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Comptes rendus

Jacqueline Assael, Euripide philosophe et poète tragique

François Jouan
p. 177-179
Référence(s) :

Jacqueline Assael, Euripide philosophe et poète tragique, Louvain – Namur – Paris, Sterling – Peeters – Société des études classiques (Collection d’études classiques ; vol. 16), 2001, 267 p.

Texte intégral

1L’ouvrage de notre collègue, Professeur à l’Université de Nice, est issu d’une thèse de Doctorat soutenue sous le même titre à Aix-en-Provence il y a un certain nombre d’années. L’intervalle a été rempli par une bonne dizaine de publications tournant en général autour de ce sujet, où la réflexion de l’auteur s’est enrichie, précisée, affermie. Ce qui nous a valu en 2001 un livre d’une remarquable maîtrise sur des problèmes toujours en suspens mais où des progrès pouvaient sembler aléatoires. J. Assael nous prouve qu’il n’en est rien.

2Dans une solide préface, André Tuilier souligne en effet l’importance de l’ouvrage dans l’étude des sources philosophiques d’Euripide. Il insiste sur la place qu’y tient Anaxagore, dont la souple doctrine servait certaines des vues du poète tragique. L’introduction qui suit, claire et bien informée, propose un historique de ce problème qui a longtemps divisé les partisans d’un Euripide philosophe et ceux d’un Euripide poète tragique. Un faux problème, en fait, de l’avis de l’auteur, la vraie question étant de se demander « comment les deux aspects de son personnage peuvent se compléter et s’enrichir réciproquement dans la création artistique » (p. 8). Le plan d’ensemble est simple : trois parties s’enchaînant comme les grandes divisions de la philosophie, métaphysique, logique-épistémologie, et éthique, sous trois titres : Aspects d’une vision du monde ; Connaître ; Entre le bien et le mal.

3La première partie est naturellement celle qui fait le plus appel aux doctrines des « présocratiques ». L’auteur se meut avec aisance dans cet univers, et ses interprétations sont à la fois fermes et mesurées. Qu’il s’agisse, successivement, des principes du devenir, des notions d’Éther et de Nous, du problème de l’immortalité de l’âme ou des incertitudes de la connaissance et de la fragilité de la vie humaine, l’auteur s’efforce de préciser dans chaque cas les emprunts du poète à l’un ou l’autre des présocratiques, d’Héraclite à Anaxagore, Parménide, Diogène d’Apollonie jusqu’aux contemporains, Protagoras ou Gorgias. Mais elle marque les limites qui empêchent toujours Euripide d’adhérer pleinement à une doctrine particulière. On notera de belles pages sur l’incendie de Troie, qu’Euripide hausse dans les Troyennes au niveau d’un événement cosmique (p. 24-46), l’exégèse attentive des notions recouvertes par les termes d’Αἰθήρ et de Νοῦς, en particulier la conclusion et les tableaux qui la suivent (p. 56-60), une remarquable analyse du personnage de Théonoé dans Hélène (p. 61-69), ou encore la manière dont le poète fait sentir la faiblesse de la condition humaine, particulièrement sensible chez les vieillards (73-86).

4La seconde partie s’ouvre sur l’exposé attendu concernant « le scepticisme d’Euripide ». Il se fonde sur l’incertitude des sens et l’ambiguïté de la parole humaine. L’exposé, sans doute moins original, n’en est pas moins fort bien conduit, pour aboutir à la constatation du poète que le langage est à la fois maître de connaissance et d’erreur. Sur le plan de la connaissance, Euripide se range franchement parmi les rationalistes, comme Parménide ou Xénophane. Mais il ne nie pas l’existence des dieux. Il est seulement arrêté par l’illogisme de leur conduite, qui les rend incompréhensibles. Ici encore, de très bonnes pages (reprises d’une étude antérieure) sur la fonction de la σύνεσις dans la pensée d’Euripide et une belle analyse de la conduite de Thésée dans les Suppliantes. L’idéal de l’homme est la sophia, mais l’auteur introduit une distinction très éclairante entre ce qu’Euripide nomme τὸ σοφόν, et qui est en général une fausse science et une fausse sagesse, et la véritable Sophia. Cette distinction s’appuie en particulier sur une analyse très pénétrante des Bacchantes, qui met en valeur plusieurs facettes de cette pièce si riche.

5Avec la troisième partie, nous sommes dans le domaine de la morale. L’auteur y développe une doctrine très ferme : Euripide est vraiment un moraliste. Il condamne tous les usages abusifs de la rhétorique. Il est convaincu du pouvoir de Dikè sur les hommes (dont les dieux, à ce qu’il paraît, sont beaucoup moins tributaires). Certes, nombre d’hommes cherchent à s’en affranchir, mais sans succès. Il approuve la rectitude morale de Théonoé, du Laboureur dans Électre, d’Alceste, de Ménécée, d’Héraclès (une fois sorti de sa folie), de son ami Thésée. Même si certains comportements peuvent sembler discutables, ils résultent d’une règle morale consciemment choisie, que le personnage s’applique à lui-même. Sur l’antithèse si en vogue à l’époque d’Euripide entre Nomos et Physis, la position d’Euripide est, pour l’auteur, plus cohérente et plus ferme qu’on ne l’a dit. En toutes choses s’affirme la supériorité du Nomos, loi universelle, et de ce fait quasiment naturelle, l’écart étant seulement dû à la perversité des hommes, dont une partie s’est tournée vers le mal. Sur les problèmes de l’hérédité et de l’éducation, le poète est en définitive plus près de Protagoras que de Socrate. À propos des contradictions inhérentes à l’âme humaine, le développement s’achève sur une belle étude du personnage de Médée, « si savante et si violente » : comme quoi, après tant de spéculations sur cette héroïne, on peut encore découvrir de valables nouveautés ! Cette partie se termine sur une heureuse formule définissant la réflexion d’Euripide : « Sa confiance en l’homme est immense, mais sans cesse attaquée. »

6Une brève conclusion générale met l’accent sur l’originalité de la pensée d’Euripide, d’où il résulte que le chercheur peine à préciser sa démarche personnelle et à trouver la clé de ses contradictions. Mais le « désarroi » dont Jacqueline Assael fait état semble bien peu justifié, au terme d’une recherche à la fois perspicace et prudente, qui approche aussi près qu’il est possible d’une pensée qui, il faut bien l’avouer, est souvent insaisissable. Cet ouvrage bien composé, conduit et écrit, fort bien informé, s’accompagne d’une riche bibliographie et de plusieurs indices. Il est appelé à prendre une place de choix dans les ouvrages sur les sources philosophiques d’Euripide, qui à date récente n’ont pas été légion ! Une seule réserve, qui est celle du lecteur désireux de vérifier les sources : les références n’ont pas été suffisamment contrôlées ou mises à jour. Il en résulte trop d’erreurs ou de renvois à des ouvrages périmés, ainsi pour les fragments euripidéens, si importants pour le sujet, on se trouve confronté à la numérotation du recueil de Nauck de 1885, antérieur même au TGF ! C’est dommage.

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Pour citer cet article

Référence papier

François Jouan, « Jacqueline Assael, Euripide philosophe et poète tragique »Kentron, 18 | 2002, 177-179.

Référence électronique

François Jouan, « Jacqueline Assael, Euripide philosophe et poète tragique »Kentron [En ligne], 18 | 2002, mis en ligne le 01 octobre 2018, consulté le 18 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/2018 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.2018

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