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Philologies

Réflexions sur l’édition M. Bordt du Lysis de Platon

Jean Schneider
p. 39-51

Résumés

Étude approfondie de J. Schneider sur l’édition commentée de M. Bordt du Lysis de Platon.

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Notes de l’auteur

Platon, Lysis, Michael Bordt (éd.), Göttingen, Vandenhoeck & Ruprecht, 1998 (dans la série : Platon, Werke, Uebersetzung und Kommentar. Im Auftrag der Kommission für Klassische Philologie der Akademie der Wissenschaften und der Literatur zu Mainz, herausgegeben von Ernst Heitsch und Carl Werner Müller).

Texte intégral

1Après une traduction, le livre présente un important commentaire, avec d’abord une introduction générale. M. Bordt donne trois raisons de s’intéresser au Lysis (p. 41-49) : dans l’histoire de la philosophie, ce dialogue ouvre un débat philosophique qui, relayé par Aristote et les philosophes hellénistiques, alimente toute la réflexion antique sur l’amitié, même si le Lysis lui-même ne semble pas avoir été beaucoup lu ; le problème existentiel de l’amitié, et des relations affectives en général, est toujours actuel et parfois dramatique ; bien que les sciences humaines proposent des théories de l’amitié et de la vie affective et bien que les philosophes actuels ne parlent guère de l’amitié, la philosophie reste seule à pouvoir arbitrer les dissensions qui s’observent entre diverses doctrines psychologiques et sociologiques. Ensuite vient (p. 50-60) une étude des emplois de φίλος et des conceptions grecques de la φιλία jusqu’à Platon. M. Bordt insiste sur le fait que φιλία ne désigne pas principalement un sentiment, et sur les problèmes posés par le développement d’une φιλία extérieure aux relations familiales, qui peut les concurrencer et s’opposer à elles. Il propose (p. 60-64) une analyse du dialogue, puis (p. 64-75) une « herméneutique de l’interprétation du Lysis ». Sous ce titre, il défend l’idée que les apories ou réfutations données au niveau du dialogue ne correspondent pas forcément à la pensée de Platon. Il soutient une lecture critico-constructive (« kritisch-konstruktiv ») qui distingue, d’après certains critères, des réfutations ou apories assumées par Platon et d’autres qui sont solidaires de la fiction dramatique. Ainsi, comme le voulait von Arnim et contrairement à l’opinion de Pohlenz, Platon n’a pas vraiment rejeté la définition de l’amitié comme relation entre ἀγαθοί, à ceci près que cet adjectif n’a pas, appliqué à un homme, le sens qu’il pourrait avoir à propos d’un dieu (cf. sur ce point p. 228-229, note 563 et p. 231). Les prétendues apories et réfutations mettent en évidence l’incompétence de Ménéxène, opposée à l’intuition philosophique de Lysis, et elles doivent inciter le lecteur à refaire par lui-même la démarche qui dans le dialogue fictif a abouti à une impasse. M. Bordt peut donc tenter de retrouver la « position systématique de Platon » (p. 75-93). Il observe d’abord que le Lysis est différent d’autres dialogues aporétiques qui visent clairement à définir la piété (Euthyphron), la tempérance (Charmide) ou le courage (Lachès). Platon y critique d’abord une conception sentimentale de l’amitié (204 B 4-206 E 2), une conception purement utilitariste (207 D 5-210 D 8), une conception fondée sur les qualités des amis (213 E 4-216 B 9). Ensuite, il élabore un modèle qui permette de comprendre l’amitié par rapport à une cause finale qui est le bien (216 C 1-217 A 2), le πρῶτον φίλον (218 C 5-220 B 7), l’οἰκεῖον. Bien que le Lysis ne formule pas explicitement cette doctrine, M. Bordt croit pouvoir supposer que Platon y suggère que l’amitié réciproque unit deux hommes bons, au sens où un homme peut être bon, et se fonde sur leur amour commun, unilatéral, d’un οἰκεῖον. Cette interprétation du dialogue permet, à défaut d’indice chronologique extérieur, de le situer dans l’œuvre de Platon (p. 94-106), près du Ménon, entre les dialogues anciens et les dialogues de la maturité (Banquet, Phédon, République). Après cette introduction vient le commentaire analytique des différentes parties du dialogue, avec pour chacune un résumé, une interprétation et des remarques de détail.

2M. Bordt nous offre une lecture très soigneuse du Lysis, et il prend à juste titre au sérieux l’introduction 203 A 1-206 E 2 (p. 116) : il faut en effet ne pas dissocier le thème érotique de l’introduction et la discussion relative à l’amitié, et il nous semble qu’il n’y a entre amour et amitié ni confusion ni discontinuité. Il rapproche judicieusement la discussion entre Ménéxène et Socrate en 207 B 8-h 4 des développements qui viendront ensuite sur l’amitié entre semblables ou entre contraires (p. 129, l. 13-16). Comme il l’explique p. 156, l. 5-11 (cf. p. 172, l. ult.-173, l. 15 et p. 183, l. 13-184, l. 7), Platon distingue l’amitié réciproque (son objet principal jusqu’à 216 B 9) et l’amitié unilatérale (216 B 9-222B2), avant de tenter une articulation entre ces deux aspects. Il remarque (p. 163, l. 11-22 et p. 178, l. 15-19) que les citations poétiques sont faussées, puisque l’Odyssée (XVII, 218) parle de l’attirance réciproque entre semblables mauvais et qu’Hésiode (Travaux, v. 25-26) décrit la bonne ἔρις, qui est une concurrence pacifique. D’ailleurs, les mauvais de l’Odyssée ne sont tels qu’au jugement d’un personnage qui est lui-même mauvais. Le choix des exemples en 215 C 3-216 B 9 et l’usage du neutre τὸ φίλον (p. 174, l. 22-32 et p. 176, l. 4-7) permettent à Socrate de préparer subtilement le passage d’une étape de la conversation à la suivante, dans ce dialogue qui lu superficiellement paraît trop peu méthodique. L’introduction de καλός en 216 C-D nous rappelle l’attente d’Hippothalès (p. 184, l. 37-185, l. 7). Il est exact (p. 223, l. 14-19) que, en fondant le désir sur la perte d’un οἰκεῖον (221 E), Platon risque de retomber dans le schéma qui assignait à l’amitié une cause mauvaise. Plus généralement, dans sa lecture critico-constructive, M. Bordt s’appuie sur les indices que Platon nous donne pour nous dissuader de prendre à la lettre certaines apories ou réfutations (e. g. p. 232, l. 3-8). Pour l’histoire de l’étude philosophique de l’amitié, la comparaison proposée p. 42 (note 3) entre le Lysis et les deux Éthiques aristotéliciennes est particulièrement intéressante.

3Nous pouvons proposer quelques rectifications ou compléments. Peut-on vraiment, à propos d’Achille et de Patrocle, dire : « ihre Art, die philia miteinander zu leben, nicht die Sexualität einschliesst » (p. 53-54) ? Il faudrait ajouter une négation p. 73, l. 21 : « Gut zu sein und selbstgenügsam nicht zu sein schliessen sich nicht aus. » L’idée que le but de la santé puisse être de travailler pour nourrir une famille (p. 84, l. 11-13, p. 200, l. 6-8) est, dans le contexte de cette palestre aristocratique, un peu exotique. En 217 D, c’est probablement Ménéxène qui est (depuis 216 A, malgré ὦ παῖδες en 217 A et σκέψασθε en 217 C) l’interlocuteur, de sorte que les cheveux blanchis doivent être les siens, non ceux de Lysis (p. 190-191). Il faut remplacer « das » par « dass » p. 215, l. 9. Enfin (cf. p. 41, note 2), signalons le livre récent d’A. Vincent-Buffault (L’Exercice de l’amitié. Pour une histoire des pratiques amicales aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, 1995) qui nous paraît intéressant dans ce contexte, en ce qu’y apparaissent très souvent des thèmes du Lysis sans que ce dialogue soit jamais évoqué, parce qu’évidemment les épistoliers et diaristes ne sont pas conscients de l’origine platonicienne de leurs réflexions et de leurs pratiques (voir e. g. p. 185-186).

4La démarche critico-constructive nous semble, dans son principe, tout à fait convaincante, mais les critères qui permettent de distinguer une réfutation vraie d’une réfutation fictive ne peuvent être tout à fait objectifs. Il nous semble que M. Bordt interprète certaines παραλείψεις de manière un peu lénifiante. Quand en 213 E 3-4 Socrate refuse de reprendre la discussion précédente, n’est-il pas un peu complaisant d’admettre que Platon laisse ainsi au lecteur le soin de refaire le travail (p. 68-69) ? Quand, en 219 B 5-8, Socrate donne congé (ἐῶ χαίρειν) au problème soulevé par la similitude du φιλοῦν et du φιλούμενον, faut-il conclure simplement que cette objection n’a pas à être considérée (p. 167, l. 35-168, l. 4 et p. 199, l. 21-25) ? Cette attitude est peut-être trop constructive et insuffisamment critique, d’autant que M. Bordt ne distingue pas assez rigoureusement (p. 82-86), dans le modèle élaboré en 218 D, le φιλούμενον et la cause finale de l’amitié. Lorsque Socrate, imitant les hommes habiles dans les tribunaux, demande qu’on reconsidère la discussion (222 E), sans s’en charger lui-même, et quand il rend les deux pédagogues responsables de l’interruption du dialogue (223 A-B), alors que ce n’est pas avec les deux enfants, mais avec un des πρεσβύτεροι qu’il s’apprêtait à reprendre la discussion, il nous semble que cette stratégie pourrait être suspectée plus qu’elle ne l’est p. 232 et p. 235. Le livre ne nous dit pas toujours pourquoi Platon propose des apories fictives (e. g. p. 172, l. 16-22), et il nous semble un peu facile de les attribuer au souci de faire travailler son lecteur. D’autre part, considérant que plusieurs apories et réfutations sont factices, M. Bordt cherche parfois à désigner un responsable, dont les fautes provoqueraient les apparentes dérives de la discussion. Comme il ne veut pas en accuser Socrate, et que Socrate n’a pas pour interlocuteur un grand sophiste dont les roueries pourraient perturber la démarche dialectique, c’est Ménéxène qui se retrouve en position d’accusé, lui qui est qualifié d’éristicien (p. 95, l. 15-16, p. 149, l. 15-23, et p. 175, l. 15-16). En s’appuyant sur ἑταῖρος (206 D 4, mais φίλω en 207 C 8 !), il en arrive à nier l’amitié de Ménéxène et de Lysis (p. 129). Il nous semble très excessif de s’appuyer sur 211 B-C pour rendre cet enfant, qui se borne à acquiescer (un peu trop vite) aux suggestions de Socrate, responsable du cours erratique du dialogue, et d’ailleurs Lysis, dont M. Bordt loue l’intuition philosophique, se comporte le plus souvent comme son camarade. On remarquera que l’Euthydème, que M. Bordt rapproche du Lysis (p. 95) et qui concerne bien l’éristique, est classé comme ἀνατρεπτικός par Albinos (Introduction aux dialogues de Platon, III, 2) et par Diogène Laèrce (III, 51 et III, 59), alors que le Lysis est λογικός (Albinos) ou μαιευτικός (Diogène). Sur le rythme souvent surprenant des dialogues platoniciens, leurs détours et leurs impasses, nous renvoyons aux remarques de M. Vanhoutte, La Philosophie Politique de Platon dans les « Lois », Louvain, 1954, p. 60 et notes 1-2.

5M. Bordt prête parfois à Platon des conceptions qui n’étaient pas évidentes pour un Athénien de l’époque classique. Ainsi, en 207 D 5-210 D 9, nous assistons à une conversation surprenante, puisqu’au départ il est admis que les parents de Lysis aiment leur fils et veulent qu’il soit aussi heureux que possible, et qu’à la fin il apparaît que Lysis, aussi longtemps qu’il est incompétent et inutile, ne peut être aimé de son père ni de nul autre, mais que devenu savant il gagnera l’amitié de tous. On peut bien sûr supposer que Socrate s’exprime cum grano salis, mais l’amour parental n’est peut-être pas dans l’Athènes classique le parangon d’amour oblatif qu’il est devenu assez récemment (cf. Épictète, Entretiens, II, 22, § 10-16 et § 29), et Platon ne voulut apparemment pas devenir père. Les deux pédagogues, qui représentent les parents (208 C), parlent mal le grec et s’enivrent (223 A-B). D. Bolotin (Plato’s Dialogue on Friendship, An Interpretation of the Lysis, with a New Translation, Ithaque et Londres, 1979, p. 66) avait émis l’idée que le dialogue modifiait la relation de Lysis à ses parents. M. Bordt, lui, refuse toute mise en cause de l’amour parental : p. 61, l. 19-21 (« Einerseits sei unbestreitbar, dass seine Eltern ihn über alles lieben und alles täten, um ihn glücklich zu sehen »), p. 117, l. 24-26 (« bringt Platon mit der Liebe von Lysis’ Eltern zu ihrem Sohn ein Beispiel für eine Liebe, die auf das Glück des anderen und nicht auf das eigene Wohlergehen zielt »). Il affirme que ce que ses parents interdisent à Lysis ne le rendrait pas heureux (p. 135, l. 18-28), tandis qu’il essaye ensuite (p. 136) de rendre compte du fait que Platon évoque l’intérêt des parents à ce que Lysis fasse ou non telle ou telle chose. Il est trop aisé de neutraliser ce passage en parlant d’exagérations absurdes (p. 137, l. 19-138, l. 15). De fait, il est bien arrivé que le roi des Perses confiât son armée à un Grec compétent, même s’il ne cherchait pas ainsi à rendre heureux celui à qui il donnait cette marque d’amitié. M. Bordt remarque de manière mieux fondée que cette discussion a pour but de rendre Lysis modeste (p. 138-139). L’affirmation que « les parents aiment Lysis non pour autant qu’il est inutile, mais pour autant qu’il est leur fils » (p. 139, l. 18-19) ne s’appuie pas sur le texte platonicien. L’utilitarisme parental dont fait état Platon ne tient probablement pas, d’après le niveau social du père de Lysis, à ce que les parents de Lysis auraient besoin d’un γηροβοσκός (comme il est suggéré p. 80), pas plus que Platon lui-même n’en éprouva le besoin.

6Le commentaire de M. Bordt semble parfois guidé par la volonté de déprécier la quête amoureuse d’Hippothalès, qui donne l’occasion de la discussion relative à l’amitié. Il s’appuie sur la critique formulée par Socrate en 205 D 5-6 : πρὶν νενικηκέναι ποιεῖς τε καὶ ᾄδεις εἰς σαυτὸν ἐγκώμιον, où la précision « avant d’avoir vaincu » est essentielle. Socrate reproche à Hippothalès de composer sa propre épinicie avant d’avoir vaincu. M. Bordt croit que Socrate lui reproche d’être égoïste (cf. aussi V. Schoplick, Der Platonische Dialog Lysis, Inaugural-Dissertation zur Erlangung der Doktorwürde der Philosophischen Fakultät der Albert-Ludwigs-Universität zu Freiburg i. Br., 1968, p. 19 et 21) : « Sokrates tadelt ihn : Seine Liebe ziele eigentlich gar nicht auf den Jungen, sondern auf sich selbst » (p. 60, l. 32-61, l. 1), « Platon lässt Sokrates die Verliebtheit als eine Form der Selbstliebe analysieren, die nicht die gegenseitige Beziehung und den anderen Menschen, sondern die eigene Befriedigung bzw. den eigenen Nutzen zum Ziel hat. Einem Verliebten geht es nicht notwendig um eine wechselseitige Beziehung zu einem anderen Menschen, sondern um sich selbst » (p. 80, l. 5-10), « Darauf wirft Sokrates Hippothales vor, er preise sich selbst » (p. 107, l. 34), « Sokrates analysiert Hippothales’Verliebtheit als Selbstliebe » (p. 117, l. 7, cf. p. 117, l. 14-26). Négligeant πρὶν νενικηκέναι en 205 D 5-6, M. Bordt donne de διάνοια (205 B 2) une interprétation discutable. Il nous semble que Socrate se désintéresse de la forme littéraire pratiquée par Hippothalès pour examiner le « sens » de ses discours : la paraphrase « wie er über seine Beziehung zu Lysis denke und wie er mit Lysis umgehe » (p. 118, l. 18-19) repose à notre avis sur une acception trop large de διάνοια. Comme il interprète la critique formulée par Socrate à l’égard de la stratégie d’Hippothalès comme un rejet de ses sentiments amoureux, il associe à Hippothalès une conception de l’amitié (plus ou moins clairement rapprochée du freudisme, p. 48) qui serait l’objet de la critique socratique, et croit trouver dans le Lysis une problématique qui nous semble étrangère à ce dialogue : « Kann erotische Anziehung Freundschaft konstituieren ? » (p. 41, l. 12), « Die Frage, ob erotisches Begehren (erôs) Freundschaft konstituieren kann » (p. 77, l. 30-78, l. 1, avec la réponse négative p. 79, l. 42-80, l. 2), « Das romantische Verständnis von Freundschaft und Liebe : Freundschaft und Liebe ist durch die Intensität der Gefühle und dadurch, dass sich ein Mensch in einen anderen verliebt, begründet » (p. 79, l. 31-33), « Ihr zufolge begründen Empfindungen und Emotionen eine Beziehung zwischen Menschen » (p. 116, l. 29-30). Si l’on peut évoquer un autre dialogue pour apprécier l’attitude de Socrate dans le Lysis, on rappellera que c’est dans le discours de Lysias (Phèdre, 230 E-234 C) et dans le premier discours de Socrate (237 A-241 D) que l’amoureux est rejeté, mais qu’ensuite la folie de l’amour est réhabilitée (249 D).

7M. Bordt suppose que Lysis n’a aucun penchant, amical ou autre, pour son ἐραστής : « wird aber von Lysis konstant abgewiesen » (p. 116, l. 7), « es ist naheliegend, dass Menexenos an Hippothales und Lysis denkt » (à propos de la possibilité que l’aimé haïsse l’amant, p. 150, l. 34-35), Lysis hait Hippothalès (p. 152, l. 19). Tout un paragraphe (p. 117, l. 27-118, l. 2) explique pourquoi Lysis n’a aucune raison de répondre aux sentiments d’Hippothalès, qui ne serait ni désireux ni capable de lui fournir quelque service utile que ce soit. Socrate approuve la froideur de Lysis : « Da man davon ausgehen kann, dass Sokrates hier nicht Lysis’abweisendes Verhalten Hippothales gegenüber kritisieren will » (p. 224, l. 1-3) ; il considère Hippothalès comme un amant προσποίητος (p. 225) et pourrait même être son rival heureux (p. 132, l. 28-133, l. 3). À vrai dire, Platon ne donne aucune indication claire sur les sentiments de Lysis à l’égard d’Hippothalès, qui importune Ctèsippos par ses poèmes mais semble paralysé par la timidité en présence de son érômène. La réserve de Lysis peut correspondre aux normes de la bonne éducation : un érômène doit résister à l’éraste (cf. K. J. Dover, Greek Homosexuality, Londres, 1978, p. 90-91 et M. Foucault, Histoire de la sexualité (2. L’usage des plaisirs), Paris, 1984, p. 239-248). D’ailleurs la langue grecque, qui pour l’amitié dispose du mot φίλος pour désigner aussi bien le φιλῶν et le φιλούμενος, ne peut exprimer une semblable ambivalence pour l’amour (ἐραστὴς ἅμα καὶ ἐρώμενος dans l’Axiochos, 364 A), et la réciprocité amoureuse peut évoquer le temps mythique de l’âge d’or (Théocrite, XII, 16), bien qu’un érômène trop farouche puisse encourir la colère des dieux (fr. 69 d’Elien dans l’édition Hercher, article M. 497 de la Souda). En tout cas, il nous semble probable que Socrate essaye d’aider Hippothalès et a pour lui de la sympathie (cf. M. Lualdi, Il problema della philia e il Liside platonico, Milan, 1974, p. 67-68).

8Dépréciant la quête d’Hippothalès, M. Bordt est amené à distinguer, dans la théorie de l’οἰκειότης proposée en 221 E-222 B, deux interprétations différentes, selon qu’οἰκεῖος est pris comme un masculin désignant une personne ou comme un neutre désignant un objet. La première interprétation correspondrait aux attentes d’Hippothalès qui voudrait reconnaître une telle familiarité entre Lysis et lui, et M. Bordt la rapproche de la conception de l’amour professée par Aristophane dans le Banquet (p. 119, l. 14-18 ; p. 222, l. 29-223, l. 6). Il insiste (p. 227, l. 28-29) sur le neutre εἴ τι τούτων οἰκειότερον en 210 C 2. À propos de 212 B-213 C, il remarque le choix, comme exemples d’amitié unilatérale, d’objets inanimés (vin, gymnastique, sagesse) ou à peine animés (chevaux, chiens, cailles) (p. 78-85), à l’appui de l’idée que l’amour, unilatéral, de deux personnes pour un objet peut seul fonder l’amitié réciproque de deux personnes. Il présente le masculin οἰκεῖοι ὑμῖν αὐτοῖς (221 E 6) comme une intrusion de l’amitié réciproque entre deux personnes dans une analyse consacrée seulement à l’amitié unilatérale (p. 225, l. 20-24, cf. p. 226, l. 7-10) : les réactions des interlocuteurs (cf. p. 226, l. 5-7) et l’aporie qui s’ensuit (222 B-D) prouveraient l’illégitimité de ce masculin. Ici ὑμῖν αὐτοῖς équivaut évidemment à ἀλλήλοις, bien qu’on ait vu en 214 C 8-D 1 que les mauvais n’étaient même pas semblables à eux-mêmes. La démarche de M. Bordt semble guidée par l’idée que Lysis ne saurait être l’οἰκεῖος d’Hippothalès (p. 86, l. 20-26). En faveur de son attention à l’usage platonicien du neutre, on peut rappeler que la récupération judéo-chrétienne du platonisme se manifeste par le rapprochement entre le masculin ὁ ὤν biblique et le neutre τὸ ὄν platonicien (cf. J. Whittaker, Studies in Platonism and Patristic Thought, Londres, 1984, VII, p. 197, note 9). Il faut cependant remarquer que Platon peut utiliser au participe neutre des verbes qui expriment la haine ou l’amour (212 E-213 A), ou le désir (ἐπιθυμοῦν, 221 D), et qu’en grec il est banal d’utiliser le neutre pour désigner des personnes (τὰ παιδικά, τὸ μειράκιον). Le grec d’ailleurs, à la différence du latin, ne distingue pas le neutre du masculin aux génitif et datif d’un pronom déterminant ou d’un adjectif. L’expression μήτε ἀγαθὸν μήτε κακόν, par laquelle Platon désigne le sujet, non l’objet de l’amitié dans le modèle de 216 C-221 C, figure toujours au neutre (216 C 2-3, D 4, E 2, 217 A 1, B 4-5, E 4, 218 C 1, 219 A 6-B 1, 221 C 6-7, appliqué à σῶμα en 217 B 2-3 ou 219 A 1-2), et il en va de même des neutres ἐνδεές et φίλον en 221 E 1 ; ce neutre peut d’ailleurs être commenté par ὑφ’ ἡμῶν τῶν μεταξὺ ὄντων του κακοῦ τε καὶ τἀγαθοῦ en 220 D 5-6. En 212 B-213 B, il nous semble que la non-réciprocité amicale concerne principalement des personnes, et que les exemples de choses correspondent à une simple volonté d’expressivité. Même si en 221 E 3-4 τοῦ οἰκείου, appliqué à l’objet de l’amitié, est bien un neutre (p. 227), le neutre n’exclurait pas la réciprocité, et d’ailleurs τοῦ οἰκείου peut être compris, par rapport aux mots ἔρως, φιλία et ἐπιθυμία, comme un génitif subjectif, même si le génitif objectif vient plus spontanément à l’esprit. Dans ces conditions, si suggestif que soit le rapprochement avec le discours d’Aristophane et bien que le schéma ternaire proposé par M. Bordt (deux personnes unies d’amitié à cause de leur attirance commune pour un objet inanimé) puisse correspondre à d’autres textes platoniciens, peut-être vaut-il mieux ne pas trop tirer de conclusions de l’usage du neutre préféré au masculin.

9Outre ces réserves, nous proposons quelques suggestions, en rappelant d’abord qu’un dialogue platonicien est justiciable d’au moins deux lectures, de même qu’il a deux titres qui l’un et l’autre doivent être anciens (E. R. Dodds, Plato Gorgias, Oxford, 1959, p. 1, note 1) : notre dialogue s’appelle « Lysis » parce que Lysis est, après Socrate, le personnage principal, et περὶ φιλίας parce que l’amitié est son σκοπός. On peut donc le lire comme un poème qui représente une action impliquant plusieurs personnages (cf. Aristote, Poétique, 1447 B 11 et J. Laborderie, Le Dialogue platonicien de la maturité, Paris, 1978, p. 60 et p. 310) ou comme un exposé philosophique, étant entendu que ces deux lectures, loin de s’exclure l’une l’autre, doivent autant que possible s’appuyer l’une l’autre. Il nous semble que M. Bordt est trop préoccupé par le σκοπός (p. 41, l. 1-2, p. 75-76), alors que M. Lualdi (o. c., p. 69) tient mieux compte de l’introduction. Alcinoos (Didascalicos, XXXIII. 188, cité par M. Bordt, p. 45, note 16) avait bien compris l’importance d’Hippothalès, et il pourrait bien avoir lu le Lysis. Nous voudrions tenir le plus grand compte des enjeux dramatiques du dialogue, qui peuvent d’ailleurs se modifier dans le cours de l’action.

10L’introduction (203 A 1-204 B 3) nous donne déjà un premier enjeu. Alors que Socrate allait tout droit au Lycée, Hippothalès, rencontré inopinément sur le chemin, essaye de le faire entrer dans une palestre. Pour parvenir à ses fins, il lui propose un passe-temps (διατριβή), auquel s’adonnent beaucoup de καλοί et qui consiste en λόγοι (203 B 7-204 A 3). Ni le nom de Miccos, qui préside aux λόγοι, ni les καλοί anonymes ne suffisent à convaincre Socrate, qui veut d’abord savoir qui est ὁ καλός, et cette question ouvre la première partie (204 B 4-207 B 7, selon le découpage de M. Bordt). La rougeur et le silence d’Hippothalès font passer le καλός au rang d’érômène (204 B 5-C 2). Quant aux λόγοι auxquels présidait Miccos, ils n’intéressent plus personne, supplantés par le bavardage de Ctèsippos qui évoque (204 D) les discours tenus en prose (καταλογάδην) et en vers (ποιήματα, cf. μέτρων en 205 A 9), voire en vers chantés (ᾄδει, cf. μέλος en 205 B 1), par Hippothalès à propos de Lysis. Hippothalès peut aussi écrire ses discours et ses poèmes (συγγράμματα, cf. συγγράφειν en 205 A). Ce sont donc la rhétorique et la poésie, cibles habituelles de la critique platonicienne, et l’usage de l’écriture mis en cause dans le Phèdre que nous trouvons liés à l’amour d’Hippothalès pour Lysis. Si l’on voulait explorer les possibilités d’une lecture politique du Lysis, on pourrait remarquer que Lysis est connu comme le fils de Dèmocharès (204 E 8), ce qui peut évoquer les deux Δῆμοι auxquels s’adresse l’amour de Calliclès dans le Gorgias (481 D, 513 B). Plus naturellement, notre dialogue peut être lu comme la critique d’une certaine forme de rhétorique (cf. A. W. Nightingale, The Folly of Praise : Plato’s Critique of Encomiastic Discourse in the Lysis and Symposium, p. 112-130 dans C. Q., N. S. 43, 1993). Alors que dans le Phèdre, Phèdre propose à l’admiration de Socrate un λόγος de Lysias qui, paradoxalement, récuse l’amour mais semble propre à fléchir un καλός, Ctèsippos n’a que mépris pour les productions poétiques et rhétoriques de l’amoureux Hippothalès, qui manque d’originalité (205 B 7-C 1) et reprend, en vers et en prose, les thèmes des épinicies traditionnelles, ces épinicies que toute la cité chante (205 C 2) mais que dans les Nuées Pheidippidès rejette (v. 1355). De fait, nous savons que l’inspiration amoureuse n’est pas étrangère au genre de l’épinicie. Socrate, lui, ne s’associe pas aux critiques de Ctèsippos et ne s’intéresse qu’à la διάνοια (205 B 2) des discours d’Hippothalès. Or, cette διάνοια relève de l’ἐγκώμιον, fonction commune à l’épinicie et à la rhétorique épidictique. Adressé par Hippothalès à Lysis, l’éloge est une épinicie que l’amant s’adresse à lui-même ; or l’épinicie n’est opportune qu’après la victoire, et venant prématurément elle risque de rendre plus douteuse cette victoire, en rendant l’érômène arrogant. Remarquons que la comparaison de l’éraste avec un chasseur (206 A) n’est pas propre à l’amour pédérastique (Philon, De Josepho, § 44 : θηρᾶν γάμον). Dans le Phèdre, Socrate admire d’abord le discours nouveau de Lysias, avant qu’un scrupule religieux ne le conduise à réhabiliter l’amour et à critiquer la rhétorique moderne. Dans le Lysis, c’est d’un point de vue utilitariste qu’il rejette l’éloge traditionnel (206 B), et cette approche utilitariste de la rhétorique anticipe sur la conception utilitariste de l’amitié qui sera développée dans la suite. Il semble (206 B 9-C 7) qu’Hippothalès, amoureux et donc pauvre, attende de la science amoureuse de Socrate un expédient propre à l’aider et que désormais Socrate, connaissant le nom du καλός et resituant les λόγοι dans un contexte amoureux, soit lui-même désireux de converser avec Lysis et donc d’entrer dans la palestre. Quand les personnages entrent dans la palestre (206 E 2), un autre enjeu est donc apparu : déterminer la διάνοια des discours qu’un amoureux doit tenir à un érômène. La φιληκοΐα timide de Lysis, la fête religieuse des Hermaia et la camaraderie qui unit Lysis et Ménéxène sont trois facteurs favorables à l’entreprise de Socrate (206 C 10-D 6).

11La deuxième partie (207 B 8-216 B 9) commence par un petit échange entre Socrate et Ménéxène, en présence de Lysis (207 B 8-D 4). La relation réciproque entre les deux amis est présentée comme une compétition, avec diverses épreuves (âge (?), générosité, beauté, justice, σοφία), tandis qu’entre amis la richesse ne saurait constituer un ἆθλον. Bien loin de consacrer à son ami des épinicies, Ménéxène se pose comme son rival, au nom sans doute de cette bonne ἔρις dont il sera question plus loin (215 C 8-D 1). Quand Ménéxène doit s’absenter, Socrate conduit avec Lysis (207 D 5-210 D 9) une discussion paradoxale, de laquelle il résulte que, pour autant qu’il est incompétent, Lysis n’est aimé de personne, mais que devenu compétent et donc utile il sera aimé de tout le monde, sans que l’οἰκειότης évoquée en 210 C 2 soit un critère pertinent. Même de son corps, qualifié de « généreux » (209 A 1), il ne peut maintenant disposer librement. On peut douter de la rigueur logique de la démarche de Socrate, mais cette démonstration sert, explicitement (210 E 1-4), à montrer à Hippothalès comment inspirer à son érômène plus de modestie, au lieu de le rendre arrogant par des éloges (cf. Lualdi, o. c., p. 78-79). On peut remarquer que cette discussion propose une conception utilitariste et unilatérale de l’amitié, mais il est probable qu’Hippothalès apprécie positivement l’expédient amoureux qui lui est proposé, et c’est parce qu’il en est le destinataire qu’il ne veut pas se montrer (210 E 5-8). Hippothalès était déjà conscient du peu de mérite de Lysis puisqu’il célébrait, dans ses éloges, les succès des ancêtres du garçon (205 C 2-6).

12Le retour de Ménéxène (211 A 1) est l’occasion d’un aparté entre Socrate et Lysis. Lysis demande à Socrate de répéter à Ménéxène ce qu’il vient de lui dire (211 A 4-5), puis de lui dire autre chose (211 B 4-5). Bien qu’il n’explicite son intention qu’à l’appui de la deuxième demande, l’une et l’autre ont probablement la même motivation ἵνα αὐτὸν κολάσῃς (211 C 3), ce qui montre qu’il a bien reçu comme une punition la conversation précédente. Quand Ctèsippos demande à Socrate de le faire participer à la conversation, Socrate répond que Lysis lui a suggéré de demander à Ménéxène, expérimenté en amitié réciproque, de lui expliquer « de quelle manière quelqu’un devient l’ami d’un autre » (212 A 5-7). Le caractère querelleur de Ménéxène (211 B 8), que Lysis semble partager, rappelle plus la conception agônistique de l’amitié illustrée en 207 B 8-D2 que la compétence éristique de l’élève de Ctèsippos (211 C 4-5). Le problème est de savoir si, dans la suite, Socrate se soucie de conseiller Hippothalès (son but en entrant dans la palestre), de punir Ménéxène (le but que lui propose Lysis), d’obtenir des conseils propres à l’aider dans sa propre quête amicale (but proclamé en 212 A 6-7), de réintroduire Ctèsippos dans la conversation. L’admiration exprimée par Socrate, savant en amour (204 B 8-C 2) mais aussi incapable qu’amoureusement (211 E 3) désireux d’avoir des amis (211 D 7-E 8), pour l’amitié réciproque des deux enfants (211 E 9-212 A 4) est-elle ironique ou signifie-t-elle que l’amitié n’est pas affaire de compétence ? La mention en 211 E 5 du coq, cadeau habituel dans les relations pédérastiques, peut suggérer qu’Hippothalès n’est pas oublié. De fait, malgré ἔμπειρος (212 A 7), Socrate ne va pas demander à Ménéxène « de quelle manière quelqu’un devient ami d’un autre ».

13La discussion qu’il a effectivement avec Ménéxène (212 1 8-213 C 9) aboutit à une aporie. Si l’on considère que la distinction des voix active et passive n’était nullement familière aux Grecs de l’époque classique (J. Lallot, La Grammaire de Denys le Thrace, Paris, 1998, p. 167), le problème posé ici n’est pas aussi anodin qu’il semblerait à un moderne. Bien que Lysis et Socrate reconnaissent que la discussion a été mal conduite, Socrate refuse de la reprendre, ce qui peut suggérer que son but n’était pas vraiment de situer φίλος par rapport aux emplois passif et actif de φιλεῖν. Faut-il penser que Socrate a voulu punir Ménéxène ? Sait-il mieux comment acquérir des amis ? Lysis a suivi toute la conversation avec une attention visible (213 D 5), cette attention même l’incite au silence et, parlant malgré lui, il rougit (213 D 3). Plutôt que d’attribuer cette rougeur à la modestie, on peut la rapporter à ses relations avec Hippothalès. Alors que la conversation portait sur l’amitié, l’amour y a été évoqué pour illustrer la non-réciprocité (212 B 7-C 2, et probablement le mot παῖδες dans la citation poétique de 212 E 3), ainsi d’ailleurs que l’amour parental (212 E 8-213 A 3). Il semble que la non-réciprocité, possible en amitié, apparaisse avec plus d’évidence dans l’amour (cf. M. Bordt, p. 114, note 238), et aussi dans l’affection parentale : alors qu’un homme raisonnable souhaite être puni de ses fautes (Gorgias, 472 D-479 E), l’enfant n’aime pas en retour les parents qui lui infligent une punition (Lysis, 212 E 8-213 A 3). Aristote, se référant sans doute à ce passage du Lysis, distinguera la φιλία réciproque et l’εὔνοια unilatérale (Éthique à Nicomaque, VIII, 1155 B 27-34), et une telle distinction sanctionne au niveau du vocabulaire, par exemple, l’attitude enfantine signalée par Platon ; c’est sans doute en réponse à Aristote que Philon d’Alexandrie, dans le De Josepho, dit φιλίας καὶ εὐνοίας à propos d’éducateurs (§ 74, cf. πατὴρ εὔνους au § 67) et εὔνουν καί φίλον à propos de l’homme politique (§ 79), tandis qu’Épictète semble utiliser indifféremment les deux mots (Entretiens, II, 22, § 8). Socrate suggère que, en amour ou en amitié, celui qui n’aime pas en retour est comparable à un animal (cheval, chien, caille !), à une chose (vin, gymnastique, sagesse), à un humain marginal (hôte en 212 E 4, bébé en 212 E 8-213 A 3). Bien qu’Hippothalès se soit dissimulé, Lysis a toutes les raisons de rapporter à lui ce qu’il vient d’entendre. Le mot ἐρυθριᾶν apparaît seulement en 204 B-D et ici. En 204 B-D, c’est Hippothalès qui rougit, et la science amoureuse de Socrate (204 C 1-2) y voit un signe d’amour. Ne peut-on penser que la rougeur de Lysis équivaut à un aveu, et que Socrate avait pour but de faire rougir Lysis en évoquant le παιδικά qui n’aime pas en retour ?

14La discussion suivante (213 E 5-216 B 9) est caractérisée par le recours, biaisé, aux poètes (annoncé en 212 E), ce qui convient à l’âge des deux enfants. C’est Lysis qui est l’interlocuteur de Socrate jusqu’à 216 A 2, où l’utilisation du pluriel ὑμῖν provoque la substitution de Ménéxène à Lysis. Faute d’aucune réaction marquée d’Hippothalès et de Lysis, nous ignorons ce que cette discussion peut signifier par rapport à leur relation. L’amitié comme attraction réciproque entre semblables s’applique mieux à la relation de Lysis et de Ménéxène, qui peut relever de l’ἔρις, mais les deux enfants, aussi dépourvus de compétence l’un que l’autre, sont loin d’être autosuffisants, même si ce n’est pas l’un de l’autre qu’ils ont le plus besoin. Entre Lysis et Hippothalès, la relation serait plutôt de complémentarité entre des contraires. En tout cas, les deux définitions proposées et réfutées l’une et l’autre visent des relations réciproques.

15La troisième partie (216 C 1-222 E 7) comporte l’élaboration et la critique d’un modèle. Socrate s’appuie sur un antique proverbe (216 C 6) et surtout sur une inspiration divinatoire (ἀπομαντεύομαι en 216 D 3, μαντεύομαι en 216 D 5), ce délire prophétique qui dans le Phèdre est associé au délire amoureux. L’évocation de la beauté, qui en 216 C 6-D 2 sert à expliquer le caractère insaisissable de l’amitié mais ne sera pas utilisée dans la suite de la discussion, rappelle la question de 204 B 2 et la problématique amoureuse alors mise en place. L’interlocuteur de Socrate est généralement, dans cette troisième partie, Ménéxène, qui répond seul à Socrate jusqu’à 218 B 5 (mais παῖδες 217 A 3, σκέψασθε 217 C 3). En 218 B 5, le pluriel μέμνησθε réintroduit Lysis, et c’est le couple des deux amis qui répond (218 B 6, 218 C 2-3), tandis que Socrate s’adresse aux deux en 218 B 6 et 218 C 8. Mais Ménéxène redevient l’interlocuteur unique (218 D 1-221 E 4, malgré παῖδες en 219 B 5). La fin de cette partie (221 E 5-222 E 7) associe à nouveau les deux amis, même si leur comportement est différencié en 222 A 4.

16Le modèle qui est élaboré en 216 C 1-219 B 4 comporte quatre termes, qualifiés : celui qui aime, ni bon ni mauvais ; celui qui est aimé, bon ; la cause de l’amitié, mauvaise (217 A 3-218 C 5) ; la cause finale, bonne (218 C 5-219 B 4). Ce modèle implique une conception unilatérale et utilitariste de l’amitié. Le médecin, exemple de φιλούμενος (217 A 6, 218 E 3), pourrait dans d’autres systèmes de pensée soigner le malade par amour, mais ici il est clair qu’il n’a aucune raison de retourner l’amitié que lui porte le malade. L’évocation, en 217 D 7-E 1, de la vieillesse future du jeune interlocuteur de Socrate rappelle que le fossé qui sépare Lysis d’un vieillard, a fortiori d’un jeune homme, est très provisoire : rappeler à la personne aimée la vieillesse qui la guette est un argument traditionnel de la rhétorique amoureuse (cf. Phèdre, 234 A et 240 D ; cf. les remarques de P. Waltz et de J. Guillou dans l’édition CUF de l’Anthologie Palatine, à propos du livre V, tome II, p. 15, note 4, et de F. Buffière à propos du livre XII, tome XI, p. XLVI-XLVIII). Cependant, ce modèle ne peut guère convenir à Hippothalès. Lysis, qui est aimé, ne peut être qualifié de bon au sens où le médecin est bon pour son malade (i. e. savant et utile), bien qu’il ait été dit « beau et bon » en 207 A ; et Hippothalès, qui aime, est sans doute plus savant que Lysis. En revanche, on remarque le retour de l’amour paternel en 219 D 6-7. D’autre part, le modèle suppose une cause mauvaise de l’amitié, et elle fait de l’aimé un instrument. Il est donc nécessaire de critiquer la cause finale (219 B 5-220 B 7) et la cause mauvaise (220 B 7-221 C 7). Cette double critique peut signifier, à l’usage de Lysis, qu’Hippothalès ne l’aime pas comme un instrument ni pour des raisons condamnables.

17En critiquant la cause mauvaise, Socrate pose la légitimité et l’innocence du désir (220 E 6-221 B 6), et il associe amour et désir (221 B 7-8). Il peut donc élaborer un nouveau modèle (221 D 1-222 B 2) où le désir est la cause de l’amitié (221 D 3), puis assimiler amour, amitié et désir (221 E 4, 222 A 1). Ce ne sont pas seulement, dans le modèle précédent, la cause (mauvaise) et la finalité (bonne) qui sont rejetées, mais les deux termes principaux, le φιλοῦν (ni bon ni mauvais) et le φιλούμενον (bon) : « ce que nous disions précédemment être φίλον était un bavardage » (221 D 5), qu’il compare à un long poème hétéroclite, qui ne vaut apparemment pas mieux que les poèmes encômiastiques d’Hippothalès. Dans la perspective d’une relation réciproque (déjà 221 D 1-2 : τοῦ φιλεῖν τε καὶ φιλεῖσθαι), l’aimant et l’aimé sont seulement qualifiés d’οἰκεῖοι, cette οἰκειότης renvoyant à une intégrité perdue. Alors que les critères d’utilité et de bonté ne rendaient pas compte du caractère unique de la personne aimée, le malade devant normalement aimer quiconque est médecin, l’οἰκειότης permet de réserver l’amitié à un φιλούμενος singulier, même si Aristote l’étend à toute l’humanité dans l’Éthique à Nicomaque, VIII. 1, 1155 A 21-22 (cf. au contraire Épictète, Entretiens, II, 22, § 15 : πᾶν ζῷον οὐδενὶ οὕτως ᾠκείωται ὡς τῷ ἰδίῳ συμφέροντι). D’autre part elle permet, et même impose, la réciprocité. Le silence de Lysis (222 A 4), la réticence de Lysis et de Ménéxène (222 B 1), le changement de couleur d’Hippothalès (222 B 2) illustrent la portée de ce nouveau modèle. Lysis rapporte évidemment à Hippothalès ce qu’il vient d’entendre (Lualdi, o. c., p. 123). La réaction d’Hippothalès est explicitement attribuée au plaisir (222 B 2). Le silence gêné de Lysis doit répondre au silence gêné d’Hippothalès en 204 B 5-C 3, de même que sa rougeur en 213 D 3 répondait à la rougeur d’Hippothalès en 204 B 5-D 8. On songe aussi à la gêne de Socrate en présence de Charmide (Charmide, 155 C 8-E 3). Socrate a réussi, au lieu de rendre Lysis arrogant, à lui inspirer cette timidité qui peut être le seul signe de l’amour (204 B 7-C 2).

18Jusqu’à ce point, on peut bien supposer que toute la conversation de Socrate avec Lysis et Ménéxène répond à la demande d’Hippothalès. Mais Socrate critique ensuite la théorie à peine formulée (222 B 3-D 9) et constate la vanité de toutes les définitions du φίλον proposées jusque-là (222 E 1-7). Bien que Bolotin (o. c., p. 196-197) remarque que Socrate omet dans cette récapitulation certaines de ses propositions, il semble que même les définitions non répétées soient incluses dans le bilan négatif ici énoncé : μήτε τὰ ἄλλα ὅσα διεληλύθαμεν. C’est avec un des πρεσβύτεροι que Socrate se propose de continuer la conversation (κινεῖν en 223 A 2, mot auquel Aristophane donne volontiers un sens équivoque), et curieusement il en est empêché par les pédagogues. Les Hermaia, propices à la discussion en 206 D 1-2, leur ont donné l’occasion de trop boire (223 B 1-2). Doit-on supposer que, sobres, ils auraient mieux accepté de laisser Lysis et Ménéxène en compagnie de Socrate ? À l’ébriété intellectuelle de Socrate (222 C 2) répond celle, triviale, des pédagogues. On songe à la fin du Banquet où Socrate se signale par sa résistance au vin (223 C), et à la discussion des Lois (637 A-674 C) sur le bon usage du vin. Les pédagogues, qui représentent les parents, donnent au débat la conclusion prévue par Lysis en 211 B 5, et Bolotin (o. c., p. 198-199) voit dans la fin du Lysis, où Socrate envisage de s’opposer aux pédagogues et y renonce, une rébellion avortée contre l’autorité familiale. Pourquoi Socrate a-t-il pris le temps, avant le départ prévisible des deux enfants, de réfuter sa dernière théorie qui convenait si bien à l’objectif d’Hippothalès ? N’est-il pas paradoxal que l’amitié réciproque, que deux enfants philosophiquement inexperts réalisent aisément, soit si difficile à conceptualiser (223 B 6-8) ? Socrate a-t-il pensé que, en troublant Lysis, il avait assez servi la quête amoureuse d’Hippothalès, et que la réfutation et le constat d’aporie de 222 B 3-E 7 rendaient à l’érômène sa liberté sans lui inspirer de l’arrogance, Lysis ayant désormais à apprécier lui-même la portée d’une éventuelle οἰκειότης entre Hippothalès et lui ? Il est clair en tout cas que, Lysis une fois parti, Socrate ne voit plus aucun intérêt à poursuivre avec un interlocuteur plus âgé la recherche d’une définition de l’amitié, ce qu’il aurait pu faire si son but avait été vraiment de définir l’amitié. Un dialogue intitulé Lysis prend normalement fin quand Lysis s’en va, alors qu’un περὶ φιλίας pouvait fort bien se poursuivre après son départ.

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Pour citer cet article

Référence papier

Jean Schneider, « Réflexions sur l’édition M. Bordt du Lysis de Platon »Kentron, 17-1 | 2001, 39-51.

Référence électronique

Jean Schneider, « Réflexions sur l’édition M. Bordt du Lysis de Platon »Kentron [En ligne], 17-1 | 2001, mis en ligne le 15 octobre 2018, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/2223 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.2223

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