Sentiment océanique chez Platon et dans le platonisme chrétien
Résumés
Essai d’interprétation, dans la perspective du « sentiment océanique » de Romain Rolland / Freud, et dans la tradition de Platon (Banquet 210 d : …πέλαγος … τοῦ καλοῦ), de Grégoire de Nazianze (Or. 38, 7 : …πέλαγος οὐσίας…). Textes aussi commentés : Basile de Césarée, Contre Eunome I, 16 ; Pseudo-Denys l’Aréopagite, Hiérarchie céleste IX, 3 ; Photius, Codex 242, § 240 (= Damascius, Vie d’Isidore, fragment 40 Zintzen) ; Thémistius, Or. 13, 177 b – 178 c.
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Romain Rolland
- 1 Première publication dans les Cahiers Romain Rolland, 17, 1967, p. 264-266. Republiée pa (...)
- 2 S. Freud, Die Zukunft einer Illusion, Leipzig-Vienne-Zurich, Internationaler Psychoanalyt (...)
- 3 S. Freud, Das Unbehagen in der Kultur, Vienne, Internationaler Psychoanalytischer Verlag (...)
- 4 Surtout R. Rolland, Essai sur la mystique et l’action de l’Inde vivante, t. I La Vie de (...)
- 5 Cf. la bibliographie de H. et M. Vermorel, Sigmund Freud…
- 6 Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, c (...)
1Dans sa lettre du 5 décembre 19271, Romain Rolland remercie Freud de l’envoi de L’Avenir d’une illusion2, mais il lui signale un fait psychologique qui lui semble, plus que le besoin de protection par quelque figure paternelle, être à l’origine psychologique du sentiment religieux, un sentiment, ou plutôt une sensation, qui lui est à lui-même familier et qu’il retrouve chez bien d’autres, et qu’il qualifie à deux reprises d’océanique, la seconde fois entre guillemets, sans doute pour marquer le sens un peu technique que prend pour lui ce mot. La chose et le mot ont assez frappé Freud pour que, bien qu’il se déclare étranger à ce sentiment, il fasse de la première partie de Malaise dans la civilisation3, publié quelque trois ans plus tard, une réponse à Romain Rolland et une tentative d’interprétation. Des ouvrages ultérieurs de Romain Rolland4 réutilisent à diverses reprises ce mot d’océanique et permettent un peu de préciser les rapprochements qu’il fait dans sa lettre avec « des âmes religieuses d’Occident, chrétiennes ou non chrétiennes » et de « grands esprits d’Asie ». Le terme est devenu assez connu pour qu’il n’ait pas seulement été utilisé dans des études portant sur Freud ou sur Romain Rolland5 ou sur les deux, mais pour qu’on puisse retrouver cette signification de l’Océan dans un Dictionnaire des symboles6.
- 7 Romain Rolland emploie d’ailleurs aussi certains de ces termes courants : voir contact, (...)
- 8 Sur la difficulté de traiter de ce type de sentiments ou de sensations avec que (...)
2Ce qui fait la particularité de ce sentiment « océanique » décrit par Romain Rolland par rapport à d’autres termes courants dans le vocabulaire religieux ou dans la description d’états mystiques particulièrement valorisés7, c’est précisément ce symbole de l’océan utilisé pour décrire « la sensation religieuse » comme « le fait simple et direct de la sensation de l’“éternel” » (qui peut très bien ne pas être éternel, mais simplement sans bornes perceptibles et comme océanique). Tel est ce symbolisme de l’Océan que je vais m’efforcer de retrouver en philologue8 dans certains textes grecs.
Océan = Pélagos
- 9 En allemand comme en français : ainsi Freud, dans sa lettre du 14 juillet 1929 à Romain R (...)
- 10 Désigné aussi comme ’Ατλαντικὸς πέλαγος.
- 11 Sur l’ensemble du symbolisme de l’élément marin dans la littérature grecque ancienne (des (...)
3Pour se conduire en philologue, il faut être attentif aux mots employés. Je dois donc faire remarquer que, si l’océan des langues modernes9 est un simple emprunt au grec ὠκεανός, ce dernier terme, employé sans qualification, désigne généralement le dieu Océan, père des fleuves, ou – ce qui revient à peu près au même – le fleuve Océan qui enferme le monde ; le mot ne répond à peu près à l’usage moderne que lorsque, qualifié par un adjectif, il devient ainsi le nom d’une réalité géographique précise, l’Océan Boréal ou l’Océan Atlantique10. Cette absence de correspondance exacte fait donc que ce serait pour l’examen, à travers plus d’un millénaire et demi de littérature grecque ancienne, de tous les textes comprenant un terme désignant ou évoquant la mer, que je devrais me promener pour retrouver éventuellement un symbolisme de l’Océan11, quand ce genre de travail ne peut se poursuivre avec rigueur que par le relevé précis, dans un corpus restreint et bien déterminé, de l’emploi en contexte de certains termes précis en nombre restreint. Je me concentrerai donc sur le commentaire de certains textes qui ont fixé mon attention, sans prétendre que ma promenade m’ait fait observer tous les textes intéressants et que l’inobservation de ma part de quoi que ce soit pouvant correspondre au sentiment océanique dans ce que j’ai parcouru d’un regard plus rapide puisse passer pour un renseignement négatif exact.
4Parmi les termes grecs désignant mer ou océan (plus qu’ὠκεανός, c’est θάλαττα, πέλαγος, πόντος – et ἃλς), il en est toutefois un, pélagos (πέλαγος), qui s’applique volontiers à la haute mer d’où l’on ne voit plus le rivage et qui s’oppose ainsi aux baies et golfes ; l’imaginaire qui l’entoure pourrait assez facilement se rapprocher de l’imaginaire du moderne océan : aussi est-ce ce terme que, dans la suite de cet article, je traduirai systématiquement par océan. Ce sont en effet dans des variations sur une expression comprenant le terme de pélagos que je vais trouver quelques textes décrivant quelque chose que l’on peut être tenté de rapprocher du sentiment océanique.
Platon, Banquet 210 d
5Le premier emploi de ce genre que je rencontre se trouve dans un passage célèbre du Banquet de Platon. Diotime, la prêtresse de Mantinée qui fut son maître, évoque pour Socrate les étapes de l’initiation érotique au beau : la bonne voie, sous un bon directeur, consiste pour l’Amant, dans sa jeunesse, à aimer un seul beau corps, puis plusieurs, puis tous ; il passe à la beauté présente dans les âmes et enfante alors des discours éducatifs, ce qui le conduit à considérer la beauté qui se présente dans les mœurs (ἐπιτηδεύματα) et dans les lois. Mais :
- 12 Banquet 210 c-d. Par les longues paraphrases « que je vais approximativement décrire » et (...)
Après les mœurs, [il faut] le conduire vers les sciences pour qu’il voie ce nouvel objet qu’est la beauté des sciences et que, fixant son regard vers ce qui est désormais la multiplicité du beau (βλέπων πρὸς πολυη ἤδη τὸ αλόν), sans plus se plaire, comme un domestique, à la beauté individuelle (παρ’ ἑνί) d’un enfant, de quelque homme fait, ou de mœurs de type unique, ainsi il ne soit plus, dans la médiocrité de l’esclavage, un faiseur de discours petits, mais que, tourné vers le multiple océan du beau et le contemplant (ἐπὶ τὸ πολὺ πέλαγος τετραμμένος τοῦ καλοῦ καὶ θεωρῶν), il enfante une multiplicité, une beauté et une magnificence de discours et de raisonnements dans une philosophie d’une générosité sans mesquinerie (ἐν φιλοσοφίᾳ ἀφθόνῳ), jusqu’à ce que, renforcé et grandi là (ἐνταῦθα), il saisisse dans sa vision une sorte de science unique que je vais approximativement décrire, celle d’un beau que je vais approximativement évoquer12.
Et la suite du texte évoque le Beau
- 13 211 b αὐτὸ καθ᾿ αὑτὸ μεθ’ αὑτοῦ μονοειδὲς ἀει ὄν.
en lui-même, par lui-même, étant avec lui-même dans la perpétuité de sa forme unique13.
- 14 Banquet 209 e-210 a.
- 15 Banquet 211 b ἐπανιών ; 211 c ἐπανιέναι, ἐπαναβασμοῖς.
6La présence, à cet endroit, du symbole de l’Océan du Beau, dans cette théorie du progrès contemplatif (et pédagogique), nous fait apparaître des traits qui peuvent faire penser au sentiment océanique : le côté religieux, que marque l’emploi de termes empruntés aux mystères au début de cette partie du discours de Diotime qui décrit les étapes de l’initiation14 ; le côté affectif, dont il n’est peut-être pas trop naïf de rappeler que la simple thématique érotique le met en évidence ; la situation de cette contemplation à une étape valorisée – car elle est située presque au sommet – dans ce chemin ou cette ascension15 qui symbolise le progrès intellectuel ou spirituel.
7Mais il faut aussi – sans même faire plus qu’évoquer les problèmes peut-être encore ouverts du côté spirituel ou intellectuel, expérimental ou théorique (et personnel ou non), de la contemplation (théôria) platonicienne – remarquer un certain nombre de traits qui éloignent ici du moderne sentiment océanique cet emploi métaphorique ou symbolique du terme océan (πέλαγος).
- 16 L. Robin, La Théorie platonicienne de l’amour, 3e éd., Paris, PUF, 19 (...)
- 17 Banquet 210 e : ἐξαίφνης.
- 18 Par référence à l’Idée du Bien de la République avec laquelle ce Beau peut s’identifier.
- 19 Pour ce qu’on peut traduire par saut ou par transcendance – et que l’on peut ra (...)
- 20 Pour employer les termes d’A.-J. Festugière, Contemplation et Vie contemplative selon Pla (...)
8D’abord la vision de l’océan du beau n’est pas l’étape suprême : Léon Robin l’a bien signalé dans l’analyse du Banquet qui figure dans son étude de 1908 sur La Théorie platonicienne de l’amour16. En effet la merveilleuse vision du Beau qui se produit subitement17, celle du Beau-en-soi, de ce qu’on peut appeler l’Idée du Beau18, ne se produit que plus tard, dans le saut transcendant19 qui termine une ascension contemplative qui est à la fois abstraction quantitative et abstraction qualitative20.
- 21 Phèdre 247 c (lieu supracéleste : ὑπερουράνιον τόπον) et 248 b (plaine de vérit (...)
- 22 Cf. l’article sub verbo du Dictionnnaire étymologique de la langue gr (...)
- 23 En dehors du discours de Socrate-Diotime, un seul emploi platonicien de pélagos peut para (...)
- 24 Non seulement il s’agit de l’océan qui engloutit l’île des Atlantes, mais aussi de l’océa (...)
- 25 Protagoras 338 a. Cf. aussi Parménide, 137 a, où la tradition directe donne πλῆ (...)
- 26 Ménon 72 a σμῆνος… ἀρετῶν.
9D’autre part, pour qui serait particulièrement sensible aux continuités de la dialectique ascendante, et voudrait identifier l’Océan du Beau du Banquet avec le lieu supracéleste ou plaine de vérité du Phèdre et situer tout cela au sommet de l’échelle des réalités en mettant aussi, dans le Phèdre, la principale rupture au moment du franchissement de la voûte céleste21, je crois qu’il faut insister sur le fait que, dans le Banquet, l’océan du beau est le multiple océan (πόλυ). Cet imaginaire de la haute mer ou de l’océan (πέλαγος) comme multiplicité, d’ailleurs normal dans les textes grecs22, est confirmé chez Platon par la quasi-totalité des onze autres emplois de pélagos qu’y signale l’index de Brandwood : jamais aucun, sauf une exception douteuse23, n’est positivement valorisé ; quand il ne s’agit pas d’un terme géographique (l’océan Atlantique), ou de la haute mer qui engloutit et détruit24, le mot pélagos peut se substituer au mot plèthos (‘foule’) pour désigner une abondance de paroles qui court grand risque d’être sophistique et de mener à la noyade25. L’« océan du beau » que l’on trouve dans le Banquet, avant que l’on passe à l’idée du Beau, serait-il alors si différent de l’« essaim de vertus »26 que Ménon propose à Socrate quand ce dernier recherche l’unique idée de Vertu ?
- 27 Aristote, Premiers analytiques, 68 b, 27-29.
10En somme, si nous sommes platoniciens à la manière d’Aristote et non à celle du platonisme tardif, nous pourrions, en forçant un peu, interpréter le passage subit de l’océan du beau à l’unicité du Beau-en-soi de façon essentiellement logique, comme la décision de complétude qui permet l’induction conceptualisante chez Aristote27.
De Platon au IVe siècle après J.-C. : quelques absences
11Je viens d’évoquer le platonisme tardif. Tardif à quel point ? il me faut noter que l’océan du beau du Banquet ne paraît avoir été évoqué ou rappelé en un sens mystique qui permettrait de le rapprocher du sentiment océanique ni dans le médio-platonisme, ni dans le premier néo-platonisme, celui de Plotin.
Alcinoos
- 28 Datant du Ier siècle apr. J.-C. ou de plus tard.
- 29 Depuis la publication de Freudenthal de 1879 jusqu’à une date toute récente, le nom d’A (...)
- 30 Cf. Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon, chapitre V, p. 9 Whitta (...)
- 31 Ibid., chapitre X. Pour cette troisième noésis, p. 24-25 Whitakker-Louis H (...)
- 32 ἐπὶ τὸ πολὺ πέλαγος τοῦ καλοὺ ἵνα… εὕρωμεν λοιπὸν τὸ αὐτὸ τοῦτο καλόν. H 15 (...)
- 33 ἐπὶ τὸ πολὺ πέλαγος τοῦ καλοῦ, μεθ’ ὃ αὐτὸ τὸ ἀγαθὸν νοεῖ καὶ τὸ πρῶτον ἐρα (...)
12Chez Alcinoos28, qui fut pendant longtemps29 connu sous le nom restitué d’Albinos, l’océan du beau du Banquet est évoqué à deux reprises, la première fois comme exemple de l’analyse qui remonte du sensible aux premiers intelligibles30, la seconde comme exemple de la troisième voie, la voie d’éminence, qui permet de se faire une conception de ce principe quasi ineffable qu’est le « premier dieu », « le dieu père et cause de tout » (les deux autres principes sont la matière et le paradigme)31 : dans les deux cas, Alcinoos marque que cet océan se situe à l’étape qui précède, soit la découverte du Beau-en-soi32, soit la conception du Bien-en-soi, premier aimable et désirable33.
Atticus, Numénius
- 34 Atticus, Fragments, E. des Places (éd.), Paris, Les Belles Lettres-CUF, 1977.
- 35 Numénius, Fragments, E. des Places (éd.), Paris, Les Belles Lettres-CUF, 1973.
- 36 Ibid., fragment 18. E. des Places se demande (note 4 ad locum) s’il n’y aurait pas là u (...)
13Rien chez Atticus34. Chez Numénius35, aucune allusion à l’océan du beau du Banquet et aucun symbolisme qui valorise l’océan ; ce que l’on peut trouver chez lui c’est une mer (θάλαττα) qui symbolise la matière et sur laquelle le démiurge gouverne en pilote le navire du monde36.
Plotin
- 37 Lexicon Plotinianum, J.H. Sleeman et G. Pollet (éd.), Louvain, Presses universitaires d (...)
- 38 R. Ferwerda, La Signification des images et des métaphores dans la pensée de Plotin, Gr (...)
- 39 Ibid., p. 115-117. Cf. J. Trouillard, La Purification plotinienne, Paris, P (...)
- 40 J. Trouillard, La Purification plotinienne, p. 101. Cf. J.-M. Rist, Eros and (...)
- 41 Plotin, Enn. III, 5, et 6, § 14.
- 42 Négligence volontaire et interprétation, et non erreur factuelle : dans les quelques pa (...)
- 43 Ibid., t. II, p. 244 dans l’édition de 1930, p. 332 dans celle de 1977.
14Chez Plotin, on ne trouve pas de citation de l’expression du Banquet parlant d’« océan du beau » ; d’ailleurs le terme même de pélagos ne figure pas dans le Lexicon Plotinianum37. Le chapitre de Ferwerda38 où se trouvent toutes les références plotiniennes à l’élément liquide (eau ou rivière, mais surtout source) ne fait pas apparaître l’océan. Inversement, quand Plotin décrit l’extase, il utilise l’imaginaire du contact39 ou de l’amour40. On peut encore noter que, lorsqu’il s’intéresse au discours de Diotime dans le Banquet41, Plotin commente le mythe de la naissance d’Eros, non l’océan du beau. Romain Rolland néglige42 l’absence de ce symbole de l’océan chez Plotin, lorsqu’il fait de lui l’un des occidentaux qui se sont plongés « dans l’océan de l’Un sans rivages et sans fond »43.
Grégoire de Nazianze, Or. 38, 7
- 44 Je viens de résumer les § 4 à 6 de l’Or. 38 (Sur la Théophanie).
- 45 Or. 38 (Sur la Théophanie), 6-15 = Or. 45 (Sur Pâques), 2-10 + 26-27. (...)
15Le premier texte qui puisse vraiment, en reprenant et modifiant l’expression du Banquet, évoquer le sentiment océanique est un texte chrétien, un passage du discours de Grégoire de Nazianze Sur la Théophanie. Au début de ce discours sur l’apparition de Dieu sur la terre par la naissance de son Christ (Théophanie), à l’occasion de cette fête de Noël, comme d’ailleurs généralement au début de ses discours festifs, Grégoire de Nazianze oppose cette fête du logos aux helléniques fêtes de la chair ; à l’auditoire qui doit répondre intérieurement à l’ordre de purification qu’il lui donne, le maître présente une nourriture spirituelle riche à l’extrême et concentrée à l’extrême44 ; c’est en effet un résumé global de ce qui fait, selon l’auteur, l’enseignement chrétien, que Grégoire de Nazianze offre là, résumé assez typique pour qu’il puisse, accompagné de développements concernant plus spécialement la Pâque, être textuellement inséré dans le discours ultérieur du Nazianzène Sur Pâques45. L’enseignement commence par présenter Dieu en lui-même, et, passant par la Création et la Chute, en vient à cette nouvelle création qu’est le séjour de Dieu sur terre. C’est dans la partie initiale, celle qui concerne Dieu en lui-même, que figure la reprise, adaptée au nouvel enseignement, de l’expression du Banquet :
- 46 ὑπερεκπίπτων ou ὑπερεκπίπτον selon les manuscrits, indépendamment des familles possibles (...)
- 47 νῷ μόνῳ σκιαγραφούμενος. Je traduis en somme deux fois σκια– contenu dans σκιαγραφούμενος (...)
- 48 Ici encore, dans ma traduction du génitif absolu passif et sans complément d’agent exprim (...)
- 49 εἰς ἕν τι τῆς ἀληθείας ἴνδαλμα.
- 50 τὸ ἡγεμονικόν, terme d’origine stoïcienne assimilé à l’intellect (νοῦς) par le platonisme (...)
- 51 ὁ λόγος : à la fois « mon discours », « l’Écriture » et « le Verbe ». L’expression que Gr (...)
- 52 Grégoire de Nazianze, Or. 38, 7 (319 B-C) : je traduis les lignes 1-22 du § (C. Moreschin (...)
Dieu, dit le Nazianzène, toujours était, est et sera ; ou plutôt « il est » toujours – car « il était » et « il sera » sont des coupures faites dans un temps qui est le nôtre, des coupures dans l’écoulement de la nature et de son flux – mais « celui qui est (ὁ ὢν) » toujours, c’est là précisément le nom qu’il se donne lui-même à lui-même dans l’oracle qu’il rend à Moïse sur la Montagne. Car rassemblant en lui-même la totalité de l’être (ὅλον… τὸ εἶναι), il le possède sans commencement passé et sans terme futur comme une sorte d’océan d’existence dépourvu de limite et de définition (οἷόν τι πέλαγος οὐσίας ἄπειρον καὶ ἀόριστον) recouvrant dans sa chute débordante46 toute idée (ἔννοια) et de temps et de nature, lui dont seul l’intellect présente l’esquisse en un théâtre d’ombres47 et, qui plus est, d’une façon trop obscure et médiocre, dans le rassemblement tantôt de l’une et tantôt de l’autre des perceptions ou fantasmes48 qui proviennent non de ce qui est en Dieu lui-même, mais de ce qui lui est périphérique, rassemblement qui aboutit à une sorte d’unité hallucinatoire traduisant la réalité49, en une vision qui fuit avant qu’on s’en empare et s’échappe avant que l’intellect la saisisse, mais qui illumine tout autour de nous la partie dirigeante de notre âme50 – plus précisément chez ceux d’entre nous qui sont purifiés – juste à la vitesse dont l’éclair qui ne dure pas frappe les yeux. À mon avis, c’est pour attirer à soi par son caractère saisissable – car ce qui est parfaitement insaisissable est sans espoir et fait renoncer à l’entreprise – mais pour être objet d’émerveillement par son caractère insaisissable et, objet d’émerveillement, être d’autant plus objet de désir, comme objet de désir, sujet qui purifie, comme sujet qui purifie, auteur efficace d’une transformation déïforme, et pour que, une fois que nous sommes ainsi formés, dans une communion désormais familiale – servons-nous de l’expression d’une audace juvénile dont use l’Écriture51 – Dieu ne fasse plus qu’un avec des dieux qui le connaissent, et le connaissent peut-être autant qu’il connaît désormais ceux qui sont connus de lui52.
- 53 ἄπειρον que j’ai traduit plus haut par « dépourvu de limites ».
- 54 Fin du § 7 et § 8.
Et, avant de passer aux chapitres suivants de son programme d’enseignement, le Nazianzène résume immédiatement en deux mots ce développement : « Le divin est donc infini53 et difficile à contempler », tout en insistant sur le fait que cette infinité divine n’empêche ni la simplicité de Dieu, ni son caractère trinitaire54.
- 55 Grégoire le Théologien (= Grégoire de Nazianze), le seul à mériter cette épithète avec Je (...)
- 56 Tout le début du § 7 (jusqu’à, dans ma traduction, « … juste à la vitesse dont l’éclair (...)
16Ces développements du Théologien55 furent célèbres dans l’Église d’Orient au moins à partir du VIIe ou du VIIIe siècle : le passage sur lequel j’ai plus spécialement attiré l’attention et qui reprend en le modifiant le platonicien Océan du Beau est cité dans la Doctrina Patrum et par Jean Damascène56.
- 57 Note ad locum dans l’édition Moreschini / Gallay.
- 58 Cf. R. Gottwald, De Gregorio Nazianzeno Platonico, Breslau, 1906 ; J. Dräseke, « Neuplato (...)
- 59 Cf. encore le premier vers du poème de Définitions grossières (ou denses : παχυ (...)
- 60 Référence assez claire au Bien qui est ἐπέκεινα τῆς οὐσίας dans Platon, République, 509 b
- 61 Grégoire de Nazianze, Or. 6, 12, l. 16-20, M.-A. Calvet-Sebasti (éd.), Paris, Cerf (Sourc (...)
- 62 Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, Livre XI, chapitres 9, 10 et 11 (G. Favrelle (...)
- 63 Basile, Contre Eunome I, 16 οἷον εἴς τι πέλαγος ἀχανὲς ἐπὶ τὸ ἄπειρον τῆς τοῦ Θεοῦ ζωῆς (...)
- 64 L’océan des tempêtes, l’océan qui engloutit, l’océan où se précipite le troupeau de porcs (...)
- 65 Or. 21, 28 (1116 a) : ᾧ φανῆναι τὸ πλῆθος ἄπειρον καὶ οἷόν τι πέλαγος οὐχ ὁρίζον τοῖς ὀφθ (...)
- 66 Carm. I, i, 1, v. 1-2 (sans le mot pélagos). Pour le souvenir du Phèdre au v. 2, (...)
17Que l’océan d’existence de Grégoire de Nazianze soit bien un souvenir de l’océan du beau du Banquet, rapprochement qu’a signalé Paul Gallay57, me paraît extrêmement probable. La structure grammaticale identique des deux expressions, océan du beau (πέλαγος… τοῦ καλοῦ) chez Platon d’un côté, et, de l’autre, chez quelqu’un dont on connaît le platonisme ou le néo-platonisme58, océan d’existence (ou d’être, ou d’essence) (πέλαγος οὐσίας), quand, de plus, ce dernier utilise ailleurs dans une même phrase, comme expressions équivalemment admises pour désigner Dieu, « le plus beau (κάλλιστον) et le plus élevé des étants (des ὄντων) »59, « au dessus de l’existence (ou être ou essence) (ὑπὲρ τὴν οὐσίαν) »60, renfermant en lui « la totalité de l’être (ὅλον τὸ εἶναι) »61, cela conduit à penser que l’expression de Grégoire de Nazianze est une variation sur celle de Platon. La chose est d’autant plus vraisemblable que, parmi les rapprochements faits par Eusèbe de Césarée entre Platon (et les platoniciens) d’un côté, et Moïse d’autre part, pour décrire Dieu comme celui qui révèle son nom par les termes « celui qui est » – qui est en une éternité qui s’oppose au temps –, Grégoire de Nazianze semble s’attacher ici tout spécialement aux expressions qui viennent de Platon62. Même si l’apparition de l’image de l’Océan (pélagos) ne provient pas d’Eusèbe mais sans doute d’un autre utilisateur du thème de l’opposition du temps et de l’éternité, Basile63, chez qui cet océan désigne l’extension sans limite temporelle du côté des âges passés, extension qui caractérise la vie de Dieu comme vie sans origine, la transformation chez Grégoire de Nazianze d’un simple « océan » en un « océan d’être » me semble manifester le même mouvement vers Platon – un Platon interprété. Car le peu de présence valorisée du terme de pélagos dans l’œuvre de Grégoire de Nazianze confirme aussi le jeu probable d’influences justifiant la présence ici chez lui de cet océan qui désigne Dieu : sur les quelque vingt-cinq occurrences du mot qui figurent dans la concordance réalisée par Justin Mossay, la plupart sont affectivement neutres ou peut-être affectées d’une valeur négative64 ; un seul autre cas marque l’introduction d’une valorisation positive dans un symbole qui demeure celui d’une multiplicité indéfinie – celle de la foule qui accueille un personnage illustre tel qu’Athanase lors d’une joyeuse entrée65. N’allons pas pourtant jusqu’à penser que le symbolisme divin de l’océan – issu d’une interprétation du Banquet – soit chose totalement isolée chez le Nazianzène et une sorte de cas aberrant : au début aussi du premier poème des Arcana, pour évoquer Dieu et la théologie66, il se souvient encore, sans le mot, de l’« océan » du Banquet.
18Le symbole de l’océan présent dans le Banquet n’en subit pas moins dans le discours Sur la Théophanie un certain nombre de modifications très nettes :
-
L’Océan est devenu un symbole divin, non plus un symbole employé comme simple évocation d’une étape proche du sommet de l’ascension, mais une façon imagée de désigner le Suprême.
-
L’Être désigné là est à la fois infini et simple ; cet Océan n’a plus, en soi, rien à voir avec le flux d’une multiplicité se dispersant à l’infini dans le temps et la nature (la matière ? La génération ?) ; il s’agit d’un infini de l’Être qui est celui de l’Éternel et ne s’oppose en rien à l’un.
-
Mais cette infinité de l’Être-Un demeure une indéfinité ; l’être sans détermination qui est le nom propre révélé par Dieu au Sinaï est aussi celui qu’on ne peut comprendre ou prendre ; cet Océan est ce qu’on ne peut saisir même si l’on poursuit (à l’infini ?) cette tentative dans l’audacieuse recherche de l’unification divinisatrice.
- 67 Cf C. Moreschini dans son article « Il platonismo… » (cité supra note 58), p. 1 (...)
- 68 On pourrait aussi noter quelques différences : (a) Comme pour toute comparaison entre l’« (...)
19Claudio Moreschini67 a ainsi pu dire que le Dieu que présente Grégoire de Nazianze dans ce passage offre à la fois les caractères de la première et de la seconde hypostase de Plotin, étant en même temps l’Un (qui n’est pas) et l’Intellect (qui est). Et cette valorisation extrême du symbole comme traduisant l’Infini éternel en rapproche l’usage de cette sensation de l’éternel ou sentiment océanique dont parle Romain Rolland68.
- 69 Or. 28, 2-3 (Pat. gr. 36, 28 a-29 b ; P. Gallay (éd.), Paris, Cerf (Sources chrétiennes n(...)
- 70 ἀνιόντι… μοι : § 2 init.
- 71 Or. 28, 3 ἔτρεχον… ὡς θεὸν καταληψόμενος / / I Cor. 9, 24 …τὸ βραβεῖον, …τρέχετε ἵνα καταλάβητε.
- 72 On voit là déjà, mais non thématisés, les thèmes qui seront ceux de la théologie mystique (...)
- 73 § 2 in fine τοῖς ὀλίγοις καὶ ἄνω φθάνουσιν.
- 74 Un peu plus loin dans le § 3, Grégoire évoque Paul enlevé jusqu’au troisième ciel et qui (...)
- 75 § 3 init. ὦ φίλοι καὶ μύσται καὶ τῆς ἀληθείας συνερασταί.
- 76 Ou, chez W. James, L’Expérience religieuse, p. 296 : théopathique.
- 77 Or. 2, 6 et surtout 7 (Patr. gr. 35, 413 a-416 b : J. Bernardi (éd.), Paris, Ce (...)
- 78 Or. 2, 7, lignes 12-13 (416 a) εἴ τις ὑμῶν τούτῳ τῷ ἔρωτι κάτοχος, οἶδεν ὃ λέγω.
20Mais le nouveau sens symbolique que donne Grégoire de Nazianze à l’océan dont a parlé Platon est-il simple figure, ou symbole ressenti correspondant à une sensation ? Le texte que j’ai traduit plus haut est un enseignement théologique qui se veut objectif – et non une confession personnelle ; tout au plus débouche-t-il sur une théorie de la spiritualité – elle aussi sans référence à la première personne. Nous trouvons pourtant de telles références ailleurs. Quand, dans un autre développement théologique69, Grégoire suit au plus près Moïse à la Montagne – cette fois pour recevoir les tables de la Loi et non la révélation du Buisson ardent – c’est moi, dit-il, qui monte70 ; nous rencontrons ensuite toute une série de verbes à la première personne qui commencent par évoquer l’étonnement qui est le sien devant cette expérience (« qu’est-ce que j’ai éprouvé là ? Τί τοῦτο ἔπαθον… », dit-il au début du paragraphe suivant), avant qu’ils décrivent sa course pour saisir le prix ou Dieu – image chère à Paul71 – et la façon dont son expérience est celle de Moïse conduisant le peuple à travers le désert dans ses montées au Sinaï (ascension sur la Montagne ; pénétration de la nuée ; regard jeté sur Dieu vu de dos)72 ; mais le « je » est encore là typique du petit groupe73 des théologiens, dont les modèles sont Moïse et Paul74, et dont Grégoire fait simplement partie avec les « amis, initiés et compagnons dans l’amour de la réalité »75 auxquels il s’adresse : doctrine spirituelle encore, qui ne suppose pas obligatoirement l’expérience de ce que les doctrinaires ultérieurs de la mystique ont appelé l’état théopaschite76, mais dont il me paraîtrait imprudent d’affirmer qu’elle décrit simplement en un vocabulaire métaphorique et mystérique une méthode de contemplation et de théologie intellectuelle. Encore plus net en ce sens est un texte de Grégoire de Nazianze d’origine plus ancienne77 : dans ce morceau est décrit non point seulement l’amour du Beau et de la retraite, mais une conception de la contemplation où celle-ci, par la clôture des sens, concentre le contemplatif dans la seule conversation avec lui-même et avec Dieu et en fait, dans son ascension spirituelle, un miroir de plus en plus lumineux s’assimilant à la lumière divine ; cette description de la contemplation est immédiatement commentée par Grégoire en une phrase qui précise que c’est celui qui est « saisi » de la même façon qui « sait ce que je veux dire »78 ; devant cette affirmation d’une expérience proprement indicible, il me semble difficile de refuser que Grégoire de Nazianze, lorsqu’il décrit, même un peu abstraitement, les progrès de la vie spirituelle, ne pense pas aussi à des événements de sa sensibilité religieuse.
21Aussi admettrai-je que la formule du discours Sur la Théophanie parlant de « l’Océan de l’Être » est à la fois le souvenir réinterprété d’une expérience, et le souvenir d’une formule de Platon dans le Banquet, réinterprétée.
Après Grégoire de Nazianze : deux textes sur l’océan du divin
- 79 Quelques années auparavant, Basile emploie déjà la comparaison de l’océan pour (...)
22L’Océan de l’Être de Grégoire de Nazianze est, sinon une origine79, du moins une marque qui signale un passage vers la sensation océanique de l’Éternel. Après Grégoire de Nazianze, on trouve désormais dans le platonisme des textes sur l’océan du divin. J’en connais deux, dont le premier peut avoir quelques chances d’être en quelque rapport avec le Nazianzène.
Le pseudo-Denys
- 80 Pour ce platonicien chrétien inconnu, qui prit comme nom de plume celui du converti de (...)
23Ce premier texte est du pseudo-Denys l’Aréopagite80 :
- 81 Pseudo-Denys l’Aréopagite, Hiérarchie céleste IX, 3 (260 d-261 a), trad. fr. M. de Gand (...)
Nous aussi nous avons levé la tête vers l’océan infini et sans envie de la lumière théarchique (τὸ… τοῦ θεαρχικοῦ φωτὸς ἄπειρον καὶ ἄφθονον πέλαγος), largement ouvert à tous pour qu’ils aient part à ses dons81.
- 82 M. Nasta, Thesaurus Pseudo-Dionysii Areopagitae, CEDETOC, Université catholique de Louv (...)
- 83 Ainsi, Noms divins II, 7, in Œuvres de saint Denys l’Aréopagite, trad. fr. G. Darboy, P (...)
24Platonisme, mystique de la lumière, caractère nettement positif de l’infini (divin et sans envie), on peut trouver des analogies avec la spiritualité de Grégoire de Nazianze. Notons encore que, si l’on se fie à la concordance du pseudo-Denys établie par Mihai Nasta82, ce passage est le seul où l’Aréopagite emploie le terme d’océan (πέλαγος). Quand le symbolisme divin de l’océan aura été adopté par la phraséologie religieuse occidentale, la traduction Darboy (1845) pourra encore ajouter au texte du pseudo-Denys plus d’océan83 ; mais la réception du pseudo-Denys en Occident, et la façon dont elle peut être liée à la tradition spirituelle du Moyen Âge latin et au symbolisme de l’Océan sont choses totalement étrangères à mes compétences.
Damascius
25Du second texte platonicien postérieur à Grégoire de Nazianze que je connaisse et qui évoque l’océan du divin, il serait paradoxal de penser qu’il a été influencé par le Nazianzène, puisque c’est un passage écrit par l’un des derniers païens. Photius rapporte dans un de ses extraits de la Vie du philosophe Isidore, dont l’auteur est Damascius, que
- 84 Photius, Codex 242, § 240. J’ai reproduit la traduction de R. Henry : Photius, Biblioth (...)
L’âme elle-même, dans les prières sacrées, face à tout l’océan du divin (πρὸς ὅλον τὸ θεῖον πέλαγος), commence, disait-il [Isidore], par se séparer du corps pour se concentrer sur elle-même, ensuite elle sort de son propre comportement (ἠθῶν) et s’écarte des pensées rationnelles (λογικῶν) pour celles qui sont du même monde que l’esprit (τῷ νῷ συγγενεῖς) et, en troisième lieu, elle est possédée par le divin et se transporte en une sérénité insolite (ἀήθη τινὰ γαλήνην) qui est divine et non humaine84.
- 85 Première étape de concentration purificatrice par séparation du corps qui conduit au ni (...)
26L’« océan », conforté par la sérénité ou plutôt « le calme de la mer (γαλήνη) », évoqué à la fin de ce fragment, n’a pas dû être introduit par l’excerpteur Photius mais il doit remonter à Damascius ou à Isidore. Plus encore que chez le pseudo-Denys, l’océan divin n’est pas très visiblement lié au souvenir de l’océan du beau du Banquet. Comme chez Grégoire de Nazianze, il est rencontré au sommet de la vie spirituelle mais cela est présenté au sommet d’un schéma tripartite des étapes de la prière typiquement néo-platonicien85. Ces ressemblances comme ces différences autorisent à revenir en arrière et à chercher, en dehors même de la tradition chrétienne et avant la fin du IVe siècle après J.-C., des facteurs qui ont pu faciliter une transformation du symbolisme de l’océan et du rôle de ce symbolisme dans la sensibilité religieuse – cette transformation que marque pour nous la lecture nazianzénienne de l’océan platonicien du beau.
Facteurs facilitant le passage au symbole de l’océan divin
ἄπειρον de l’indéfini à l’infini
- 86 Pour me justifier de passer du symbolisme de l’océan à ces notions (...)
- 87 Les rapports étroits entre l’infini, l’éternel et la religion (ou Dieu) sont présupposé (...)
27Un premier facteur est quelque chose de bien connu, l’idée selon laquelle, dans la philosophie liée à l’Écriture86 qui s’est développée dans le christianisme occidental, l’infini est désormais divin et infini en acte ; ceci est lié à des conceptions de Dieu comme acte d’être, et de l’Éternel (Dieu) comme d’une éternité qui n’est pas une sempiternité étendant le temps mais qu’on pourrait plutôt rapprocher de l’instant. Peu m’importe ici l’origine exacte et la date d’apparition de ces notions87 qui, de toute façon, ne sont pas thématisées dans le passage qui m’intéresse du discours de Grégoire de Nazianze Sur la Théophanie mais y transparaissent déjà.
Grégoire de Nazianze, Or. 38, 7 et 8
- 88 Allusion probable à l’interprétation de la réponse à Moïse comme refus de (...)
- 89 Or. 38, 7, l. 3 : conflation probable d’Exode 3, 14 SPT (ὁ ὤν), et de (...)
- 90 Ibid., § 8, l. 8 et10.
- 91 Terme rencontré quatre fois dans ces deux § 7 et 8 ; et de plus une fois le nom abstr (...)
- 92 οὐκ ἔχων ὅποι στῇ καὶ ἀπερεί σηται : ibid., § 8, avec jeu (...)
28L’océan divin y est à la fois le nom (« l’étant », au participe, de la Septante) révélé à Moïse, un être dépourvu de définition88, l’ensemble de l’être (à l’infinitif) et un océan d’ousia – ce qui m’a conduit à traduire d’abord et de préférence ce substantif par « existence » ; il ne répond à aucune détermination temporelle, mais ce fait d’être « toujours » (ὁ ὢν ἀεί89), cette éternité (αἰών90), est encore chose analogue à l’extension (διάστημα) qui est celle du temps ; aussi l’infini (ἄπειρον91) de Dieu est-il à la fois le rassemblement de tout l’être dans la simplicité de Dieu (§ 7), et, à vue humaine, l’incapacité de découvrir une limite où faire reposer sa pensée92 dans les conceptions et les images concernant Dieu. Selon le point de vue adopté, l’apeiron correspond à l’indéfini ou infini en puissance, ou à l’infini en acte.
Plotin, Basile
29Aussi, sans rechercher à ce glissement de sens une première origine, je me contenterai d’évoquer deux textes où l’apeiron, sans être l’infini en acte, est déjà un infini divin.
- 93 Plotin, Enn. IV, traité 3 (« Difficultés relatives à l’âme, I »).
- 94 Vie de Plotin § 5.
- 95 Plotin, Enn. IV, 3, § 8, l. 35-38. Cf. (plus encore ? Mais dans un développement (...)
30Le premier texte est de Plotin, et figure dans un traité93 qui, selon Porphyre94, fut écrit pendant que ce dernier était à Rome à l’école de Plotin, c’est-à-dire entre 263 et 268, plus de cent ans avant le discours de Grégoire Sur la Théophanie. Plotin rencontre, à propos de l’Âme, ce paradoxe d’un infini qui est stable ; s’il utilise, pour résoudre l’objection, la notion classique d’infinité en puissance, il présente aussi comme une évidence, qui peut faire admettre cette infinité de l’Âme, l’affirmation que Dieu (ὁ θεός) n’est pas soumis à la limite (οὐ πεπερασμένος)95.
- 96 Cf. supra et note 63.
31Le second texte est de Basile de Césarée, composé quelques années avant que Grégoire de Nazianze prononce son discours Sur la Théophanie ; nous l’avons déjà rencontré comme source partielle des paragraphes étudiés du discours de Grégoire96 ; le voici :
- 97 Basile, Contre Eunome, I, 16, l. 7-12, B. Sesboüé, G.-M. de Durand, G. Doutreleau (éd (...)
Lorsque, remontant dans nos raisonnements vers le haut des siècles (αἰώνων), et, comme dans la béance d’un océan nous plongeant dans l’infini de la vie de Dieu (οἷον εἴς τι πέλαγος ἀχανὲς ἐπὶ τὸ ἄπειρον τῆς τοῦ θεοῦ ζωῆς διακύπτοντες) ne pouvant saisir aucun commencement dont elle tire sa génération, mais formant l’idée que la vie de Dieu est à chaque fois extérieure et supérieure à l’idée formée, ce caractère sans commencement de sa vie, nous l’avons appelé ingénération97.
- 98 Plutarque, Vie de Cicéron, 6 : la réputation de Cicéron a disparu dans la Ville καθάπ (...)
- 99 Si αἰών était au singulier, l’infini un infini de complétude et Dieu l’Intellect au-d (...)
Négligeons l’occasion (la polémique contre Eunome, qui voit dans l’ingénération la définition même de l’être de Dieu, quand Basile voit dans le mot la signification d’absence de commencement). Négligeons encore la façon dont Basile utilise la comparaison classique avec l’océan, pourvu d’ailleurs aussi d’une épithète classique98, pour désigner une multiplicité ou une étendue telles qu’on ne peut en atteindre le terme. On voit que l’infini (apeiron) est aussi ici un infini en puissance, mais un infini appliqué à une réalité divine, la vie de Dieu99. Dans cette antiquité tardive des IIIe et IVe siècles, le glissement de sens du mot apeiron est en train de s’opérer.
Le mélange total stoïcien et son adaptation néo-platonicienne
32Un second facteur qui a pu faciliter l’apparition du symbolisme divin de l’océan qui deviendra courant, c’est l’usage et la réinterprétation idéaliste, dans le néo-platonisme, de l’émanatisme matérialiste stoïcien ; ainsi le mélange total (κρᾶσις δι῾ ὅλου) stoïcien, qui est celui des liquides ou des souffles (pneumata), trouve-t-il sa vérité néo-platonicienne dans la procession et la purification.
- 100 SVF 479 (= Diogène Laerce VII, 151) et 480 (= Plutarque, Comm. not., 37, 1078 e) : (...)
33Sans doute, cet émanatisme transformé justifie-t-il surtout l’usage du symbolisme liquide de la source et du déversement. Mais il est un exemple typique et célèbre de mélange total dans le stoïcisme, celui de la goutte de vin qui, tombée dans la mer ou l’océan (comme versée dans l’eau d’un cratère), s’y étend tout entière100.
- 101 Plotin, Enn. IV, 3, § 9, l. 36-48.
34Or c’est aussi une image analogue, qui concerne également la mer, dont use Plotin, dans le même traité où nous l’avons vu rencontrer le paradoxe de la stable infinité de l’âme, pour faire saisir la façon dont le corps est dans l’Âme : l’univers animé est dans l’Âme comme un filet jeté à la mer et qui s’étend autant qu’il peut dans une mer qui toujours le dépasse101. Ainsi la mer (ou l’océan) devient-elle le symbole d’une réalité spirituelle infinie, la troisième hypostase plotinienne il est vrai, l’Âme, mais un esprit qui n’est plus un souffle matériel.
Le milieu culturel de la seconde sophistique
35Un troisième facteur qui a pu faciliter l’expérience de l’océan comme infini en acte où l’on se perd et où l’on se fond, mais d’une fusion bonne et « religieuse » – pour employer les guillemets de Romain Rolland – ou faciliter l’emploi de ce symbole océanique afin de verbaliser une sensation difficilement exprimable, c’est la tradition culturelle de la renaissance hellénique sous l’Empire, puis de la seconde sophistique ; la littérature du temps est volontiers marquée par la reprise d’images irrationnellement fondues et reposant sur des allusions à des passages célèbres d’œuvres littéraires du passé, images et passages dont le sens est au besoin gauchi par ce que l’on appellera plus tard, s’agissant de l’Écriture, l’exégèse accommodatrice, de telles allusions jouant aussi et surtout le rôle de clins d’œil sociaux entre hommes cultivés, et de citations ennoblissantes. Une telle attitude à l’égard d’un univers culturel qui comprend Platon comme Homère ne répond sans doute plus à notre goût, depuis qu’en France la Renaissance baroque a laissé place à ce que nous appelons le classicisme ; mais elle triomphe dans la littérature grecque de l’époque, en particulier dans l’éloquence d’apparat. Aussi n’est-il pas inutile de voir ce qu’est l’océan pour Thémistius.
Thémistius
- 102 A. Garzya, In Themistii orationes index auctus, Naples, Bibliopolis, 1989 (= Hellenic (...)
- 103 Gilbert Dagron a étudié autrefois son idéal politique dans son ouvrage L’Empire romai (...)
36À en croire l’index de Garzya102, on rencontre en effet l’océan (πέλαγος) dans trois des discours épidictiques et politiques de cet homme, philosophe héréditaire en tant que fils de philosophe, mais aussi philosophe technicien (nous possédons encore de ses commentaires d’Aristote), et en même temps orateur et conseiller influent des empereurs, muni de fonctions officielles103, mais se proclamant toujours philosophe, au lieu de vouloir réhabiliter, comme l’avaient voulu avant lui un bon nombre des orateurs épris de philosophie politique, l’antique nom de Sophiste. De ces emplois et parmi ces discours, ce qui présente le plus d’intérêt est un discours qui nous ramène à l’exégèse du Banquet.
- 104 Themistii orationes, G. Downey (éd.), puis G. Downey et A.F. Norman (éd.), Leipzig, T (...)
- 105 Cf. E. Peterson, Der Monotheismus als politisches Problem. Ein Beitrag (...)
- 106 Toutefois, dans ce discours trop mondain, le terme d’Un n’apparaît pas ; est-il (...)
- 107 Ne réduisons toutefois pas l’éloge de Rome à un thème purement littéraire et (...)
- 108 Thémistius, Or. 13, 178 a = p. 255, l. 5 dan s l’édition Downey ; 178 c = p. 255, l. (...)
37L’Erôticos, ou Sur la Beauté du Prince (Or. 13104), fut prononcé devant le Sénat, à Rome, vraisemblablement le 24 août 376, à l’occasion des decennalia de Gratien ; c’est un éloge de l’empereur qui est présenté, grâce à l’usage qui y est fait du Banquet et du Phèdre et grâce à d’autres références platoniciennes, comme l’éromène idéal. Faire de l’empereur l’objet aimé idéal est une transposition moins étrange qu’il peut nous sembler à nous qui sommes immergés dans une autre culture ; car le monothéisme de l’Empire romain est celui qui repose sur un idéal ou une idéologie politique qui affirme l’analogie du monde et de l’Empire, le dieu unique ou suprême gouvernant par l’intermédiaire des divinités secondaires ou des démons, comme l’empereur par l’intermédiaire de la hiérarchie administrative qui dépend de lui105. Ainsi, dans l’Erôticos, l’Un / Beau / Bien106 symbolise-t-il avec le dieu suprème, Zeus, et avec le Prince ; ainsi Gratien peut-il établir l’ordre dans l’Empire / Monde par l’amour qu’il inspire. De plus, dans ce discours, un éloge de la puissance invitante, le Sénat de Rome ou Rome elle-même, est aussi imposé par l’étiquette107. Ainsi le nouvel Orphée thrace, Thémistius lui-même, venu de Constantinople, a-t-il été invité comme compagnon de navigation sur la nouvelle nef Argo par « les fils des dieux », les héritiers de Numa, les rejetons de Romulus, qui gouvernent Rome et le monde108. C’est dans ce contexte qu’il convient de replacer les deux pages où intervient plusieurs fois l’expression Océan du Beau, pages que je vais maintenant analyser.
Thémistius, Or. 13, 177 b-178 c (p. 254-255 Downey)
- 109 Thémistius, Or. 13, 177 b = p. 254, l. 3 Downey : τοὺς καλοὺς νέους. Cf. Platon, Banq (...)
Mon bon Socrate, tu étais contraint par ta situation d’amoureux d’Alcibiade et de Charmide, d’établir des degrés successifs dans l’ascension de ton amour, qui concernait d’abord de simples particuliers, et d’abandonner « ces beaux jeunes gens » pour passer « aux mœurs et aux lois »109.
- 110 L’expression de Thémistius ἐν χώρῳ ἀπῳκισμένῳ τῆς ἡμετέρας ἐνόψεως (p. (...)
- 111 Contrairement à l’oracle hermétique de l’Asclépius XXIV (A.D. Nock et A.-J. Festugièr (...)
Thémistius, dont les amours sont le Prince, trouve facilement dès le premier échelon de l’ascension ce qui doit relever pour Socrate du second et du troisième échelon et peut-être de tout le voyage érotique ; c’est que, après les lois, Socrate affirme qu’apparaît l’Océan de la Beauté (πέλαγος τοῦ κάλλους), Océan qu’il contemple du lieu séparé où il siège ; et Thémistius espère qu’il est possible auprès de Socrate de voir cet Océan, de le toucher, d’être en contact avec lui110. Quel est exactement cet Océan du Beau, objet de la contemplation philosophique ? Peut-être la suite du texte, qui pourtant continue à réagir contre une transcendance trop séparée, permet-elle, par l’usage d’une citation d’Empédocle, de le préciser. Thémistius s’adresse désormais au Sénat et non plus à Socrate : c’est en Rome, pensent les Romains, dit-il – mais on voit bientôt qu’il adopte ce point de vue quitte à l’interpréter –, que lui, Thémistius, arrivé à Rome, contemple « l’Océan de Beauté, océan indicible et inexplicable (πέλαγος… κάλλους ἄφραστον καὶ ἀνεξήγητον) », cet Océan qu’il est venu contempler (et aimer) après les beaux garçons et les belles lois ; mais Rome est aussi tout cela, Rome dans le spectacle qu’elle présente, Rome dans les lois qu’elle doit à Numa, Rome qui, avec le Sénat (σύγκλητος) des dieux et de leurs subordonnés suprahumains, gouverne la terre et l’endroit le plus beau de l’ensemble de cet océan de beauté ; aussi Thémistius n’a-t-il pas dû abandonner les belles lois pour atteindre le terme royal de son voyage amoureux et passer à l’Océan du Beau ; car Rome – le Sénat romain – a fait que les dieux n’ont pas encore abandonné la terre111.
Empédocle, Hiéroclès, Thémistius, Platon
- 112 Cf. G. Dagron, L’Empire romain…, p. 159-153 et 191-193. Je me demande pourtant si Dag (...)
- 113 Empédocle, Fragment 121 DK (H. Diels et W. Kranz, Die Fragmente der Vor (...)
- 114 Hiéroclès, philosophe néo-platonicien, fut élève de Plutarque d’Athènes (ce dernier f (...)
- 115 ἀτερπέα χῶρον : fin d’héxamètre, début du fragment d’Empédocle 121 DK.
- 116 Noter l’interprétation analogue encore dans la péroraison de l’Epitaphios de son père(...)
- 117 Or. 20, 240 b = t. II Downey/Norman, p. 14 – le nom d’Empédocle n’est p (...)
- 118 Cf. note 110.
- 119 Notons que, dans les textes sur « la plaine de vérité » rassemblés par P. Courcelle (...)
38Comme il avait dû corriger le Socrate du Banquet, Thémistius doit donc refuser à Empédocle que la terre soit la prairie d’Atè (Ἄτης λειμῶνα). À Gilbert Dagron, qui a commenté l’idéal politique et religieux qui transparaît dans ces pages112, revient aussi le mérite d’avoir identifié l’expression, attribuée là à Empédocle, comme une citation d’un passage connu par ailleurs de son poème des Purifications113. Parmi les témoins qui nous ont transmis le fragment d’Empédocle dont Thémistius reprend ici une expression pour critiquer la métaphore, l’un, Hiéroclès114, voit dans cette description comme « région déplaisante »115 et « prairie d’Atè » une invitation à s’élever au-dessus de « ce qui entoure [ou concerne] la terre (τὰ περὶ γῆν) »116 ; il y a donc des chances pour que le contexte du fragment d’Empédocle qui nous a été transmis ait au moins favorisé cette cosmologie mystique méprisante de la terre. Un autre trait du texte d’Hiéroclès qui peut être intéressant est le rapprochement, avec opposition de signification, qu’il opère entre cette « prairie (λειμῶνα) d’Atè » et ce qu’il appelle la « prairie de la Vérité (τῆς Ἀληθείας… λειμῶνα) », cette autre prairie que fait quitter la « perte des ailes » : allusion au lieu supracéleste du Phèdre (247 c), où les âmes qui ne sont pas divines tentent de découvrir la « plaine de Vérité (τὸ ἀληθείας… πεδίον : 248 b) » où l’âme peut, dans la « prairie (ἐκ του ἐκεῖ λειμῶνος : ibid.) », se repaître de la nourriture qui lui convient, avant que le décret d’Adrastée ne renvoie sur terre l’âme qui n’a pas vraiment vu mais qui, gorgée d’oubli et alourdie, a perdu ses ailes (248 c). Bien plus vague que chez Hiéroclès est, sans doute, l’évocation du Phèdre dans l’autre texte de Thémistius (la péroraison de l’Epitaphios de son père) où il reprend aussi, pour l’opposer au succès de l’ascension spirituelle, l’expression d’Empédocle concernant la prairie d’Atè117 ; sans doute aussi, dans ces deux pages de l’Erôticos, en plus du commentaire du Banquet qui forme le thème central sur lequel l’orateur procède à ses variations, les souvenirs précis proviennent plutôt de la République118 que du Phèdre, ce qui conduit à assimiler le contact avec l’Océan de Beauté à la sortie de la caverne ; mais on peut au moins soupçonner que, dans cette réinterprétation de la théorie platonicienne de l’amour qu’est l’Erôticos de Thémistius, la prairie d’Atè joue un peu le rôle qui, selon le Phèdre, est, pour ceux qui se sont gorgés d’oubli, celui du décret d’Adrastè ; du coup, on peut aussi penser que, dans ces pages, l’Océan de Beauté correspond à la Plaine de Vérité119, où l’on sait à l’époque que se promène l’Intellect. En somme, dans la pensée métaphysique de Thémistius qui peut être à l’arrière-plan de ce développement, toutes les grandes images platoniciennes de la transcendance seraient substituables les unes aux autres, pour renvoyer à l’Intellect.
Thémistius et son public
- 120 Voilà qui n’est pas si loin du platonisme de Grégoire de Nazianze où l’océan (...)
39Si on laisse un peu de côté les corrections qu’apporte volontairement Thémistius dans son adaptation politique et si l’on tient compte des parallèles platoniciens et néo-platoniciens, on peut soupçonner derrière ce passage de son Erôticos le système de quelque néo-platonisme simplifié à la Hiéroclès, où l’on néglige, au moins en tant que séparé, l’Un qui est au dessus de l’Intellect120, où l’Océan du Beau, lorsqu’on le voit du haut et non plus de ce monde, est cet Intellect-Un avec lequel on est en contact, cependant que, considéré d’ici-bas, il est cet Intellect-Un qu’on voit alors dans les lois et les beautés de ce monde qui y participent. Mais, quelques années avant Grégoire de Nazianze – et justement parce qu’elles ne doivent en rien être interprétées comme le compte rendu d’une expérience personnelle – ces deux pages de Thémistius me paraissent surtout un témoignage sur la façon dont on rêve de plus en plus sur quelques grandes images appartenant aux mythes de Platon, images que l’on associe de plus en plus, même lorsqu’on est un simple individu cultivé comme le public de Thémistius, et non un platonicien de métier ; l’Océan du Beau du discours de Diotime est l’une de ces grandes images.
* * *
40On voit donc que les traces qu’a laissées, chez Grégoire de Nazianze, quelque chose de proche du « sentiment océanique » peuvent se replacer dans une évolution collective du monde parlant, sentant et pensant grec.
Pour plus de Rezepziongeschichte
- 121 Chez Jean Scott Erigène, Maître Eckhart, dans la « théologie mystique » de l’école espagn (...)
41L’histoire des sentiments et des sensations, puisqu’ils ne peuvent répondre à quelque chose que lorsqu’ils sont exprimés, est aussi l’histoire de la réception des formules célèbres exprimant de grandes images. La façon dont Grégoire de Nazianze a modifié une formule de Platon me paraît une étape dans l’histoire en Occident de ce qui sera bien plus tard qualifié par Romain Rolland, accepté par Freud, de sentiment océanique. Mais il faudrait affiner et poursuivre pour d’autres époques et d’autres auteurs121 ce que, faisant d’un gallicisme allemand un germanisme français, on nomme souvent la Rezepziongeschichte.
… et plus de psychologie
42Ma recherche philologique m’a toutefois fait écarter peut-être trop vite, par mise entre parenthèses de tout ce qui peut être fluctuation ou ambivalence des symboles, un certain imaginaire mythique de l’océan typique, l’Océan Atlantique, ou certains rapprochements plaisants, mais que je ne puis contrôler. Que des eaux soient de mort ne les empêche d’être eaux de vie, que l’on s’abîme ou que l’on se perde dans l’Océan ne l’empêche pas d’être vie éternelle.
Océan Atlantique
- 122 Strabon I, 2, 10, l. 23 sq. Cf., sur ces pays mythiques, Peuples et Pays mythiques, F. (...)
- 123 Photius, Codex 166, 111 a l. 8-9, édition Henry, t. II, p. 146.
- 124 Lucien, Histoires vraies, livre I, § 5 et § 9-10, le voyage parmi les îles célestes all (...)
- 125 Ibid., 111 b l. 35-36, édition Henry t. II, p. 148.
- 126 J.R. Morgan, « Lucian’s True Histories and the Wonders beyond Thulè of Anto (...)
- 127 Iamblichus, De vita Pythagorica, L. Deubner (éd.), Leipzig, Teubner, 1937 (§ 82, p. 47, (...)
- 128 Encore, au second livre des Histoires vraies, c’est au retour du navire dan (...)
- 129 ὥσπερ εἰς πέλαγος οὐράνιον : De facie in orbe lunae 934 d (Plutarque, Scrip (...)
43Strabon, à propos du déplacement d’aventures de l’Euxin à l’Atlantique souligne que ce n’est pas seulement au-delà des colonnes d’Hercule, de l’actuel détroit de Gibraltar, que l’on « quitte son lieu » (ἐκτοπίζειν), mais que tout pélagos, tout ôkéanos supposé permet cette expérience de total dépaysement, d’où ces transferts mythiques de l’Orient à l’Occident122. Pour la littérature d’époque impériale, poursuivre dans l’Océan (Atlantique) n’est pas seulement quitter son lieu, mais poursuivre au-delà de tout lieu ; le roman d’Antonius Diogène fait, au-delà de Thulé, parvenir à la lune – ou plutôt auprès (πλησίον) de la lune – une terre bien plus pure – ou plus nue – (καθαρώτατην)123 ; de même, au premier livre des Histoires vraies de Lucien, le vent emporte dans sa navigation océanique le navire du narrateur vers des îles célestes et d’abord la lune124,… et, malgré Photius125, Lucien est peut-être indépendant d’Antonius Diogène126 ; d’ailleurs, dans le catéchisme des Pythagoriciens acousmatiques cité par Jamblique, la première question-réponse est « Que sont les îles des bienheureux ? Le soleil et la lune »127, quand on situe généralement dans l’Océan ces îles des morts héroïsés ou des héros ayant échappé à la mort128. Ainsi, si le ciel avec ses étoiles peut être, dans un développement purement physique concernant la lumière et l’obscurité ainsi que l’origine de la lumière lunaire, déjà qualifié par Plutarque d’« une sorte d’océan céleste »129, l’Océan est aussi, pour la fantaisie comme pour la philosophie, l’au-delà, où qu’on le situe géographiquement.
- 130 Contrairement au discours 13 : cf. supra et note 110.
- 131 Thémistius, Sur la paix (Or. 10), péroraison 140 d-141 c (Downey, vol. I, p (...)
44Cet au-delà de l’Océan, ou qu’est l’Océan, est aussi ce que recherche qui veut aller au-delà de tout – recherche qui est progrès qu’admire le poète mais qu’il condamne comme moraliste comme peut la condamner l’homme politique prudent. Quand Thémistius fait l’éloge de la paix, l’Océan (pelagos) n’évoque pas pour lui l’Océan platonicien du Beau, cet au-delà avec lequel la contemplation fait entrer en contact130, mais l’Océan Atlantique (πέλαγος… Ἀτλαντικόν) qui symbolise cette limite, cette frontière stable opposée à l’insatiabilité de ses propres désirs, que doit avoir dans son âme et ne point violer celui qui veut être vrai roi selon Platon et remplir ainsi son rôle prévoyant de providence qui veille à l’intérêt commun131. Et, bien avant Thémistius, le célèbre chœur de la Médée de Sénèque, tout en condamnant l’audace d’Argo, premier navire qui viole les foedera mundi, « les pactes qui organisent l’univers », admire les progrès de la navigation et prévoit un temps où
45Tous ces rapprochements ne font pourtant, à propos de la fabulation d’époque impériale concernant l’Océan Atlantique, qu’illustrer les ambiguïtés et les ambivalences de l’Océan comme symbole de l’au-delà et de tous les au-delà : on eût pu s’en douter ; et ce cadre est peut-être un peu trop lointain pour le philologue qui croit voir chez Grégoire de Nazianze quelque apparition du sentiment océanique.
Personnalité de Grégoire de Nazianze
- 133 Faut-il penser aussi au thème philosophique, et anthropologique, archè / télos ? Il a f (...)
- 134 Sur le sentiment océanique comme résurgence du narcissisme du nourrisson, cf. les référ (...)
- 135 Parmi ces fils qui se rattachent essentiellement à leur mère – qui semblent être nombre (...)
- 136 Carm. I, ii, 14, v. 33-36 (Patr. gr. 37, col. 758) et Or. 18, 42 (Patr. gr.(...)
46Mais l’interprétation de Freud pourrait conduire à une recherche sur la psychologie individuelle de Grégoire de Nazianze : l’au-delà, plus ou moins panthéïstique, du sentiment océanique est aussi un en deçà133 qui renvoie à la situation du nourrisson, voire au sein maternel134. Et Grégoire de Nazianze est clairement un fils de sa mère135. Aussi, émettre la supposition que l’Océan spirituel de l’être, auquel Grégoire de Nazianze peut en quelque façon s’unir dans quelque sensation océanique en anticipation de l’au-delà, est aussi quelque retour à la mère, ce n’est pas chose absurde ; notons encore que, lorsqu’il ne s’agit point de spirituel mais de matière, on entend Grégoire de Nazianze évoquer la façon dont le corps se liquéfie dans la tombe et dont c’est là un retour aux liquides de l’origine et à la tombe qu’est la mère136. Mais pour suivre cette voie, je ne suis pas suffisant.
Notes
1 Première publication dans les Cahiers Romain Rolland, 17, 1967, p. 264-266. Republiée par H. et M. Vermorel, Sigmund Freud et Romain Rolland, correspondance 1923-1936. De la sensation océanique au Trouble du souvenir sur l’Acropole, Paris, PUF, 1993, p. 303-304.
2 S. Freud, Die Zukunft einer Illusion, Leipzig-Vienne-Zurich, Internationaler Psychoanalytischer Verlag, 1927, trad. fr. M. Bonaparte, L’Avenir d’une illusion, Paris, Denoël et Steele, 1932.
3 S. Freud, Das Unbehagen in der Kultur, Vienne, Internationaler Psychoanalytischer Verlag, 1930 (la première traduction française est de 1934), trad. fr. C. et J. Odier, Malaise dans la civilisation, Paris, PUF, 1971, première partie, p. 5-16. La déclaration de Freud sur l’impossibilité qu’il a à trouver en lui ce sentiment y figure p. 6. Sur les rapports Freud-Rolland, cf. H. et M. Vermorel, Sigmund Freud…, p. 294-346. Interprétation freudienne par une tendance au rétablissement du narcissisme illimité du nourrisson (cf. S. Freud, Malaise…, p. 8-9 : le nourrisson ; p. 16 : « narcissisme illimité ») qui permet d’associer en un sentiment d’union indissoluble avec le grand Tout vue intellectuelle et élément affectif.
4 Surtout R. Rolland, Essai sur la mystique et l’action de l’Inde vivante, t. I La Vie de Ramakrishna, Paris, Stock, 1929 et t. II La Vie de Vivekananda et l’Évangile universel (en deux volumes paginés séparément), Paris, Stock, 1930. Les deux ouvrages ont été réimprimés par Stock (le second en un seul volume) en 1977 ; son appendice, divisé en deux « notes » est particulièrement utile en sa « Note II » pour qui veut voir quels sont les antécédents occidentaux que Romain Rolland trouve à son « sentiment océanique » (Philon, Plotin, Denys l’Aréopagite, Jean Scot Érigène, puis Maître Eckhart – Romain Rolland veut voir en tout cela « l’Infini d’Asie qui s’infiltre […] dans l’âme religieuse de l’Occident » : cf. t. II p. 244 dans l’édition de 1930, et p. 332 dans celle de 1977).
5 Cf. la bibliographie de H. et M. Vermorel, Sigmund Freud…
6 Dictionnaire des symboles : mythes, rêves, coutumes, gestes, formes, figures, couleurs, nombres, J. Chevalier (dir.), 1ère éd. Paris, Laffont, 1969. Je cite ici l’édition Paris, Seghers, 1974. Cf. l’article « océan-mer », surtout le § 2 qui, sans se référer à Romain Rolland, cite une série d’auteurs dont un bon nombre sont nommés par lui. Ce Dictionnaire des symboles a été récemment repris par les éditions Gallimard dans la collection « Folio ». Notons cependant que le symbole de l’océan, au sens qu’il prend chez Romain Rolland, ne figure ni dans le Traité d’histoire des religions de M. Eliade (Paris, Payot, 1949), ni dans Les Structures anthropologiques de l’imaginaire de G. Durand (Grenoble, Allier, 1960).
7 Romain Rolland emploie d’ailleurs aussi certains de ces termes courants : voir contact, source à la fin de sa lettre.
8 Sur la difficulté de traiter de ce type de sentiments ou de sensations avec quelque rigueur scientifique, cf. S. Freud, Malaise…, p. 6 : « Et puis, il est malaisé de traiter scientifiquement des sentiments. On peut tenter d’en décrire les manifestations physiologiques. Mais, quand celles-ci vous échappent – et je crains fort que le sentiment océanique lui aussi ne se dérobe à une telle description –, il ne reste qu’à s’en tenir au contenu des représentations les plus aptes à s’associer au sentiment en question. » Cf. également H.-C. Puech, « La ténèbre mystique chez le pseudo-Denys l’Aréopagite », Études carmélitaines, 23e année, vol. II, octobre 1938, p. 33-53. Repris par le même auteur dans En quête de la Gnose, Paris, Gallimard, 1978, t. I La Gnose et le Temps, p. 119-141, en particulier p. 129 : « Cette “contemplation nuageuse et caligineuse” comme l’appelle Camus, a-t-elle une origine, un caractère théorique ou expérimental ? L’image du gnophos ou du skotos possède-t-elle chez Denys une valeur abstraite d’allégorie, ou bien y est-elle un symbole immanent à une expérience mystique concrète ? Une réponse assurée à ces sortes de questions est toujours délicate, singulièrement dans le domaine de la mystique ancienne dont le type ne coïncide pas exactement avec ce que nous entendons d’habitude par ce nom. [note 1 ad locum par H.-C. Puech : « Cf. les quelques réflexions que j’ai déjà faites à ce sujet dans la Revue d’histoire et de philosophie religieuses, XIII, 1933, p. 511-514 et p. 533, note 22, et les remarques d’A. Fonck dans le Dictionnaire de théologie catholique, X2, col. 2605. » Ce volume du DTC dirigé par A. Vacant, E. Mangenot et A. Amann, Paris, Letouzey, est de 1929, l’article « Mystique (Théologie) » rédigé par A. Fonck, à quelques phrases duquel il est fait allusion par H.-C. Puech, va de la col. 2599 à la col. 2674]. Cette mystique, en effet, ne forme pas un ensemble plus ou moins autonome. Dans les cas les plus favorables, nous avons affaire à des systèmes de spiritualité qui sont moins des « mystiques » que des « gnoses ». Ils se présentent sous forme de mysticismes théoriques (descriptions de démarches mystiques idéales, spéculations sur la contemplation mystique à l’intérieur d’un cadre théologique ou à propos d’épisodes allégorisés de l’Écriture) plutôt que comme les expressions directes d’une connaissance expérimentale du divin. » Cf. également M. de Certeau, La Fable mystique XVIe-XVIIe siècle, Paris, Gallimard, 1982. À propos de la mystique de cette époque, dont, p. 29, il situe les instaurateurs au XIIIe siècle, peu avant Maître Eckhart, cf. p. 26 : « L’essentiel n’est donc pas un corps de doctrine (ce sera plutôt l’effet de ces pratiques et surtout le produit d’interprétations théologiques postérieures), mais la fondation d’un champ où se déploient des procédures spécifiques : un espace et des dispositifs. Les théoriciens de cette littérature placent au cœur des débats qui les opposent alors aux “théologiens” ou “examinateurs” soit les “phrases mystiques” (“manières d’expression”, “tours” de langage, façons de “tourner” les mots [je néglige la note], soit des “maximes” (règles de pensée ou d’action propres aux “saints”, c’est-à-dire aux mystiques). » On pourrait citer aussi divers passages d’articles de M. de Certeau parus de 1966 à 1972 et repris dans son recueil L’Absent de l’histoire, Tours, Mame, 1973 (cf. p. 61 et 153). Noter aussi comment toute variation individuelle ou historique sur les sensations est difficile à diagnostiquer ou à prouver (le daltonisme ! Le sens des termes de couleur dans l’Antiquité !).
9 En allemand comme en français : ainsi Freud, dans sa lettre du 14 juillet 1929 à Romain Rolland où il lui demande l’autorisation d’utiliser dans un essai à paraître – le prochain Malaise dans la civilisation – les remarques que ce dernier lui a faites dans sa correspondance du 5 décembre 1927, n’a-t-il aucune difficulté à traduire océanique par ozeanisch (la lettre de Freud est reproduite en allemand dans H. et M. Vermorel, Sigmund Freud…, p. 602-603).
10 Désigné aussi comme ’Ατλαντικὸς πέλαγος.
11 Sur l’ensemble du symbolisme de l’élément marin dans la littérature grecque ancienne (des origines à l’Hellenismus – c’est-à-dire ce qui, dans cette littérature, est posteuripidéen et va jusqu’à Léonidas de Tarente, au IIIe siècle après J.-C., et Libanius, au IVe = Hellenismus, étudié au dernier chapitre, p. 251-306), cf. A. Lesky, Der Weg der Griechen zu Meer, Vienne, R. M. Rohrer Verlag, 1947 (reproduction photographique, New York, Arno Press (Greek History), 1973).
12 Banquet 210 c-d. Par les longues paraphrases « que je vais approximativement décrire » et « que je vais approximativement évoquer », je traduis τοιαύτην et τοιοῦδε : 210 d in fine.
13 211 b αὐτὸ καθ᾿ αὑτὸ μεθ’ αὑτοῦ μονοειδὲς ἀει ὄν.
14 Banquet 209 e-210 a.
15 Banquet 211 b ἐπανιών ; 211 c ἐπανιέναι, ἐπαναβασμοῖς.
16 L. Robin, La Théorie platonicienne de l’amour, 3e éd., Paris, PUF, 1964. Mais cette « édition », sauf la préface de P.-M. Schuhl, n’est, me semble-t-il, qu’une réimpression par un nouvel éditeur / libraire. Cf. § 27-31, p. 17-19, et spécialement § 30, p. 18.
17 Banquet 210 e : ἐξαίφνης.
18 Par référence à l’Idée du Bien de la République avec laquelle ce Beau peut s’identifier.
19 Pour ce qu’on peut traduire par saut ou par transcendance – et que l’on peut rapprocher de ce qui se produit subitement dans le Banquet –, je me réfère à l’exclamation de Glaucon dans République 509 c.
20 Pour employer les termes d’A.-J. Festugière, Contemplation et Vie contemplative selon Platon, Paris, Vrin, 1936, dans sa description de la dialectique ascendante dans le Banquet, p. 164-167. L’interprétation de J. Moreau, La Construction de l’idéalisme platonicien, Paris, Boivin, 1939, p. 446-453 (§ 350-354), n’est pas très différente.
21 Phèdre 247 c (lieu supracéleste : ὑπερουράνιον τόπον) et 248 b (plaine de vérité : ἀληθείαςπεδίον). L’interprétation de ces grandes images des mythes de Platon a beaucoup fait rêver médio-platoniciens et néo-platoniciens. Alcinoos (Enseignement des doctrines de Platon XXVII, H 180 – pagination de l’édition C. F. Hermann, parue en 1853, au t. VI des œuvres de Platon, œuvres éditées par lui à Leipzig chez Teubner : pagination reproduite en marge de l’édition CUF –, lignes 21-22, J. Whittaker et P. Louis (éd.), Paris, Les Belles Lettres-CUF, 1990, p. 54. Voir aussi, antérieurement, Albinos, Épitomé, XXVII 3, P. Louis (éd.), thèse complémentaire Lettres, Paris, 1945, Rennes, Imprimeries réunies, 1945, p. 131. Pour l’équivalence Alcinoos / Albinos, cf. infra note 29) situe bien la plaine de vérité au stade suprême, mais dans un exposé de l’éthique de Platon et affirme aussi là, tout en utilisant de multiples dialogues de Platon, l’identité du beau et du bien pour Platon (ibid., l. 39-41, p. 54-55 et note ad locum à propos de cette tradition interprétative) ; cela ne l’empêche pas, là où, dans le même ouvrage, il commente le Banquet (V, H 157, 11 sq. et X, H 165, 27 sq. : cf. infra, sur Alcinoos ; noter qu’il n’y a pas au chapitre XXVII de citation précise du Banquet), de situer l’océan du beau avant l’étape suprême. Pour les interprétations ultérieures de la plaine de vérité, cf. P. Courcelle, « La plaine de vérité : Platon, Phèdre 248 b », Museum Helveticum, 26, 1969, p. 199-203, repris par le même auteur dans « Connais-toi toi-même » de Socrate à saint Bernard, Paris, Études augustiniennes, 1975, t. III, chapitre XVII, section III « La plaine de vérité (Phèdre 248 b) », p. 657-660 ; cf. aussi infra, note 118.
22 Cf. l’article sub verbo du Dictionnnaire étymologique de la langue grecque de P. Chantraine, Paris, Klincksieck (première publication, en fascicules, t. III, 1974) et l’expression d’Eschyle, Perses 433, « un océan de maux » qui y est signalée.
23 En dehors du discours de Socrate-Diotime, un seul emploi platonicien de pélagos peut paraître positif, celui que l’on trouve dans les vers du discours d’Agathon en l’honneur de l’Amour, qui précèdent immédiatement le discours de Socrate (Banquet 197 c) ; là Apollon déclare que l’Amour produit « la paix parmi les hommes, sur l’océan le calme (πελάγει δὲ γαλήνην), pour les vents l’endormissement, le sommeil dans la peine » : mais on voit que c’est le « calme de la mer (galènè) » qui, selon un usage métaphorique banal, désigne tout plaisir de soulagement et de calme, pélagos évoquant seulement cette haute mer (tempétueuse) qu’il faut appaiser. Noter que la mer (mais le terme employé est πόντος) est aussi, selon une part de la tradition indirecte le « lieu (tradition directe τόπος) de dissemblance » du Politique 173 d qui lui aussi a beaucoup fait rêver dans la tradition platonicienne et s’oppose à la « plaine de vérité » (voir aussi infra, note 83, la référence du dernier texte de Courcelle sur ce sujet de la région de dissemblance, texte qui comprend aussi sa bibliographie sur la question).
24 Non seulement il s’agit de l’océan qui engloutit l’île des Atlantes, mais aussi de l’océan de ce bas monde, où, selon le mythe du Phédon (109 c 9), est en réalité plongée l’âme unie au corps.
25 Protagoras 338 a. Cf. aussi Parménide, 137 a, où la tradition directe donne πλῆθος λόγων, cependant que la tradition indirecte sous la forme du commentaire de Proclos, tradition suivie d’ailleurs par A. Diès dans son édition CUF, Paris, Les Belles Lettres, 1923, donne πέλαγος λόγων.
26 Ménon 72 a σμῆνος… ἀρετῶν.
27 Aristote, Premiers analytiques, 68 b, 27-29.
28 Datant du Ier siècle apr. J.-C. ou de plus tard.
29 Depuis la publication de Freudenthal de 1879 jusqu’à une date toute récente, le nom d’Albinos est à peu près universellement adopté. Cf. la préface de l’édition d’Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon, J. Whittaker et P. Louis (éd.), Paris, Les Belles Lettres-CUF, 1990. On désigne aussi l’ouvrage sous le nom de Didaskalikos (transcription du premier mot du titre donné en tête) ou d’Épitomé (transcription du premier mot du titre donné en queue). Les références figurant dans les notes suivantes précisant les lignes sont données d’après l’édition Whitakker-Louis et suivent son système de référence, c’est-à-dire : pagination de l’édition Hermann (cf. supra, note 21) sous la forme H suivie d’un nombre, puis linéation de l’édition Whitakker-Louis depuis la ligne correspondant dans son propre texte à ce début de page.
30 Cf. Alcinoos, Enseignement des doctrines de Platon, chapitre V, p. 9 Whittaker-Louis H 157, 16-21.
31 Ibid., chapitre X. Pour cette troisième noésis, p. 24-25 Whitakker-Louis H 165, 27-34.
32 ἐπὶ τὸ πολὺ πέλαγος τοῦ καλοὺ ἵνα… εὕρωμεν λοιπὸν τὸ αὐτὸ τοῦτο καλόν. H 157, 19-21.
33 ἐπὶ τὸ πολὺ πέλαγος τοῦ καλοῦ, μεθ’ ὃ αὐτὸ τὸ ἀγαθὸν νοεῖ καὶ τὸ πρῶτον ἐραστὸν καὶ ἐφετὸν… H 165, 30-31.
34 Atticus, Fragments, E. des Places (éd.), Paris, Les Belles Lettres-CUF, 1977.
35 Numénius, Fragments, E. des Places (éd.), Paris, Les Belles Lettres-CUF, 1973.
36 Ibid., fragment 18. E. des Places se demande (note 4 ad locum) s’il n’y aurait pas là un souvenir de Platon, Politique 273 d 7, concernant la « région (ou la mer) de dissemblance » et où, avec la partie de la tradition indirecte (c’est-à-dire Simplicius et Proclus – mais non Eusèbe de Césarée) adoptée par A. Diès dans son édition du Politique de Platon (Paris, Les Belles Lettres-CUF, 1935 ; cf. texte et apparat critique ad locum p. 28), Numénius aurait lu πόντον et non τόπον.
37 Lexicon Plotinianum, J.H. Sleeman et G. Pollet (éd.), Louvain, Presses universitaires de Louvain et Leyde, Brill, 1980 (= Ancient and Medieval Philosophy. Series 1, II).
38 R. Ferwerda, La Signification des images et des métaphores dans la pensée de Plotin, Groningue, J.-B. Wolters, 1965, spécialement p. 37-45.
39 Ibid., p. 115-117. Cf. J. Trouillard, La Purification plotinienne, Paris, PUF, 1955, p. 102-105.
40 J. Trouillard, La Purification plotinienne, p. 101. Cf. J.-M. Rist, Eros and Psyché, Toronto, University of Toronto Press, 1964 (= Phoenix suppl. VI), p. 87-112 (spécialement p. 95 sq.).
41 Plotin, Enn. III, 5, et 6, § 14.
42 Négligence volontaire et interprétation, et non erreur factuelle : dans les quelques pages consacrées spécialement à Plotin dans l’appendice de La Vie de Vivekananda et l’Évangile universel (t. II, p. 220-225 dans l’édition de 1930 ; p. 319-322 dans l’édition de 1977), il est question d’infini et d’extase unitive, mais jamais le mot d’océan n’est prononcé.
43 Ibid., t. II, p. 244 dans l’édition de 1930, p. 332 dans celle de 1977.
44 Je viens de résumer les § 4 à 6 de l’Or. 38 (Sur la Théophanie).
45 Or. 38 (Sur la Théophanie), 6-15 = Or. 45 (Sur Pâques), 2-10 + 26-27. Le discours 38 est du 25 décembre 380 (ou du 25 décembre / 379), le discours 45 du 9 avril 383 (voire de Pâques 385). Peu importe ici que les reprises textuelles soient l’œuvre de Grégoire lui-même, ce que je crois, ou, ce qui a été aussi proposé, qu’elles soient l’œuvre d’un interpolateur byzantin ultérieur.
46 ὑπερεκπίπτων ou ὑπερεκπίπτον selon les manuscrits, indépendamment des familles possibles – les deux formes se prononçant de la même façon à l’époque de nos manuscrits médiévaux et dès l’époque de Grégoire de Nazianze. Ainsi le choix entre la première forme (masculine) – qui renvoie à Dieu (qεός, masculin), et la seconde – qui renvoie à l’océan (pέλαγος, neutre) est-il pure décision arbitraire et nécessaire (mais peut-être futile) de l’éditeur. De même on peut encore rencontrer dans la suite du texte des décisions à prendre pour choisir un participe neutre ou un participe masculin.
47 νῷ μόνῳ σκιαγραφούμενος. Je traduis en somme deux fois σκια– contenu dans σκιαγραφούμενος : en effet la σκιαγραφία est la peinture en perspective ou en trompe l’œil (correspondant un peu à l’esquisse dans un projet architectural ?), mais l’idée d’ombre (σκιά) révélant et trahissant la réalité me paraît importante.
48 Ici encore, dans ma traduction du génitif absolu passif et sans complément d’agent exprimé (est vraiment l’intellect = νοῦς – cf. note précédente – qui rassemble ? ou l’intellect est-t-il encore une image de Dieu ?) ἀλλῆς ἐξ ἄλλου φαντασίας συλλεγομένης, je ne me résous pas à traduire par un seul terme le mot φαντασία, l’opposition stoïcienne entre φαντασία (= sensation / perception : correspondant à un objet extérieur) et φάντασμα (objet de l’imagination) ne me paraissant pas évidente chez Grégoire de Nazianze.
49 εἰς ἕν τι τῆς ἀληθείας ἴνδαλμα.
50 τὸ ἡγεμονικόν, terme d’origine stoïcienne assimilé à l’intellect (νοῦς) par le platonisme tardif.
51 ὁ λόγος : à la fois « mon discours », « l’Écriture » et « le Verbe ». L’expression que Grégoire de Nazianze emploie et excuse par l’Écriture (cf. Ps. 81, 6 SPT ’Εγὼ εἶπα, θεοί ἐστε) est Θεὸς θεοῖς ἑνούμενος.
52 Grégoire de Nazianze, Or. 38, 7 (319 B-C) : je traduis les lignes 1-22 du § (C. Moreschini et P. Gallay (éd.), Paris, Cerf (Sources chrétiennes no 358), 1990, p. 114-116).
53 ἄπειρον que j’ai traduit plus haut par « dépourvu de limites ».
54 Fin du § 7 et § 8.
55 Grégoire le Théologien (= Grégoire de Nazianze), le seul à mériter cette épithète avec Jean le Théologien (= Jean l’Évangéliste).
56 Tout le début du § 7 (jusqu’à, dans ma traduction, « … juste à la vitesse dont l’éclair qui ne dure pas frappe les yeux ») dans la Doctrina Patrum ; « Car rassemblant en lui-même la totalité de l’être, il le possède sans commencement passé et sans terme futur comme une sorte d’océan d’existence dépourvu de limite et de définition » dans l’Expositio fidei de Jean Damascène. Pour les références précises, voir ad locum l’apparat concernant la tradition indirecte dans l’édition Moreschini / Gallay. La Doctrina Patrum ou Doctrina Patrum de Incarnatione Verbi, anonyme (CPG 7781), a été attribuée tantôt à Anastase le Sinaïte (peu après 700), tantôt à Anastase l’Apocrisiaire (666) ; on a aussi pensé à Jean Damascène. Ce dernier est né peut-être vers 640, mort (à 104 ans, prétend-on) avant 754. Noter qu’un passage ultérieur du même § 7 (cf. toujours l’édition Moreschini / Gallay), est cité dans les Ambigua de Maxime le Confesseur (né vers 580, mort le 13 août 662).
57 Note ad locum dans l’édition Moreschini / Gallay.
58 Cf. R. Gottwald, De Gregorio Nazianzeno Platonico, Breslau, 1906 ; J. Dräseke, « Neuplatonisches in der G. v. N. Trinitätslehre », Byz. Zeitschr., 15, 1906, p. 141-160 ; G. Gronau, De Basilio, Gregorio Nazianzeno Nyssenoque Platonis imitatoribus, Göttingen, 1908 ; H. Pinault, Le Platonisme de Grégoire de Nazianze, La Roche-sur-Yon, G. Romain, 1925 ; C. Moreschini, « Il platonismo cristiano di Gregorio Nazianzeno », Annali della scuola norm. sup. di Pisa, Ser. III, vol. IV, 1974 (fasc. 4), p. 1347-1392 (dont certains thèmes sont repris et résumés en français dans l’introduction de C. Moreschini à l’édition Moreschini / Gallay de 1990 des discours 38 à 41 de Grégoire de Nazianze : cf. spécialement la section « Le platonisme chrétien », p. 70-81). Avec le progrès des études sur le, ou plutôt les, néo-platonisme(s), peut-être le temps serait-il venu d’une nouvelle étude.
59 Cf. encore le premier vers du poème de Définitions grossières (ou denses : παχυμερεῖς ?) : « Dieu est l’ousia (l’existence ? l’être ? l’essence ?), le premier Beau » Θεὸς μέν ἐστιν οὐσία, πρῶτον καλὸν Carm. I, ii, 34, v. 1 : P.G. 37, 945.
60 Référence assez claire au Bien qui est ἐπέκεινα τῆς οὐσίας dans Platon, République, 509 b.
61 Grégoire de Nazianze, Or. 6, 12, l. 16-20, M.-A. Calvet-Sebasti (éd.), Paris, Cerf (Sources chrétiennes no 405), 1995, p. 152 (P.G. 35, 737 a). Pour une hésitation analogue, cf. les deux premiers vers sur Dieu du second poème Sur la vertu : « Dieu est soit intellect, soit quelque autre être (ou existence ou essence) meilleur, saisissable seulement par les traits de l’intellect » θεὸς μὲν ἐστιν εἴτε νοῦς εἴτ’ οὐσία κρείσσων τις ἄλλη | νοῦ μόνου ληπτὴ βολαῖς Carm. I, ii, 10, v. 90-91 (C. Moreschini, « Il platonismo… », cité supra note 58, p. 1371, note 94, a manifestement raison de remarquer que la fin de la phrase n’entraîne pas l’affirmation de la possibilité d’une connaissance rationnelle de Dieu – ληπτὴ y est clairement approximatif). D’après les vers suivants, il y a, dans ce poème, hésitation ou fusion entre la désignation de Dieu par ce qui est la seconde hypostase néo-platonicienne (l’Intellect) et sa désignation par la première hypostase (l’Un-Bien). On pourrait rapprocher l’hésitation chez Origène entre Dieu comme Être ou comme au-delà de l’être : cf. P. Nautin, « Je suis celui qui est (Exode 3, 14) dans la théologie d’Origène », in Dieu et l’Être, Paris, Études augustiniennes, 1978, p. 109-119 (spécialement p. 116-119) ; mais Nautin fait remarquer que le problème se pose surtout chez Origène à propos du Père et du Fils – ce qui n’est pas le cas chez Grégoire de Nazianze ; d’autre part il ne me semble pas qu’Origène introduise l’Intellect dans le débat.
62 Eusèbe de Césarée, Préparation évangélique, Livre XI, chapitres 9, 10 et 11 (G. Favrelle et É. des Places (éd.), Paris, Cerf (Sources chrétiennes no 292), 1982, p. 94-114, Mras 24-31 – pagination du t. II de l’édition de la Préparation évangélique d’Eusèbe par K. Mras, Berlin, Akademie-Verlag, 1956 (= Die Griechischen Christlichen Schriftsteller… 43, t. II), édition de la Prép. évang. dont le texte a été simplement « révisé » là : cette pagination figure là en marge) : rapprochement effectué par Eusèbe de Timée 27 d (τὸ ὂν ἀει) et de Exode 3, 14 (ὁ ὤν) + Timée 37 e-38 b ; fragments divers de Numénius ; Plutarque, De E delphico 17-20 (391 f-393 b). Sans donner d’autre référence que la révélation du Buisson ardent, Grégoire dit ὁ ὤν ἀει ; il néglige les fragments de Numénius ; quand il dit auparavant μᾶλλον δὲ ἔστιν. ἀεί. Τὸ γὰρ ἦν καὶ ἔσται τοῦ καθ᾿ ἡμᾶς χρόνου τμήματα καὶ τῆς ῥευστῆς φύσεως, cela peut aussi bien (mieux ?) renvoyer au Timée 37 e dans le texte de la tradition directe (j’ai mis en italique, voire aussi souligné, pour les plus proches, les mots correspondant au texte du Timée) qu’à l’adaptation (très proche) de la citation d’Eusèbe (Préparation évangélique, XI, 9, 7 init.) et en tout cas mieux qu’aux diverses adaptations de ce texte de Platon (y compris celle de Plutarque De E delphico 19-20, cité pourtant par Eusèbe) ; toutefois l’expression μήτε ἀρξάμενον μήτε παυσόμενον qui qualifie chez Grégoire de Nazianze l’ὅλον… τὸ εἶναι que rassemble Dieu en lui-même, est parallèle à l’οὐδ’ ἀρξάμενον οὐδὲ παυσόμενον qui qualifie chez Plutarque (De E delphico 20 : 393 b) l’ὄντως ὄν qu’est Dieu (dans Eusèbe, à la fin du § 14 du chapitre 11 du livre XI de la Préparation évangélique). Sur ce thème de « Dieu et l’Être », cf. dans le recueil Dieu et l’Être les articles de Marguerite Harl (p. 87-108), Pierre Nautin (p. 109-119), mais aussi de Pierre Hadot (p. 57-63).
63 Basile, Contre Eunome I, 16 οἷον εἴς τι πέλαγος ἀχανὲς ἐπὶ τὸ ἄπειρον τῆς τοῦ Θεοῦ ζωῆς διακύπτοντες / / G.N. οἷόν τι πέλαγος οὐσίας ἄπειρον καὶ ἀόριστον ; un peu plus loin dans le même discours (§ 8) Grégoire de Nazianze se souvient visiblement encore des développements de Basile dans le Contre Eunome I, 16 (εἰς τὸ ἄνῳ εἰς τὸν ἄνω βυθόν ; ἄναρχον) ; autres parallélismes avec Basile au § 8 du Discours sur la Théophanie : Contre Eunome I, 21 (συμπαρεκτεινομενον), Contre Eunome II, 13, l. 20-22 (temps et éternité), mais cette dernière idée vient de Plotin, Enn. III, 7, et, de plus, Grégoire de Nazianze, contrairement à Basile (Cf. Contre Eunome II, 16, l. 58-62), ne se préocuppe pas du problème des αἰῶνες et de l’éternité du monde. Sur le texte de Basile comprenant pélagos, cf. infra et note 97.
64 L’océan des tempêtes, l’océan qui engloutit, l’océan où se précipite le troupeau de porcs dans lequel les démons ont été envoyés, l’océan des eaux amères opposées aux eaux douces…
65 Or. 21, 28 (1116 a) : ᾧ φανῆναι τὸ πλῆθος ἄπειρον καὶ οἷόν τι πέλαγος οὐχ ὁρίζον τοῖς ὀφθαλμοῖς. On voit que seul le contexte donne une valeur positive à la multiplicité infinie / indéfinie des flots.
66 Carm. I, i, 1, v. 1-2 (sans le mot pélagos). Pour le souvenir du Phèdre au v. 2, cf. le commentaire de D.A. Sykes ad locum dans St. Gregory of Nazianzus, Poemata arcana, C. Moreschini et D.A. Sykes (éd.), Oxford, Clarendon Press, 1997, et auparavant C. Nardi, « Note al primo carme teologico di Gregorio Nazianzeno », Prometheus, 16, 1990, p. 155-174 (spécialement p. 158). Plus que de Dieu lui-même, du moins directement, il s’agit là des difficultés de la théologie, comparée à une longue traversée entreprise sur un radeau, ou à un envol vers le ciel étoilé tenté avec des ailes de petit oiseau, donc de ce qu’est Dieu, non en soi, mais pour l’homme ; si l’on admet le souvenir du Phèdre 246 bc, il est difficile de ne pas voir au vers 1 un souvenir, non seulement du Phédon 85 d1 (cf. Sykes – souvenir fort clair), mais aussi, au second plan, du Banquet 210 d et de son interprétation. Se souvenir aussi de la façon dont les formules d’Or. 38 tirent une valeur particulière de leur répétition en Or. 45.
67 Cf C. Moreschini dans son article « Il platonismo… » (cité supra note 58), p. 1379, et son introduction à l’édition Moreschini-Gallay (cf. supra note 52), p. 73.
68 On pourrait aussi noter quelques différences : (a) Comme pour toute comparaison entre l’« expérience mystique » et le « sentiment religieux », on risque de rapprocher l’exceptionnel et le banal, le « chronique » (pour employer le terme de W. James, L’Expérience religieuse, essai de psychologie descriptive, trad. fr. F. Abauzit, Paris, Alcan, 1906, p. 60. Romain Rolland connaît cet ouvrage. Il s’agit de la traduction, approuvée par W. James et relue par lui-même sur épreuves jusqu’à la p. 144, de W. James, The Varieties of Religious Experience. A Study in Human Nature. Being the Gifford Lectures on Natural Religion Delivered at Edinburgh in 1901-1902, Londres, New York et Bombay, Longmans, 1902). (b) La symbolique de Grégoire de Nazianze est, malgré tout, surtout lumineuse. C’est ainsi que M. Kertsch, « Bildersprache bei Gregor von Nazianz. Ein Beitrag zur spätantiken Rhetorik und Popularphilosophie », Grazer theologische Studien, 2, 1980, ne parle pas de notre passage dans la section consacrée aux eaux, mais dans une note (aux rapprochements fort utiles, p. 200, note 2) de la section consacrée au soleil. Cf. aussi T. Spidlik, « Grégoire de Nazianze. Introduction à l’étude de sa doctrine spirituelle », Orientalia christiana analecta, 189, 1971, p. 15-47. C’est « le voile de lumière » ou « les éclairs » qui peuvent répondre chez Grégoire de Nazianze à la « mystique de la ténèbre » (cf. plus spécialement Grégoire de Nazianze, Carm., I, ii, 10, v. 953-956 : Patr. gr. 37, col. 749. Autres références nazianzéniennes données dans J.- M. Mathieu, Structure et Méthode de l’œuvre doctrinale de Grégoire de Nazianze, thèse d’état, Paris-Sorbonne, 1979, dactyl., p. 242-244 et 254-255 et notes ad locum ; sur la signification du vocabulaire de l’obscurité chez Grégoire de Nazianze, cf. ibid., p. 239.). (c) Si la prudence de Romain Rolland concerne l’existence ou l’absence d’un objet extérieur correspondant à la sensation océanique, celle de Grégoire de Nazianze concerne le discernement des esprits : l’ange des ténèbres se déguise en ange de lumière (Carm. II, i, 54, v. 3 : Patr. gr., col. 1398). On pourrait encore dire que Grégoire de Naziance est plutôt un angoissé et un instable ; toutefois, les différences de Grégoire de Nazianze avec Romain Rolland sont aussi les différences avec une époque où la pensée religieuse occidentale a généralement intégré (par l’intermédiaire du protestantisme libéral ?) des notions d’origine luthérienne de certitude et surtout de confiance personnelle.
69 Or. 28, 2-3 (Pat. gr. 36, 28 a-29 b ; P. Gallay (éd.), Paris, Cerf (Sources chrétiennes no 250), 1978, p. 102-106). Le discours 28, ou Deuxième discours théologique, est d’origine constantinopolitaine (séjour constantinopolitain de Grégoire de Nazianze, début 379-milieu 381 ; les problèmes concernant la date exacte du discours prononcé et ceux qui touchent à la révision des « discours théologiques » peuvent être négligés ici).
70 ἀνιόντι… μοι : § 2 init.
71 Or. 28, 3 ἔτρεχον… ὡς θεὸν καταληψόμενος / / I Cor. 9, 24 …τὸ βραβεῖον, …τρέχετε ἵνα καταλάβητε.
72 On voit là déjà, mais non thématisés, les thèmes qui seront ceux de la théologie mystique de Grégoire de Nysse et qu’a étudiés chez lui Jean Daniélou dans sa thèse Platonisme et Théologie mystique. Essai sur la doctrine spirituelle de saint Grégoire de Nysse, Paris, Aubier-Montaigne, 1944.
73 § 2 in fine τοῖς ὀλίγοις καὶ ἄνω φθάνουσιν.
74 Un peu plus loin dans le § 3, Grégoire évoque Paul enlevé jusqu’au troisième ciel et qui a entendu des paroles ineffables.
75 § 3 init. ὦ φίλοι καὶ μύσται καὶ τῆς ἀληθείας συνερασταί.
76 Ou, chez W. James, L’Expérience religieuse, p. 296 : théopathique.
77 Or. 2, 6 et surtout 7 (Patr. gr. 35, 413 a-416 b : J. Bernardi (éd.), Paris, Cerf (Sources chrétiennes no 247), 1978, p. 94-98). L’occasion du discours 2, ou Apologétique, est la retraite de Grégoire fuyant le sacerdoce en 362 ; la publication – dans quel sens du mot publication ? – peut être bien postérieure pour ce discours / traité sur le sacerdoce ; pour cette « publication » le seul terminus ante quem assuré est la composition du dialogue de Jean Chrysostone Sur le sacerdoce, pour lequel il y a lui-même datation haute – entre 372 et 378 – et datation basse – entre 386 et 390.
78 Or. 2, 7, lignes 12-13 (416 a) εἴ τις ὑμῶν τούτῳ τῷ ἔρωτι κάτοχος, οἶδεν ὃ λέγω.
79 Quelques années auparavant, Basile emploie déjà la comparaison de l’océan pour désigner l’infinité de Dieu (mais dans un développement très théorique de polémique théologique pour désigner Dieu comme l’objet d’une recherche indéfinie concernant son origine temporelle : cf. supra et note 63, infra et note 97).
80 Pour ce platonicien chrétien inconnu, qui prit comme nom de plume celui du converti de saint Paul (Actes des Apôtres 17, 34), le terminus ante quem est le colloque tenu à Constantinople en 533 entre orthodoxes et sévériens ; le terminus post quem, si l’allusion d’Hiérarchie ecclésiastique 436 c au chant par tous dans la divine liturgie du « cantique de louange » ou « symbole d’adoration » ou… concerne bien le chant du Symbole, serait 476, puisque c’est seulement en 476 que Pierre le Foulon a introduit ce chant ; mais il y a eu encore au XXe siècle des tentatives pour remonter plus haut.
81 Pseudo-Denys l’Aréopagite, Hiérarchie céleste IX, 3 (260 d-261 a), trad. fr. M. de Gandillac, Paris, Cerf (Sources chrétiennes no 58), 1958, p. 135 ; antérieurement Gandillac (Œuvres complètes du pseudo-Denys l’Aréopagite, Paris, Aubier-Montaigne, 1943, p. 219-220), moins sensible à l’évolution du sens d’ἄπειρον, traduisait « l’océan indéfini et généreux de cette Lumière théarchique ». Noter toutefois que, dans la réédition par Gandillac chez le même éditeur des Œuvres complètes du pseudo-Denys l’Aréopagite en 1980, dans l’appendice final qui suit la reproduction à l’identique du texte de 1943, il ne change rien sur ce point à sa traduction originelle quand sur d’autres points il modifie sa traduction du § 3 : retour à l’interprétation primitive ? En tout cas, l’ἄφθονον est un thème platonicien.
82 M. Nasta, Thesaurus Pseudo-Dionysii Areopagitae, CEDETOC, Université catholique de Louvain et Brepols, Turnhout, 1993.
83 Ainsi, Noms divins II, 7, in Œuvres de saint Denys l’Aréopagite, trad. fr. G. Darboy, Paris, Sagnier et Bray, 1845 : « Ainsi lorsque nous nommons le mystérieux océan de l’être, Dieu, vie… » (p. 359) ; trad. fr. M. de Gandillac, 1943 (cf. supra note 81) : « Si nous nommons, par exemple, le Secret suressentiel, ou Dieu, ou Vie… » (p. 84). Texte grec de l’édition B. Cordier (Anvers, 1634) reproduit in Patr. gr. 3, 645 a οἷον, εἰ τὴν ὑπερούσιον κρυφιότητα θεὸν, ἢ ζωὴν,… ὀνομάσαιμεν,… : c’est le texte de Cordier qu’ont traduit tant Darboy que Gandillac ; l’édition critique du De divinis nominibus par B.R. Suchla (Berlin, De Gruyter, 1990, cf. p. 131, l. 7-9) montre d’ailleurs qu’il n’y a là pas de variantes dans la tradition du texte. Il faut remarquer que Romain Rolland lit (ou au moins cite) l’Aréopagite dans une réimpression de la traduction Darboy (cf. La Vie de Vivekananda…, t. II, p. 226, note 2 dans l’édition de 1930, p. 332, note 17 dans celle de 1977 – la note elle-même figure p. 338-339). Cela a-t-il contribué au rôle important que Romain Rolland attribue au pseudo-Denys dans la transmission de la tradition de l’« océan de l’Un sans rivage et sans fond » (ibid., t. II, p. 244 dans l’édition de 1930, et p. 331-332 dans celle de 1977) ?
84 Photius, Codex 242, § 240. J’ai reproduit la traduction de R. Henry : Photius, Bibliothèque, Paris, Les Belles Lettres, 1971, t. VI, p. 48. Ce passage constitue le fragment 40 de l’édition Zintzen de la Vie d’Isidore par Damascius (C. Zintzen, Damascii Vitae Isodori reliquiae, Hildesheim, Olms, 1967). Damascius est le dernier diadoque de l’école platonicienne d’Athènes avant son départ en Perse avec les philosophes après la fermeture de l’École (platonicienne) d’Athènes par Justinien en 529 et avant leur retour, quelques années après, dans l’Empire, mais hors d’Athènes, aux marges de l’Empire, et peut-être plus ou moins dans la retraite. Son maître Isidore fut diadoque à la fin du Ve siècle. Noter que, si Damascius, après Isidore, connaît l’« océan du divin », il connaît aussi la chute dans « la mer de la dissemblance » (εἰς τὸν τῆς ἀνομοιότητος πόντον : Damascius, Traité des premiers principes, L.G. Westerinck (éd.), trad. fr. J. Combès, Paris, Les Belles Lettres, 1986, vol. I, De l’Ineffable et de l’Un, p. 9, l. 21-22 = Ruelle I, 8 (tome et pagination reproduits en marge supérieure par Westerinck et Combès, de l’édition C.E. Ruelle, Damascii Successoris Dubitationes et Solutiones de Primis Principiis in Platonis Parmenidem, Paris, 1889, 2 vol. (rééd. Bruxelles 1964 et Amsterdam 1966). Cf. Platon, Politique 273 d ἵνα μὴ… εἰς τὸν τῆς ἀνομοιότητης ἄπειρον ὄντα πόντον δύῃ, tel que se présente le texte d’après une partie de la tradition indirecte cependant que nos manuscrits ont « le lieu » : τόπον. Sur la « région de dissemblance » et sa tradition, cf. P. Courcelle, « Connais-toi toi-même »…, t. II, p. 519-530, où, en plus de dix-sept textes du Moyen Âge latin, on trouvera la bibliographie antérieure de Courcelle sur ce sujet).
85 Première étape de concentration purificatrice par séparation du corps qui conduit au niveau éthique et logique, l’éthique étant ainsi une éthique du refus du corps ; deuxième étape qui est celle de la parenté de l’intellect (νοῦς) humain avec en somme l’Intellect universel qui l’englobe – ce qui autorise René Henry, qui traduit νοῦς par « esprit », à parler dans sa traduction du « monde de l’esprit » ; troisième étape qui est celle de l’enthousiasme (ἐνθουσιῶσαν : « possédée par le divin » traduit René Henry) et de la séparation désormais totale d’avec l’homme et son êthos pour dépasser le niveau de l’Intellect lui-même et se fondre désormais avec la première hypostase, l’Un, dont le nom n’est pourtant pas prononcé.
86 Pour me justifier de passer du symbolisme de l’océan à ces notions abstraites de ce que l’on a parfois appelé « philosophie chrétienne », et de ne pas tenter de découvrir un imaginaire qui pourrait être lié à l’Écriture, je noterai que les commentaires patristiques du verset de Genèse I, 2 (« Et le souffle de Dieu était porté au dessus de l’eau ») ne valorisent pas les eaux primordiales comme divines (cf. M. Alexandre, Le Commencement du Livre Genèse I-V. La version grecque de la Septante et sa réception, Paris, Beauchesne (Christianisme antique ; 3), 1988, p. 81-87, cf. aussi p. 102-111 (sur Genèse I, 6 et I, 7) : tout au plus, pour les « eaux supérieures », y a-t-il interprétation par les anges ou les puissances intelligibles. De même, du point de vue baptismal c’est l’eau vive (ὕδωρ ζῶν, ὕδωρ ζωῆς), différente et même parfois opposée à l’eau de la mer ou de l’océan, c’est l’eau vive qui est Dieu, l’Esprit et l’effusion de l’Esprit (cf. J. Daniélou, « Le symbolisme de l’eau vive », Revue des sciences religieuses, 32, 1958, p. 335-346, repris par le même auteur dans Les Symboles chrétiens primitifs, Paris, Seuil, 1961, p. 49-63 (le rapprochement des eaux de Genèse I, 20, d’où naissent « reptiles » et volatiles, et du baptême, signalé par Daniélou (p. 60-61) chez Tertullien et Ambroise, me paraît rare).
87 Les rapports étroits entre l’infini, l’éternel et la religion (ou Dieu) sont présupposés, comme relevant de la pensée commune, dans la correspondance R. Rolland / Freud, et sont (depuis la scolastique, ou la patristique, ou plus haut ?) un lieu commun de la « philosophie chrétienne ». En ce qui concerne l’infini divin, cf. H. Guyot, L’Infinité divine depuis Philon le Juif jusqu’à Plotin, Paris, Alcan, 1906 : dans cette thèse, Guyot revendique pour Philon, sans l’emploi du mot infini = apeiron, l’introduction du concept d’infinité divine et lie infini et extase ; la thèse complémentaire s’efforce de trouver Les Réminiscences de Philon le Juif chez Plotin : Romain Rolland a lu et utilisé la thèse principale de Guyot dont il fait le plus grand éloge (La Vie de Vivekananda…, t. II, p. 217, note 1 dans l’édition de 1930, p. 317, note 3 (texte de la note p. 335-336) dans celle de 1977). Puisqu’il est ici question de concepts et de mots (et de l’emploi du mot océan pour désigner l’infini, et l’infini divin), je note que, si l’on se reporte aux passages de Philon où, d’après G. Mayer (Index Philoneus, Berlin et New York, 1974), figure le mot océan = pélagos, le sens en est le plus souvent purement géographique, avec parfois des connotations négatives et des symboles classiques de multiplicité où l’on se perd, profondeur où l’on s’engloutit, orages qui empêchent d’atteindre le port, d’où l’utilisation du mot océan dans des expressions comme l’océan de la vie, l’océan des passions, l’océan de ses péchés qui engloutit Pharaon. Cf. également, pour l’infini / indéfini (= apeiron), E. Mühlenberg, Die Unendlichkeit Gottes bei Gregor von Nyssa. Gregors Kritik am Gottesbegriff der klasischen Metaphysik, Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1966 (= Forschungen zur Kirchen-und Dogmengeschichte, 16). Pour l’éternité (αἰών) divine, son sens en philosophie religieuse remonte surtout aux commentaires sur Platon, Timée 37 c-38 c et sur la formule de 37 d présentant le temps comme « une certaine image mobile de l’éternité » ; mais, pour qui s’intéresse à l’αἰών en langue grecque, il ne faut pas oublier les complications que, de plus, apportent, et le fait que l’αἰών stoïcien correspond à peu près au χρόνος « de Plotin (et le présent stoïcien à l’éternité de Plotin), et les emplois dans les diverses phraséologies religieuses du terme αἰών (dont spécialement, pour la patristique, les αἰών » – au pluriel – septantaires et néo-testamentaires) ; il ne faut pas non plus négliger le problème, sans doute classiquement scolaire (cf. A.-J. Festugière, « Le sens philosophique du mot AΙΩΝ », La Parola del Passato, 11, 1949, repris par le même auteur dans Études de philosophie grecque, Paris, Vrin, 1971, p. 254-282, en particulier p. 266-267), de l’identité ou de la différence de sens d’aἰώνιος (« éternel » ?) et d’a̓ίδιος (« sempiternel » ? – ou l’inverse ? – ou d’autres nuances ?). Pour la définition de saint Thomas d’Aquin de l’éternité divine (interminabilis vitae tota simul et perfecta possessio : S. theol. I, qu. 10 art. 5), cette définition de l’Aquinate, par l’intermédiaire de la Consolatio de Boèce, provient de Plotin Enn. III, 7, § 3 à 6 (cf. les commentaires à ce traité de Plotin, et surtout celui de Beierwaltes). Cf. aussi, pour le temps et l’éternité, J. Guitton, Le Temps et l’Éternité chez Plotin et chez saint Augustin, Paris, 1933 (thèse qui toutefois s’intéresse surtout au temps). Et peut-être surtout maintenant D. P. Taormina, Jamblique critique de Plotin et de Porphyre. Quatre études, Paris, Vrin (Tradition de la pensée classique), 1999 (plus spécialement le chapitre 2 « De l’éternité et des temps chez Jamblique », mais aussi passim, et se reporter à la bibliographie pour la bibliographie antérieure). Pour Dieu comme être absolu (lieu commun de la pensée qui se rattache aux religions du livre), on peut vouloir en rattacher la première origine à la Révélation du Buisson ardent ; mais, pour la revendication d’origines grecques de la notion, cf. C.J. De Vogel, « Antike Seinsphilosophie und Christentumim Wandel der Jahrhunderte », in Festgabe Joseph Lortz, E. Iserloh et P. Manns (éd.), Baden-Baden, Grimm, 1958, t. I, p. 527-548 et Id., « Ego sum qui sum et sa signification pour une philosophie chrétienne », Revue des sciences religieuses, 35, 1961, p. 337-355, spécialement p. 346-354 et, plus spécialement encore, p. 348-349 (importance de Plutarque, De E delphico, § 17-20 et notamment de la fin du § 17 – 392 a – affirmant que c’est au dieu seul à qui l’εἶ – « tu es », sens de la lettre « ei » ou « epsilon » de Delphes – est adressé qu’il convient d’adresser et d’appliquer τὴ τοῦ εἶναι προσαγόρευσιν). Pour Dieu comme acte d’être et certaines origines ou anticipations néo-platoniciennes de cette conception, cf. P. Hadot, « Dieu comme acte d’être dans le néo-platonisme. À propos des théories d’E. Gilson sur la métaphysique de l’Exode », in Dieu et l’Être, p. 57-63 (problème de l’emploi des diverses formes dérivées de la même racine, participe, infinitif, substantif ousia, possibilité selon un certain commentateur du Parménide – sans doute à identifier comme Porphyre – qu’ousia soit employé en un sens allégorique et cache l’infinitif du verbe être = activité absolue d’être).
88 Allusion probable à l’interprétation de la réponse à Moïse comme refus de réponse.
89 Or. 38, 7, l. 3 : conflation probable d’Exode 3, 14 SPT (ὁ ὤν), et de Platon, Timée 27 d (τὸ ὂν ἀεί).
90 Ibid., § 8, l. 8 et10.
91 Terme rencontré quatre fois dans ces deux § 7 et 8 ; et de plus une fois le nom abstrait correspondant.
92 οὐκ ἔχων ὅποι στῇ καὶ ἀπερεί σηται : ibid., § 8, avec jeu de mot explicite en contexte sur ἄπειρον. Cette absence de limite est explicitée dans le cas de la remontée aux origines de Dieu que tente l’homme qui considère Dieu.
93 Plotin, Enn. IV, traité 3 (« Difficultés relatives à l’âme, I »).
94 Vie de Plotin § 5.
95 Plotin, Enn. IV, 3, § 8, l. 35-38. Cf. (plus encore ? Mais dans un développement typiquement plotinien sur l’éternité) l’apparition des termes de θεός et d’ἄπειρον dans Enn. III, 7, § 5 (l. 19, 20, et 23, 24, 26, 30), texte où l’infini est celui de l’éternité (αἰών) qui est la vie de l’Intellect et qui est dieu (mais θεός est qualificatif, dépourvu d’article) : l’infini est là un infini de complétude et non l’infini au sens faible qui est celui de l’âme, c’est-à-dire l’infini du temps. Sur Enn. III, 7, après le commentaire classique de Beierwaltes, on peut aussi trouver des choses dans l’ouvrage d’A. Trotta, Il Problemo del tempo in Plotino, Milan, Vita e pensiero, 1997 (= Temi metafisci e problemi del pensiero antico. Studi e testi 62).
96 Cf. supra et note 63.
97 Basile, Contre Eunome, I, 16, l. 7-12, B. Sesboüé, G.-M. de Durand, G. Doutreleau (éd.), Paris, Cerf (Sources chrétiennes no 299), 1982, p. 228. La composition du Contre Eunome se situe autour du concile de Lampsaque de 364.
98 Plutarque, Vie de Cicéron, 6 : la réputation de Cicéron a disparu dans la Ville καθάπερ εἰς πέλαγος ἀχανές.
99 Si αἰών était au singulier, l’infini un infini de complétude et Dieu l’Intellect au-dessous de l’Un, ce serait à peu près du Plotin ; mais l’infini de la vie de Dieu est ici considéré du point de vue de l’homme et se rapprocherait ainsi plutôt de l’infinité de l’Âme chez Plotin, qui est l’infinité / indéfinité du temps. Sur le problème du temps chez Plotin, cf. en dernier lieu A. Trotta, Il Problemo…
100 SVF 479 (= Diogène Laerce VII, 151) et 480 (= Plutarque, Comm. not., 37, 1078 e) : Diogène Laerce, qui attribue l’exemple au troisième livre des Physica de Chrysippe, emploie le terme de πέλαγος, Plutarque, qui l’attribue au premier livre des Physica Zètèmata du même Chrysippe, le terme de θάλαττα.
101 Plotin, Enn. IV, 3, § 9, l. 36-48.
102 A. Garzya, In Themistii orationes index auctus, Naples, Bibliopolis, 1989 (= Hellenica et byzantina neapolitana XI).
103 Gilbert Dagron a étudié autrefois son idéal politique dans son ouvrage L’Empire romain d’Orient au IVe siècle et les Traditions politiques de l’hellénisme. Le témoignage de Themistios, Paris, De Boccard, 1968 (correspond au no 3 des Travaux et Mémoires du Centre de recherche d’histoire et civilisation byzantines, le mémoire forme le volume entier, paginé 1-242).
104 Themistii orationes, G. Downey (éd.), puis G. Downey et A.F. Norman (éd.), Leipzig, Teubner, 1965, 1970, 1974. Le discours 13 figure dans le t. I (1965, Downey seul), p. 231-257.
105 Cf. E. Peterson, Der Monotheismus als politisches Problem. Ein Beitrag zur Geschischte der politischen Theologie im Imperium Romanum, Leipzig, Jakob Hegner, 1935. Pour l’assimilation à l’éromène, se souvenir d’Aristote et de son premier moteur immobile qui, suprême intelligible et suprême désirable, κινεῖ ὡς ἐρώμενον (Métaph. 1072 b 3) – faut-il traduire aussi « émeut à la façon d’un éromène » ?
106 Toutefois, dans ce discours trop mondain, le terme d’Un n’apparaît pas ; est-il trop techniquement philosophique ? Peut-être aussi cet Un s’opposerait-il trop visiblement à la dualité impériale, qu’il faut une fois évoquer au duel (177 b = p. 254, l. 7-8 dans l’édition Downey) : ce duel me paraît désigner Gratien et son oncle Valens, le jeune Valentinien II, demi-frère de Gratien, étant alors négligé.
107 Ne réduisons toutefois pas l’éloge de Rome à un thème purement littéraire et artificiel : Thémistius est impressionné par cette grandeur que fut et est encore Rome ; Constance le fut bien en 357 lors de sa venue à Rome (cf. Ammien Marcellin XVI 10, en particulier aux § 5 et 13-17).
108 Thémistius, Or. 13, 178 a = p. 255, l. 5 dan s l’édition Downey ; 178 c = p. 255, l. 23-26 ; 179 c = p. 256, l. 28.
109 Thémistius, Or. 13, 177 b = p. 254, l. 3 Downey : τοὺς καλοὺς νέους. Cf. Platon, Banquet 210 a (repris 211 c) : τὰ καλὰ σώματα. Thémistius, ibid., l. 4 (repris à peu près textuellement l. 9-10 Downey) : ἐπὶ τὰ καλὰ ἐπιτηδεύματα καὶ τοὺς καλοὺς νόμους. Repris de Platon, Banquet 210 c : τὸ ἐν τοῖς ἐπιτηδεύμασι καὶ τοῖς νόμοις καλόν (la reprise platonicienne de 211 c ne comprend plus que τὰ καλὰ ἐπιτηδεύματα mais Thémistius doit insister sur les lois).
110 L’expression de Thémistius ἐν χώρῳ ἀπῳκισμένῳ τῆς ἡμετέρας ἐνόψεως (p. 254, l. 16-17 Downey) renvoie verbalement, comme le signale Downey ad locum, à Platon, République 499 cd, qui signale la possibilité, dans un lieu barbare πόρρω που ἐκτὸς ὄντι τῆς ἡμετέρας ἐπόψεως, de l’existence effective de philosophes-rois – mais il y renvoie seulement par certains de ses termes ; de plus l’évocation par Thémistius d’une vision, d’un contact, d’un toucher, renvoie plutôt à quelque expérience transcendante – après la mort, pour Socrate ; on doit dès lors penser aussi à un autre passage de la République, passage qui prépare le retour forcé dans la caverne des philosophes que l’on contraindra à gouverner (Rép. 519 bc) : actuellement nul n’est capable de veiller correctement sur la cité (πόλιν ἐπιτροπεῦσαι, 519 b : le verbe est utilisé par Thémistius un peu plus loin, p. 255, l. 11 Downey), pas même ceux qui passent leur vie dans l’étude, car ils pensent que, dès avant leur mort, ils sont des émigrés (ἀπῳκίσθαι : Rép. 519 c ; j’ai souligné le mot dans le texte de Thémistius) qui résident dans les îles des bienheureux.
111 Contrairement à l’oracle hermétique de l’Asclépius XXIV (A.D. Nock et A.-J. Festugière (éd.), Corpus Hermeticum, ou (couverture) Hermès Trismégiste, t. II, Paris, Les Belles Lettres-CUF, 1945, p. 327, l. 4 sq.) : « a terris enim et ad caelum recursura divinitas linqueturque… ».
112 Cf. G. Dagron, L’Empire romain…, p. 159-153 et 191-193. Je me demande pourtant si Dagron ne force pas un peu les choses lorsqu’il use de l’Empédocle pseudonyme du discours À Jovien (Or. 5, 70 b = p. 103, l. 7-8 dans les Themistii orat., t. I, G. Downey (éd.), Leipzig, Teubner, 1965) pour voir ici essentiellement en Empédocle un imposteur traduisant le Christ ; il me semble que le texte critiquant ici Empédocle peut se comprendre dans la seule perspective de l’éloge de la vie mixte, Empédocle n’étant guère plus corrigé que Socrate – à moins, ce qui est possible, que Thémistius ne pense la clef connue de l’auditoire ou de certains de ses membres. Noter que l’emploi de l’expression prairie d’Atè pour désigner la terre n’est, dans la péroraison de l’Epitaphios de son père par Thémistius (Or. 20, 240 c = p. 14, l. 17 dans les Themistii orat., t. II, G. Downey et A.F. Norman (éd.), Leipzig, Teubner, 1970 – l’expression y figure, il est vrai, sans attribution à Empédocle), pas critiqué. Mais le caractère antichrétien de ces pages de l’Erôticos ne me paraît pas douteux.
113 Empédocle, Fragment 121 DK (H. Diels et W. Kranz, Die Fragmente der Vorsokratiker, 5e édition, Berlin, Weidmann, 1934-1938, 3 vol.). Cf. G. Dagron, L’Empire romain…, p. 161, note 70, et, pour la présence de l’expression dans le discours 20 de Thémistius, note 71. Après la parution de l’ouvrage de Dagron en 1968, l’identification, non encore faite lors de la publication du t. I de l’édition Teubner de Thémistius en 1965, est notée à propos du discours 20 par G. Downey et A.F. Norman dans le t. II en 1970.
114 Hiéroclès, philosophe néo-platonicien, fut élève de Plutarque d’Athènes (ce dernier fut diadoque platonicien à Athènes où il fut le maître de Proclus et où il mourut en 431 ou 432) ; à Constantinople, Hiéroclès fut bâtonné pour paganisme et exilé ; il enseigna (pendant une durée assez longue pour faire deux séries de leçons sur tous les dialogues de Platon) à Alexandrie. Nous possédons de lui un Commentaire du « Carmen aureum » pythagoricien (Hiéroclès, In aureum Pythagoreorum carmen commentarius, F.G. Köhler (éd.), Stuttgart, Teubner, 1974) et des fragments du traité Sur la providence, transmis par Photius (Codex 214, édition Henry au t. II de son édition de Photius (Paris, Les Belles Lettres, 1962), p. 125-130 ; Codex 251, édition Henry, t. VI, 1971, p. 189-206). Depuis K. Prächter, (« Richtungen und Schulen im Neuplatonismus », Genethliakon für CARL ROBERT, 1910, p. 105-156 ; « Christlich-neuplatonische Beziehungen », Byzantinische Zeitschrift, 21, 1912, p. 1-27. Les deux articles sont réimprimés dans K. Prächter, Kleine Schriften, Hildesheim-New York 1973), on a vu en lui un membre d’une école platonicienne d’Alexandrie, beaucoup plus sobre que celle d’Athènes et se rattachant plutôt à la tradition du moyen platonisme. Avec I. Hadot (Le Problème du néo-platonisme alexandrin : Hiéroclès et Simplicius, Paris, Études augustiniennes, 1978), on explique le coté simplifié du néo-platonisme des œuvres conservées d’Hiéroclès (et de Simplicius) par leur genre littéraire, qui en fait des œuvres élémentaires. Le passage d’Hiéroclès qui cite en partie et commente un peu le fragment en question d’Empédocle figure au début de la section XXIV de son Commentaire du « Carmen aureum » : l’essentiel en est reproduit par DK dans les notes au fragment 121.
115 ἀτερπέα χῶρον : fin d’héxamètre, début du fragment d’Empédocle 121 DK.
116 Noter l’interprétation analogue encore dans la péroraison de l’Epitaphios de son père par Thémistius.
117 Or. 20, 240 b = t. II Downey/Norman, p. 14 – le nom d’Empédocle n’est pas là cité par Thémistius.
118 Cf. note 110.
119 Notons que, dans les textes sur « la plaine de vérité » rassemblés par P. Courcelle (« Connais-toi toi même »…, t. III, p. 655-660), ceux qui sont d’origine néo-platonicienne rapportent, avec évidemment des distinctions qui se multiplient au fur à mesure que l’on avance dans le temps, la plaine de vérité à l’Intellect ; je noterai Plotin, Ennéades, I, 3, § 4 et VI, 7, § 13, textes cités par P. Courcelle, « Connais-toi toi même »…, p. 657, notes 173 et 174. Bien que postérieur à Thémistius comme étant vraisemblalement de Proclus, le De malorum subsistentia mérite peut-être aussi d’être nommé pour la façon dont il oppose la Plaine de Vérité à la Plaine d’Oubli (de République, X 621 a) : P. Courcelle, ibid., p. 658 et note 179.
120 Voilà qui n’est pas si loin du platonisme de Grégoire de Nazianze où l’océan d’existence qu’est Dieu correspond à la fois à la première et à la seconde hypostase de Plotin.
121 Chez Jean Scott Erigène, Maître Eckhart, dans la « théologie mystique » de l’école espagnole puis de l’école française, bref chez ceux qui, pour Romain Rolland, constituent la tradition occidentale de l’océan infini de l’Un – sans oublier peut-être ceux qu’il ne considère pas (Augustin, Boèce…). Pour une vue générale de la réception chrétienne de Platon (mais il s’agirait ici de la réception particulière d’un symbole particulier et d’un texte particulier), on pourrait partir, en dépit de sa date déjà ancienne, de l’ouvrage écrit par E. von Ivanka, Plato christianus, Einsieden, Johannes Verlag, 1964 (trad. fr. E. Kessler, Paris, PUF (« Théologiques »), 1990, qui étudie Origène, Grégoire de Nysse, saint Augustin, Denys l’Aréopagite, Maxime le Confesseur, le Moyen Âge occidental, l’hésychiasme et le palamisme. L’ouvrage néglige Grégoire de Nazianze – et le méprise un peu : cf., p. 360 de la traduction française, les reproches qui lui sont adressés de reprise « naïve », voire « irréfléchie ». Grégoire de Nazianze n’a rien d’un naïf ; il est volontiers provocateur, et en même temps prudent ; il faudrait tenir compte du verbe grec employé dans ce passage d’Or. 14, 7 (ῥεύσαντας – et ses connotations chez Grégoire de Nazianze), des textes parallèles, tels Or. 38, 9 et 11, et du caractère programmatif et d’appel à la réflexion du passage de quelques lignes dont seule une phrase est traduite.
122 Strabon I, 2, 10, l. 23 sq. Cf., sur ces pays mythiques, Peuples et Pays mythiques, F. Jouan, B. Deforge (éd.), Paris, Les Belles lettres (Vérité des mythes), 1988 ; et, en particulier, pour les Argonautes, l’article de F. Vian, « Le périple océanique des Argonautes dans les Argonautiques orphiques », p. 177-185 (spécialement p. 179-180) ; et, pour le Paradis, l’article de M. Alexandre, « Entre ciel et terre : les premiers débats sur le site du Paradis (Gen. 2, 8-15 et ses réceptions) », p. 187-224 (spécialement p. 207-209).
123 Photius, Codex 166, 111 a l. 8-9, édition Henry, t. II, p. 146.
124 Lucien, Histoires vraies, livre I, § 5 et § 9-10, le voyage parmi les îles célestes allant du § 10 au § 29 (Lucien, Œuvres, J. Bompaire (éd.), Paris, Les Belles lettres-CUF, 1998, t. II – les deux livres des Histoires vraies (= opuscules 13 et 14) sont aux pages 41 à 134).
125 Ibid., 111 b l. 35-36, édition Henry t. II, p. 148.
126 J.R. Morgan, « Lucian’s True Histories and the Wonders beyond Thulè of Antonius Diogenes », Classical Quarterly, 35, 1985, p. 475-490, spécialement p. 477-478.
127 Iamblichus, De vita Pythagorica, L. Deubner (éd.), Leipzig, Teubner, 1937 (§ 82, p. 47, l. 14-15. Pas de corrections sur ce point dans la deuxième édition Teubner, Stuttgart, 1975, révisée par U. Klein).
128 Encore, au second livre des Histoires vraies, c’est au retour du navire dans l’Océan que Lucienvisite l’île des Bienheureux gouvernée par Rhadamanthe où il rencontre Homère et quelques autres.
129 ὥσπερ εἰς πέλαγος οὐράνιον : De facie in orbe lunae 934 d (Plutarque, Scripta moralia, t. II, F. Dübner (éd.), Paris, Didot, 1841, consulté dans la réimpression de 1890, cf. p. 1144, l. 17).
130 Contrairement au discours 13 : cf. supra et note 110.
131 Thémistius, Sur la paix (Or. 10), péroraison 140 d-141 c (Downey, vol. I, p. 214) ; l’océan Atlantique figure p. 214, l. 5-6. Le discours a été prononcé à l’occasion du retour de Valens à Constantinople en 369 après le traité avec les Goths renouvelant le foedus de 332.
132 Sénèque, Médée, v. 301-379 : première formule citée v. 337, seconde v. 375-379. Pour l’Atlantique comme (symboliquement) navigation interdite, cf. aussi l’expression proverbiale (ainsi Gregoire de Nazianze Or. 43, 24) dont Pindare, IVe Néméenne, 69 (Γαδείρων τὸ πρὸς ζόφον οὐ περατόν) est la première attestation.
133 Faut-il penser aussi au thème philosophique, et anthropologique, archè / télos ? Il a fait l’objet, pour Origène et Grégoire de Nysse, d’une série d’études dans Archè e Telos. L’antropologia di Origene e di Gregorio di Nisa. Analisi storico-religiosa, U. Bianchi et H. Crouzel (éd.), Actes du colloque de Milan, 17-19 Mai 1979, Milan, Vita e Pensiero, Universita Cattolica del Sacro Cuore, 1981 (= Studia Patristica Mediolanensia, 12).
134 Sur le sentiment océanique comme résurgence du narcissisme du nourrisson, cf. les références à S. Freud, Malaise dans la civilisation données supra note 3. Pour le « narcissisme absolument auto-suffisant » qui ne peut se maintenir « avec la venue au monde », cf. S. Freud, Psychologie des masses et Analyse du moi, trad. fr. J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet, A. Rauzy, in Œuvres complètes, Paris, PUF, t. XVI, 1991, p. 69 (édition princeps allemande sous le titre Massenpsychologie und Ich-Analyse, Leipzig-Vienne-Zurich, Internationaler Psychoanalytischer Verlag, 1921).
135 Parmi ces fils qui se rattachent essentiellement à leur mère – qui semblent être nombreux au IVe siècle, qu’ils soient païens ou chrétiens (ainsi Libanius, et si l’on assimile à la mère la sœur aînée, Grégoire de Nysse dans ses rapports avec Macrine, etc.) – Grégoire de Nazianze est aussi l’un de ceux qui nous font le plus de confidences personnelles. Pour la façon dont ce fils aîné, bien qu’il ne se soit jamais complètement révolté devant l’autorité d’un père âgé, notable et évêque, connu aussi pour ses bouffées de colère, se rattache surtout à sa mère, cf. sa consécration par sa mère dès avant sa naissance (Carm. II, i, 11, v. 68-92 et textes parallèles) et la façon dont cette consécration est confirmée par le fils dans le rêve où lui apparaissent deux femmes quasiment jumelles, la pureté (ἁγνεία) et la sagesse (σαοφροσύνη), rêve qui lui fait choisir l’incorruptibilité (ἀφθορίη), c’est-à-dire la virginité (Carm. II, i, 45, v. 229-266 : Patr. gr. 37, 1369-1373. Ce rêve a fait l’objet d’un commentaire d’inspiration jungienne : C.M. Szymusiak-Affholder, « Psychologie et histoire dans le rêve initial de Grégoire le Théologien », Philologus, 115, 1971, p. 302-310). Cf. encore la multiplicité des épitaphes consacrées par Grégoire de Nazianze à sa mère (= toutes les épigrammes 28 à 80 du livre VIII de l’Anthologie palatine). Ces deux faits ne sont pas négligeables, même s’il y a là une part de tradition ou d’organisation littéraire. Noter encore l’éloge de la mère, vivante et présente, entremêlé à l’éloge du père dans l’Oraison funèbre de Grégoire l’Ancien (Or. 18). Qui rattache à l’attachement à la mère l’homosexualité peut aussi voir une marque de la fixation de Grégoire de Nazianze à sa mère dans son amour pour Basile – non seulement amitié (φιλία), mais passion et amour (πόθος, ἔρωτες), amours platoniciennes et platoniques « selon Dieu et sages » (καθὰ Θεόν τε καὶ σώφρονες), qui en font à Athènes un couple aussi célèbre qu’Oreste et Pylade ou que les jumeaux Molionides, et autour duquel se rassemble une phratrie de ceux qui se plaisaient comme eux à l’amour de la beauté incorporelle : cette passion athénienne est proclamée par Grégoire dans son Oraison funèbre de Basile le Grand (Or. 43, § 14, l. 21 ; § 19, l. 1-14 ; § 22) ; cf. aussi passim dans toutes ces pages 146 à 181 de l’édition J. Bernardi (Paris, Cerf (Sources chrétiennes no 384), 1992) ; pour la façon dont l’affection de Grégoire pour Basile demeura après Athènes passionnée et passionnelle, faite de querelles et de réconciliations, on peut voir les lettres adressées à Basile (la lettre 40 est commentée par J. Bernardi, Saint Grégoire de Nazianze, Paris, Cerf, 1995, p. 259-263) et les souvenirs de certains poèmes autobiographiques (ainsi, dans le Carm. i, ii, 11, aux v. 386-413, c’est essentiellement comme une trahison de l’amitié qu’est présentée la consécration épiscopale de Grégoire de Nazianze par Basile au siège de Sasimes) : la sensibilité romantique de Grégoire de Nazianze s’est éminemment appliquée à Basile.
136 Carm. I, ii, 14, v. 33-36 (Patr. gr. 37, col. 758) et Or. 18, 42 (Patr. gr. 35, col. 1041 a – noter qu’il s’agit là d’une consolation à sa mère dans l’oraison funèbre de son père). Ces deux textes sont replacés dans un ensemble collectif par J.-M. Mathieu, « Horreur du cadavre et philosophie dans le monde romain. Le cas de la patristique grecque au IVe siècle », in La Mort, les morts et l’au-delà dans le monde romain, F. Hinard (dir.), Actes du colloque de Caen (20-22 novembre 1985), Caen, Centre de publications de l’Université de Caen, 1987, p. 311-320, spécialement p. 315-316.
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Référence papier
Jean-Marie Mathieu, « Sentiment océanique chez Platon et dans le platonisme chrétien », Kentron, 16 | 2000, 9-39.
Référence électronique
Jean-Marie Mathieu, « Sentiment océanique chez Platon et dans le platonisme chrétien », Kentron [En ligne], 16 | 2000, mis en ligne le 18 octobre 2017, consulté le 12 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/2305 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.2305
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