr. métr. 1969, 75-80 no 10).
26Parmi les métiers, plusieurs ne suscitent guère de commentaires, ce sont des apparitions isolées : un koureus (SB 10162 / 546) qui pouvait être un barbier, un tondeur de troupeaux ou les deux à la fois (Liddell-Scott-Jones s. v.), un matelot (CdE 56, 345), un orfèvre (AO 48, 345), un serrurier (ZPE 114, 116), un marchand de légumes (o. l. 122).
27En revanche, quatre métiers méritent une attention particulière qui, à ma connaissance, ne leur a pas été accordée.
28Il y a d’abord le poiètès kai epigrammatographos Hérénios de BIFAO 78, 1978, 237, qu’on peut imaginer auteur d’épitaphes métriques en mémoire des notables du secteur. Loukis (Lucius) de SB 10162 / 538 était othôniapôlès, « marchand de lin », une des matières de base de la momification et de l’inhumation (A. Bataille, Memnonia, 1952, 211-212). On peut supposer aussi une vocation funéraire à l’hydrophoros Héron (SB 9996 / 877), car « le port de l’eau », pour désaltérer les morts, était un acte important de la pratique rituelle égyptienne (Bataille o. l. 265-266 et par ex. E. Bernand o. l. 85-89 no 13). Reste l’artymatopôlès de SB 699 (LSJ s. v. « dealer in condiments »). Dans la momification intervenaient des substances telles que l’huile de cèdre, le genévrier-cade, de la myrrhe, de la canelle (nomenclature détaillée dans Bataille o. l. 209) dont certaines pouvaient être de la compétence de cette profession.
29Ces quatre métiers peuvent avoir été liés par la même finalité funéraire. Y avait-il un atelier d’embaumeurs à Kom Abou Billou ?
Une restitution contestable
30Parmi les 173 épitaphes qu’ont publiées Abd El-Hafeez, Abd El-Al, J.-Cl. Grenier et G. Wagner dans les SFKAB éd. Recherche sur les civilisations, 1985, figure un petit monument qui commémore une défunte peut-être âgée de trente ans (le lambda, pointé, est incertain). C’est le no 89 p. 24 et pl. 22.
31Les éditeurs y ont lu son nom : Taar… is
32En commentaire, ils ont ajouté qu’il faut « probablement restituer » Taarsièsis, puisque ce nom est déjà attesté « une fois » à Kom Abou Billou (SB VIII, 10162 / 550).
33S’ils ont exactement évalué la lacune en la fixant à quatre lettres, on peut tout aussi vraisemblablement proposer Taarpaèsis, puisque ce nom est également attesté une fois à Kom Abou Billou (ZPE 114, 1996, 116 no 3).
34Le « probablement » de SFKAB 24 est donc de trop et la lacune doit rester vide.
Sur une épitaphe d’Hermoupolis
35Depuis sa première édition (P. Perdrizet, Mélanges Bidez, 1934, 719-727), on a souvent republié l’épitaphe du fils d’Épimaque (bibliographie dans E. Bernand, Inscriptions métriques, 1969, no 97, 377-778). Le défunt s’y vantait d’être « un mort qui sent bon » (v. 4 euôdès nekros).
36Les commentateurs ont insisté sur son hostilité au rituel égyptien de la momification (ex. A. D. Nock, « A Greek protest against mummification », JEA 21, 1935, 75). Cette hostilité portait sur un aspect matériel très précis, les mauvaises odeurs des nécropoles après déposition des corps dans des chambres funéraires mal closes : « ce n’est pas auprès de moi que tu seras incommodé par la désagréable odeur de l’huile de cade » (trad. Bernand des vv. 2-3 et commentaires 381). Mais ils ont négligé un autre thème : son refus, quatre fois répété, de toute manifestation de deuil à son sujet :
-
v. 16 : « Ne pleure pas » (apostrophe au passant) ;
-
vv. 17-18 : « C’est précisément parce que je déteste les larmes […] que j’ai demandé de ne pas utiliser pour moi les femmes appelées pleureuses » ;
-
v. 22 : « Je lui ai prescrit [à son cousin] de ne point se lamenter du tout sur moi » ;
-
v. 28 : « Les lamentations que provoquent les morts ne me font pas plaisir. »
- 7 Pour deux raisons, inégalement développées selon les stèles : prolonger le deui (...)
37Sur les autres épitaphes métriques, les défunts acceptent l’expression physique du deuil chez leurs proches (gémissements, poitrine qu’on frappe, etc.) et les prient affectueusement d’y renoncer ensuite7.
38Témoins ces textes du volume de Bernand :
-
No 5 v. 20 (conseil du défunt à son père) : « Ne te torture pas toi-même, mais souviens-toi de l’existence » ;
-
6 v. 22 : « Ne torture plus ton âme, mon frère, à cause de mes peines » ;
-
11 v. 7 : « Dîtes à ceux qui m’aiment de mettre fin à leurs gémissements et à leur chagrin » ;
-
No 33 v. 19 : « Finis de te lamenter et de te frapper la poitrine, cesse de me pleurer, ô mon épouse » ;
-
71 vv. 13-14 : « Mère regrettée, endors ta plainte qui nourrit ta douleur et te torture en vain » ;
-
75 vv. 1, 10-11 : « Père […] abandonne ton chagrin […] détourne-toi des sanglots et exhorte ma mère à déposer son chagrin. »
39À l’opposé de cette attitude, le fils d’Épimaque a interdit, de son vivant, toute extériorisation du deuil et le rappelle brutalement aux vv. 17 et 22 (« j’ai demandé », « j’ai prescrit »).
- 8 Dans les six cas évoqués par ces anecdotes, il s’agit de la mort d’enfants, des fils, sau (...)
40Datée probablement du IIe siècle apr. J.-C. (Bernand 379 note 1), la stèle d’Hermoupolis révèle une volonté de retenue affective qui rappelle le vieil idéal masculin et civique de la Grèce classique, en vertu duquel il était indigne d’un citoyen de s’abandonner au deuil (ex. G. Hoffmann, La Jeune fille, le Pouvoir et la Mort dans l’Athènes classique, 1992, 335). Plus tard, cet idéal a encore joui d’une grande faveur dans les milieux teintés de stoïcisme. Un exemple suffit : la Consolation à Apollonios attribuée à Plutarque (éd. J. Hani, Œuvres morales II, 3-89, 1985), proche dans le temps de notre épitaphe et marquée par l’influence stoïcienne (Hani 26-31), développe le même thème au moyen d’anecdotes édifiantes sur la retenue de quelques Grecs illustres, Anaxagore, Périclès, Xénophon, Dion de Syracuse, Démosthène, Antigone Gonatas, à l’occasion de deuils cruels (118D-119D)8.
41Un mot m’amène à supposer une influence stoïcienne sur cette stèle. Le « Destin » qui a provoqué la mort de l’enfant y est désigné par le mot Heimarménè (v. 13). C’est un mot typique de cette école (Hani 30) et son extrême rareté dans les textes documentaires (Bernand 383 note 10) lui donne ici plus de poids.
42La famille d’Épimaque était d’un niveau social élevé (père ex-agoranome et propriétaire de chevaux de course, vv. 5-10). On a donc là un témoignage, précieux par son unicité et son origine géographique, de résistance hellénique à la culture indigène, et aussi peut-être de la diffusion d’un courant de pensée dans un milieu de notables locaux.
L’arrondissement des âges à Kom Abou Billou
43Dans une enquête groupant inscriptions et papyrus nilotiques, R. Duncan-Jones, « Age-rounding in Egypt », ZPE 33, 1979, 169-177, avait cru déceler une tendance à amplifier le nombre des âges terminés par le chiffre 6. Mais W. Horbury et D. Noy, Jewish Inscriptions of Graeco-Roman Egypt, 1992, 107, ont constaté qu’il n’en est rien dans la documentation juive d’Égypte et de Cyrénaïque : « there is no trace of this. »
44Il m’a semblé opportun de mener une analyse parallèle sur la nécropole de Kom Abou Billou, devenue, de loin, la plus productive d’Égypte en données biométriques, grâce aux accroissements spectaculaires de sa documentation depuis deux décennies. J’ai utilisé SB 619, 693-703, 2646 et 3944 (ZPE 21, 1976, 218 note 2), 5829, 6585, 7311, 9996 / 857-877, 10162 / 512-637, BIFAO 72, 1972, 139-149, BIFAO 78, 1978, 235-258, AO 48, 1980, 330-355, SFKAB 1985, BSAA 44, 1991, 169-200 (corr. CE 68, 1993, 229-233 et ZPE 101, 1994, 113-119), enfin, ZPE 114, 1996, 115-140. Ce n’est pas une liste exhaustive des sources (d’autres stèles de Kom Abou Billou sont encore dispersées çà et là, dans des collections privées ou en cours de publication), mais le nombre de ces témoignages (près de 400) suffit pour nous livrer des tendances fiables.
45Voici les chiffres :
6 ans | 13 ex | 36 ans | 4 ex | |
16 ans | 6 ex | 46 ans | 0 ex | |
26 ans | 4 ex | 56 ans | 2 ex |
46Dans les six premières décennies de la vie (au-delà, les effectifs sont dérisoires), les défunts déclarés à x6 ans ne sont jamais majoritaires, d’autres âges y sont mieux représentés. De 1 à 9 ans, on dénombre 13 morts à 3 ans et 17 à 4 ; de 10 à 19, on a 9, 7 et 8 morts à 14, 17 et 19 ans ; de 20 à 29, les 4 défunts de 26 ans sont largement devancés par les 13 de 25 ans ; de même, entre 30 et 39 ans, 10 défunts ont été déclarés morts à 35 pour 4 seulement à 36 ; enfin, à partir de 40, les décédés à x6 ans sont quasiment inexistants tandis que prédominent nettement les arrondissements aux multiples de 5 : 14,7, 13 et 14 respectivement à 40, 45, 50, 60 ans.
47Se confirme donc la tendance déjà manifeste il y a 20 ans (ZPE 21, 1976, 226-227) : l’arrondissement des âges se produit surtout à partir de 40 ans et aux multiples de 5. Sur deux gros dossiers épigraphiques au moins, Duncan-Jones s’est trompé.
48D’autre part, on ne peut rien tirer, sur ce sujet, des dossiers épigraphiques de Tehneh, Akhmîm et Alexandrie, vu le tout petit nombre de leurs témoignages (ZPE 21, 223).
49Faut-il voir dans des groupements fortuits comme celui-ci,
SB 10162 / 579 | 26 ans |
SB 10162 / 580 | 16 ans |
SB 10162 /581 | 6 ans |
SB 10162 /587 | 6 ans |
SB 10162 /605 | 36 ans |
l’origine de cette erreur ?
Les Artémis du nome Panopolite
50O. Masson (ZPE 66, 1986, 126-130) a réduit à néant, définitivement me semble-t-il, la vieille hypothèse de W. Schulze (Rh. Mus. 48, 1893, 254) qui voyait en Artemeis, attesté par l’épigraphie grecque d’Asie Mineure, un nom de femme indigène, concurrent du nom grec Artemis. Il a montré qu’Artémeis est simplement « un avatar orthographique » d’Artémis, dû à la confusion phonétique i / ei (o.1. 129 et notes 25-26). L’Égypte gréco-romaine fournit une abondante moisson des deux formes (Namenbuch de Preisigke 57, Onomasticon alterum de Foraboschi 54).
51Aux quatre lignes qu’O. Masson (130 et note 29) a consacrées aux témoignages égyptiens, il me paraît opportun d’ajouter quelques remarques sur l’emploi de ce nom dans le Panopolite et la possibilité d’un groupement familial.
52Les dictionnaires d’onomastique, qui ne peuvent pas dresser la liste de tous les témoignages situés d’un nom propre, masquent à son sujet une réalité intéressante : son extrême abondance dans ce terroir de Haute-Égypte. Sans faire un recensement général (peu utile à notre propos présent), on peut souligner, par exemple, qu’on n’en dénombre pas moins de 23 emplois sur les seules étiquettes de momies panopolitaines du Louvre (CRIPEL 5, 1979, 295). À côté d’Artémis-Artémeis, les plus représentés (16 ex.), on y trouve quelques Artémin-Artémein (5 ex.) et des emplois isolés d’Artémon et Artémia. Or, le Namenbuch et l’Onomasticon sont muets sur Artémin-Artémein et Artémia. Ce sont donc des noms à ajouter à l’onomastique nilotique.
53Un groupe mérite notre attention, car Artémis y apparaît dans un contexte sacerdotal, comme mère de trois défunts :
-
CEML 39 Artémis mère de Senpsansnôs la cadette qui est hiérissa, épouse d’Apollonios ;
-
CEML 908 Artémis mère de Senpsansnôs ;
-
- 9 CRIPEL 2, 1974, 179 ; 4, 1977, 231 et 242.
CEML 9549 Artémis mère d’Hatrès qui est hiéreus, épouse d’Apollonios.
54Plutôt que d’y voir plusieurs familles, il est tentant d’imaginer une seule Artémis dans une famille qui aurait exercé des fonctions sacerdotales sur deux générations au moins. En faveur d’une unique famille, on peut, en effet, invoquer l’homonymie du couple géniteur, Artémis-Apollonios, et des deux filles, Senpsansnôs.
- 10 Ce nom nous est parvenu en plusieurs variantes.
- 11 CRIPEL 2, 183.
- 12 CRIPEL 4, 226.
55Deux sacerdoces sont imprécis (hiéreus et hiérissa), mais le troisième nous informe un peu plus. Les ptérophores étaient ainsi appelés à cause des plumes de rapaces qu’ils portaient dans leurs fonctions (cf. W. Otto, Priester und Tempel I, 86, P. Tebt. II, 55, OGIS I, 96, dans l’ancienne bibliographie, et plus simplement Liddell-Scott-Jones, éd. 1968, 1547, s.v. pterophoras10 : « a name of certain sacred officers in Egypt, so called from the hawk’s wing worn on their heads »). C’étaient des insignes du culte d’Horus et, comme les Grecs ont fait d’Apollon son « équivalent » (F. Dunand et Chr. Zivie-Coche, Dieux et Hommes en Égypte, 1991, 225, 239, 265), on ne saurait s’étonner que ce ptérophore, évidemment indigène, ait eu Apollonios pour nom. En effet, il y a eu un culte d’Horus à Bompaé, village voisin de Panopolis (CEML 5311), et il y a un second ptérophore attesté dans le secteur, sur une autre étiquette panopolitaine du Louvre (CEML 89012).
56Ce culte d’Horus-Apollon à Bompaé expliquerait l’abondance des Artémis, homonymes de la sœur jumelle d’Apollon, en territoire panopolitain. Il n’est pas non plus sans rapport avec la fréquence des noms helléniques ou hellénisés qui rappellent Apollon sur les mêmes étiquettes du Louvre (index du CRIPEL 5, 294, pour les formes grecques, et 306, 322, pour les hybrides gréco-égyptiens Papolleus, Papollon, Tapollon). De plus, on ne peut exclure d’autres lieux cultuels en l’honneur d’Horus-Apollon dans des localités voisines du même nome.
Sabbataios de Teberkythis
57Ce Juif d’Égypte nous a laissé son épitaphe, rééditée en dernier lieu par W. Horbury et D. Noy, Jewish inscriptions of Graeco-Roman Egypt, 1992, 173-174, no 98. Elle provient de Léontopolis / Tell el Yahoudijeh.
58Voici leur traduction et leur commentaire du toponyme :
59[Tomb of] Sabbataios, from Teberkythis, who caused pain to none. About 40 years old. In the 20th year. Epeiph 15. The place-name Teberkythis is not otherwise attested, and it was presumably a small village. This is the only prose inscription from Tell el Yehoudieh to specify the deceased’s original home, which suggests that the Leontopolis temple did not make the town into a major burial site for Jews from elsewhere in Egypt.
60Nous ignorons tout de Teberkythis, et une éventuelle apparition de ce toponyme sur d’autres documents ne nous aiderait peut-être pas à le localiser, tant sont nombreuses les homonymies dans l’Égypte antique (ex. dans PLB 19, 1978, 250 note 187, où une Crocodilopolis pourrait être un obscur village panopolitain sans rapport avec la célèbre et populeuse métropole de l’Arsinoïte).
61De même, on ne sait rien de la taille et de la population de Léontopolis, qu’on n’a jamais pu comparer à celles d’autres sites. Seule certitude aujourd’hui, Léontopolis est un des cinq sites d’Égypte les plus productifs en épitaphes grecques (ZPE 21, 1976, 223) et le plus fécond des sites juifs de la région (Horbury-Noy no 29-104, 51-181).
62Il me semble donc vain de vouloir tirer des conclusions de la seule stèle de Sabbataios, sur la capacité de Léontopolis à accueillir des Juifs d’ailleurs. En revanche, il semble opportun de se demander pourquoi un Juif d’une autre localité a laissé son corps et son épitaphe à Léontopolis.
63On peut imaginer que Teberkythis, comme beaucoup de villages, n’ait pas possédé de nekria où enterrer ses morts. Il y avait peut-être alors un périmètre réservé aux Juifs de Téberkythis dans la nécropole de Léontopolis. À l’appui de cette hypothèse, je vois deux arguments non négligeables : autour de Léontopolis, on sait qu’il y avait d’autres petites colonies juives (L. Robert, Hell. 1, 1940, 24, a insisté sur cette dissémination) ; d’autre part, la provenance géographique des défunts inhumés hors de leur village d’origine était, ailleurs aussi, notée : les défunts inhumés à Panopolis mais originaires des petits villages circonvoisins ont été qualifiés apo Bompaé, apo Psôneôs etc. (cf. CEMG à partir du no 1669).
64Faut-il en conclure que Teberkythis était à la périphérie de Léontopolis ?
Notes
1 Pour les sources, cf. Kentron, vol. 12, fasc. 2, 1996, 65, et ZPE 114, 1996, 115-140.
2 ZPE 21, 1976, 217-243.
3 Chiron 3, 1973, Tabelle X, 415-417.
4 ZPE 21, 1976, 223.
5 Dictionnaire de la civilisation égyptienne, J. Yoyotte (dir.), Paris, Hazan, 1959, 298.
6 Kentron, vol. 12, fasc. 2, 65, et ZPE, 114, 1996, 115-140.
7 Pour deux raisons, inégalement développées selon les stèles : prolonger le deuil est inutile, puisque la mort est inévitable ; les survivants doivent d’abord songer à vivre.
8 Dans les six cas évoqués par ces anecdotes, il s’agit de la mort d’enfants, des fils, sauf pour Démosthène (« la fille unique qu’il aimait tendrement », Hani 82). Il n’est pas dénué d’intérêt de souligner que la même relation de parenté est en jeu sur la stèle d’Épimaque.
9 CRIPEL 2, 1974, 179 ; 4, 1977, 231 et 242.
10 Ce nom nous est parvenu en plusieurs variantes.
11 CRIPEL 2, 183.
12 CRIPEL 4, 226.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Bernard Boyaval, « Neuf notes égyptiennes », Kentron, 16 | 2000, 83-92.
Référence électronique
Bernard Boyaval, « Neuf notes égyptiennes », Kentron [En ligne], 16 | 2000, mis en ligne le 18 octobre 2017, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/2339 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.2339
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