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La première apologétique chrétienne : définitions, thèmes et visées

Bernard Pouderon
p. 227-251

Résumés

L’apologie chrétienne ne correspond à aucun genre littéraire précis, mais à plusieurs. Elle se définit d’abord par sa finalité, qui est de défendre les communautés et la doctrine chrétienne. Son modèle principal est l’apologie pro homine, de type judiciaire, dont l’Apologie de Socrate présente le meilleur exemple. Ses visées sont au nombre de quatre : la défense de la doctrine ; la rétorsion des accusations et la polémique adversus paganos ; la propagande religieuse ad externos ; et la parénèse ad internos.

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Texte intégral

1Le texte qui suit a été spécialement rédigé pour la journée organisée par l’Institut des Source chrétiennes (le 8 novembre 2008, à Lyon) en vue de la préparation du concours de l’agrégation des Lettres, pour lequel Justin a été choisi comme auteur grec chrétien. La contribution que l’on attendait de moi consistait à définir l’apologétique ancienne (celle des années de persécutions, d’Aristide à Tertullien ou Minucius Félix) et à montrer en quoi le contenu des écrits concernés correspondait à cette définition. Cette exigence explique en grande partie le plan de cet article, puisque seront successivement abordés le difficile problème du « genre littéraire » de l’Apologie, celui de la destination des différents ouvrages que recouvre cette appellation générique et enfin celui de ses différents aspects et thèmes.

Le « genre » de l’apologie

  • 1 Via tacitarum litterarum (Apol. 1, 1), selon l’interprétation de Fredouille 199 (...)
  • 2 C’est ainsi que la perçoit Munier 2006, 23 : « Considérée du point de vue de la rhétoriqu (...)
  • 3 Justin la désigne lui-même, dans le Dialogue, 120, 6, comme une προσομιλία, une (...)
  • 4 Justin, Apol. II, 14, 1. Voir aussi Apol. I, 1, 1 et I, 68, 3 : προσφώνησις (« adresse ») (...)

2Ce qui du moins paraît certain, c’est que l’apologétique n’est pas un genre littéraire au sens strict du mot. En effet, elle prend des formes très variées, qu’il s’agisse du dialogue (à l’exemple du Dialogue avec Tryphon de Justin) ou d’une forme dérivée telle que le compte rendu d’une conversation (c’est le cas de l’Ad Autolycum de Théophile d’Antioche), d’une lettre ou d’une épître (tel l’Ad Diognetum ou le troisième des livres À Autolycos de Théophile), voire d’une « lettre ouverte » comme l’Apologeticum de Tertullien1, d’un discours adressé par écrit (fictivement ou non) à l’empereur (comme l’illustrent les plus anciennes des Apologies, celles d’Aristide, de Justin, de Méliton, dont nous n’avons conservé que des fragments, et d’Athénagore), ou encore d’un discours d’apparat (à l’instar de l’Ad Graecos de Tatien), voire d’un traité (les De resurrectione de Justin et d’Athénagore, dirigés contre les gnostiques). Mais il arrive que les genres traditionnels soient confondus, ce qui relativise fortement l’intérêt d’un classement par genre : ainsi, l’Apologie de Justin peut être définie comme un discours de type judiciaire pro gente (et non pro homine)2, ou comme un discours d’adresse (προσφώνησις, προσφωνητικὸς λόγος)3, mais en fait elle est expressément désignée par l’auteur lui-même dans son ouvrage comme un βιβλίδιον4, un libellum, c’est-à-dire une requête ou une pétition adressée officiellement à l’empereur, et appelée à recevoir de lui une réponse ayant force de loi – ce qu’elle semble être sur le plan de la destination, mais non véritablement sur celui de la forme littéraire.

3Alors, pourquoi ranger l’ensemble de ces écrits sous la dénomination commune d’apologies ? La principale raison est sans doute que c’est ainsi qu’Eusèbe, le premier des historiens ecclésiastiques, nomme ce type d’écrits ; le terme d’ἀπολογία se retrouve en effet dans son Histoire ecclésiastique pour désigner la majorité des apologies dont le texte ou le souvenir nous a été transmis :

• celle de Quadratus (perdue) et celle d’Aristide, en HE. IV, 3, 1.3 ;
• celle de Justin, en HE. II, 13, 2 ; IV, 8, 3 ; IV, 11, 11 ; IV, 16, 2 ; IV, 17, 1 ; IV, 18, 2 ;
• celle de Méliton, aujourd’hui perdue, en HE. IV, 13, 8 ; IV, 26, 1 ;
• celle de Miltiade, elle aussi perdue, d’après Eusèbe, HE. V, 17, 5 ;
• celle de Tertullien, en HE. II, 2, 4 ; III, 33, 3 ; V, 5, 5.

4Ce nom d’ἀπολογία a aussi été conservé par la tradition manuscrite comme titre de deux d’entre elles – deux seulement – , à savoir l’Apologie d’Aristide et celle de Justin, mais ce n’est pas là un indice suffisant pour affirmer que telle était la désignation que leur donnaient alors et leur auteur et leur public. Car l’on connaît l’extrême liberté dans l’usage des titres chez les Anciens, et ce, à la fois dans la tradition textuelle directe et dans la désignation que donnaient des œuvres les différents témoins.

  • 5 Cela paraît évident dans la tradition textuelle syriaque de l’Apologie d’Aristi (...)

5Il faut donc admettre que, même pour les Apologies de Justin et d’Aristide, pour lesquelles ce titre est attesté, celui-ci ne figurait pas nécessairement en tête des copies originales, celles qui circulaient du vivant de leurs auteurs, et qu’il fut très vraisemblablement ajouté par la suite, quand s’imposa à tous la spécificité de l’apologie comme « genre », si l’on donne à ce mot une acception qui dépasse la forme littéraire. À titre d’exemple, les véritables titres des Apologies d’Aristide et de Justin, ce sont leurs adresses à l’empereur, et non le surtitre d’ἀπολογία, manifestement ajouté pour qualifier l’ouvrage à une époque où il s’agissait déjà de le définir comme genre par son usage5 : il est difficile d’imaginer que l’écrit que Justin déposa auprès de la chancellerie impériale pour qu’il soit soumis à l’empereur (puisque telle était sa destination) ait porté le titre d’ἀπολογία, qui renvoie à une réalité judiciaire, et non à l’acte civique qui consiste à déposer un libellum auprès de la chancellerie impériale.

6Et s’il est vrai que le mot ἀπολογία (ou l’un de ses dérivés) figure aussi dans le texte même de l’Apologie de Justin, ce n’est jamais pour y désigner un genre, celui de l’écrit où il figure, mais très généralement un argument de défense, voire une simple excuse, une justification :

– Apol. I, 3, 5 : ἀναπολόγητος : qualifie l’empereur, dénué d’excuse devant Dieu si, instruit par Justin, il n’observe pas la justice ;
– I, 28, 3 : ἀναπολόγητος : qualifie l’homme, qui n’a pas d’excuse pour pécher, puisque Dieu l’a créé raisonnable ;
– I, 42, 1 : ἀπολογίαν παρέχειν : l’expression désigne l’échappatoire (« fournir une excuse ») que pourrait trouver Justin en se contentant de citer les prophéties sans expliquer clairement à son public qu’elles confondent délibérément le passé et le présent ;
– II, 2, 8 : ἀπολογεῖσθαι : désigne la requête que présenta devant l’empereur la prosélyte romaine dont la conversion entraîna les martyres dénoncés par Justin, pour justifier à ses yeux son adhésion à la nouvelle religion ;
– II, 12, 5 : ἀπολογίαν φέρειν : désigne la justification que pourraient faire les chrétiens des crimes rituels qui leur sont imputés en invoquant certains des rituels du paganisme ;
– Dial. 10, 4 : ἀπολογεῖσθαι : renvoie à l’argumentation que pourra opposer Justin pour répliquer à Tryphon sur la question de l’interprétation de Gn 17.

7Quand, en revanche, Justin revient sur son Apologie dans le Dialogue avec Tryphon, il n’emploie pas, pour la désigner, les termes d’ἀπολογία et d’ἀπολογεῖσθαι, mais celui de προσομιλία (en fait le verbe προσομιλεῖν), associé à l’adverbe ἐγγράφως (« par écrit ») :

Dial. 120, 6 : « quand je me suis adressé par écrit à César », ἐγγράφως προσομιλῶν.

8Ces termes de προσομιλεῖν et de προσομιλία, « s’adresser à quelqu’un », « l’adresse aux autorités » (un anglicisme passé dans le français littéraire à la toute fin du XVIIIe siècle pour désigner un discours adressé aux autorités souveraines), sont très proches et par le sens et par la forme, de l’expression technique qui désigne le « discours d’adresse », le προσφωνητικός λόγος.

9D’ailleurs, le nom προσφώνησις et l’expression προσφωνητικὸς λόγος, ainsi que le verbe προσφωνεῖν correspondant, reviennent à maintes reprises chez Justin et chez Eusèbe pour désigner les Apologies :

– Justin, Apol. I, 1, 1 : προσφώνησις καὶ ἔντευξις ;
– Justin, Apol. I, 68, 3 : προσφώνησις καὶ ἐξήγησις ;
– Eusèbe, HE. IV, 3, 1, à propos de l’Apologie de Quadratus : προσφωνεῖν ;
– Eusèbe, HE. IV, 11, 1, à propos de l’Apologie de Justin : προσφωνεῖν ;
– Eusèbe, HE. IV, 18, 2, à propos de l’Apologie (perdue) de Justin à Marc Aurèle : προσφωνητικὸς λόγος ;
– Eusèbe, HE. IV, 26, 1, à propos de l’Apologie de Méliton : προσφωνεῖν ;
– Eusèbe, HE. V, 5, 5, à propos de l’Apologie de Tertullien : προσφωνεῖν.

Ailleurs, on trouve la variante ἐπιφωνεῖν :

– Eusèbe, HE. III, 3, 3, à propos de l’Apologie d’Aristide : ἐπιφωνεῖν.

10Selon les termes mêmes de Ménandre le Rhéteur, un προσφωνητικὸς λόγος est :

  • 6 Ménandre le Rhéteur, Rhetores graeci III, p. 414-415 Spengel = p. 164-171 Russel-Wilson.

… un compliment (εὔφημος) prononcé par quelqu’un à l’adresse des autorités, un éloge (ἐγκώμιον), certes, dans la mise en forme (ἐργασία), mais point achevé, cependant ; car il ne possède pas tout de l’éloge, mais le προσφωνητικὸς λόγος devient (tel) précisément lorsque le discours prend son ampleur à partir des propres actes qu’il réalise (ἐξ αὐτῶν τῶν πραττομένων ὑπ᾿ αὐτοῦ πράξεων)6.

  • 7 Par ex. Eusèbe, HE. IV, 18, 2, où l’expression ὁ μὲν λόγος προσφωνητικός, appliquée à la (...)

11En tout cas, l’association, rencontrée à plusieurs reprises, chez Eusèbe en particulier, du mot ἀπολογία avec l’expression προσφωνητικὸς λόγος (ou toute autre synonyme)7 montre combien ces deux mots s’équivalent aux yeux de ceux qui les employaient pour désigner les Apologies – l’ἀπολογία se définissant surtout par sa finalité et le προσφωνητικὸς λόγος par sa destination et sa forme littéraire.

12Mais même dans la réception qui se fit des Apologies dans les siècles suivants, les termes d’ἀπολογία et de προσφώνησις eurent des concurrents, entre autres celui de πρεσβεία, l’« ambassade », ou plutôt le « rapport d’ambassade », qu’Eusèbe applique déjà au récit que fit Philon le Juif de son ambassade auprès de Caius, et qu’a conservé la tradition manuscrite de l’exégète alexandrin. Et c’est ce même mot de πρεσβεία qui figure en tête de l’Apologie d’Athénagore, traditionnellement désigné comme une legatio, alors qu’il s’agit plutôt d’un προσφωνητικὸς λόγος ; comme Eusèbe ne connaissait pas la Legatio d’Athénagore, il n’a pas pu la définir pour la postérité, et ce sont d’autres que lui qui lui ont attribué le titre de πρεσβεία, attesté dans toute la tradition manuscrite, et donné par référence à deux types bien codifiés : le rapport d’ambassade et le discours d’ambassade.

13Le rapport d’ambassade fait l’objet d’un chapitre de la Rhétorique à Alexandre, preuve qu’il s’agissait alors d’un genre bien défini. Y sont précisées les qualités dont doit faire preuve l’ambassadeur au retour de sa mission :

  • 8 Rhétorique à Alexandre, 30, 2, 1438 a.

Quand nous rapportons une ambassade (πρεσβείαν ἀπαγγέλλωμεν), il faut exposer d’un bout à l’autre fidèlement l’intégralité des propos tenus8

14Le verbe ἀπαγγέλλω indique bien que l’orateur se situe dans un récit, et que le discours d’ambassade lui-même n’est rapporté qu’indirectement. Mais le « discours d’ambassade » lui-même, le πρεσβευτικὸς λόγος, fait l’objet d’une définition à part, que l’on trouve par exemple chez Ménandre le Rhéteur, où il est présenté comme une variante du discours dit στεφανωτικός (théoriquement lié à la remise d’une couronne à un bienfaiteur ou à un personnage important) :

  • 9 Ménandre, Rhetores graeci III, p. 423-424 = p. 180 Russel-Wilson.

S’il faut faire une ambassade en faveur d’une cité dans la difficulté, on dira certes ce que l’on dit dans un discours στεφανωτικός, mais on amplifiera partout (le thème) de la philanthropie du prince9.

  • 10 Sur ce témoignage, voir Pouderon 1997.

15Ainsi, la Legatio ad Caium de Philon est un récit d’ambassade, tandis que la Legatio d’Athénagore est un discours d’ambassade. Mais dans les faits, πρεσβεία et πρεσβευτικὸς λόγος ont été tôt confondus, puisque Philippe de Sidè qualifie de πρεσβευτικόν10 l’ouvrage d’Athénagore que la tradition manuscrite appelle πρεσβεία.

16Avec le temps, ont surgi d’autres désignations, au fur et à mesure que le genre évoluait et se diversifiait, tout en respectant plus strictement les cadres littéraires. Ainsi sont apparus la réfutation (ἔλεγχος), le discours protreptique (προτρεπτικὸς λόγος) et le discours parénétique (παραινετικὸς λόγος), dont il sera question plus loin, tandis que la désignation très vague de λόγος πρὸς Ἕλληνας (discours « aux grecs » ou « contre les Grecs », c’est-à-dire les païens) semblait même devoir l’emporter :

– ἔλεγχος : titre possible d’un écrit d’Agrippa Castor dirigé contre Basilide : Eusèbe, HE. IV, 7, 6 ;
– ἔλεγχος : titre d’un ouvrage polémique πρὸς Ἕλληνας attribué à Justin : Eusèbe, HE. IV, 18, 4 ;
– ἔλεγχος : titre de l’Adversus haereses d’Irénée : Eusèbe, HE. V, 7, 1 ;
– ἔλεγχος : titre possible d’un ouvrage anonyme antimontaniste : Eusèbe, HE. V, 16, 11 & 18 ;
– ἔλεγχος : titre possible d’un ouvrage perdu d’Apollonios contre les cataphrygiens : Eusèbe, HE. V, 18, 1 ;
– ἔλεγχος : titre d’un ouvrage perdu de Denys contre les allégoristes : Eusèbe, HE. VII, 24, 2 ;
– ἔλεγχος : titre probable de l’Elenchos d’Hippolyte, d’après le pinax du livre I : τάδε ἔνεστιν ἐν τῇ πρῶτῃ τοῦ κατὰ πασῶν αἱρέσεων ἐλέγχου ;
– προτρεπτικὸς λόγος πρὸς Ἕλληνας : titre du Protreptique de Clément d’Alexandrie dans la tradition manuscrite, confortée par le témoignage d’Eusèbe : Praep. evang. II, 2, 64 et passim ; HE. VI, 13, 3 ;
– προτρεπτικ(ωτάτ)η ἐπιστολή : titre de l’Exhortation au martyre d’Origène selon Eusèbe, HE. VI, 2, 6 – celle destinée à son père, et aujourd’hui perdue ; titre repris dans l’ouvrage adressé plus tard (c. 235 A. D.) à son ami Ambroise et au diacre Protoclète (Ὠριγένους εἰς μαρτύριον προτρεπτικὸς λόγος) ;
– παραινετικὸς λόγος πρὸς Ἕλληνας : titre de la Cohortatio ad Graecos du Pseudo-Justin (Marcel d’Ancyre ?), selon la tradition manuscrite ; l’ouvrage est bien une « apologie » au sens où nous l’entendons aujourd’hui, adressée au public païen ;
– πρὸς Ἕλληνας : titre de l’ouvrage de Tatien selon la tradition manuscrite, confortée par Clément, 1 Strom. 101, 2 ; Origène, C. Cels. I, 16 (avec l’addition du mot λόγος) ; Eusèbe, HE. IV, 16, 7 ;
– πρὸς Ἕλληνας : titre de deux ouvrages apologétiques attribués à Justin par Eusèbe, en HE. IV, 18, 3-4 (l’un est très exactement intitulé ὁ πρὸς Ἕλληνας [λόγος], et l’autre soit πρὸς Ἕλληνας σύγγραμμα soit ἕλεγχος) ; ni l’un ni l’autre ne semblent correspondre à l’un des ouvrages conservés dans le corpus pseudo-justinien ;
– πρὸς Ἕλληνας : titre de l’Apologie perdue d’Apollinaire de Laodicée selon Eusèbe, HE. IV, 27 ;
– πρὸς Ἕλληνας : titre d’une apologie perdue de Miltiade selon Eusèbe, HE. V, 17, 5 – apparemment un ouvrage distinct de celui qui portait le nom d’ἀπολογία ;
– πρὸς Ἕλληνας figure aussi dans le titre de plusieurs ouvrages apologétiques, en plus de sa désignation générique ; ainsi pour le protreptique de Clément (προτρεπτικὸς πρὸς Ἕλληνας) selon le double témoignage de la tradition manuscrite et d’Eusèbe ; pour le traité De la science (περὶ ἐπιστήμης) d’Irénée selon Eusèbe, HE. V, 26 ; etc.

  • 11 Voir P. Chantraine, DELG, t. I, p. 334, s.v. ἐλέγχω : au sens ionien-attique : (...)

17À l’époque classique, l’ἔλεγχος appartient à la langue des tribunaux11, comme le mot ἀπολογία. Il ne désigne donc pas un genre, mais une démarche, un mode d’action, un moyen de persuasion. Voici la définition qu’on en trouve dans la Rhétorique à Alexandre du Pseudo-Aristote :

  • 12 Rhétorique à Alexrandre, 1428 a et 1431 a.

Il y a deux types de moyens de persuasion. Les uns sont issus des paroles, des actions et des hommes eux-mêmes. Les autres s’apparentent à ce qui est dit et fait. Car les vraisemblances, les exemples, les indices, les enthymèmes, les sentences, les signes et les preuves (ἔλεγχοι) sont des moyens de persuasion issus des paroles, des hommes et des faits eux-mêmes ; sont ajoutés l’opinion, les témoins, les serments, les témoignages obtenus sous la torture. […] La preuve (ἔλεγχος) est ce qui ne peut pas être autrement que ce que nous disons ; la preuve se tire de ce qui est nécessaire par nature, ou nécessaire tel que nous le disons, et à partir de ce qui est impossible par nature ou impossible tel que nos adversaires le disent12.

18Chez les auteurs chrétiens, en revanche, où le mot est employé comme titre d’ouvrage, il semble bien qu’il s’agisse d’un genre littéraire voisin de l’apologie – un genre caractérisé, comme elle, non par sa forme, mais par sa destination. Toutefois, le but de l’ἔλεγχος n’est plus de défendre la communauté ou la doctrine, mais au contraire d’attaquer ou plutôt de démonter la doctrine de l’adversaire. D’où le sens de « réfutation » qui est généralement donné au mot ἔλεγχος. On comprend ainsi que ce terme désigne à plusieurs reprises des ouvrages dirigés contre les hérétiques (ceux d’Irénée, de Denys, du [pseudo-]Hippolyte, et peut-être d’autres encore). Néanmoins, Eusèbe l’emploie au moins une fois pour désigner une « réfutation » du paganisme, à savoir l’Ἔλεγχος perdu du Pseudo-Justin – qui est défini ainsi comme relevant d’une catégorie bien particulière d’« apologie » πρὸς Ἕλληνας, dans laquelle la polémique contre le paganisme l’emporte sur la nécessité de défendre sa propre doctrine.

  • 13 Sur le συντακτικὸς λόγος, voir Ménandre le Rhéteur, III, 393-394 Spengel = p. 1 (...)
  • 14 Aristote, Rhétorique, 1358 b ; repris par Ménandre le Rhéteur, p. 331, 15 Spengel.

19D’un autre côté, l’histoire littéraire moderne applique le nom d’apologie à des ouvrages qu’Eusèbe ne considérait pas comme tels : ainsi, les trois livres À Autolykos de Théophile, qu’Eusèbe qualifie de στοιχείωδη συγγράμματα, c’est-à-dire d’écrits élémentaires, peut-être parce qu’ils jouent le rôle d’une initiation à la doctrine chrétienne, et l’Ad Graecos de Tatien, qu’Eusèbe précisément mentionne par deux fois simplement sous le titre de Πρὸς Ἕλληνας (λόγος), et dans lequel les modernes voient soit un discours d’adieu (συντακτικὸς λόγος)13 – celui qu’adresse Tatien à la religion et à la société païenne –, soit un blâme (ψόγος), selon la distinction établie par Aristote entre les deux formes principales de discours épidictique : l’éloge (ἐγκώμιον) et le blâme (ψόγος)14.

La destination des Apologies

  • 15 Antiphon, Disc. 5 (Sur le meurtre d’Hérode), 7 : « Je vais maintenant répondre à l’accusa (...)

20Une autre façon de définir un genre est non pas sa forme, mais sa finalité. Le terme d’ἀπολογία correspond parfaitement à l’une d’entre elles, qui est la défense des communautés (ἀπολογεῖσθαι, « plaider pour quelqu’un, prendre la défense de quelqu’un », un terme qu’emploie une fois – et une seule – Justin pour désigner sa démarche apologétique, à propos de l’accusation d’anthropophagie rituelle, en Apol. II, 12, 5 : ἀπολογίαν φέρειν). Ce terme d’ἀπολογία (ou le verbe correspondant ἀπολογεῖσθαι) appartient évidemment au monde judiciaire, spécialement pour désigner la défense d’un accusé au cours d’un procès – par exemple dans la bouche du Mytilénien Euxithéos, accusé de meurtre sur la personne d’un dénommé Hérode, et dont Antiphon rédigea le discours15.

  • 16 Rhétorique à Alexandre, I, 1, 1421 b.

21Dans les traités de rhétorique de l’Antiquité, le mot ἀπολογία ne désigne pas un genre à proprement parler, mais plutôt une partie d’un discours judiciaire. L’auteur anonyme de la Rhétorique à Alexandre distingue ainsi trois « genres » (γένη) de discours politiques : le démégorique, l’épidictique et le judiciaire, et, indépendamment de cette distinction, sept « espèces » (εἶδη) différentes : l’exhortation (προτρεπτικόν), la dissuasion (ἀποτρεπτικόν), l’éloge (ἐγκωμιαστικόν), le blâme (ψεκτικόν), l’accusation (κατηγορικόν), la défense (ἀπολογητικόν) et l’examen (ἐξεταστικόν)16. Voici comment sont définies l’accusation et la défense :

  • 17 Rhétorique à Alexandre, I, 4, 1426 b.

Étudions… les espèces de l’accusation et de la défense [qui concerne l’activité judiciaire] ; les éléments dont elles se composent et les règles qui en régissent l’emploi. L’accusation est, en bref, l’exposé de délits ou de fautes ; la défense (τὸ δὲ ἀπολογητικόν), la réfutation (διάλυσις) d’accusations ou de soupçons de fautes ou de délits17.

  • 18 Le titre attesté par la tradition manuscrite est bien celui de Ἀπολογία Σωκράτους.
  • 19 Ces deux parties peuvent être confondues pour n’en former qu’une seule ; voir plus loin l (...)

22Mais le mot ἀπολογία a fini par désigner de facto un genre littéraire, et pas seulement une partie ou une forme d’argumentation particulière d’un discours judiciaire, réel ou fictif. Telle la très célèbre Apologie de Socrate18, qui n’a certes pas été prononcée par Socrate au cours de son procès, mais qui est une composition littéraire finie, formant un ensemble suffisant à lui-même – Platon, bien des années après l’exécution de son maître, ayant jugé bon de lui mettre dans la bouche un discours susceptible de livrer à la postérité une image digne de lui. Néanmoins, la forme choisie est bien celle des discours judiciaires, puisque même la structure de l’ouvrage suit le déroulement d’un procès de ce type, dans lequel la sentence portée sur la culpabilité est distincte de celle fixant la peine. En effet, Platon fait se succéder trois discours indépendants, l’un qui forme l’apologie à proprement parler, c’est-à-dire la défense de l’accusé par lui-même (17 a-35 d), le second portant sur la peine à prononcer, une fois le principe de la condamnation acquis (35 e-38 b), le troisième étant une nouvelle allocution de Socrate à ses juges, une fois la peine fixée, en guise d’adieu (38 c-42 a). On remarquera que l’apologie à proprement parler, c’est-à-dire le premier discours, se compose de quatre parties distinctes, à savoir, après un court prologue (17 a-18 a), le plaidoyer pro se, dans lequel Socrate expose son mode de vie et ses idées en réponse aux anciennes accusations portées contre lui (18 a-24 b) ; puis une réfutation des accusations portées contre lui par Mélétos, traitée sur le mode satirique (24 b-28 a19) ; et enfin, dans une troisième partie, Socrate fait état de la mission qu’il se croit imposée par la divinité (28 a-34 b) ; un épilogue conclut l’ensemble, dans lequel Socrate explique à ses juges qu’il serait indécent pour lui de les supplier (34 b-35 d).

23Xénophon imita Platon, dans sa propre Apologie de Socrate [Ἀπολογία Σωκράτους πρὸς τοὺς δικαστάς], avec cette différence, essentielle, que les discours de Socrate sont insérés dans un récit, dont la source est indiquée : il s’agit de rapporter le témoignage d’Hermogène, le fils d’Hipponicos, disciple de Socrate. Le récit débute avant même le procès, évoque l’attitude de Socrate devant ses juges, avant de reproduire le discours que Xénophon juge bon d’attribuer à Socrate (§§ 15-21) ; intervient un récit de transition, avant que ne soit rapporté un second discours de Socrate, censé avoir été prononcé après sa condamnation (§§ 24-26). La fin de l’ouvrage est consacrée aux dernières paroles de Socrate, la conclusion étant formée par le jugement de Xénophon sur l’attitude de son maître. On voit que chez Xénophon, il est peut-être abusif de qualifier l’ensemble de l’ouvrage d’« apologie » ; tout au plus peut-on dire que des discours apologétiques (au nombre de deux) sont insérés dans un ouvrage plus vaste, qui certes ressortit à l’espèce (εἶδος) apologétique, mais qui se distingue aussi de l’apologie à proprement parler par le fait même que c’est un récit (διήγησις) qui les gouverne.

24Néanmoins, l’influence de l’Apologie de Socrate sur le développement du « genre » apologétique est indiscutable. Jean-Claude Fredouille, dans un article qui a fait date, a étudié plus spécialement la dépendance dont témoignent les « deux » Apologies de Justin par rapport à l’ouvrage de Platon. Il la situe sur un double plan, celui des idées et celui de la structure.

25Sur le plan des idées, cinq passages de l’Apologie de Justin offrent avec celle de Platon des parallèles si frappants qu’ils montrent sans conteste combien Justin était désireux de faire de Socrate un chrétien avant la lettre, et des chrétiens persécutés (dont lui-même au premier chef, qui semble s’offrir déjà comme une victime prête au sacrifice) autant de nouveaux « Socrate » :

Platon Justin
24 b II, 10, 5 grief d’impiété fait à Socrate
30 c I, 2, 4 « vous pouvez nous tuer ; nous nuire, non »
28 b I, 2, 1 « ceux qui sont véritablement pieux et philosophes, la raison leur ordonne de n’estimer et de n’aimer que la seule vérité, en refusant de suivre les opinions des anciens, si elles sont mauvaises : la saine raison ordonne en effet de ne pas suivre ceux qui commettent ou enseignent l’injustice, mais l’ami de la vérité doit, de toute manière et de préférence à sa propre vie, (…) choisir de dire et de faire ce qui est juste »
17 b
et 18 a
II, 15, 4-5 il appartient à Justin de dire la vérité, et à l’empereur de trancher
30 d-e I, 8, 1 ;
II, 1, 1 ;
II, 15, 5
Justin prend en fait la parole dans l’intérêt même de l’empereur
  • 20 Voir notre article « Une œuvre fantôme : la question de l’unité de l’Apologie de Justin r (...)

26Pour ce qui est de la structure de l’ouvrage, J.-C. Fredouille a souligné que la première Apologie de Justin fait succéder à une réfutation (ἔλεγχος) des accusations (Apol. I, 4-12) un exposé (ἐξήγησις) de la doctrine (Apol. I, 14-67), tout comme l’Apologie de Socrate de Platon faisait se succéder, dans la bouche de Socrate, une réfutation des accusations (18 b-27 e) et un exposé de la « mission » du maître (28 a-34 b). Toutefois, on admettra que ce type de démarche est extrêmement banal, et que, de toute façon, la réduire à la seule première Apologie de Justin pose inévitablement le problème de l’unité des « deux » Apologies, que, pour notre part, après Charles Munier, nous admettons20.

  • 21 Par ex. Apol. Socr. 24 d-28 a : Socrate s’en prend directement à Mélétos en eng (...)
  • 22 On se reportera au plan de l’Apologie unique donné par C. Munier dans Munier 1994, 152-15 (...)

27Nous nous contenterons donc de faire remarquer que l’Apologie de Socrate couvre très naturellement les deux aspects de tout discours judiciaire : la défense à proprement parler, c’est-à-dire la justification de l’action de l’accusé (17 a-24 b), et la réfutation des accusations de son adversaire, qui est le corollaire quasi obligé de la défense, et qui prend, dans la bouche de Socrate, la forme d’une satire (24 b-28 a)21. Cette double démarche se retrouve évidemment chez Justin, mais il n’est point si facile d’en discerner la succession exacte au sein de l’ouvrage réunifié, où, semble-t-il, se répondent par deux fois la réfutation (I, 4-12 & II, 3-9) et la preuve ou l’exposé (I, 13-68 & II, 10-12)22.

28Par ailleurs, si le terme d’ἀπολογία (ainsi que celui d’ἀπολογεῖσθαι) renvoie à la double réalité de la défense et de l’attaque, d’autres termes utilisés pour désigner ce que nous appelons des « apologies » évoquent en revanche plutôt l’activité de propagande. L’un d’eux est προτρεπτικὸς λόγος, le discours protreptique, le discours de propagande, destiné à un public extérieur (οἱ ἔξωθεν, « ceux de l’extérieur », c’est-à-dire les païens) ; c’est le titre conservé dans la tradition manuscrite de Clément d’Alexandrie pour l’ouvrage que nous intitulons le Protreptique, et qui est en fait une apologie dégagée de toute actualité immédiate, persécutions et autres menaces contre les communautés. Le second est παραινετικὸς λόγος, le discours d’exhortation, dont le propre est précisément d’être destiné à ceux de l’intérieur (οἱ εἴδω), les fidèles, pour les encourager à persévérer dans la foi et dans le mode de vie (la δίαιτα ou le πολίτευμα) chrétien.

29Remarquons tout d’abord que ces deux expressions s’appliquent généralement à des ouvrages plus tardifs que celles de προσφωνητικὸς λόγος ou de προσφώνησις. Elles ne désignent d’ailleurs jamais des discours, même fictifs, adressés au souverain, mais plutôt des traités destinés à un public beaucoup plus large, à savoir, selon les cas, ou bien le monde païen dans son ensemble (« les Grecs »), ou bien tout ou partie des fidèles.

  • 23 Stowers 1986, 92. Voir aussi K. Gaiser, Protreptik und Paränese bei Platon, Stu (...)

30Sans vouloir entrer trop loin dans les considérations théoriques, nous adopterons ici la distinction qu’établit S. K. Stowers23 entre le protreptique, qui désigne une littérature d’exhortation appelant l’auditeur ou le lecteur à adopter un mode de vie différent et nouveau, et la parénèse, dont le but est d’inciter l’auditeur ou le lecteur à persévérer ou à s’améliorer dans un certain mode de vie. Dans une telle définition, il est évident que le protreptique s’adresse à des gens « de l’extérieur », et la parénèse à des gens « de l’intérieur ». Voici quelques exemples de définitions qui tendent à corroborer la distinction établie par Stowers :

– Anaximène, Ars rhetorica, Rhetores graeci I, p. 174 Spengel : « Ainsi, nécessairement, il y a trois types de discours rhétoriques, le συμβουλευτικός (« de conseil »), le δικανικός (« judiciaire ») et l’ἐπιδεικτικός (« d’apparat ») ; dans le conseil (συμβουλή), on distingue la προτροπή (l’incitation) et l’ἀποτροπή (la dissuasion) » ;
– Souda, s.v. παραίνεσις (Π no 499) : « La parénèse diffère du conseil (συμβουλή) ; en effet, le discours parénétique n’admet pas de contradiction ; par exemple, lorsque l’on dit qu’il faut honorer la divinité : car personne ne s’oppose à cette exhortation, s’il n’est auparavant pris de folie » ;
– Prolegomena rhetorica, Rhetores graeci VI, p. 40 Walz : « le (genre) parénétique ne comporte jamais de contestation (οὐδέποτε στασιάζεται) ; car il y a accord unanime (ὁμολογούνενον) ».

31Mais dans les faits, cette distinction n’est pas aussi tranchée que le voudrait Stowers, puisqu’il existe, dans la tradition chrétienne, des ouvrages intitulés παραινετικὸς λόγος qui s’adressent à des païens pour les exhorter à la conversion, tel le παραινητικὸς λόγος du Pseudo-Justin, et des discours ou des ouvrages dits protreptiques qui s’adressent à d’autres chrétiens, comme l’Exhortation au martyre d’Origène (Ὠριγένους εἰς μαρτύριον προτρεπτικὸς λόγος).

Les différents aspects et thèmes de l’apologétique ancienne

  • 24 On se reportera éventuellement aux ouvrages de M. Fiedrowicz, Apologie im frühen Christen (...)

32Ces différentes réflexions nous amènent à distinguer quatre aspects différents dans l’apologétique chrétienne24 :

    • 25 Voir Rhétorique à Alexandre, 1426 b : « l’accusation est, en bref, l’exposé de délits o (...)

    l’apologétique stricto sensu, c’est-à-dire la défense des communautés et de la doctrine (ὑπὲρ χριστιανῶν) ; il s’agit en particulier de montrer en quoi les accusations portées contre les chrétiens sont injustes et mal fondées aussi bien en droit (la référence explicite ou implicite étant les deux Rescrits de Trajan et d’Hadrien) que sur le plan de la raison (le christianisme est une philosophie parmi d’autres, et beaucoup plus proche que les autres de la vérité, dont elle a reçu la révélation par la bouche des prophètes, puis du Verbe lui-même) ; c’est l’ἔλεγχος ou la διάλυσις25, la « réfutation » des accusations, dont Quintilien nous dit qu’elle forme la majeure partie de la tâche du défenseur :

    La tâche des défenseurs réside tout entière dans la réfutation (in refutatione = ἐν ἐλέγχῳ).

  1. la polémique (πρὸς ἕλληνας, κατὰ τῶν ἑλλήνων), qu’il s’agisse de la rétorsion des accusations portées contre les chrétiens (athéisme, anthropophagie rituelle, relations incestueuses et débauches collectives, ou même incivisme et haine de l’humanité), ou de l’opposition entre le mode de vie chrétien, soumis aux préceptes du Décalogue et à la règle d’or de l’amour du prochain, et celui des païens, fondé sur la seule satisfaction des plaisirs ;

  2. le protreptique (il s’agit de convaincre « ceux de l’extérieur » de la justesse de la doctrine chrétienne et de la beauté de sa morale pour les attirer [προτρέπειν] au christianisme), et éventuellement de réfuter (ἐλέγχειν) les thèses adverses ;

  3. la parénèse, qui est l’argumentation ad internos, pour conforter les chrétiens dans leur foi et les exhorter (παραίνειν) au bien.

33Nous allons développer successivement ces quatre aspects.

Apologétique et défense des communautés

34La première fonction des apologies est de défendre les communautés contre leurs adversaires persécuteurs, qu’il s’agisse de la foule ou des autorités locales, voire impériales. C’est principalement le cas pour la première génération des Apologistes chrétiens, celle du second siècle, à savoir, en tout premier lieu, Quadratus et Aristide, qui adressèrent leurs ouvrages respectifs à l’empereur Hadrien, puis Justin, qui adressa le sien à Antonin, et enfin Athénagore et Méliton, qui adressèrent le leur à Marc Aurèle.

  • 26 Voir Rhétorique à Alexandre, 1427 a : « La défense (τὸ ἀπολογητικόν) se fait par trois (...)

35Dans ce travail de défense, l’argumentation des Apologistes est double : sur le plan du droit et sur le plan des faits26.

    • 27 Le Rescrit de Trajan est cité en substance par Tertullien, Apol. 2, 5-9 (...)
    • 28 Voir Athénagore, Leg. 2, 1 ; Tertullien, Apol. 7, 2-7.

    Tout d’abord, ils mettent en avant le fait que les persécutions dont les chrétiens sont victimes ne sont pas fondées sur le plan du droit. D’une part, les rescrits de Trajan et d’Hadrien sont censés les protéger, en décourageant les dénonciations et en restreignant les poursuites judiciaires27 ; d’autre part, il n’y a pas de délit qui puisse justifier leur condamnation, puisque les accusations portées contre eux sont mensongères, nul n’ayant pu les convaincre d’avoir commis l’un des délits dont on les charge28.

    • 29 Justin, Apol. I, 13, 1 ; Athénagore, Leg. 3, 1, et, différemment, Tertullien, Apol. 1 (...)
    • 30 Justin, Apol. I, 26, 7 (renvoyé aux gnostiques) ; II, 12, 2 ; Dial. 10, 1 ; Tatien, G (...)
    • 31 Justin, Apol. I, 26, 7 (renvoyé aux gnostiques) ; II, 12, 2 ; Dial. 10, (...)
    • 32 Voir Justin, Apol. I, 68, 3 : « Nous pourrions, en vertu d’une lettre du très grand e (...)

    Ensuite, ils objectent que la haine dont ils sont l’objet de la part de la foule est infondée, puisque les griefs qu’on leur fait sont eux-mêmes infondés : ils ne sont pas des athées29, puisqu’ils vénèrent leur Dieu, qu’ils considèrent comme le seul maître de l’univers, à l’instar des Juifs, desquels ils ont hérité leurs textes sacrés ; ils ne sont ni anthropophages30 ni incestueux ou débauchés31, puisque leurs lois condamnent plus que toute autre législation le meurtre et la débauche sexuelle. C’est donc le devoir des autorités de les défendre32 contre les attaques de leurs persécuteurs, et non de les traduire en justice sous la pression de la foule.

36Pour corroborer le déni des crimes qui leur sont imputés, les Apologistes se livrent à un double travail d’explication. D’une part, ils vont montrer combien leur morale est exigeante, et rend totalement invraisemblables les méfaits qu’on leur impute. D’autre part, ils auront à cœur d’expliquer leur doctrine, dans le dessein, bien sûr, de montrer qu’ils ne sont pas des athées, mais aussi dans un but évident de propagande religieuse.

  • 33 Voir l’ouvrage déjà ancien de P. de Labriolle, La Réaction païenne, Paris, (...)

37Intéressons-nous d’abord à ce premier aspect. Par contraste avec l’image très sombre que donnaient des chrétiens leurs adversaires, et dont les écrits de Lucien ou les propos rapportés par Minucius Félix donnent un aperçu assez éloquent33, les Apologistes se sont plu à dresser un portrait du chrétien comme modèle de vertu : modèle de piété et de religion, modèle de perfection morale, et modèle de comportement civique.

Le chrétien comme modèle de piété et de religion

  • 34 Justin, Apol. I, 13, 1 ; Athénagore, Leg. 3, 1 ; Ad Diognetum, 1, 1 ; Martyre de (...)

38Le grief principal que nourrissaient à la fois le public païen et les autorités à l’égard des chrétiens était qu’ils ne respectaient pas le culte des cités, qu’il s’agisse des cultes traditionnels ou du culte impérial, considéré comme le « ciment » idéologique de l’Empire. C’est l’accusation d’athéisme (ἀθεότης en grec, impietas en latin), que mentionnent à la fois Justin, Athénagore et l’auteur anonyme de l’Épître à Diognète34, et qui entraîna la mort de l’évêque Polycarpe, comme jadis elle avait entraîné la mort du prosélyte Flavius Clemens.

  • 35 Justin, Apol. I, 65-67.
  • 36 C’est en particulier le cas chez Athénagore, Leg. 18-21 (les dieux des poètes) ; (...)
  • 37 C’est particulièrement le cas chez Athénagore, Leg. 18, 2 ; « Mon propo (...)
  • 38 Justin, Apol. I, 17, 3 : « Nous n’adorons que Dieu seul, mais pour le reste nous vous (...)
  • 39 Il ne s’agit pas d’attribuer à la génération des Apologistes une doctrine qui se déve (...)

39La réponse des Apologistes fut triple. D’une part, en exposant la doctrine chrétienne, ils montraient que les chrétiens avaient un Dieu, dont l’essence (οὐσία) était tout à fait comparable à celle du Dieu des philosophes, tandis qu’en décrivant leur culte, ils écartaient l’accusation d’impiété35. D’autre part, en opposant la figure de leur Dieu à celles des « démons » (δαίμονες) du polythéisme36, ils manifestaient la supériorité de leur conception de la divinité sur celle des traditions populaire et poétique. Enfin, ils protestaient à la fois de leur respect envers les dieux de la cité37 et d’une certaine forme de dévotion envers l’empereur38, représentant de Dieu sur cette terre39.

Le chrétien comme modèle de perfection morale

  • 40 Les « trois griefs » ; cf. Justin, Apol. I, 26, 7 ; Apol. II, 12, 2 ; Tatien, Orat. 2 (...)
  • 41 Tacite, Ann. 15, 44, 4 (odio humani generis convicti) ; Tertullien, Apol. 37, 10 (hos (...)
  • 42 Voir Athénagore, Leg. 34.
  • 43 Aristide, Apol. 15-16 ; Justin, Apol. I, 14, 2-3 ; 67, 6-7 ; Dial. 85, 7 ; (...)
  • 44 Voir notre édition : Aristide. Apologie, B. Pouderon, M.-J. Pierre (éd.), Paris, Cerf (...)

40Face aux accusations lancées contre les chrétiens : anthropophagie rituelle, inceste, athéisme40, et même « haine de l’humanité »41, les Apologistes se sont efforcés de tracer le portrait du chrétien comme celui de l’homme parfait, l’homme selon Dieu. Ils ont donc opposé à un tableau sévère des mœurs du paganisme, cruauté, débauche, prostitution, pédérastie42, celui de l’homme chrétien, tempérant, « doux et humble de cœur », qui non seulement refuse de pratiquer le mal, mais choisit de faire le bien, même envers ses ennemis43. Ces traits ne sont pas une synthèse idéale de l’adepte moyen, mais plutôt la mise en figure des préceptes véhiculés par les manuels de discipline, souvent eux-mêmes hérités pour leur majeure partie du judaïsme. Cela est particulièrement manifeste pour l’Apologie d’Aristide, dans laquelle le tableau de la vie chrétienne évoque les préceptes de manuels que nous avons conservés, tel que la Didachè44.

  • 45 Justin, Apol. I, 10, 1 : « Nous croyons fermement que seuls trouvent grâce devant lui (...)
  • 46 Aristide, Apol. 15, 4-6 ; Justin, Apol. I, 10, 1 ; I, 15, 9 ; Dial. 93, (...)
  • 47 Ad Diognetum, 1, 1 : « Quel est ce grand amour qu’ils ont les uns pour les autres ? » (...)
  • 48 Tacite, Ann. 15, 44 (« convaincus de haïr le genre humain ») ; Tertullien, Apol. 37, (...)

41Certains des Apologistes ont mis en relation cette vertu chrétienne avec le thème en partie philosophique de l’imitatio Dei – ainsi, Justin et surtout l’auteur anonyme de l’Écrit à Diognète. L’attitude du chrétien est parfaite, expliquent-ils, parce que, conscient qu’il a été créé à l’image de Dieu, il s’efforce de mettre ses actes en accord avec cette ressemblance de nature, pour mériter de devenir, sinon un autre Dieu (un thème un peu négligé par les Apologistes), du moins un véritable parent de Dieu, bénéficiant de son héritage45. Parmi les vertus que le chrétien doit pratiquer à l’imitation de Dieu, figure bien évidemment en tout premier l’amour du prochain : Dieu, qui est bon, a créé les hommes par un effet de sa bonté, il les aime comme un père aime ses enfants, et il attend d’eux qu’en retour ils aiment leur prochain, à son imitation. Les mots φιλανθρωπία (« amour de l’humanité ») et ἀγαπή / ἀγαπᾶν / φιλεῖ, [τοὺς πλησίους] (« amour du prochain ») reviennent comme un leitmotiv chez les Apologistes46, qui manifestent qu’il s’agit bien là du précepte chrétien par excellence, comme les en raillent leurs adversaires païens47, quand ils ne les accusent pas, au contraire, de « haine de l’humanité »48 !

Le chrétien comme modèle du bon citoyen

  • 49 Celse chez Origène, C. Cels. 8, 69.
  • 50 Celse chez Origène, C. Cels. 8, 73-75.
  • 51 Fronton chez M. Félix, Oct. 12, 5.
  • 52 Fronton chez M. Félix, Oct. 10, 2 ; parall. Celse chez Origène, C. Cels. 1, 3 : « En (...)

42Parmi les griefs formulés à l’encontre des chrétiens, figurait celui d’être de mauvais citoyens, voire des factieux. Ce type d’accusation se rencontre à la fois dans l’Octavius de Minucius Félix, reprenant des thèmes polémiques développés par Fronton (inlicita ac desperata factio, « une faction illégale et sans espoir », Oct. 8, 3), et chez Tertullien (christiana factio : Apol. 39, 1). Mais c’est surtout chez Celse qu’il se trouve traité le plus vigoureusement. Le polémiste païen souligne d’abord que l’impiété chrétienne met en cause la « paix des dieux », qui refuseront désormais de prêter au peuple romain l’assistance qui ne lui a jamais fait défaut jusque-là49. Ensuite, il déplore que les chrétiens ne rendent pas à l’empereur le service qui lui est dû, privant ainsi l’Empire de leur secours, dans les charges civiles, peut-être, mais aussi et surtout dans les obligations militaires50. Enfin, Fronton et Celse et d’autres encore dénoncent en eux des êtres asociaux, vivant « séparés » de leurs concitoyens, et refusant de se mêler à eux dans la vie et les occupations de tous les jours : les fêtes, les spectacles, les jeux51, préférant les ténèbres des réunions clandestines à la vie sociale en pleine lumière52, refusant même de prendre part aux affaires publiques.

43À ces accusations, Tertullien répondra vigoureusement, manifestant par là quelle était leur portée dans l’opinion :

  • 53 Tertullien, Apol. 42, 1-2 ; parall. Ad Diogn. 5, qui s’efforce de concilier la « cito (...)

On dit que nous sommes des gens inutiles pour les affaires. Comment pourrions-nous l’être, nous qui vivons avec vous, qui avons même nourriture, même vêtement, même genre de vie, qui sommes soumis aux mêmes nécessités de l’existence ? […]. Sans laisser de fréquenter votre forum, votre marché, vos bains, vos boutiques, vos magasins, vos hôtelleries, vos foires et les autres lieux de commerce, nous habitons ce monde avec vous53.

  • 54 Voir par ex. Justin, Dial. 11, 1 : « nous ne pensons pas que Dieu soit autre pour nou (...)
  • 55 Justin, Apol. I, 11, 1-2.
  • 56 Justin, Apol. I, 17, 1 ; Tatien, Orat. 4, 2 ; Tertullien, Apol. 42, 9 ;
  • 57 Justin, Apol I, 17, 3 (s’appuyant sur 1 Tm 2, 1-2) ; Athénagore, Leg. 37, 2 ; Théophi (...)

44Plus généralement, les Apologistes ont beaucoup insisté sur le loyalisme de leurs coreligionnaires, qu’il s’agisse de distinguer l’Église naissante des Juifs indociles54 ; d’expliquer que le royaume nouveau que les chrétiens attendent n’est pas humain, mais spirituel55 ; ou de montrer que, loin d’être rebelles à l’autorité, ils paient les taxes comme les autres56, et remplacent par des prières les sacrifices pour le salut de l’empereur57.

Apologétique et polémique

45Comme dans tout discours judiciaire, la défense se mêle aux attaques lancées contre l’adversaire. Cet adversaire, en l’occurrence, est double : la religion et la société païenne d’une part, et la pensée grecque d’autre part – puisqu’aussi bien le combat se livre sur deux champs de bataille : civique (ou politique) et intellectuel.

  • 58 Ex 22, 27 ; Philon, Mos. II, 205 (déjà cités).
  • 59 Athénagore, Leg. 2, 2 : « Vous avez jugé que l’impiété et le sacrilège cons (...)
  • 60 Augustin, Civ. Dei, IV, 27 = Q. Mucius Scaevola d’après Varron, testim. 699 Cardauns : (...)
  • 61 Voir Tatien, Graec. 31, 1 (« notre philosophie ») ; 35, 1 (« la philosophie barbare qui (...)

46La religion fait l’objet d’attaques très prudentes. Soit que les Apologistes répugnent à dénigrer devant les autorités publiques les dieux dont elles ont la charge, à la fois par respect envers leurs illustres destinataires et par prudence, soit qu’ils suivent le précepte édicté dans l’Exode selon les Septante et repris dans la tradition juive hellénistique, à savoir qu’il ne faut en aucun cas dénigrer les dieux des autres peuples58 – le polythéisme semblant de loin préférable à l’athéisme59 –, les principales attaques sont dirigées contre les représentations mythiques des dieux, ce que Varron appelle la religion des poètes60, et contre ceux de leurs cultes qui prêtent le plus au ridicule ; les Apologistes ne font en cela que reprendre les critiques portées traditionnellement contre le polythéisme, au nom de la raison et de la philosophie. Ce dernier point explique en partie que les Apologistes aiment à se présenter comme des « philosophes »61, et à réclamer pour eux-mêmes la tolérance dont bénéficient les intellectuels du paganisme – puisqu’aussi bien il n’existait pas, dans la législation romaine, de délit d’« athéisme », pour reprendre la formulation du crime imputé aux chrétiens.

  • 62 Voir Justin, Apol. I, 29, 4 ; Tatien, Graec. 27 ; Athénagore, Leg. 26, 1 ; 28-30 ; (...)
  • 63 Théophile, Aut. III, 7, 6.
  • 64 Voir Cicéron, De nat. deor. II, 24, 62.
  • 65 Voir Celse chez Origène, C. Cels. 3, 22.

47La seule attaque véritablement dangereuse qui soit portée contre le paganisme est celle qui emprunte la voie de l’évhémérisme : si les dieux ne sont que des hommes divinisés après leur mort par leurs contemporains reconnaissants ou apeurés62, ils ne sont en aucun cas des dieux. Mais même ce type d’attaque montre bien ses limites. D’abord, l’évhémérisme est susceptible de mettre à bas le fondement même de la religion chrétienne, qui est la reconnaissance de la divinité d’un homme qui a eu une existence historique (c’est d’ailleurs ce que comprend fort bien un Théophile, qui condamne Évhémère pour impiété63). Ensuite, les écoles philosophiques s’accommodaient fort bien de la divinisation des meilleurs des humains : le stoïcisme en avait même fait l’un des fondements de sa doctrine religieuse64, et le médio-platonisme n’était pas loin de le suivre sur ce point65

  • 66 Voir surtout Athénagore, Leg. 23 à 27.
  • 67 Par ex. Maxime de Tyr, XI, 12 ; et la doxographie de Platon chez Athénagore, Leg. 23, (...)

48En fait, l’argument principal des Apologistes est emprunté à la tradition juive, et consiste en une assimilation sans nuances des dieux (θεοί, δαίμονες) du paganisme aux esprits mauvais des traditions juive et chrétienne, sous le nom de « démons » (δαιμόνια, δαίμονες)66. Cela revient à dégrader les dieux des cités, sans pour autant sortir de la tradition grecque, puisqu’aussi bien le platonisme de l’époque classait volontiers sous l’étiquette de « dieux » (θεοί) les seules divinités astrales (d’ailleurs le plus souvent identifiés aux plus grands dieux du panthéon), tandis que les autres dieux étaient qualifiés de δαίμονες et figuraient plus bas dans la hiérarchie67.

  • 68 Athénagore, Leg. 31 à 36 (32-34 : rétorsion de l’accusation d’inceste et de débauche ; (...)

49En revanche, la critique se fait plus rude envers les mœurs supposées des païens, soit que les Apologistes aient réellement été choqués par les mœurs de leurs contemporains, soit qu’il y ait eu, dans leurs critiques, une volonté de rétorsion, comme l’illustre parfaitement le plan de la Supplique d’Athénagore, qui fait suivre la réfutation des trois accusations d’athéisme, d’anthropophagie rituelle et d’inceste d’un réquisitoire très sévère contre la religion et les mœurs des païens68.

  • 69 Justin, Apol. I, 27, 1 ; I, 29, 1 ; Athénagore, Leg. 35, 6 ; Ad Diogn. 5, 6 : (...)
  • 70 Justin, Apol. I, 27, 4 ; Athénagore, Leg. 34, 2.
  • 71 Tatien, Graec. 23, 2 ; Athénagore, Leg. 35, 2 ; Théophile, Aut. III, 15, 2.

50Leur sont surtout reprochés la pratique de l’avortement et de l’abandon des nouveau-nés69, le recours à la prostitution, étendue à de jeunes adolescents70, l’immoralité des spectacles et la cruauté des jeux du cirque71.

La protreptique, ou l’appel à la conversion

51Il serait faux de croire que, parce qu’elles se situent dans un cadre politico-judiciaire, les Apologies se cantonnent dans la défense des communautés et la rétorsion des accusations portées contre elles, d’après le principe que la meilleure des défenses, c’est encore l’attaque. En fait, les Apologistes poursuivent un but beaucoup plus ambitieux : celui de convaincre leurs interlocuteurs de la véracité de leur religion, ou, pour le moins, de son caractère raisonnable, à l’instar des systèmes philosophiques.

  • 72 Athénagore, Leg. 15 à 17.

52Cette démarche s’effectue de deux manières totalement différentes. D’abord, les Apologistes opposent volontiers leur conception de la divinité, plus ou moins confondue avec celle du théisme philosophique, à celle du polythéisme : dieux créés et soumis au devenir d’un côté, Dieu incréé, « étant » en soi, et en conséquence éternel et immortel, de l’autre72. Ainsi le christianisme prend le parti de la raison et de la philosophie (et non celui d’une superstitio barbare), et c’est le paganisme qui siège du côté de la déraison et de l’impiété, dans la mesure où il donne des dieux une image impie, non conforme à l’essence même du divin, qui est l’immuabilité et l’impassibilité.

53Ensuite, les Apologistes s’efforcent de rendre compte de leur doctrine sous une forme qui soit compréhensible pour leur public. Cet effort « pédagogique », dirions-nous aujourd’hui, se traduit de plusieurs manières.

    • 73 Pour l’emploi d’une terminologie empruntée à la philosophie chez Justin, voir par ex. (...)
    • 74 L’enracinement biblique de la théologie chrétienne est souligné par Justin, Dial. 11, (...)

    D’abord, la doctrine est volontiers parée des couleurs de la philosophie ; ainsi, Dieu est qualifié par les épithètes apophatiques chères à la philosophie médio-platonicienne, et son action est elle aussi évoquée avec le vocabulaire de la philosophie : platonicienne (par ex. τὸ ὄν), stoïcienne (par ex. διήκειν ou λόγος) et aristotélicienne (par ex. ἐνέργεια)73. Mieux encore, le second des Trois (je n’ose pas dire la seconde « personne » de la « trinité », puisque ce vocabulaire n’est pas encore fixé par l’usage) apparaît moins souvent comme Fils et comme Christ que comme Verbe / Logos, un terme qui est commun au stoïcisme et au prologue de Jean pour désigner le Dieu agissant dans le monde et le gouvernant. Seuls Justin et Théophile, très proches l’un et l’autre du judaïsme, présentent véritablement en la divinité le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, le Dieu de Moïse, et non celui des savants74.

    • 75 Aristide, Apol. 2, 4 sy = 15, 1 Ba ; très nombreuses mentions de Jésus-Christ chez Ju (...)

    Le traitement de la figure du Christ est encore plus frappant. Seuls Aristide (qui voit en lui le fondateur de la « race » des chrétiens) et Justin (qui reprend nombre de formules liturgiques) identifient clairement Jésus, le fondateur de la secte, le Messie / Christ, annoncé par les prophètes, au Verbe divin75. Les autres, tel Athénagore et même Tatien ou Théophile, restent très discrets sur la personne du Christ en tant que Dieu incarné, né de la vierge Marie, ayant subi sa passion et ayant ressuscité le troisième jour.

  1. Ensuite, les Apologistes se livrent à un immense effort pour rendre rationnelle la doctrine ; ils sont devenus ainsi les premiers théologiens de l’Église, inventant notions et termes pour rendre compte de l’irrationnel : la pluralité de la divinité dans l’unité (puisque tous admettent le postulat de base du judaïsme qu’il n’existe qu’un seul Dieu, mais que le Christ lui aussi est Dieu, à la fois distinct du Créateur de toutes choses et confondu avec lui).

54Voici quelques exemples de ces innovations :

    • 76 Justin, Dial. 61, 2 ; 128, 3-4.
    • 77 Théophile, Aut. II, 10, 2 ; II, 22, 3-4 ; et déjà Justin, Dial. 61, 2.
    • 78 Dieu unique : Dial. 11, 1 ; « autre » ou « second » Dieu : voir P. Bobichon, Justin M (...)

    pour justifier la distinction du Père et du Fils tout en conservant l’unité de leur essence (οὐσία), Justin utilise la double image du feu pris à un autre feu et de la lumière émanée du soleil76 ; il utilise aussi – moins explicitement que Théophile – l’image de la parole proférée77 ; il joue enfin sur l’alternance des expressions « Dieu unique » et « second Dieu »78 ;

    • 79 Tatien, Graec. 5, 3 (« distribution », et non division de Dieu pour engendrer une (...)

    dans le même but, Tatien et Athénagore utilisent le vocabulaire de la distinction et de l’unité ; de l’émanation et de l’écoulement (qui renvoie à la distribution d’une même substance / essence [οὐσία] – même si le terme n’en est pas employé avant Tertullien)79 ;

    • 80 Théophile, Aut. II, 15, 4.
    • 81 Justin, Dial. 36, 6 : « l’Esprit saint alors leur répond, ἀπὸ προσώπου τοῦ πατρὸς ἢ ἀ (...)

    pour justifier l’unité des Trois, Théophile emploie pour la première fois le mot τρίας80 ; de même, Justin paraît innover en utilisant l’expression πρόσωπον θεοῦ (« la face de Dieu »), présente dans la Bible pour désigner Dieu dans ses manifestations, montrant en l’occurrence une volonté particulière de distinguer l’un des Trois, à savoir l’Esprit, comme distinct de Dieu « le Père », ce en quoi la théologie ultérieure verra une « personne »81.

55On pourrait multiplier les exemples, mais ce qui est certain, c’est que les Apologistes ne se sont pas contentés d’un rôle de polémiste et de défenseur de leur communauté, mais qu’ils ont aussi participé à l’élaboration de la doctrine, et l’on peut même penser que, de même que la polémique antignostique a favorisé l’établissement d’un corpus néo-testamentaire, en rendant nécessaire la fixation d’un canon des Écritures qui puisse servir de base fiable à l’argumentation contre les hérétiques, de même les nécessités de la polémique avec le paganisme et les controverses avec les différentes écoles philosophiques ont obligé les Apologistes à clarifier leur conception de Dieu, de la « trinité » et de l’action respective des Trois, contribuant sans doute de manière considérable au progrès d’une théologie alors encore balbutiante.

La parénétique et le réconfort des communautés

56Les ouvrages apologétiques que nous avons conservés – je mets à part le Dialogue avec Tryphon, qui ressortit à la polémique adversus Judaeos et les différents traités Sur la résurrection, sans doute dirigés au premier chef contre les gnostiques – se proclament eux-mêmes destinés aux païens, qu’il s’agisse des empereurs (c’est le cas pour Aristide, Justin, Méliton, Athénagore) ou de simples particuliers, distingués par les relations qu’ils entretiennent avec l’apologiste (tel Autolykos, l’ami de Théophile, ou encore le Diognète de l’Ad Diognetum). Parfois même, le public est l’ensemble des païens : c’est le cas pour l’Ad Graecos de Tatien, ou encore, au tournant du siècle, du Protreptique de Clément – mais nous sommes là déjà dans une autre conception de l’activité apologétique.

  • 82 Justin, Apol. II, 2.
  • 83 Justin, Apol. I, 68.
  • 84 Athénagore, Leg. 2 (sollicite implicitement la promulgation d’un nouveau rescrit) ; Mél (...)
  • 85 Méliton chez Eusèbe, HE. IV, 26, 5.

57Mais qu’en est-il exactement des destinataires véritables ? Des apologies destinées aux empereurs, seule celle de Justin semble correspondre à ce qu’on attend d’une supplique aux autorités, d’un libellum. Elle correspond à un événement précis (des exécutions récentes82) et réclame des mesures précises (l’application de la politique religieuse voulue par Hadrien)83. La Supplique d’Athénagore et l’Apologie de Méliton en sont assez proches, puisque, elles aussi, elles répondent à une situation politique relativement précise (en l’occurrence, la recrudescence des persécutions à la fin du règne de Marc Aurèle), déplorent un changement de politique religieuse de la part des autorités, et réclament un retour à la situation antérieure84. Plus particulièrement, l’Apologie de Méliton fait expressément mention de « nouveaux édits » promulgués sous Marc Aurèle85.

58Mais même ces ouvrages-là ne ressemblent que d’assez loin à ce que l’on attend d’un écrit adressé à l’empereur pour lui demander de prendre des mesures bien concrètes afin de répondre à une situation urgente. Force est de reconnaître que la polémique religieuse et les développements doctrinaux occupent dans ces écrits une place trop importante ; l’empereur et les secrétaires de sa chancellerie ont eu ou auraient eu bien du mérite à prendre la peine de lire tout ce fatras !

59Nous sommes bien obligés d’en conclure que les ouvrages tels qu’ils sont actuellement conservés, c’est-à-dire apprêtés ou remaniés pour la publication, ne s’adressent pas seulement aux autorités politiques. Ils visent aussi un public plus large, qui est le public païen. Cela, nous l’avons déjà montré, et c’est ce que nous avons appelé l’aspect protreptique des Apologies.

  • 86 Justin, Apol. I, 44, 13 ; cf. Athénagore, Leg. 9, 1. 3.
  • 87 Athénagore, Leg. 37, 1 (si vraiment cette formule annonce le futur traité De resurrecti (...)
  • 88 Athénagore, Leg. 17 (histoire de la naissance des arts plastiques) ; 20-21, et passim ( (...)

60Mais il existe (à notre avis) une troisième strate dans l’action apologétique, qui correspond à un usage ad internos. C’est cela que nous désignerons comme l’aspect parénétique de l’apologétique ancienne. En effet, il semble déraisonnable de penser que toute l’argumentation scripturaire contenue dans l’Apologie de Justin n’est destinée qu’au seul empereur, même si Justin lui conseille (à mon avis sans illusions) de se plonger dans les Écritures des chrétiens86, ou même aux seuls païens de bonne volonté ! Et que dire des subtilités théologiques sur l’unité et la distinction du Père et du Fils ! L’état actuel des Apologies, même celles qui sont adressées aux autorités impériales, donne plutôt à penser que, qu’il y ait eu ou non remaniement pour la publication, elles étaient au moins autant destinées à être lues à l’intérieur même des communautés qu’à l’extérieur. Il semble, par exemple, que la Supplique d’Athénagore, plutôt qu’un libellum déposé à la chancellerie impériale ou porté jusqu’à l’empereur au cours de son voyage en Orient, a pu être une forme de « lettre ouverte », destinée à être lue par un public de païens sympathisants et de chrétiens déjà convaincus. En effet, je vois mal comment Athénagore a pu annoncer, à la fin de sa supplique, un autre ouvrage ayant trait à la résurrection si vraiment il la destinait uniquement aux empereurs87 ; ni quelle force de conviction politique représentaient les séquences de citations des poètes ou l’abrégé de l’histoire des arts plastiques inclus dans son ouvrage88 !

  • 89 Eusèbe, HE. IV, 3, 1 (conservation de l’ouvrage de Quadratus) ; IV, 3, 3 (de celui d’Ar (...)

61Un fait au moins en attesterait : celui que, dans la réalité, ces écrits aient été conservés au sein des communautés pour y être lus, nous informe Eusèbe89 – non pas comme de simples témoignages historiques, à conserver comme des archives, au bénéfice des siècles à venir, donc, mais comme des objets d’édification, destinés à affermir les fidèles dans leur foi, dans leur volonté de résister victorieusement aux attaques de toutes sortes dont elles étaient les victimes, et même à soutenir leur réflexion théologique en une forme de catéchèse plus savante que celle dont elles bénéficiaient de la part du clergé local, voire pour y trouver des arguments dans les débats que chacun pouvait avoir à mener contre des adversaires païens rompus aux subtilités de la dialectique – bref, dans un but parénétique et didactique, plutôt que protreptique, pour reprendre la distinction établie précédemment.

62Car il y a dans ces apologies une matière « pédagogique » absolument remarquable : à la fois un nid d’arguments dans la polémique contre le paganisme, une réflexion sur le contenu de la foi chrétienne, et un ensemble de règles ou d’exhortations morales qui apparentent certains de leurs chapitres à des ouvrages d’édification.

* * *

63Cette dernière phrase montre combien il est difficile de définir le « genre » de l’Apologie. Nous avions déjà fait remarquer que l’apologie ne correspondait pas à un « genre » littéraire, mais qu’elle était multiforme, s’adaptant, tel Protée, aux mille exigences d’une argumentation à la fois défensive et polémique contre le paganisme. Mais nous nous apercevons maintenant qu’elle vise aussi à plusieurs buts : pas seulement la défense des communautés et de la doctrine (et c’est cette fonction qui donne son nom à ces différents écrits), pas seulement la réfutation des croyances et des doctrines adverses (deux fonctions qui sont appelées à disparaître avec le succès du christianisme), mais aussi la formation des fidèles, la fortification de leur foi et l’exhortation à la vertu : bref, tout ce qui est destiné à entrer dans un genre qui va bientôt s’épanouir, celui de l’homilétique.

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Bibliographie

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Stowers S. K. (1986), Letter writing in Greco-Roman Antiquity, Philadelphie, Westminster Press.

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Notes

1 Via tacitarum litterarum (Apol. 1, 1), selon l’interprétation de Fredouille 1995.

2 C’est ainsi que la perçoit Munier 2006, 23 : « Considérée du point de vue de la rhétorique antique, l’Apologie de Justin relève du genre judiciaire ».

3 Justin la désigne lui-même, dans le Dialogue, 120, 6, comme une προσομιλία, une « adresse » (une acception de ce mot empruntée à celle de l’anglais address). Ailleurs (Apol. I, 1, 1 et I, 68, 3), il la désigne comme une προσφώνησις, ce qui est très proche du προσφωνητικὸς λόγος, le « discours d’adresse ».

4 Justin, Apol. II, 14, 1. Voir aussi Apol. I, 1, 1 et I, 68, 3 : προσφώνησις (« adresse »), ἔντευξις (« requête »).

5 Cela paraît évident dans la tradition textuelle syriaque de l’Apologie d’Aristide, où l’intervention d’un tiers, à savoir le copiste, apparaît dans le fait qu’Aristide y est nommé à la troisième personne : « L’apologie que fit le philosophe Aristide auprès de l’empereur Hadrien au sujet de la religion », un surtitre visiblement inspiré d’Eusèbe, puisque l’adresse, dans la version syriaque, est faite, à la suite d’une erreur de transmission, au « César Titus Hadrien Antonin », c’est-à-dire à Antonin le Pieux. Le texte arménien ne connaît d’ailleurs comme titre que l’adresse (à Hadrien).

6 Ménandre le Rhéteur, Rhetores graeci III, p. 414-415 Spengel = p. 164-171 Russel-Wilson.

7 Par ex. Eusèbe, HE. IV, 18, 2, où l’expression ὁ μὲν λόγος προσφωνητικός, appliquée à la première Apologie de Justin (à Antonin) est ensuite reprise par le déterminant ὁ δὲ pour être appliquée à la seconde Apologie [δευτέρα ἀπολογία] (à Marc Aurèle).

8 Rhétorique à Alexandre, 30, 2, 1438 a.

9 Ménandre, Rhetores graeci III, p. 423-424 = p. 180 Russel-Wilson.

10 Sur ce témoignage, voir Pouderon 1997.

11 Voir P. Chantraine, DELG, t. I, p. 334, s.v. ἐλέγχω : au sens ionien-attique : « chercher à réfuter (par des questions notamment), faire subir un contre-interrogatoire, réfuter, convaincre ».

12 Rhétorique à Alexrandre, 1428 a et 1431 a.

13 Sur le συντακτικὸς λόγος, voir Ménandre le Rhéteur, III, 393-394 Spengel = p. 124 Russel-Wilson, et III, 430-434 = p. 194-200 Russel-Wilson : « Sur le συντακτικός : une personne qui prend congé (συνταττόμενος) est de toute évidence chagrinée de la séparation, et, (même) si elle ne l’est pas véritablement, elle affecte de souffrir aux yeux de ceux à qui elle dit adieu. […] (Comme Homère représentant Ulysse quittant les Phéaciens), l’orateur montrera sa reconnaissance à la cité d’où il revient… ». Aux yeux de Ménandre, donc, le συντακτικὸς λόγος est ainsi essentiellement un éloge, et non un blâme, comme le serait plutôt l’Ad Graecos de Tatien.

14 Aristote, Rhétorique, 1358 b ; repris par Ménandre le Rhéteur, p. 331, 15 Spengel.

15 Antiphon, Disc. 5 (Sur le meurtre d’Hérode), 7 : « Je vais maintenant répondre à l’accusation point par point, περὶ δὲ τῶν κατηγορημένων ἀπολογήσομαι καθ᾿ ἕκαστον ».

16 Rhétorique à Alexandre, I, 1, 1421 b.

17 Rhétorique à Alexandre, I, 4, 1426 b.

18 Le titre attesté par la tradition manuscrite est bien celui de Ἀπολογία Σωκράτους.

19 Ces deux parties peuvent être confondues pour n’en former qu’une seule ; voir plus loin la structure proposée par Fredouille 1990.

20 Voir notre article « Une œuvre fantôme : la question de l’unité de l’Apologie de Justin reconsidéree », Rivista di Storia del Cristianesimo, 2008, 2, à paraître.

21 Par ex. Apol. Socr. 24 d-28 a : Socrate s’en prend directement à Mélétos en engageant avec lui un (faux) dialogue.

22 On se reportera au plan de l’Apologie unique donné par C. Munier dans Munier 1994, 152-156 : Exorde : Apol. I, 1-3 ; réfutation : I, 4-12 & II, 3-9 ; preuve : I, 13-68 & II, 10-12 ; narration : II, 2 ; péroraison : II, 13-15.

23 Stowers 1986, 92. Voir aussi K. Gaiser, Protreptik und Paränese bei Platon, Stuttgart, W. Kolhammer, 1959 ; R. Slings, « Protreptic in ancient theories of philosophical literature », in Greek Literary Theory after Aristotle. A Collection of papers in honor of D.M. Schenkeveld, J. G. J. Abbenes et al. (éd.), Amsterdam, VU University Press, 1995, 173-192 ; S. van der Meeren, « Le protreptique en philosophie. Essai de définition d’un genre », REG, 115, 2002, 591-621 (ainsi que sa thèse, non publiée, sur la littérature protreptique) ; Early Christian Paraenesis in Context, J. Starr, T. Engeberg-Pedersen (éd.), Berlin, W. de Gruyter, 2004.

24 On se reportera éventuellement aux ouvrages de M. Fiedrowicz, Apologie im frühen Christentum, Paderborn, F. Schöningh, 2000 ; Christen und Heiden, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2004 ; et de B. Pouderon, Les Apologistes grecs du second siècle, Paris, Cerf, 2005.

25 Voir Rhétorique à Alexandre, 1426 b : « l’accusation est, en bref, l’exposé de délits ou de fautes ; la défense, la réfutation d’accusations ou de soupçons de fautes ou de délits ».

26 Voir Rhétorique à Alexandre, 1427 a : « La défense (τὸ ἀπολογητικόν) se fait par trois méthodes. Ou bien le défenseur doit prouver qu’il n’a rien fait de ce dont on l’accuse, ou bien, s’il est contraint d’admettre les faits, il doit tâcher de montrer que l’acte commis est conforme aux lois, juste, beau et utile à la cité ; ou alors, si c’est impossible à prouver, il faut réduire les actions à une faute ou à la malchance et faire ressortir que les préjudices causés ont été minimes, pour tenter d’obtenir le pardon ».

27 Le Rescrit de Trajan est cité en substance par Tertullien, Apol. 2, 5-9, et celui d’Hadrien cité intégralement par Justin, Apol. I, 68, 6-10.

28 Voir Athénagore, Leg. 2, 1 ; Tertullien, Apol. 7, 2-7.

29 Justin, Apol. I, 13, 1 ; Athénagore, Leg. 3, 1, et, différemment, Tertullien, Apol. 10, 1 ; Ad Diognetum, 1.

30 Justin, Apol. I, 26, 7 (renvoyé aux gnostiques) ; II, 12, 2 ; Dial. 10, 1 ; Tatien, Graec. 25, 5 ; Athénagore, Leg. 3, 1 ; Théophile, Aut. II, 4, 1 ; Tertullien, Apol. 7, 1.

31 Justin, Apol. I, 26, 7 (renvoyé aux gnostiques) ; II, 12, 2 ; Dial. 10, 1 ; Athénagore, Leg. 3, 1 ; Théophile, Aut. III, 4, 1 ; Tertullien, Apol. 7, 1.

32 Voir Justin, Apol. I, 68, 3 : « Nous pourrions, en vertu d’une lettre du très grand et très illustre César Hadrien votre père, vous demander d’ordonner que les procès soient conduits selon les termes de notre requête » ; Athénagore, Leg. 2, 1 : « Il vous appartient de nous débarrasser de la calomnie par une loi » ; Méliton, chez Eusèbe, HE. IV, 26, 6 : « Nous te supplions de ne pas nous abandonner à un tel brigandage public ».

33 Voir l’ouvrage déjà ancien de P. de Labriolle, La Réaction païenne, Paris, L’artisan du livre, 1934 (repr. Paris, Cerf, 2005) ; et celui, plus récent, de X. Levieils, Contra Christianos. La critique sociale et religieuse du christianisme des origines au concile de Nicée, Berlin, W. de Gruyter, 2007.

34 Justin, Apol. I, 13, 1 ; Athénagore, Leg. 3, 1 ; Ad Diognetum, 1, 1 ; Martyre de Polycarpe, 3, 2 ; Dion Cassius, 67, 14, 2.

35 Justin, Apol. I, 65-67.

36 C’est en particulier le cas chez Athénagore, Leg. 18-21 (les dieux des poètes) ; les cultes sont relativement épargnés, sans doute pour ne pas froisser les destinataires.

37 C’est particulièrement le cas chez Athénagore, Leg. 18, 2 ; « Mon propos n’est pas de contester / dénigrer / réfuter (ἐλέγχειν) les idoles » ; cf. Ex 22, 27 LXX : « Tu ne maudiras pas (οὐ κακοληγήσεις) les dieux, et tu ne diras pas de mal des chefs du peuple » ; Philon, Vita. Mos. II, 205 : « La terre habitée est pleine de représentations taillées dans le bois, de statues et d’images de ce genre. Il faut se retenir de les insulter (βλασφημίας), pour qu’aucun des disciples de Moïse ne s’habitue à traiter à la légère, d’une façon générale, le nom de Dieu ».

38 Justin, Apol. I, 17, 3 : « Nous n’adorons que Dieu seul, mais pour le reste nous vous obéissons avec joie, car nous vous reconnaissons comme les rois et les chefs (peut-être d’après Ex 22, 27 cité ci-dessus) des hommes et nous demandons dans nos prières qu’avec la puissance souveraine on puisse trouver aussi en vous la saine raison » ; Athénagore, Leg. 37, 2 : « Des hommes comme nous, qui prient pour le salut de l’Empire » ; Théophile, Aut. I, 11, 1 : « J’honorerai plutôt l’empereur, toutefois, je ne l’adore pas, je prie pour lui » ; Tertullien, Apol. 30, 1 : « Nous invoquons pour le salut des empereurs le Dieu éternel ».

39 Il ne s’agit pas d’attribuer à la génération des Apologistes une doctrine qui se développera avec Eusèbe et Constantin, mais de constater que les Apologistes mettent souvent en parallèle la « monarchie » divine et la monarchie impériale. Par ex. Athénagore, Leg. 16, 2 (parallèle entre l’empereur et son palais d’une part, Dieu et ses créatures matérielles d’autre part).

40 Les « trois griefs » ; cf. Justin, Apol. I, 26, 7 ; Apol. II, 12, 2 ; Tatien, Orat. 25, 5 ; Théophile, Aut. 3, 4, 1 ; Athénagore, Leg. 3, 1 ; Tertullien, Apol. 7, 1 ; Minucius Félix, Oct. 9, 2. 5-7 ; 30, 1 ; 31, 1-5 ; Origène, C. Cels. 6, 27 ; Eusèbe, HE. 5, 1, 14 (Epist. Eccl. Lugd. Vienn.).

41 Tacite, Ann. 15, 44, 4 (odio humani generis convicti) ; Tertullien, Apol. 37, 10 (hostes… non generis humani tamen, sed potius erroris).

42 Voir Athénagore, Leg. 34.

43 Aristide, Apol. 15-16 ; Justin, Apol. I, 14, 2-3 ; 67, 6-7 ; Dial. 85, 7 ; Tatien, Orat. 32, 1-7 ; Athénagore, Leg. 32-34 ; Théophile, Aut. 3, 15, 1-5 ; Ad Diogn. 5, 1-6, 10 ; Hom. ps. clem. 3, 69, 1 ; 11, 4, 3 ; Tertullien, Apol. 39.

44 Voir notre édition : Aristide. Apologie, B. Pouderon, M.-J. Pierre (éd.), Paris, Cerf (SC ; 470), 2003, 77.

45 Justin, Apol. I, 10, 1 : « Nous croyons fermement que seuls trouvent grâce devant lui ceux qui s’efforcent d’imiter les perfections de sa nature (τὰ προσόντα τῷ θεῷ ἀγαθὰ μιμεῖσθαι), sagesse, amour des hommes, enfin tout ce qui appartient en propre à Dieu » ; Ad Diogn. 10, 2-4 : « Dieu a aimé les hommes, il les a formés à son image, il leur a promis le royaume des cieux qu’il donnera à ceux qui l’auront aimé. […] En l’aimant, tu seras un imitateur de sa bonté (μιμητὴς τοῦ θεοῦ τῆς χρηστότητος, d’après Eph 5, 1), et ne t’étonne pas qu’un homme puisse devenir un imitateur de Dieu : il le peut, Dieu le voulant » (trad. H.-I. Marrou). Voir A. Heitmann, Imitatio Dei. Die ethische Nachahmung Gottes nach der Väterlehre der zwei ersten Jahrhunderte, Rome, Herder (Studia Anselmiana ; 10), 1940.

46 Aristide, Apol. 15, 4-6 ; Justin, Apol. I, 10, 1 ; I, 15, 9 ; Dial. 93, 2-3 ; Athénagore, Leg. 12, 1-2 ; Ad Diognetum, 5, 11.

47 Ad Diognetum, 1, 1 : « Quel est ce grand amour qu’ils ont les uns pour les autres ? ». Évidemment, cela prêtait à d’injustes soupçons.

48 Tacite, Ann. 15, 44 (« convaincus de haïr le genre humain ») ; Tertullien, Apol. 37, 8 : « Vous avez préféré donner (aux chrétiens) le nom d’ennemis du genre humain ».

49 Celse chez Origène, C. Cels. 8, 69.

50 Celse chez Origène, C. Cels. 8, 73-75.

51 Fronton chez M. Félix, Oct. 12, 5.

52 Fronton chez M. Félix, Oct. 10, 2 ; parall. Celse chez Origène, C. Cels. 1, 3 : « En cachette les chrétiens pratiquent et enseignent ce qui leur plaît ».

53 Tertullien, Apol. 42, 1-2 ; parall. Ad Diogn. 5, qui s’efforce de concilier la « citoyenneté du ciel » avec la citoyenneté commune.

54 Voir par ex. Justin, Dial. 11, 1 : « nous ne pensons pas que Dieu soit autre pour nous que pour vous ; il est le même qui a fait sortir vos pères d’Égypte par sa main puissante et son bras élevé (cf. prière du Shema Israël et Dt 5, 15) […] le même Dieu que vous, le Dieu d’Abraham, d’Isaac et de Jacob (prière du Shemone Esre et Ex 3, 15-16) » ; Tertullien, Apol. 21, 1-3 : les chrétiens honorent le même Dieu que les Juifs, mais avec des différences notables dans les pratiques religieuses et les croyances.

55 Justin, Apol. I, 11, 1-2.

56 Justin, Apol. I, 17, 1 ; Tatien, Orat. 4, 2 ; Tertullien, Apol. 42, 9 ;

57 Justin, Apol I, 17, 3 (s’appuyant sur 1 Tm 2, 1-2) ; Athénagore, Leg. 37, 2 ; Théophile, Aut. 1, 11, 4 (s’appuyant sur 1 Tm 2, 1-2).

58 Ex 22, 27 ; Philon, Mos. II, 205 (déjà cités).

59 Athénagore, Leg. 2, 2 : « Vous avez jugé que l’impiété et le sacrilège consistent à ne pas reconnaître de dieu du tout » ; voir comment Théophile attaque Évhémère, dont la doctrine formait pourtant une arme redoutable contre le paganisme : Aut. III, 7, 6.

60 Augustin, Civ. Dei, IV, 27 = Q. Mucius Scaevola d’après Varron, testim. 699 Cardauns : Relatum est in litteras doctissimum pontificem Scaevolam disputasse tria genera tradita deorum : unum a poetis, alterum a philosophis, tertium a principibus civitatis. Voir J. Pépin, Mythe et allégorie, Paris, Études augustiniennes, 19762, 13-20.

61 Voir Tatien, Graec. 31, 1 (« notre philosophie ») ; 35, 1 (« la philosophie barbare qui est la nôtre ») ; Méliton chez Eusèbe, HE. IV, 26, 7 (« notre philosophie ») ; et les titres attribués par la tradition aux ouvrages des « philosophes chrétiens » que sont Aristide, Justin et Athénagore. Consulter A.-M. Malingrey, Philosophia. Étude d’un groupe de mots dans la littérature grecque des présocratiques au IVe siècle après J.-C., Paris, Klincksieck, 1961.

62 Voir Justin, Apol. I, 29, 4 ; Tatien, Graec. 27 ; Athénagore, Leg. 26, 1 ; 28-30 ; Théophile, Aut. I, 9, 1 ; Clément, Protr. II, 24, 2 ; Tertullien, Apol. 10, 3 ; M. Félix, Oct. 21, 1.

63 Théophile, Aut. III, 7, 6.

64 Voir Cicéron, De nat. deor. II, 24, 62.

65 Voir Celse chez Origène, C. Cels. 3, 22.

66 Voir surtout Athénagore, Leg. 23 à 27.

67 Par ex. Maxime de Tyr, XI, 12 ; et la doxographie de Platon chez Athénagore, Leg. 23, 5.

68 Athénagore, Leg. 31 à 36 (32-34 : rétorsion de l’accusation d’inceste et de débauche ; 35-36 : rétorsion de l’accusation d’anthropophagie rituelle).

69 Justin, Apol. I, 27, 1 ; I, 29, 1 ; Athénagore, Leg. 35, 6 ; Ad Diogn. 5, 6 : Tertullien, Apol. 9, 6.

70 Justin, Apol. I, 27, 4 ; Athénagore, Leg. 34, 2.

71 Tatien, Graec. 23, 2 ; Athénagore, Leg. 35, 2 ; Théophile, Aut. III, 15, 2.

72 Athénagore, Leg. 15 à 17.

73 Pour l’emploi d’une terminologie empruntée à la philosophie chez Justin, voir par ex. A. Wartelle, « Quelques remarques sur le vocabulaire philosophique de saint Justin dans le Dialogue avec Tryphon », in Pouderon & Doré 1998, 67-80.

74 L’enracinement biblique de la théologie chrétienne est souligné par Justin, Dial. 11, 1 ; Théophile, Aut. III, 9, 6-8.

75 Aristide, Apol. 2, 4 sy = 15, 1 Ba ; très nombreuses mentions de Jésus-Christ chez Justin, à la fois dans l’Apologie (Apol. I, 5, 4 : « le Logos lui-même, devenu homme et appelé Jésus-Christ », etc.) et, évidemment, dans le Dialogue avec Tryphon.

76 Justin, Dial. 61, 2 ; 128, 3-4.

77 Théophile, Aut. II, 10, 2 ; II, 22, 3-4 ; et déjà Justin, Dial. 61, 2.

78 Dieu unique : Dial. 11, 1 ; « autre » ou « second » Dieu : voir P. Bobichon, Justin Martyr. Dialogue avec Tryphon, Fribourg, Academic Press, 2003, t. II, 61 pour les références.

79 Tatien, Graec. 5, 3 (« distribution », et non division de Dieu pour engendrer une seconde entité) ; Athénagore, Leg. 10, 4 (« émanation » de Dieu) ; 10, 5 (« puissance dans l’unité et distinction dans le rang ») ; 24, 2 (« émanation », « unis en puissance, distincts dans le rang ») ; Tertullien, Adv. Prax. 4 (filium… de substantia patris).

80 Théophile, Aut. II, 15, 4.

81 Justin, Dial. 36, 6 : « l’Esprit saint alors leur répond, ἀπὸ προσώπου τοῦ πατρὸς ἢ ἀπὸ τοῦ ἰδίου, soit au nom / par la bouche du Père, soit en son propre nom / par sa propre bouche ».

82 Justin, Apol. II, 2.

83 Justin, Apol. I, 68.

84 Athénagore, Leg. 2 (sollicite implicitement la promulgation d’un nouveau rescrit) ; Méliton chez Eusèbe, HE. IV, 26, 5 (déplore les innovations dans l’application de la politique religieuse envers les chrétiens).

85 Méliton chez Eusèbe, HE. IV, 26, 5.

86 Justin, Apol. I, 44, 13 ; cf. Athénagore, Leg. 9, 1. 3.

87 Athénagore, Leg. 37, 1 (si vraiment cette formule annonce le futur traité De resurrectione).

88 Athénagore, Leg. 17 (histoire de la naissance des arts plastiques) ; 20-21, et passim (séquences de citations des poètes).

89 Eusèbe, HE. IV, 3, 1 (conservation de l’ouvrage de Quadratus) ; IV, 3, 3 (de celui d’Aristide) ; IV, 18, 1-9 (de ceux de Justin) ; etc.

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Pour citer cet article

Référence papier

Bernard Pouderon, « La première apologétique chrétienne : définitions, thèmes et visées »Kentron, 24 | 2008, 227-251.

Référence électronique

Bernard Pouderon, « La première apologétique chrétienne : définitions, thèmes et visées »Kentron [En ligne], 24 | 2008, mis en ligne le 13 mars 2018, consulté le 15 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/1715 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.1715

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Auteur

Bernard Pouderon

Université de Tours, Institut universitaire de France

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Droits d’auteur

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Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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