Donald Lateiner, Sardonic Smile, Nonverbal Behavior in Homeric Epic
Donald Lateiner, Sardonic Smile, Nonverbal Behavior in Homeric Epic, Ann Arbor, The University of Michigan Press, 1995, p. XXI-340.
Texte intégral
1Mieux que le titre, le sous-titre rend compte de l’objet principal de ce livre, qui étudie la communication non verbale dans les deux épopées homériques. Entre les mots, dont la fonction communicative va de soi, et les actes efficaces, Lateiner repère des conduites signifiantes qui peuvent renforcer, contredire ou remplacer la communication verbale et les actes efficaces :
These appearances, placements, and displacements accompany, reinforce, contradict, and even replace words and ordinary deeds. Nonverbal behavior supplies the interpersonal climate for communicative words and instrumental acts […] The topic by definition excludes speech, direct and indirect, and instrumental, goal-directed actions (p. 3).
Adoptant une conception « pansémiotique » (« the body, and therefore the person, can never not communicate », p. 7, cf. p. 19), il précise :
Everything short of praxis (self-realization through instrumental acts, e. g., a punch in the nose) provides semiosis, a potential message (p. 7).
L’importance de la communication non verbale, dans une société moderne, peut être mesurée :
In modern American face-to-face interactions, it has been estimated that 55 percent of emotional meaning is conveyed through a steady stream of facial expressions, postures, and gestures ; 38 percent through tone of voice and other paralinguistic phenomena ; and only 7 percent through explicit words. Furthermore, nonverbal behavior, a facet of all immediate encounters, is continuous and unavoidable : face-to-face, one cannot not communicate with face and body (p. 205-206).
Ces conduites non verbales sont répertoriées dans un glossaire (p. XVII-XXI) et regroupées (p. 11-16) en cinq catégories ; A) gestes, postures et émissions vocales ritualisés et conventionnels ; B) manifestation de l’affectivité (signes psychophysiques inconscients, gesticulation et émissions vocales subconscientes ou inconscientes) ; C) objets, signes, vêtements (« external adaptors ») ; D) manipulation sociale de l’espace et du temps (proxémique et chronémique) ; E) gestes, postures et verboïdes informels conscients. La chronémique n’est pas étudiée dans le corps du livre, mais dans un appendice (p. 291-296).
2La littérature narrative peut faire, de la communication non verbale, le même usage que des actions efficaces et des discours. Dans le cas des épopées homériques, la performance orale devait offrir des ressources aujourd’hui disparues (p. 19). La mention des conduites non verbales convient bien à la manière objective et discrète d’Homère :
The normally austere, objective style of Homer supplies this unobtrusive vehicle for recording emotion and sometimes relies on it to express meaning for otherwise restricted characters (p. 5-6),
Reticent Homer thus eschews narratorial intervention and the need for intrusive psychologizing (p. 22),
the audience is flattered by Homer’s implicit trust in its ability to “read” passing gestures and postures without extensive exegesis or comparison. […] The narrator is reticent, stingy in expressing values, judgments, and opinions […] ; but his reports of nonverbal behavior imply judgments (p. 27).
« The “objective” style of Homer does not speechify about the value of life », cette valeur de la vie étant signifiée par des objets (p. 47), « Homer’s method is to show as much as to tell. Bodies perform the heroes’ feelings » (p. 68). Platon, Aristote, Cicéron, Quintilien, Denys d’Halicarnasse se sont intéressés à la sémiotique du corps (liste p. 6-7, note 5). Les acteurs et les chorégraphes ont dû aussi s’attacher au langage du corps et des objets qui peuvent le prolonger (cf. la lecture καθ ̓ὑπόκρισιν dans le deuxième paragraphe de la Technè grammatikè de Denys le Thrace), et les maîtres de rhétorique ont accordé une grande place à la gestuelle qui accompagne le discours (cf., sur l’ὑπόκρισις des rhéteurs, p. 40 ; remarquons aussi, dans le contexte d’une attaque contre la rhétorique, les remarques de Socrate dans le Phèdre de Platon : 230 E 3, 237 A 4-5). L’auteur du traité Du sublime remarque qu’un silence peut être « plus sublime que tout discours » (p. 22). Cependant, la communication non verbale chez Homère n’avait pas encore été l’objet d’une étude systématique avant l’ouvrage de Lateiner. Par rapport à ce qui peut s’observer dans d’autres œuvres littéraires, ou tout simplement dans la vie quotidienne, les signes non verbaux retenus par Homère expriment surtout le tissu des relations sociales :
Ancient epic bards do not include details of nonverbal behavior to enhance authenticity or realism, to flaunt knowledge of arcane or subliminal activities that were not systematically studied until almost yesterday. Rather, the description of bodily reactions and relevant artifacts makes vivid the lively web and texture of human interrelations and interactions (p. 6).
« The social person has precedence over psychological man » (p. 22). Homère fait moins attention à l’expression du visage que nous ne le faisons (p. 6), et il en va de même pour le ton de la voix (p. 91-92). Pour fonder l’étude de détails souvent négligés des deux épopées, Lateiner doit se situer par rapport aux controverses relatives à leur genèse et à leur composition. En considérant l’Iliade et l’Odyssée comme des œuvres orales perpétuellement en devenir, on a pu négliger leur singularité (« the pressure of the general that prevails over the particular in orally derived poetry », p. 24) et les réduire à deux mosaïques de morceaux traditionnels plus ou moins figés ; mais, sans croire probable ni nécessaire l’hypothèse unitariste (p. 24, lignes 1-2), Lateiner considère qu’il faut accorder au poète un contrôle illimité de son œuvre (« allow unlimited artistic control to the “final” poet(s) », p. 25), et il accepte l’idée d’une composition complexe des deux épopées (p. 25), citant avec faveur certains aspects des études unitaristes :
Where analysts once observed clumsy Einlagen and bric-a-brac, unitarians again disclose meaningful physical manifestations of plot development (p. 197).
Cette prise au sérieux de la composition des deux poèmes n’est pas limitée par ce qu’on pourrait savoir des intentions de l’auteur : « who can define what one (or more) genius was capable of ? » (p. 26). Il ne craint pas d’évoquer la nouveauté d’Homère par rapport à la tradition épique (p. 279).
3Un chapitre (p. 31-61) est spécialement consacré au chant XXIV de l’Iliade, organisé selon les cinq catégories de conduites non verbales distinguées p. 11-16. Pour la catégorie A (p. 31-43), Lateiner étudie (p. 36-40) le rituel de supplication / hospitalité mis en œuvre par Priam et Achille, comparant la conduite des deux héros à ce qu’on trouve dans d’autres chants où il est aussi question de supplication et d’hospitalité (cf. p. 52-53 sur le rôle de la supplication dans l’Iliade). Rappelons que l’arrivée des ambassadeurs dans le chant IX correspond à un rituel mixte, qui combine des éléments de la supplication et de l’hospitalité (B. Hainsworth, The Iliad : a Commentary, III, Cambridge, 1993, p. 84-85). Le chant XXIV, comme le chant I, sont particulièrement riches en gestes rituels (p. 32 et p. 60). Pour la catégorie B (p. 43-46), il étudie les pleurs (p. 43-44), mais aussi πεφρικέναι, τεθηπέναι et θάμβος. Dans la catégorie C (p. 46-49) sont étudiés les signes vestimentaires (les vêtements de Priam), mais aussi l’aigle qui sert aux dieux à adresser des messages aux humains (p. 48). À propos de la proxémique (p. 49-56), L. rappelle la distinction de quatre degrés de proximité (intime, personnelle, sociale, publique), dont chacun apparaît dans le chant XXIV. Parmi les signes conscients de la catégorie E (p. 56-58), il s’attache particulièrement à l’ἐπὶ καρπῶ, qui aurait pu être considéré comme un geste rituel (catégorie A). L’étude de ces signes non verbaux permet de comprendre pourquoi la supplication de Priam réussit au chant XXIV alors que l’ambassade du chant IX a échoué (p. 54-55, cf. p. 76).
4Le reste du livre est surtout consacré à l’Odyssée. Le chapitre 4 (p. 65-82), sur l’« étiquette » héroïque, étudie surtout les gestes de l’hospitalité, avec des exemples principalement tirés de l’Odyssée. Le chapitre 5 (p. 83-92) montre par quels signes un personnage qui joue un rôle peut laisser percevoir ses sentiments réels, ce qui concerne surtout Ulysse déguisé en mendiant. Les chapitres 6 (p. 93-103) et 7 (p. 105-136) concernent la position du corps et la proxémique (redéfinie p. 106 et p. 108-109, avec les quatre degrés de proximité p. 108). L. donne (p. 113-129) une lecture proxémique de la promotion de trois exclus : Télémaque (exclu par l’âge), Ulysse (exclu par son statut fictif de mendiant), Pénélope (exclue par le sexe), et un exposé intéressant sur la topographie signifiante de la maison d’Ulysse (p. 129-133, cf. p. 165). Les chapitres 8-11 concernent spécifiquement les stratégies qui permettent à Télémaque, à Ulysse et à Pénélope de compenser leurs handicaps par rapport aux prétendants. Télémaque arrive progressivement à maîtriser et à utiliser ses mots et ses gestes (chapitre 8). Dans le chapitre 9 consacré à Ulysse, on voit comment la barbe et la chevelure du héros deviennent des signes de sa condition réelle ou fictive (p. 169), et comment l’arc est utilisé comme un objet symbolique (p. 197-198). Ulysse, qui, déguisé en mendiant, doit reconquérir son identité, s’identifie d’abord par des signes non verbaux (p. 201, l. 2-7, cf. l’éternuement « clèdonique » de Télémaque, p. 275, l. 6). Le chapitre 10 concerne les prétendants. L. remarque que, dans la société homérique, les objets précieux ne doivent pas être thésaurisés, mais être donnés de manière à rentrer dans le système symbolique, devenant des signes d’autorité et d’influence (p. 212-213). Au niveau des conduites non verbales, les prétendants donnent des signes de force mais laissent deviner leur faiblesse profonde (p. 219, l. 18-220, l. 2). Manger de telle ou telle manière est un langage, dans lequel les prétendants laissent voir leur indignité (p. 222-223, « Eating is their telling nonverbal activity »). Généralement, dans la communication non verbale, les prétendants sont inférieurs à leurs adversaires (p. 238, l. 16 sq.). Le chapitre 11 montre comment Pénélope, elle, maîtrise ce mode de communication. Mais, par rapport à cet autre grand maître du non verbal qu’est Ulysse, elle est dans une position plus incertaine. Elle marque son indécision par la distance, le silence, le regard (p. 271, l. 36-37), et les deux époux peuvent communiquer sans se parler (p. 274, l. 1-11), les paroles venant après les signes non verbaux (p. 278, l. 10-17).
5Il semble que la communication non verbale soit un critère important, propre à mettre en évidence la supériorité des héros, en particulier d’Ulysse et de ses proches, sur leurs adversaires :
The more uncontrolled or uncontrollable a person’s nonverbal behavior reported by Homer is, the less admirable the person displaying it is (p. 22, cf. p. 94, l. 33-35).
Alors que les prétendants laissent voir leurs sentiments, Ulysse contrôle son visage, et même ses sourires sont à la fois signifiants, pour le public qui écoute l’aède ou qui maintenant lit l’Odyssée, et propres à égarer ses adversaires (p. 42). Le sourire sardonique fournit le titre du livre parce qu’il est particulièrement difficile à interpréter, philologiquement, physiquement et psychologiquement (p. 12, note 14, p. 42, p. 110, p. 193-195 et note 40), proche du rire de Pénélope au chant XVIII (p. 260). Les prétendants, et même Télémaque et Euryclée, sont inférieurs à Ulysse sur ce point (p. 233, l. 21-28, cf. p. 241, l. 28-30). C’est souvent à travers les conduites non verbales que progresse l’épopée homérique :
Nonverbal behaviors promote Homeric progressive definition, the gradual revelation of personality by expressive, unmediated gestures and « vocal[ic]s beyond the lexicon » (p. 168).
La chronémique, dans l’Odyssée, n’est pas seulement un mode de communication, mais un thème fondamental du poème (p. 232 : « “Timing” is thematic in the Odyssey, an epic about chronemics, the human use of time »).
6Le lecteur a parfois de la peine à reconnaître dans ce livre un plan bien marqué, avec une progression claire, les mêmes affirmations générales et les mêmes exemples revenant tout au long de l’ouvrage. Cette impression vient peut-être de ce que l’auteur a réutilisé certaines études conçues pour d’autres cadres (p. XIII-XIV). Un autre malaise tient, plus fondamentalement, au sujet, tel que Lateiner l’a délimité. Étudiant la communication non verbale, il ne pouvait éviter d’étudier les processus psychologiques, sociaux, institutionnels, dans lesquels cette communication intervient, et en particulier les stratégies qui permettent aux handicapés de l’âge, du statut et du sexe de (re)gagner leur place dans la société (cf. p. 243). Il est amené à donner une véritable anthropologie du monde homérique (par exemple p. 203), sans se limiter à ce qu’offre de spécifique la communication non verbale. Il peut étudier conjointement des discours et des signes non verbaux, par exemple le discours d’Ulysse en XVIII 366-386 et la réponse, verbale et non verbale, d’Eurymaque (p. 227-228). On est parfois tenté de penser que, malgré les mensonges délibérés que peuvent proférer certains personnages, la communication verbale est le meilleur moyen de faire passer un message, si l’on considère en particulier le sourire indéchiffrable qui donne son titre au livre. S’il n’exclut pas les éléments verbaux, L. est aussi amené à parler des actes intrumentaux en principe exclus du sujet (p. 3 : « The topic by definition excludes speech […] and instrumental, goal-directed actions »). À vrai dire, un objet tel que l’arc, et l’action de le tendre, sont symboliques, mais aussi « dirigés vers un but », comme on le voit quand Ulysse utilise cet arc pour tuer Antinoos. De fait, il était peut-être impossible d’isoler la communication non verbale des mots et des actes instrumentaux, et des rapports sociaux qui sont le référent de la communication et l’enjeu des actions. On est parfois un peu déçu de ne pas trouver un inventaire systématique des signes non verbaux (évoqué p. 218, note 27). Ce défaut était difficilement évitable, dans la mesure où toute conduite, même efficace, est souvent chargée d’un sens que le lecteur peut privilégier ou non par rapport à son efficacité, et donc pourrait figurer dans un inventaire exhaustif. Le livre, en tout cas, présente quantité d’analyses intéressantes, par exemple sur le rôle structurel de la Télémachie dans l’ensemble de l’Odyssée (p. 116, p. 151), sur l’identité anagrammatique du Cyclope et de Calypso (p. 167, note 2), sur la communication olfactive (p. 107). Sur ce dernier point, rappelons que, faisant le portrait d’Alexandre, Plutarque croit opportun de mentionner son odeur (Vie d’Alexandre, 4, 4-7, 666 B-C) et de la mettre en rapport avec son irritabilité, alors que nous ne nous attendons pas à trouver une telle indication dans la biographie d’un homme d’État. Il nous semble intéressant de rappeler le livre déjà ancien où G. Neumann avait, s’attachant non à une œuvre littéraire mais à l’art figuratif (peinture de vases et bas-reliefs) des époques archaïque et classique, étudié le langage des gestes (Gesten und Gebärden in der griechischen Kunst, Berlin, 1965). Il distinguait clairement « Gesten » (« nicht mechanische, sondern bewusst wiederholbare bezeichnende Bewegung […] nach aussen gerichtete, vom Willen dirigierte intentionale Bewegungen, die als kommunikative Zeichen ihrem Wesen nach eine aktive dialogische Bezogenheit haben », p. 1) et « Gebärden » (« ein unwillkürliches, in sich selber erfülltes und sich selber deutendes Körpergebaren. Gebärden sind emotionaler Ausdruck und offenbaren wie ein Monolog die innere, existenzielle Befindlichkeit der Gestalt in einer bestimmten Situation », p. 2), les premiers correspondant à peu près aux catégories A et E, les seconds à la catégorie B de Lateiner, tandis que les objets (C) et la manipulation signifiante du temps et de l’espace (D) n’ont pas leur place dans l’enquête de Neumann. Dans le corps de l’ouvrage, Neumann étudiait les divers gestes conscients en les distinguant par leur fonction : gestes rhétoriques, déictiques, d’invitation, de dénégation, de défense, de salut, d’alliance (poignée de main), de prise de possession (ἐπὶ καρπῷ), de prière (χειρὶ ὑπ ̓ ἀνθερεῶνος ἑλεῖν), d’encouragement, gestes rituels ou divins ; et les manifestations de l’affectivité en les regroupant selon le sentiment exprimé : ἔκπληξις, κρίσις, ἀμηχανία, ἑαυτοῦ ἐπιλανθάνεσθαι, προσέχειν τὸν νοῦν, ἀπορεῖν, ἐν φροντίδι εἶναι, ὀκνεῖν, προσδοκᾶν, λύπη, μῆνις, πένθος, ἀθυμία. Par rapport au livre de Lateiner, Neumann semble avoir été plus sélectif et plus systématique, ce qui lui a permis de réaliser un livre plus clair et d’offrir au lecteur un glossaire des gestes signifiants, mais il se peut qu’il ait parfois simplifié abusivement une réalité fluctuante et insaisissable. En tout cas Lateiner apporte, dans un domaine encore peu étudié, une contribution importante qui peut nourrir la réflexion des hellénistes, mais aussi de tous ceux qui s’intéressent aux sciences humaines.
Pour citer cet article
Référence papier
Jean Schneider, « Donald Lateiner, Sardonic Smile, Nonverbal Behavior in Homeric Epic », Kentron, 17-2 | 2001, 127-132.
Référence électronique
Jean Schneider, « Donald Lateiner, Sardonic Smile, Nonverbal Behavior in Homeric Epic », Kentron [En ligne], 17-2 | 2001, mis en ligne le 10 octobre 2018, consulté le 23 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/2135 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.2135
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