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AccueilNuméros17-1ArgumentsFonctions du mythe chez Eschyle

Résumés

Eschyle donne trois fonctions au mythe :
I. Le mythe – muthos, récit, fable fournit le sujet et les personnages ;
II. Le mythe amène le monde et le temps sur la scène ;
III. Le mythe induit les dieux et donne le sens.

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Notes de la rédaction

À l’occasion de la parution des deux volumes des Tragiques Grecs (éd. B. Deforge et F. Jouan) de la collection « Bouquins » (Paris, Robert Laffont, 2001), B. Deforge livre ici une réflexion d’ensemble sur le mythe chez Eschyle, qui reprend pour partie une conférence prononcée à Madrid en 1994 (UNED).

Texte intégral

1Écrire que l’on va traiter la question des mythes chez Eschyle, c’est faire une tautologie. En effet dire Eschyle le Tragique, c’est dire l’auteur tragique qui a créé la tragédie en portant les grands mythes au théâtre d’Athènes. Nous connaissons tous la formule qui lui est attribuée (Athénée 8, 347c), et selon laquelle ses tragédies seraient « des tranches découpées dans les grands gâteaux d’Homère », formule qui, si elle s’applique il est vrai particulièrement bien à la trilogie d’Achille, convient aussi à tout son théâtre, dans la mesure où l’on veut bien entendre par Homère l’Épopée avec un grand É, Épopée qui a véhiculé oralement puis par l’écrit les grands mythes qu’on dit grecs, venus du fond du Proche-Orient ou du creuset de la grande Europe, en tout cas depuis la nuit des temps et allant jusqu’au bout des âges, si tant est que ces mythes non seulement survivent par nous, mais plus profondément nous structurent, nous, nos pensées et nos concepts.

2La Souda nous donne le chiffre de quatre-vingt-dix tragédies d’Eschyle, chiffre qui a toutes les chances d’être exact, ce qui signifie que nous n’avons même pas conservé le dixième de son œuvre, mais pour Eschyle, comme pour les autres Tragiques, une telle transmission, à travers les aléas de l’histoire de deux millénaires et demi, tient du miracle. À travers le miracle des sept drames conservés et du demi-millier de fragments qui nous sont ainsi parvenus, je crois que nous pouvons nous faire une idée assez exacte des mythes eschyléens, de leur identité et de leur fonction.

3Je traiterai cette question en trois parties :

  • Le mythe-muthos fournit l’histoire (la fable, le sujet), les personnages, leurs actions, les idées qu’ils peuvent représenter.

  • Le mythe amène le monde et le temps sur la scène.

  • Le mythe induit les dieux et donne le sens.

Le mythe-muthos (récit, fable) nous fournit sujet et personnages

  • 1 B. Deforge, Eschyle poète cosmique, Paris, Les Belles Lettres, 1986.

4Pour traiter cette partie, qui est essentielle car elle donne la matière même de l’œuvre du poète, je vais dresser un inventaire des drames d’Eschyle, en synthétisant la première partie de mon Eschyle poète cosmique1, partie consacrée à cette question.

5Il ne s’agit pas pour moi de prétendre exposer là des certitudes sur ce qui reste bien souvent purement hypothétique, ni de chercher à démontrer ou à discuter toutes les questions que ces sujets soulèvent ; il s’agit simplement pour moi de faire émerger le muthos.

6L’ordre suivi est, au début, fonction, pour partie, de la chronologie, depuis la trilogie de 472 jusqu’à l’Orestie de 458, en passant par la trilogie thébaine de 467 et celle des Danaïdes de 463. Ensuite l’ordre des regroupements par cycles ou par thèmes sera totalement arbitraire.

71) Abordons un premier groupe assez disparate : tétralogie des Perses, Etnéennes et Prométhéide ; ce groupe est déterminé par la première pièce conservée : les Perses en 472, donc sa tétralogie, à laquelle j’agglutine pour des raisons purement chronologiques les Etnéennes de 470 et les Prométhée, puisque j’appartiens à la catégorie des partisans d’un Prométhée enchaîné daté de 469, dans cette première période sicilienne d’Eschyle autour de son voyage de 470.

8Donc, tétralogie exceptionnellement non liée de Phinée, des Perses, de Glaucos de Potnies et très probablement du Prométhée Purkaeus, Allumeur de feu.

  • Phinée : sans doute délivrance de Phinée par les fils de Borée, Calaïs et Zétès, compagnons de Jason.

  • Les Perses : sujet exceptionnellement lié à l’actualité, mais qu’Eschyle en quelque sorte « mythifie » : j’y reviendrai.

  • Glaucos de Potnies : ce Glaucos, qui avait commis une faute contre Aphrodite en empêchant ses juments de s’accoupler, était dévoré par elles.

  • Prométhée Allumeur de feu : s’il s’agit bien du Purkaeus, Eschyle aborde le mythe de Prométhée d’abord dans un drame satyrique ; les satyres sont mêlés aux épisodes du vol du feu, de la création de Pandore et de la jarre des malheurs.

  • Les Etnéennes : sujet tout à fait exceptionnel ; il s’agit d’un grand spectacle créé par Eschyle pour fêter la récente fondation d’Etna ; ce drame évoquait un grand nombre de villes et de lieux de Sicile, et s’attachait à en mettre en lumière les fondements mythiques et divins, comme par exemple le lac près de Leontinoi consacré aux Palici.

9Étant convaincu que la Prométhéide eschyléenne, se situant dans la ligne de la Théogonie hésiodique, aux temps des luttes primordiales, était constituée du Prométhée Purphoros, puis du Prométhée enchaîné, puis du Prométhée délivré (point de vue de Pohlenz, West, etc.), j’aborde donc dans cet ordre cet ensemble :

  • Prométhée porteur de feu : Prométhée défie Zeus en volant le feu et en l’apportant aux hommes.

  • Prométhée enchaîné : enchaînement en Scythie et écrasement du Titan.

  • Prométhée délivré : Prométhée, enchaîné cette fois sur le Caucase et subissant le supplice de l’aigle qui dévore son foie sans cesse renaissant, est délivré par Héraclès. Zeus et Prométhée se réconcilient.

10Pour le drame satyrique, je rappelle une hypothèse que j’ai faite, hypothèse à plusieurs niveaux ; j’ai supposé que les titres Sisuphos drapétès et Sisuphos Pétrokulistès désignaient deux moments d’un seul et même drame, et que ce drame était un drame satyrique ; j’ai enfin proposé qu’il soit celui de la Prométhéide, ce pour quoi je ne me battrais pas aujourd’hui. En tout état de cause le sujet de ce Sisyphe pouvait être le suivant : Sisyphe, puni de mort pour ses fautes, réussit à tromper Hadès et à s’échapper des Enfers (Drapétès) ; mais mort de vieillesse et revenu aux Enfers, il doit cette fois rouler un rocher (Pétrokulistès), supplice qui l’empêchera d’être à nouveau fugitif.

112) Avec la trilogie thébaine de 467 et celle des Danaïdes de 463, abordons le second grand groupe : cycle thébain, attique et argien (hors Atrides), et d’abord la trilogie thébaine.

  • Laïos : les fautes initiales de Laïos entraînent son meurtre par Œdipe.

  • Œdipe : sujet très voisin de l’Œdipe-roi de Sophocle.

  • Les Sept contre Thèbes : les deux fils du héros s’entretuent.

  • La Sphinge : Œdipe résoud l’énigme.

12Ensuite un regroupement argien-attique conçu par Wilamowitz, repris et complété par Mette pour le drame satyrique :

  • Némée : mythe des héros argiens en route vers Thèbes sous la direction d’Adraste ; ceux-ci fondaient les jeux Néméens en l’honneur du petit Archémoros mort accidentellement, et le devin Amphiaraos interprétait funestement le nom et la mort de l’enfant.

  • Les Argiennes : les femmes d’Argos apprennent la mort des héros argiens devant Thèbes.

  • Les Éleusiniens : mythe de Thésée ; on trouve là, comme avec Cercyon, les légendes attiques ; celui-ci persuade les Thébains de restituer les corps des soldats d’Adraste ; les héros argiens sont enterrés à Éleusis.

  • Cercyon : Thésée débarrasse la route d’Éleusis à Mégare de Cercyon, fils de Poséidon, qui y exterminait les voyageurs.

13Avec les Épigones, nous rencontrons le mythe des fils des héros argiens qui relancent la guerre de Thèbes, mais ce drame échappe à tout classement. De même que Niobé, même si j’ai émis jadis l’idée qu’il était possible de regrouper Niobé et les Héliades pour des raisons « thématiques », mais c’est artificiel.

14Donc Niobé : l’épouse d’Amphion, roi de Thèbes, après sa faute et le meurtre de ses enfants par Phoibos, apparaissait prostrée sur leur tombe ; revenue avec son père Tantale sur le Sipyle, elle y était sans doute pétrifiée.

15Les Héliades : mythe de Phaéthon ; les Héliades, parties à la recherche de leur frère, précipité dans l’Éridan (fleuve mythique) avec le char du Soleil, seront transformées en peupliers distillant de l’ambre.

16Autre drame inregroupable, Orithye : mythe attique ; le dieu Borée, épris d’Orithye, et furieux devant le refus du roi d’Athènes Erechthée de lui donner sa fille, décida de l’enlever.

17Maintenant la tétralogie de 463 :

  • Les Suppliantes : mythe des Danaïdes (et légende d’Io, déjà abordée par Eschyle dans Prométhée).

  • Les Égyptiens : voir le titre suivant.

  • Les Danaïdes : il est impossible de répartir entre les Égyptiens et les Danaïdes l’action qui suivait celle des Suppliantes ; la guerre déclenchée entre Égyptiens et Pélasges aboutissait à la mort de Pélasgos, à la victoire des Égyptiens, au mariage piège des Égyptiens et des Danaïdes et au meurtre de chaque jeune homme par chaque jeune fille ; seule Hypermestre épargne Lyncée, conformément à l’ordre des choses et à la volonté d’Aphrodite, ce qui lui valut d’être à l’origine de la lignée royale d’Argos.

  • Amymonè : à l’arrivée des Danaïdes en Argolide, l’une d’elle, Amymonè, part à la recherche d’une source ; Poséidon s’unit à elle, et les sources jaillissent.

183) Avec l’Orestie de 458 on aborde le cycle troyen, et d’abord les drames consacrés aux Atrides.

  • Agamemnon : retour et meurtre d’Agamemnon.

  • Les Choéphores : Oreste venge son père et tue sa mère.

  • Les Euménides : Les Érinyes, Athènes, l’Aréopage.

  • Protée : Ménélas, revenant de Troie, arrive en Égypte, et y séduit Idothée, fille de Protée, ce qui lui permet de s’emparer du devin « protéiforme » et de connaître par lui l’avenir.

19Pour rester avec les Atrides, évoquons Iphigénie, drame pour lequel aucun regroupement n’est satisfaisant. Il convient de lire les v. 184 à 250 d’Agamemnon pour se faire une idée de la manière dont Eschyle traitait le thème du sacrifice d’Iphigénie à Aulis ; sans doute Clytemnestre, trompée par Agamemnon, accompagnait-elle sa fille pour son faux mariage avec Achille, lequel tentait de s’opposer au sacrifice les armes à la main.

20Tétralogie d’Achille, acceptée depuis Wecklein pour la trilogie :

  • Les Myrmidons : voir les Phrygiens.

  • Les Néréides : voir les Phrygiens.

  • Les Phrygiens (ou la Rançon d’Hector) : la trilogie constituée des Myrmidons, des Néréides et des Phrygiens composait une Iliade tragique ; le premier drame traitait l’action des chants IX à XVII de l’Iliade, le second celle des chants XVIII à XXIII, le troisième celle du chant XXIV (la pesée du corps).

  • Les Phrygiens (drame satyrique) : j’ai émis l’hypothèse que c’est le sujet même des Phrygiens (ou la Rançon d’Hector) qui était, dans ce drame, abordé sur le mode satyrique, soit donc le chant XXIV de l’Iliade.

21Tétralogie d’Ulysse (depuis Wilamowitz) :

  • Les Évocateurs d’âmes : voir les Ramasseurs d’os.

  • Pénélope : voir les Ramasseurs d’os.

  • Les Ramasseurs d’os : la trilogie les Évocateurs d’âmes – Pénélope – les Ramasseurs d’os composait cette fois une Odyssée tragique ; le premier drame devait traiter l’action du chant XI de l’Odyssée, soit la Nékuia homérique ; le second, celle des chants XIX à XXIII ; le troisième, en parallèle avec celle du chant XXIV, pouvait montrer Ulysse aux prises avec les familles des prétendants venus « ramasser leurs os ».

  • Circé : ce titre donne à penser que le sujet de ce drame satyrique était en rapport avec le séjour d’Ulysse chez Circé.

22J’ai émis l’hypothèse qu’il pouvait exister un autre ensemble autour d’Ulysse :

  • Palamède : Ulysse, pour se venger de Palamède responsable de sa participation à la guerre de Troie, organise toute une machination dans le camp achéen pour faire croire à une trahison de Palamède, qui dès lors sera livré à la lapidation ; son père Nauplios viendra en vain demander justice aux Achéens, et notamment à Ulysse.

  • Les Constructeurs de la chambre : ce drame (satyrique) traitait peut-être le thème de la construction de la chambre de Pénélope et d’Ulysse, telle qu’elle est évoquée au chant XXIII de l’Odyssée (hypothèse personnelle, autour du vase de Boston 03. 788).

23Trilogie d’Ajax (admise depuis Welcker) :

  • Le Jugement des armes (ou Ajax) : au grand désespoir d’Ajax, c’est Ulysse qui est choisi par les chefs achéens comme bénéficiaire des armes d’Achille.

  • Les Femmes de Thrace : Ajax se suicide.

  • Les Salaminiennes : ce troisième drame de la trilogie consacrée à Ajax pouvait avoir comme sujet le retour du cadavre d’Ajax à Salamine.

  • 2 F. Jouan, Euripide et les légendes des chants cypriens, Paris, Les Belles Lettres, 1966.

24Trilogie de Philoctète (hypothèse qui a une longue histoire, trouvant un point d’aboutissement chez F. Jouan2) :

  • Les Héraclides : le fils de Poeas acceptait de mettre le feu au bûcher de l’Oeta, puisque les fils d’Héraclès s’y refusaient, et recueillait l’arc du héros, mais s’attirait la colère d’Héra.

  • (Tennès) : ce deuxième drame de la trilogie de Philoctète, s’il existe, mettait sans doute en scène une escale des Achéens, en route vers Troie, à Ténédos, escale comportant une ambassade au roi Tennès et un combat au cours duquel celui-ci périt, mais surtout l’épisode de la morsure du serpent subie par Philoctète, dégénérant en plaie puante et entraînant son abandon dans l’île de Lemnos.

  • Philoctète : les Achéens, ayant appris qu’ils ne l’emporteraient qu’avec le retour de Philoctète muni de l’arc d’Héraclès, dépêchent auprès de lui Ulysse qui, par ruse et persuasion, s’empare de l’arc et convainc l’hôte de Lemnos de rejoindre les Grecs pour trouver auprès d’eux aussi bien la guérison que la gloire.

25Deux drames consacrés à Télèphe :

  • Les Mysiens : Télèphe venant de Tégée arrive en Mysie, soit pour se purifier du meurtre de ses oncles, soit pour rechercher sa mère ; les Achéens débarquent ; au cours du combat entre Grecs et Mysiens, Téléphe est blessé par Achille.

  • Téléphe : Téléphe doit être soigné par ceux qui l’ont blessé ; il se rend en Argolide et implore Agamemnon en se réfugiant sur l’autel domestique avec le petit Oreste ; guéri par Achille, il guide les Grecs vers la Phrygie.

26Enfin une trilogie proposée par Mette, réunissant les mythes de Sarpédon et de Memnon :

  • Les Cariens (ou Europe) : mythe de Sarpédon (mais confusion-synthèse du Sarpédon, fils d’Europe et de Zeus, et du Sarpédon de l’Iliade) ; Europe, dans l’angoisse, attend en Carie-Lycie des nouvelles de son fils ; elle apprend qu’il a été tué par Patrocle, puis reçoit son corps apporté par la Mort et le Sommeil, et organise ses funérailles.

  • Memnon : l’Éthiopien fils de l’Aurore, allié des Troyens, qui sème l’effroi dans le camp grec, tue Antiloque et se trouve en présence d’Achille.

  • La Pesée des âmes : Zeus, sollicité par deux mères ennemies, l’Aurore et Thétis, pèse les âmes d’Achille et de Memnon ; le plateau de Memnon est le plus lourd ; il doit donc mourir, tué par Achille ; une fois mort, il est emporté par l’Aurore.

274) Cycle des Argonautes.

  • 3 Cf. B. Deforge, « Eschyle et la légende des Argonautes », REG, 100, 1987, p. 30 (...)

28Il s’agit là d’une proposition trilogique personnelle3 :

  • Argô (ou le Rameur) : ce drame mettait en scène la construction du navire Argô et le départ de l’expédition des Argonautes.

  • Hypsipyle : mythe des Lemniennes ; à la suite d’une tempête, la première escale des Argonautes est Lemnos ; ils y débarquent après que les Lemniennes ont tué tous les Lemniens (le « crime lemnien ») ; un combat les oppose à elles, et ils ne peuvent rester sur l’île qu’après avoir fait le serment de s’unir à elles ; Jason s’unira à Hypsipyle.

  • Les Cabires : l’escale suivante est Samothrace, où, sur l’ordre d’Orphée, les Argonautes se firent initier aux rites secrets des mystères des Cabires (sens initiatique de la trilogie).

  • Les Lemniens : le « crime lemnien » dans le contexte satyrique.

295) Héraclès.

30Un drame, et deux drames satyriques, inregroupables :

  • Alcmène : ce drame traitait peut-être l’« infidélité » d’Alcmène, le retour d’Amphitryon, la naissance d’Héraclès (hypothèse).

  • Les Hérauts : on a supposé, avec une certaine vraisemblance, que ce drame satyrique traitait une aventure de jeunesse d’Héraclès au cours de laquelle, revenant de chasser le lion du Cithéron, il rencontrait près de Thèbes et outrageait les hérauts d’Orchomène venus réclamer le tribut thébain.

  • Le Lion : encore un drame satyrique mettant en scène Héraclès, cette fois-ci dans l’épisode du lion de Némée, ce monstre né de l’union d’Echidna et d’Orthos.

316) Persée.

32Ensemble tétralogique, résultat d’une longue histoire, depuis les travaux du XIXe siècle, jusqu’aux découvertes papyrologiques du XXe siècle (pour le drame satyrique) :

    • 4 Cf. R. Aélion, reprenant Welcker, in Euripide héritier d’Eschyle, Paris, Les Belles Let (...)

    (Danaé) : ce drame, s’il existe4, pourrait avoir pour sujet la naissance de Persée et la colère d’Acrisios enfermant Danaé et l’enfant dans un coffre et les abandonnant à la mer (hypothèse).

  • Les Phorkides : ce drame mettait en scène l’exploit de Persée surprenant les gardiennes des Gorgones et coupant la tête de Méduse, au pays d’Hyperborée, pour réaliser l’exploit imposé par Polydecte.

  • Polydecte : traitait probablement le châtiment du roi, qui avait tenté de violenter Danaé, et le départ de Persée et de Danaé, une fois Dictys placé sur le trône de Sériphos.

  • Les Tireurs de filet : le drame satyrique de la tétralogie consacré à Persée montrait l’arrivée à l’île de Sériphos du coffre contenant Danaé et Persée ; des pêcheurs le tiraient dans leur filet.

337) Ixion.

34Deux drames consacrés au fils d’Antion :

  • Les Femmes de Perrhaibie : celui-ci se querelle avec son beau-père Eioneus et le tue honteusement. Souillé par ce meurtre, il est la proie de Lyssa.

  • Ixion : purifié par Zeus, Ixion commet une nouvelle faute, un sacrilège, en tentant de séduire Héra : Zeus le condamne alors au supplice éternel de rouler dans les airs sur une roue ailée.

358) Les Mystères : Dionysos, Orphée, Artémis, Déméter. Et d’abord Dionysos (et Orphée).

36Une première tétralogie dionysiaque (cf. Mette) :

  • Sémélé (ou les Porteuses d’eau) : ce drame traitait la naissance de Dionysos.

  • Penthée : Dionysos arrive à Thèbes avec les Bacchantes ; la résistance de Penthée conduit le roi à la mort ; comme dans les Bacchantes d’Euripide, Agavé était peut-être la meurtrière de son fils.

  • Les Cardeuses : ce drame montrait probablement une autre résistance tragique à Dionysos : celle des filles du roi Minyas d’Orchomène qui préférèrent le travail de la laine aux mystères de Dionysos.

  • Les Nourrices : mythe de Médée ; ce drame satyrique mettait en scène le rajeunissement par cuisson, opéré par Médée, des nourrices de Dionysos et de leurs maris.

37La Lycurgie, deuxième tétralogie dionysiaque :

  • Les Édônes : le premier drame de la tétralogie consacrée à Lycurgue montrait l’arrivée en Thrace de Dionysos et de son cortège, son arrestation par le roi, qui le jette en prison ; Dionysos, qui va posséder jusqu’aux murs mêmes du palais, s’échappe évidemment.

  • Les Renardes : Lycurgue, possédé lui aussi par le dieu, devient fou et tue sa femme et son fils (fragment sur Orphée donné par Ératosthène).

  • Les Jeunes gens : montraient le châtiment final du roi sur le mont Pangée.

  • Lycurgue : de ce drame satyrique nous pouvons juste dire qu’il reprenait, dans le cadre satyrique, le thème de l’opposition de Lycurgue à Dionysos.

38J’ai émis l’hypothèse qu’il existait peut-être un troisième ensemble dionysiaque (deux drames, et un drame satyrique) :

  • Les Bacchantes : mythe d’Athamas ; ce drame pouvait illustrer la retraite d’Inô parmi les Bacchantes après qu’elle eut été sauvée par Dionysos, alors qu’Athamas l’avait livrée à la vengeance de Phrixos.

  • Athamas : mettait en scène la folie criminelle d’Athamas et d’Inô (folie inspirée par Héra) contre leurs enfants Léarchos et Mélicerte.

  • Les Spectateurs aux Jeux isthmiques : ce drame satyrique illustrait la fondation mythique des Jeux isthmiques par Sisyphe, après que le corps du petit Melicerte, qui avait été précipité dans la mer, eut été rapporté par un dauphin.

39Drames autour d’Artémis (et Déméter) ; hypothèse de Mette, prolongée par mes soins pour le drame satyrique :

  • Les Prêtresses : de l’action de ce drame qui mettait en scène des prêtresses d’une Artémis Mélissa carienne nous ne savons rien. Ce drame révélait certains mystères de Déméter.

  • Callistô : mythe de la nymphe Callistô ; celle-ci, vierge vouée à Artémis, est aimée par Zeus, qui la transforme en ourse pour qu’elle échappe à la jalousie d’Héra, mais elle est alors abattue par les flèches d’Artémis.

  • Les Archères : mythe d’Actéon ; celui-ci, rival de Zeus auprès de Sémélé, était transformé en cerf par Artémis ; ses chiens, enragés également par elle, ne le reconnaissant plus, le déchiquetaient.

  • Atalante : mythe d’Atalante ; la fille de Schoineus contraignait tous ses prétendants (ici les satyres) à une course à pied fatale ; un jour, Hippomène, venu concourir, lança une à une devant elle des pommes d’or qu’elle ramassait ; vainqueur, il l’épousa.

409) Autres drames (inregroupables).

  • Le Cortège : sujet inconnu.

  • Les Crétoises : mythe de Glaucos, fils de Minos ; le jeune Glaucos, mort pour être tombé dans une jarre de miel, est ressuscité par le devin Polyidos.

    • 5 B. Deforge, « Le destin de Glaucos ou l’immortalité par les plantes », in Visages du de (...)

    Glaucos marin : mythe de Glaucos d’Anthédon ; ce drame satyrique mettait en scène ce pêcheur d’Anthédon devenu dieu marin pour avoir goûté d’une herbe qui l’avait en quelque sorte poussé à la mer (je me suis plu jadis à étudier les trois Glaucos d’Eschyle : Glaucos fils de Minos, Glaucos d’Anthédon et Glaucos de Potnies5).

41Au terme de cet inventaire, nous pouvons dire que rares sont les mythes absents de l’œuvre eschyléenne. Y en a-t-il même ? De ces quatre-vingt-deux drames, que nous avons décomptés, ou plutôt des soixante-quinze que nous avons perdus, n’émergent, ne se devinent que si peu d’épisodes qu’aucune certitude n’est de mise. Dès lors les figures que nous croyons absentes, telles Hécube ou Déjanire, l’étaient-elles vraiment ? Figures de premier plan, figures de second plan, figures simplement évoquées dans des parties lyriques ou dans des récits, c’est, je crois, le monde entier du théâtre qui a pris vie dans l’art tout de magie du « créateur de la tragédie », monde protéiforme que sauront parcourir et continuer à modeler ses innombrables successeurs.

42Et de ces mythes, bien sûr, de ces sujets découlent les actions des drames, mais il serait totalement inexact de prétendre que leur déroulement, leur agencement, la mise en scène en quelque sorte en dépendent ; comme je viens de le dire, ces mythes seront aussi, sauf quelques exceptions, ceux de Sophocle et d’Euripide, mais sur leurs corps ceux-ci sauront tailler d’autres formes. Par contre, il est juste, je crois, de dire que ces mythes apportent avec eux les personnages, hommes et dieux, héros et rois, guerriers et serviteurs, orgueilleux et sacrilèges, quelques sages aussi, mères douloureuses, femmes infidèles, femmes criminelles, jeunes filles sans tache et vouées à la mort, tout ce cortège de souffrants qui hante le théâtre d’Eschyle, avant de hanter le théâtre tragique, mais comme pour les sujets, il va de soi que la patte de l’auteur donne seule à ces personnages tel ou tel relief, telle ou telle présence : comme le souligne Aristophane pour marquer, dans cette foule des personnages tragiques, des silhouettes eschyléennes, c’est bien Eschyle qui conduit sur la scène « ces Cycnos et ces Memnons montant des coursiers aux harnais de sonnailles » (Gren. 963), et l’on peut ajouter cette émouvante Kilissa, ces silencieux Achille et Niobé, eux-mêmes matière du mythe, modelables et modelés à l’infini, selon les auteurs qui les traiteront, selon leur époque, selon leurs idées.

Le mythe amène le monde et le temps sur la scène

43J’admets bien volontiers que la première partie de ce développement n’a pour réel intérêt que de préciser l’ensemble des mythes et par là des personnages traités par Eschyle. En termes de fonction, en revanche, cette fonction du mythe se déduit semblablement du théâtre de Sophocle et du théâtre d’Euripide. Accordons simplement à Eschyle, même si c’est un peu injuste pour Phrynichos et consorts, d’avoir été l’introducteur de ces mythes – sujets et personnages – sur le théâtre, d’avoir été le précurseur.

44La seconde fonction nous fait pénétrer bien davantage dans le mystère du théâtre eschyléen.

  • 6 R. Lattimore, In the Poetry of the Greek Tragedy, Baltimore, 1958, p. 8, 15 et  (...)

45R. Lattimore6 a, avec raison, souligné la capacité d’enlargement de l’art d’Eschyle, cette capacité de nous entraîner loin de l’espace-temps de l’action qui se déroule. Eschyle use pour y parvenir de la technique des récits, des pressentiments et des prophéties, et c’est le mythe qui, à travers ces procédés, à travers ces canaux, dirais-je, se déroule alors en majesté.

46J’ai déjà pour ma part développé cette caractéristique eschyléenne, en montrant qu’elle se cristallisait autour de ce que j’ai appelé « la structure thématique du voyage ». Envisageons rapidement quelques œuvres : les Suppliantes illustrent le voyage des Danaïdes d’Égypte en Argos et évoquent abondamment le périple mythique de leur ancêtre Io d’Argos en Égypte ; l’Orestie s’ouvre sur la toile de fond du voyage passé des Argiens jusqu’à Troie et de leur retour en cours ; le Prométhée enchaîné, situé à la limite du monde septentrional, en Scythie, nous fait vivre dans le détail le périple d’Io ; par les fragments nous voyons aussi que dans le Prométhée délivré le Titan, cette fois sur le Caucase, détaillait à Héraclès « les chemins qui mènent du Caucase aux Hespérides » ; songeons aussi aux mythes de Persée et des Argonautes, traités par Eschyle dans deux trilogies.

47Mais je veux m’attarder ici sur le mythe des Atrides, sur le mythe troyen et sur Agamemnon, dans la mesure où il me semble que c’est dans ce drame qu’Eschyle, au sommet de son art, a traité de la façon la plus riche et la plus profonde ce surgissement du monde et du temps, d’un autre monde et d’un autre temps que le monde et le temps actuels, que le monde et le temps en cours, et ceci me conduira tout naturellement vers ma troisième partie.

48Prenons donc le début d’Agamemnon : à peine avons-nous appris avec le Veilleur la victoire de Troie, que les Vieillards argiens entrent en scène et nous entraînent dix ans en arrière au départ de l’armée.

Le dixième an, le voici
Que, face à Priam,
Un grand justicier, Ménélas le maître,
Et Agamemnon,
D’un double trône de par Zeus,
D’un double sceptre honorés,
Le solide attelage des Atrides,
Équipèrent les Argiens,
Et mille nefs ici de l’étendue levèrent,
Une armée à leur aide… (v. 40-46).

49Quelques vers plus loin (v. 105), nous sommes « en la contrée d’Aulis », « en face de Chalcis », « dans le mugissement des reflux » (v. 190-191), en cet instant passé, mais toujours présent qui taraude et angoisse les Vieillards, cet instant du présage fatidique, tandis que les vents du Strymon empêchent les hommes de naviguer.

50Le second stasimon (v. 355-487) évoquera ensuite, et tragiquement, la présence à Troie d’Hélène et de tous ceux-là qui « ont quitté la Grèce » (v. 429). Plus loin le héraut, à partir du v. 555, décrira très précisément la vie des soldats autour de Troie.

51Enfin le troisième stasimon reviendra longuement sur la trahison d’Hélène et son arrivée à Troie.

52Précédemment Clytemnestre avait imaginé la situation régnant aujourd’hui à Troie (v. 320-350), situation que, peu de temps après, le héraut va confirmer (v. 524 sq.), avant de raconter le déroulement dramatique du retour (v. 636 sq.).

  • 7 B. Deforge, « Eschyle et la terre divine », in F. Jouan et B. Deforge, Peuples (...)

53Ce retour qui va aboutir à l’arrivée imminente d’Agamemnon, qui est aussi le temps de sa mort, est comme symbolisé par le trajet du signal de feu (v. 281-316), que détaille Clytemnestre – ce qui n’est pas anodin, puisque, comme je l’ai montré7, la principale fonction de cet épisode est de contracter espace et temps, pour que ce soit tout le poids du monde traversé et retraversé et du temps jamais épuisable qui entre en scène avec Agamemnon. Le trajet de la torche, mêlant géographie réelle et symbolique, et de plus en plus symbolique à l’approche d’Argos (lac Gorgôpis, Égiplancte, Mont Arachné), « va projeter en quelque sorte le monde moral des fautes anciennes accumulées par Agamemnon, et peut-être même de plus haut, sur la scène, pourrait-on dire, pour que se concrétise enfin l’angoisse et que le drame se noue ».

54C’est par ce passage à travers le monde réel et symbolique (mais les deux plans se distinguent-ils pour Eschyle ?), que la scène va vraiment devenir lieu de théâtre, lieu de magie, lieu divin, aire de mythe.

55L’angoisse initiale, je viens de l’indiquer, est venue en héritage aux Vieillards du chœur, racontant dès le vers 105 l’instant fatidique d’Aulis. Il vaut la peine de revenir sur cette séquence, car elle est parfaitement révélatrice de cette fonction du mythe qui apporte sur la scène du théâtre le temps, l’absolu du temps, dans une sorte d’espace intérieur alocal, atemporel, acausal qu’il est possible je crois d’appeler le destin.

56À compter du vers 105, les Vieillards argiens racontent donc le « bondissant augure » (v. 112) qui a accompagné le départ des Achéens, augure consistant en la vision des deux aigles se repaissant d’une hase pleine. Le devin Calchas intervient alors pour interpréter le présage (v. 122 sq.) ; à partir de cet instant, les dieux, le destin et la mort sont là, dans les mots et dans les âmes, et c’est par un enchaînement exclusivement intérieur que les hommes et les choses en arriveront à l’acte criminel du sacrifice d’Iphigénie, qui deviendra lui-même la source des enchaînements ultérieurs en passant par le meurtre même d’Agamemnon. Mais suivons rigoureusement la chaîne que déroule le « devin de l’armée » :

  • le premier degré de l’interprétation consiste à faire des deux aigles les deux chefs argiens, et de la hase pleine la ville de Troie, que la Moire va vider (v. 122-134) ;

  • mais le fait que la ville de Priam soit justement une hase pleine détermine un second degré d’interprétation : Artémis, protectrice des femelles en couches et des petits, ne pourra tolérer ce « repas des aigles » ; c’est elle dès lors qui instruit le devin et qui sans doute a fait naître le présage (v. 135-145) ;

  • cette inspiration divine de Calchas fait maintenant de lui, d’interprète qu’il était, un prophète : sous la forme apotropaïque d’une prière à Péan (v. 146-157), le devin exprime le vœu que la déesse ne suscite pas contre les Grecs de vents contraires,

    Et qu’elle ne se presse de faire fumer une autre offrande,
    Sans loi, sans partage,
    […] Et point n’a crainte de l’homme.
    Car il reste, effrayante à se relever,
    Économe, fourbe, mémorante,
    Pour l’enfant l’Ire expiatrice ;

    sans que rien encore, absolument rien, ait été réalisé, ni la prise de Troie, ni même le départ vers Troie, ni les vents contraires d’Aulis, ni le sacrifice d’Iphigénie, tout pourtant est consommé, et dans la parole divine et fatale, qui passe par la bouche de Calchas – et par celle des Vieillards argiens –, l’« Ire expiatrice » déjà, dès ce présage, est en route ; si par la bouche des Vieillards, le passé investit le présent, par celle de Calchas l’avenir est dans le présent : c’est le temps divin, qui est un comme Dieu, et il n’est pas étonnant que l’« Hymne à Zeus » (v. 160 sq.) suive immédiatement ce passage (je vais y revenir dans ma troisième partie) ;

  • il s’ensuit nécessairement que les vents sont contraires, qu’Artémis demande le sacrifice d’Iphigénie, et le fait même que l’épisode soit présenté comme issu directement de la prophétie de Calchas (« Alors le guide vénérable… ») démontre l’intériorité et l’unité de l’ensemble de ces faits (v. 184-204) ;

  • l’action divine, le destin en route, sont désormais à l’œuvre dans l’âme même d’Agamemnon ; le choix tragique qu’il porte en lui est de renoncer à la guerre ou de sacrifier Iphigénie ; autant dire qu’il est pour Agamemnon de ne pas être ; les faits alors de l’histoire et du mythe ne seraient pas ; rien ne serait ; pour que le temps divin en quelque sorte s’incarne, il est du domaine de la nécessité qu’Agamemnon fasse le mauvais choix (v. 205-227) :

    Quand il se fut au joug de la nécessité enfoncé,
    Dans ses courroies,
    En son esprit soufflant l’irrespect
    D’un vent qui tourne,
    Et rien de saint, rien de sacré,
    Dès lors à l’entière audace
    Son esprit changé s’est décidé (v. 218-221) ;

  • suit alors l’évocation du sacrifice d’Iphigénie (v. 228-247), premier acte réel, acte issu de l’avenir, selon les lois du temps divin ; et cet acte odieux contient aussi l’avenir plus lointain ; « la voix et les imprécations » de la vierge « sur sa maison » (v. 256) ne sauraient être sans effet ; l’« Ire expiatrice », connue déjà de Calchas (v. 155), mène nécessairement sa tâche, et les Vieillards argiens savent que « l’art de Calchas / Ne va pas sans l’achèvement » (v. 248).

57La parole de Calchas est la parole des dieux, la parole du destin, et dix ans après, le mythe, rapporté par les Vieillards, autre lieu et autre temps projetés sur le théâtre par leur bouche, en est le relais.

58Avant de quitter cette deuxième partie de mon exposé, je veux d’un mot souligner qu’à mon avis la mythisation opérée par Eschyle d’un événement d’actualité dans les Perses passe précisément par le recours massif à cette fonction du mythe ; amener sur la scène des espaces et des temps différents, tout chargés d’irréalité, de puissance morale, de présence divine, donnant son sens au présent, lequel en lui-même n’est rien, comme ne sont rien ces vieillards de Suse, s’ils ne portaient en eux ce départ pour la Grèce et cette expédition dans les lointains d’Occident, événements chargés de sens qui, projetés par eux au jour donné de l’action théâtrale, deviennent dès lors pleinement des mythes. Il y a un parallélisme évident, qui a été abondamment souligné, entre la structure des Perses et la structure d’Agamemnon ; disons que dans les Perses il y a mythisation d’événements d’actualité, alors que dans Agamemnon cette deuxième fonction du mythe s’opère sur le mythe déjà à l’œuvre de sa première fonction.

Le mythe induit les dieux et donne le sens

59Ce qui frappe d’abord dans la mise en œuvre des mythe eschyléens, c’est la présence du divin. Le monde d’Eschyle comme l’univers selon Thalès, est « empsychos daïmonôn plèrès », « animé (doué d’âme), plein de dieux » (F 11 A1 Diels Kranz). Les Suppliantes s’ouvrent par ces mots : « Zeus suppliant… » et s’achèvent ainsi : « … théou para ». De même l’Orestie commence par l’imploration du Veilleur : « Aux dieux je demande… » et se termine sur ces accents des Prêtresses escortant les Euménides :

… Ainsi Zeus qui tout regarde
Et la Moire
Ensemble sont descendus.
Hurlez maintenant à nos chants.

Les dieux sont partout ; présents sur scène, ils administrent tout, comme l’Athéna des Euménides ; absents physiquement, ils sont l’objet des démarches rituelles des hommes, ils communiquent avec eux ; ils habitent leur âme, étant précisément ce monde qu’apporte en eux le mythe, étant « toutes choses », « to pan ».

60Sur la communication entre les dieux et les hommes, les démarches rituelles, ce n’est pas le lieu d’insister ici : disons simplement que, mis à part le Prométhée enchaîné où tous les personnages appartiennent au monde divin, tous les drames conservés d’Eschyle montrent ou évoquent des situations ou des rites qui mettent en communication les dieux, l’au-delà et les hommes ; et d’ailleurs même le Prométhée fait allusion par la bouche d’Io à la visitation onirique dont elle a été l’objet de la part de Zeus et à la consultation par Inachos des oracles de Delphes et de Dodone (v. 640 sq.), et d’une manière plus large on peut dire que le rapport dieu-hommes est au cœur de la problématique de ce drame.

61Les dieux habitent les hommes : on pourrait multiplier à l’infini les exemples, dans ce théâtre, de l’intériorité du divin, c’est à dire de ce que les dieux sont intérieurs aux personnages, sont d’une certaine manière leur psychologie, leur destin, qui prend corps dans le mythe. Avant de revenir à la Parodos d’Agamemnon, j’évoquerai deux cas :

  • celui de Clytemnestre qui, dans le meurtre d’Agamemnon, se dit elle-même l’instrument des dieux et du destin (Agamemnon v. 1475-1488, 1499-1503, etc.) et se confond avec ce daîmôn :

    Apparaissant comme la femme de ce cadavre-ci,
    L’antique, l’âcre démon
    Qui n’oublie pas Atrée
    Odieux en son festin,
    Avec celui-ci il a payé le prix… (v. 1499-1502).

  • celui des Sept contre Thèbes : c’est un vent divin qui s’abat sur le drame et s’empare du cœur d’Étéocle, jusque-là modèle du chef parfaitement maître de soi, lorsque, à compter précisément du v. 653, il apprend du Messager qu’à la septième porte c’est son frère qui s’avance :

    Oh ! les dieux t’ont faite furieuse, les dieux ont de toi grande horreur.
    Oh ! toute de larmes, ma race, qu’Œdipe engendra.
    Oh ! mon père, et maintenant ses imprécations à leur fin portées (v. 653-655).

    Ce vent divin, c’est effectivement l’Imprécation de son père, l’Érinys, qu’il « appela de ses vœux » (v. 723), mais c’est aussi, depuis la première faute de Laïos, le mal divin qui dévore la race royale de Thèbes, poursuivie par la haine d’Apollon :

    Tout va bien dans l’ensemble à six portes ;
    mais la septième, c’est le Septième Guide, l’auguste maître Apollon qui l’a choisie,
    Sur la race d’Œdipe achevant, vieux desseins contre Laïos, ses volontés mauvaises (v. 799-802) ;

    ainsi s’exprime le Messager venu annoncer aux Thébaines, à la fin du drame, le salut de Thèbes et la mort des fils d’Œdipe, qui sont les deux facettes indissociables de la volonté divine.

62Dans ces deux cas, on perçoit particulièrement bien que le destin nous est intérieur, qu’il est notre psyché, que les dieux en animent les flux, et que le mythe, celui des Atrides, celui des Labdacides, en est la matière.

63Les dieux sont toutes choses, « to pan ». Ils sont le monde.

  • 8 Cf. B. Deforge, Eschyle poète cosmique…, p. 240-253.

64J’ai souligné plus haut que les dieux étaient partout sur la scène eschyléenne, et notamment physiquement, comme en témoignent les Choéphores, les Euménides et le Prométhée enchaîné pour nous en tenir aux pièces conservées, et jamais cette présence ne paraît superficielle ou de simple commodité, comme ce sera parfois le cas dans le théâtre ultérieur. Mais si l’on ajoute à ces trois drames les vingt-cinq drames perdus environ qui mettaient en scène également des dieux8, on mesure davantage encore combien ceux-ci pour Eschyle faisaient le tissu du monde.

65Citons ici deux fragments dont la brièveté cependant en dit long sur la conception cosmique du divin chez Eschyle :

  • fragment 70 TrGF (fragment appartenant aux Héliades) :

    Zeus est l’éther, Zeus est la terre, Zeus est le ciel,
    Zeus est toutes choses, et plus encore que cela.

    • 9 Ce fragment, attribué à Eschyle par Clément d’Alexandrie (Stromates, 5, 131), lui a été (...)

    Et le fragment 617 TrGF, vol. 2 (Fragmenta adespota…) = F 627 Mette9 :

    Sépare des mortels le Dieu, et ne crois pas
    Que semblable à toi il soit de ta chair composé.
    Tu ne le connais pas. Tantôt comme le feu il brille
    Inaccessible, tantôt il est l’eau, tantôt la ténèbre.
    Aux bêtes il devient presque pareil,
    Au vent, au nuage, à l’éclair, au tonnerre, à l’averse.
    Lui sont soumis la mer et les rochers
    Et toute source, et l’ensemble des eaux.
    Tremblent les montagnes et la terre et la prodigieuse
    Profondeur de la mer et le grand faîte des monts,
    Quand les regarde l’œil farouche du Maître.
    C’est qu’Il peut tout. Là est l’opinion sur la suprématie de Dieu.

  • 10 Fragment 24 (Xénophane B dans H. Diels – W. Kranz). La suite du fragment est la suivante  (...)

66Ces vers s’apparentent de toute évidence à la pensée d’un Xénophane et à sa fameuse formule : « Un seul dieu, le plus grand parmi les Dieux et les hommes… »10, qui pose on ne peut mieux la question de la coexistence, dans une même foi, du polythéisme et du monothéisme.

  • 11 Une telle perception apparaît par exemple dans les Édônes et les Renardes : Dionysos y es (...)

67Cette question est la question théologique à laquelle s’est attaché Eschyle, citoyen athénien polythéiste mais homme de piété conscient de l’unité du Divin11, nommé finalement Zeus. C’est bien là le sens des vers 160 à 172 de l’Agamemnon :

Zeus
Quel enfin qu’il soit,
Si cela lui plaît d’avoir ce nom,
C’est ainsi qu’à lui je m’adresse.
Je ne puis imaginer plus,
Sur toutes choses posant le cordeau :
Il n’est que Zeus,
Si le vain souci
Qui me pèse,
Il me faut le rejeter vraiment.
Non, celui qui précédemment
Était grand (= Ouranos),
Pour tous combats foisonnant d’audace,
Pas même on ne dira qu’avant il fut ;
Et celui qui ensuite naquit (= Cronos),
Au troisième coup s’en est allé
Ayant rencontré son vainqueur.

68Ces vers, qui nous rappellent le temps des conflits primordiaux, nous disent l’instant de l’histoire divine où Zeus échappe justement à l’Histoire, dans sa succession, sa chronologie, sa caducité : Zeus devient réellement le Dieu d’éternité, et dès lors le nommer c’est nommer le Divin. Or c’est bien là toute la problématique de l’ensemble probablement trilogique consacré par Eschyle au mythe de Prométhée : Prométhée porteur de feu, Prométhée enchaîné, Prométhée délivré.

69Mais ce qui est essentiel à mes yeux, pour le sujet qui m’occupe ici, c’est que ces vers fameux – et si abondamment glosés – figurent précisément et intentionnellement dans cet extraordinaire Parodos d’Agamemnon que j’ai évoqué dans le second volet de mon développement. Le mythe qui apporte dans l’instant tragique, pour l’instant tragique, le monde et le temps dans leur entrecroisement quasi intérieur devient le Destin parce qu’il induit les dieux ; soit, dit autrement, c’est parce que le mythe induit les dieux qu’il prend sens et donne sens au drame.

70On voit bien dès lors que cette interprétation qui donne à ce qu’il est convenu d’appeler l’« Hymne à Zeus » sa pleine justification au sein de la Parodos est confirmée par la strophe qui suit les vers que je viens de traduire, strophe consacrée au Pathei mathos. Je crois qu’il est possible dans cet esprit d’apporter un éclairage nouveau sur le commentaire de ces vers, et moi-même, à l’issue de ce travail sur « les fonctions du mythe chez Eschyle », je porte un regard différent sur ce « trésor de sagesse » (v. 175) donné par Zeus aux hommes, en insistant moins que je ne l’ai fait sur le rôle de la souffrance :

… et dégoutte pendant le sommeil
Devant le cœur, mémoire des épreuves
Leur peine
Et chez eux, malgré eux,
Leur est venue santé d’esprit.
Des dieux, c’est, je crois, complaisante violence
Qui sont au banc sacré assis.

71La mémoire à l’œuvre au sein des Vieillards d’Argos comme chez le dormeur, dans le rappel des épreuves passées (et ailleurs) qu’elle opère, réalise la fonction de mythisation, qui est intériorisation, intégration du monde et du temps, consubstantialisation au divin, par quoi les événements qui se sont déroulés jadis ailleurs dans le monde sont le Destin. Cette transmutation explique le héros eschyléen, la conception qu’Eschyle se fait de la condition humaine, et sa dramaturgie même au service de sa pensée. Cette séquence est pour moi son testament.

72En conclusion, qu’ai-je fait d’autre que développer la formule toute simple exprimée par Jan Kott :

  • 12 J. Kott, Manger les dieux, Paris, Payot, 1975, p. 17.

Dans le drame d’Eschyle, tout le cosmos intervient : les dieux, les hommes et les éléments12,

en mettant en évidence que cette dimension cosmique qui caractérise Eschyle – et Eschyle seul des Tragiques – est établie, est construite sur la triple fonction qu’il donne au mythe : les faits et les hommes, le monde et le temps, le destin et les dieux.

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Notes

1 B. Deforge, Eschyle poète cosmique, Paris, Les Belles Lettres, 1986.

2 F. Jouan, Euripide et les légendes des chants cypriens, Paris, Les Belles Lettres, 1966.

3 Cf. B. Deforge, « Eschyle et la légende des Argonautes », REG, 100, 1987, p. 30-44.

4 Cf. R. Aélion, reprenant Welcker, in Euripide héritier d’Eschyle, Paris, Les Belles Lettres, 1983, t. I, p. 263-270.

5 B. Deforge, « Le destin de Glaucos ou l’immortalité par les plantes », in Visages du destin dans les mythologies, Paris, Les Belles Lettres, 1983, p. 21-39.

6 R. Lattimore, In the Poetry of the Greek Tragedy, Baltimore, 1958, p. 8, 15 et 16.

7 B. Deforge, « Eschyle et la terre divine », in F. Jouan et B. Deforge, Peuples et pays mythiques, Paris, Les Belles Lettres, 1988, p. 123-132.

8 Cf. B. Deforge, Eschyle poète cosmique…, p. 240-253.

9 Ce fragment, attribué à Eschyle par Clément d’Alexandrie (Stromates, 5, 131), lui a été contesté, à tort selon moi ; sur ce point cf. B. Deforge, « Eschyle et la terre divine ». On songe aussi à Pindare, F 140d Snell : « Ti théos ? to pan. »

10 Fragment 24 (Xénophane B dans H. Diels – W. Kranz). La suite du fragment est la suivante : « … Et qui en aucun cas n’est semblable aux mortels / Autant par sa démarche, autant par ce qu’il pense » (trad. fr. J.-P. Dumont, Paris, Bibliothèque de la Pléiade, 1988). Il n’est pas inintéressant de noter que c’est encore Clément d’Alexandrie qui nous a conservé ces vers (Stromates, 5, 109).

11 Une telle perception apparaît par exemple dans les Édônes et les Renardes : Dionysos y est appelé « prophète des Muses » tandis qu’Apollon est « prophète des Bacchantes » (fragments 60 et 341 TrGF).

12 J. Kott, Manger les dieux, Paris, Payot, 1975, p. 17.

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Pour citer cet article

Référence papier

Bernard Deforge, « Fonctions du mythe chez Eschyle »Kentron, 17-1 | 2001, 9-26.

Référence électronique

Bernard Deforge, « Fonctions du mythe chez Eschyle »Kentron [En ligne], 17-1 | 2001, mis en ligne le 15 octobre 2018, consulté le 25 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/2202 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.2202

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