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Résumés

Cet article examine l’attitude de Lucien à l’égard du mythe et de l’allégorie, sous son double aspect de technique interprétative et de procédé d’écriture. Une lecture attentive montre que son utilisation du mythe et de l’allégorie possède un caractère profondément retors : il s’acharne à critiquer la mythologie, tout en lui donnant la vedette ; il se moque de l’exégèse allégorique des mythes, tout en recourant lui aussi au mythe allégorisé ; il prétend exploiter le potentiel didactique de l’allégorie, tout en pervertissant subtilement les grands modèles dont il s’inspire : même ses propres compositions allégoriques n’échappent pas à la remise en cause ironique.

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Texte intégral

  • 1 Tandis que l’allégorèse s’emploie à extraire une signification rationnelle de mythe (...)

1On oppose volontiers à l’irrationalité du mythe, création collective dont l’origine se perd dans la nuit des temps archaïques, la rationalité de l’allégorie, sous son double aspect de technique interprétative (allégorèse) et de procédé d’écriture (allégorie créatrice)1. Mythe, allégorèse et allégorie occupent une place importante dans l’œuvre de Lucien, et ils y font l’objet d’un traitement qui, à première vue, semble très différencié : Lucien se montre fort critique à l’égard du mythe, il porte sur l’allégorèse, cet instrument de sauvetage du mythe, un regard souvent ironique, mais affiche pour l’écriture allégorique une visible sympathie – au point que l’on pourrait se demander s’il n’a pas nourri l’intention d’introniser l’allégorie en lieu et place du mythe déchu, pour assurer ainsi la victoire d’un univers mental plus rationnel. Mais les apparences, chez Lucien, sont souvent trompeuses, et une lecture plus attentive montre que l’opposition entre mythe et allégorie n’est pas, dans son œuvre, si tranchée qu’on aurait pu croire, que le rejet du mythe est moins radical, l’adhésion à l’allégorie moins entière qu’il ne semblait de prime abord, et qu’il existe même de troublantes convergences dans l’emploi que notre auteur fait de l’un et de l’autre.

Lucien et la tradition mythique : de la critique à l’allégorèse

La mythologie en question

  • 2 Voir Lauvergnat-Gagnière 1988, 65 et 288-289 : l’auteur évoque notamment la Mythologie (...)
  • 3 Les progymnasmata empruntaient volontiers leur matériau à la mythologie : les mythes (...)
  • 4 Les arguments de la pantomime étaient généralement mythologiques, comme nous le (...)
  • 5 L’œuvre de Lucien atteste l’importance des sujets mythiques dans le répertoire iconogra (...)

2Dans le corpus lucianesque, il est peu d’ouvrages, même ceux qui, par leur contenu, paraissent les plus proches de l’actualité – écrits pamphlétaires ou satiriques –, qui soient tout à fait dépourvus de références mythiques, et les opuscules entièrement mythologiques, ayant pour protagonistes dieux ou héros (on songe aux fameux Dialogues des dieux) occupent, dans l’ensemble de l’œuvre, une place de premier plan : ce sont eux qui ont assuré à Lucien l’essentiel de sa célébrité posthume, et lui ont valu d’être utilisé à la Renaissance comme usuel en matière de mythographie2. Pareille affection pour les mythes, fréquente chez tous les auteurs de l’époque impériale, même si peu d’entre eux ont usé de la mythologie aussi massivement que Lucien, s’explique bien sûr par le rôle que la paideia attribuait sous l’Empire à la lecture d’Homère et Hésiode, vaste répertoire de récits légendaires sur les dieux et les héros. Développée par l’éducation à tous les niveaux, depuis l’apprentissage des lettres jusque dans les classes de rhétorique3, la familiarité avec le mythe était entretenue aussi par les spectacles4 et par les arts figurés, sculpture, peinture et mosaïque, qui contribuaient à répandre les thèmes du répertoire mythologique à travers tout l’Empire5.

  • 6 Timon, 1.
  • 7 Philopseudès, 2-3 : Tychiadès, que Lucien utilise ici comme porte-parole, conclut sa di (...)
  • 8 Dial. des morts, 11 (Diogène et Héraclès), 5 ; Saturnales, 6. Dans le Timon(...)
  • 9 Dans le Philopseudès (4), Lucien fait dire à l’un de ses personnages que les poètes mér (...)

3Tout en puisant copieusement dans cette « vulgate mythique », Lucien affiche une attitude résolument critique à l’égard des mythes traditionnels, qu’il traite de « sornettes » (λῆρος) et de « pure fumée poétique » (καπνὸς ἀτεχνῶς ποιητικός)6, de « fables étranges et prodigieuses » (ἀλλόκοτα καὶ τεράστια μυθίδια), « ridicules » (καταγέλαστα) et mensongères7. En divers passages, Lucien s’en prend directement à Homère et Hésiode, qu’il considère comme les créateurs des mythes, selon l’usage habituel des Anciens : il dénonce les « froids discours » (ψυχρολογία) du premier et taxe le second de berger « fanfaron » (ἀλαζόνα)8. Sans doute Lucien reconnaît-il parfois le pouvoir de séduction de la fable9, mais beaucoup plus souvent s’affirme chez lui l’idée que la mythologie est bonne pour les simples d’esprit, les femmes ou les enfants, qu’elle est l’apanage des profanes, pour lesquels il affiche le plus grand mépris : il se moque, dans Le deuil, de la crédulité des ἰδιῶ͂ται, qui regardent les fictions des poètes comme autant de lois et croient tout ce qu’ils ont écrit sur l’Hadès (2) ; il raille, dans Hermotime, « la multitude » (ὁ πολὺς λεώς) qui se plaît à entendre parler des Centaures, des Chimères et autres monstres mythologiques, « parce qu’ils sont étranges et prodigieux » (72 : ξένα καὶ ἀλλόκοτα). Dans À propos de l’ambre, c’est à lui-même que Lucien attribue, de manière humoristique, le rôle de sot pris en flagrant délit de crédulité : il raconte que, s’étant rendu sur les bords de l’Éridan, il a parlé de Phaéton, que la fable disait mort en ces lieux, aux habitants de la région, qui ont traité de « charlatan » (ἀπατεών) et de « menteur » (ψευδολόγος) l’auteur de cette légende – plongeant ainsi le narrateur dans la confusion (3) : il se décrit « tout honteux » (διαισχυνθείς) d’avoir ajouté foi « aux poètes qui racontent des mensonges si invraisemblables » (τοῖς ποιηταῖς ἀπίθανα οὕτως ψευδομένοις) et s’accuse d’avoir eu un comportement de gamin (παιδίου τινὸς ὡς ἀληθῶς ἔργον ἐπεπόνθειν). La dénonciation des mythoi s’appuie donc ici sur le procédé de l’inversion ironique, puisque ce sont des barbares qui, dans cet opuscule, se voient paradoxalement chargés de donner une leçon de rationalisme à l’intellectuel grec.

  • 10 Ménippe, 3 : « Pour ma part, tant que je fus au nombre des enfants, en entendant Homère (...)
  • 11 Zeus confondu, 4 : « Je me souviens de ces vers d’Homère, où il t’a représenté en train (...)
  • 12 Platon reconnaît qu’il faut faire appel à la raison pour lutter contre le sortilège (...)
  • 13 MacMullen 1987, 25-26 : l’auteur note que l’élite lettrée de l’époque impériale se perc (...)

4On trouve, dans le corpus lucianesque, d’autres passages où le satiriste recourt au procédé de la « confession autobiographique » pour dénoncer plus efficacement le charme fallacieux du mythe : dans Ménippe ou la Nekyomancie, il fait avouer à son alter ego, le cynique Ménippe, tout le plaisir qu’il prenait, étant enfant, à lire chez Homère et Hésiode la geste des dieux, et comment l’entrée dans l’âge adulte marqua pour lui le passage de la crédulité à la désillusion10 ; dans Zeus confondu, il place un aveu similaire dans la bouche de Cyniskos, autre double de lui-même11. Il attribue ainsi à ses porte-parole un itinéraire intellectuel qui sent assurément un peu la « pose platonicienne » (car Platon, dans la République, avoue lui aussi à mots couverts la passion qu’il avait, enfant, pour les mythes homériques12), mais qui, par ailleurs, apparaît très caractéristique de l’attitude « de franc mépris et de réprobation dont l’aristocratie lettrée, quand il s’agi[ssait] des conceptions religieuses, accabl[ait] les gens du commun, les simples fidèles, incultes et inintelligents », comme l’écrit R. MacMullen dans son étude sur Le paganisme dans l’Empire romain13.

  • 14 Bompaire 1958, 492, parle de lieux communs d’origine essentiellement épicurienne. Dans (...)
  • 15 Dial. des morts, 7 (Ménippe et Tantale), 1 : « Mais, dis-moi, qu’as-tu donc besoin de b (...)
  • 16 Dial. des morts, 10 (Ménippe et Trophonios), 2.
  • 17 Assemblée des dieux, 7.
  • 18 République, 2, 380 d – 383 a. On remarquera toutefois que les critiques formulées par P (...)

5Les griefs que Lucien nourrit à l’encontre de la mythologie sont des plus conventionnels14. Il reproche d’abord au mythe ses invraisemblances : aussi tourne-t-il volontiers en dérision les créatures monstrueuses qui peuplent les récits légendaires, raillant dans Hermotime les hommes à trois têtes et à six pieds (74) ou, dans l’Assemblée des dieux, la « figure bizarre » (μορφὰς ἀλλοκότους) de dieux hybrides comme Silène et Pan (4). Prétendant soumettre le mythe au diktat de la logique, il se moque du supplice de Tantale, censé souffrir de la soif, alors même qu’il n’a plus de corps15, et il ironise, au nom du bon sens, sur la notion grecque de « héros », dont il souligne l’absurdité : l’irrévérencieux Ménippe n’a que railleries pour Trophonios, qui dit être « un composé d’homme et de dieu », et il lui demande avec impertinence en quoi peut bien consister « ce qui n’est ni homme ni dieu, mais tous les deux à la fois »16. Lucien accable aussi de moqueries les métamorphoses des dieux – et notamment celles de Zeus, censées inspirer à ses fidèles la crainte qu’il ne soit capturé et sacrifié quand il se fait taureau, ou qu’un orfèvre ne le travaille quand il se change en or, et qu’il ne devienne alors collier, bracelet ou boucle d’oreille17. En critiquant pareilles transformations, Lucien s’inscrit dans la filiation de Platon : dans le long réquisitoire dressé aux livres II et III de la République contre les fables des poètes, le philosophe évoque en effet la question des métamorphoses divines, qu’il dénonce comme des mensonges en actes18.

  • 19 République, 2, 377 e – 378 b (atrocités commises par Ouranos et Cronos) ; 378 c-e (comb (...)

6À la mythologie, Lucien reproche également son immoralité : dans Ménippe ou la Nekyomancie, par exemple, il souligne à quel point « les adultères, les actes de violence, les rapts, les procès, les expulsions de parents, les mariages entre frère et sœur » pratiqués dans l’Olympe sont contraires aux prescriptions du législateur, qui interdit pareils comportements (3). En dénonçant les aischra des dieux, Lucien, à nouveau, fait écho au texte de la République, où Platon s’indigne des atrocités prêtées par Hésiode à Ouranos et Cronos, des combats entre dieux racontés dans l’Iliade, et des récits scabreux consacrés par l’aède aux amours divines19.

  • 20 Scarcella 1988, 170.
  • 21 Bompaire 1958, 387. On trouve des bêtisiers similaires dans Philopseudès, 2-4 ; Zeus co (...)

7Mais chez Platon, la dénonciation est menée sur le mode sérieux, alors que Lucien a choisi de remettre la mythologie en question par le biais de l’ironie. Notre auteur exploite notamment le procédé de destruction par accumulation, en jouant de l’« effet de surcharge explosive », pour reprendre une formule d’A. Scarcella20. À cette rhétorique de la surenchère dévastatrice obéissent les fréquents « bêtisiers mythologiques » où Lucien énumère, en de grotesques litanies, les épisodes de la fable les plus absurdes ou les plus scandaleux. J. Bompaire cite pour exemple de « sottisier homérique » un passage de Zeus tragédien où l’épicurien Damis s’étonne que le stoïcien Timoclès ait pu être convaincu de l’existence de la Providence par les poèmes d’Homère21 :

  • 22 Zeus tragédien, 40 (trad. Bompaire 2003).

J’aimerais bien connaître les passages d’Homère qui t’ont le plus convaincu. Est-ce celui où il raconte à propos de Zeus que sa fille, son frère et son épouse complotaient de l’enchaîner, et que si Thétis n’avait fait appel à Briarée, prise de pitié en la circonstance, l’excellent Zeus aurait été enlevé et mis aux fers ? <…> Ou bien les passages qui t’ont le plus amené vers la foi sont-ils ceux où tu apprends que Diomède blessa Aphrodite, puis Arès en personne à l’instigation d’Athéna, et que peu après, les dieux eux-mêmes en venaient aux mains, en duel, pêle-mêle, mâles et femelles <…>. Ou encore l’histoire d’Artémis t’a-t-elle paru digne de foi : que cette déesse, dans un accès d’humeur, fut furieuse de ne pas être invitée au banquet par Œnée et pour cette raison lâcha un sanglier monstrueux et d’une force irrésistible contre son pays ? Est-ce donc par de tels récits qu’Homère t’a convaincu22 ?

  • 23 Lucien suit la voie ouverte par Xénophane, chez qui l’on trouve une âpre remise en caus (...)
  • 24 Assemblée des dieux, 1 : « Qui veut prendre la parole parmi les dieux de plein droit, q (...)
  • 25 Traversée des Enfers, 4 (trad. Bompaire 1998).

8On le voit dans ce bêtisier : l’un des procédés satiriques utilisés par Lucien pour se moquer de la mythologie consiste à souligner de façon caricaturale l’anthropomorphisme de la religion grecque23. L’humanisation des figures divines est, chez Lucien, un instrument constant de dégradation du mythe et une source inépuisable de comique. Citons, par exemple, dans l’Assemblée des dieux, la description d’une assemblée divine fonctionnant sur le modèle de l’ekklèsia athénienne, et utilisant jusqu’aux formules types de la démocratie athénienne, pour inviter les dieux à prendre la parole ou pour enregistrer leur motion finale24. Citons aussi, dans Prométhée, la transformation du mythe du Titan en un débat contradictoire qualifié par Lucien lui-même de « prestation sophistique » (4 : ἀκρόασιν… σοφιστικήν), au cours de laquelle Hermès et Prométhée s’affrontent en deux discours, d’accusation et de défense, de facture ostensiblement rhétorique. Citons enfin, dans la Traversée des Enfers, la mise en scène irrévérencieuse de l’au-delà et la présentation bouffonne d’Éaque en gestionnaire tâtillon, soucieux de bien tenir ses bordereaux et de ne pas perdre de défunts en cours de transfert, car « les affaires des morts sont exactes et ne peuvent en aucun cas être dissimulées »25.

9Non seulement Lucien se moque de tous les dieux indistinctement, dieux d’en haut et dieux d’en bas, mais il tourne en dérision la structure même du panthéon, et la répartition des divinités en générations successives. Dans l’un des Dialogues des dieux, il évoque un Hélios nostalgique, regrettant le bon vieux temps pré-olympien, et s’indignant de la décadence de l’époque actuelle, où Zeus n’hésite pas à bouleverser l’ordre du monde, en allongeant la durée des nuits, pour faciliter ses amours avec Alcmène :

  • 26 Dial. des dieux, 14 (Hermès et Hélios), 2.

Ce qu’il y a de sûr, c’est que ces choses-là ne se faisaient pas du temps de Cronos, <…> jamais il ne découchait, lui, d’auprès de Rhéa, et il n’aurait pas abandonné le ciel pour aller coucher à Thèbes ; mais le jour était le jour, et la nuit était réglée sur le jour, en fonction des saisons ; il n’y avait rien d’étrange ou d’insolite, et jamais il n’aurait eu de liaison avec une mortelle. Mais à présent, pour une misérable femme, il faut que tout soit bouleversé, que mes chevaux aient les jambes raidies par l’inaction, que la route devienne difficilement praticable, parce qu’elle est restée non frayée trois jours de suite, et que les hommes vivent malheureux dans l’obscurité. Voilà quel profit ils retireront des amours de Zeus26.

10Dans les Saturnales, Lucien s’amuse à opposer, au sein de la société divine, les « retraités » et les « actifs », et il dépeint Cronos, représentant de la génération des anciens, sous les traits d’un aimable vieillard se félicitant de la « très agréable vie de vieux » qu’il passe à boire du nectar et à bavarder avec les autres Titans de son âge, tandis que Zeus « gouverne, en proie à mille tracas » (7). On retrouve ailleurs ce portrait de Zeus, chef de file des « actifs », en proie au surmenage – par exemple dans les premières pages de la Double accusation, où le roi des dieux se plaint de ne pouvoir fermer l’œil, tant il est surchargé de travail, ayant à surveiller la marche du monde et la besogne accomplie par les autres divinités (1-3). Ailleurs, ce sont les protestations d’Hermès croulant sous les corvées que Lucien s’amuse à reproduire :

  • 27 Dial. des dieux, 4 (Hermès et Maïa), 1.

Dès l’aube, il faut que je me lève pour balayer la salle du banquet, disposer des couvertures sur les lits de table, arranger convenablement chaque chose, puis me présenter à Zeus et transmettre ses messages en courant de tous côtés à longueur de journée, puis, une fois rentré, encore couvert de poussière, servir l’ambroisie. <…> Seul entre tous, je ne dors même pas la nuit ; mais je dois, alors aussi, conduire les âmes chez Pluton, guider les morts et me tenir auprès du tribunal. Ce n’est pas assez pour moi de travailler pendant la journée, d’être dans les palestres, de servir de héraut dans les assemblées, d’instruire les orateurs : il m’incombe encore de participer à l’administration des affaires des morts27.

  • 28 Cf. Branham 1989, 141.
  • 29 Branham 1989, 142-143.

11Si Lucien dépeint une société olympienne constamment affairée, les préoccupations qu’il prête à ses divers représentants sont loin d’être toujours sérieuses. Dans les Dialogues des dieux, exemple privilégié de la verve satirique lucianesque, le souci des Olympiens va beaucoup moins aux affaires des mortels et à la bonne marche du monde, qu’à la résolution de leurs propres intrigues amoureuses : les Dialogues sont centrés sur la « vie privée » des dieux28. La forme même utilisée, cette suite de courts entretiens traitant de sujets légers, est l’un des instruments de la satire : il y a en effet, comme l’a montré R. B. Branham, un effet comique de la miniaturisation, car Lucien, dans les Dialogues, joue du contraste avec les genres anciens (épopée, poésie didactique) auxquels il emprunte son matériau mythologique29. Par ailleurs, dans ces brèves conversations, il s’est amusé, parfois, à mettre en abyme ses propres griefs à l’encontre du monde divin : dans Zeus, Asclépios et Héraclès, par exemple, Zeus se fait l’écho des critiques de Lucien, lorsqu’il dit à Asclépios et Héraclès en train de se quereller :

  • 30 Dial. des dieux, 15 (Zeus, Asclépios et Héraclès), 1. Dans le traité Sur les (...)

Cessez, Asclépios et Héraclès, de vous disputer comme des hommes ; c’est inconvenant et déplacé au banquet des dieux (ἀπρεπῆ… καὶ ἀλλότρια τοῦ συμποσίου τῶν θεῶν)30.

  • 31 Le sujet des aventures amoureuses de Zeus (Zeus moichos) a souvent été traité dans la c (...)
  • 32 Cf. Nestle 1940, 462-463 : les dieux d’Aristophane apparaissent très occupé (...)
  • 33 Le patron d’une taverne a fait représenter, dans le passage qui menait aux latrines, la (...)
  • 34 D’après Picard 1954, le pavement de mosaïque d’El-Djem représente un banquet travesti, (...)
  • 35 Branham 1989, 163.

12En rapetissant les dieux, en insistant sur leurs travers humains et sur leurs mesquineries, Lucien se rattache à une tradition de dérision très ancienne, puisque la parodie mythologique était déjà en germe dans l’Odyssée, avec l’épisode des amours d’Arès et d’Aphrodite, et que cette veine burlesque a été ensuite abondamment exploitée par les poètes comiques31 : chez Aristophane, on songe évidemment au Dionysos bouffon des Grenouilles, ou au persiflage acéré dont la société des dieux fait l’objet dans la comédie des Oiseaux32. On possède également des témoignages iconographiques de ces pratiques de dérision de la mythologie – peinture scatologique bafouant Isis à Pompéi33 ou mosaïque ridiculisant les banquets des dieux à El-Djem, non loin de Carthage34. Si pareilles parodies pouvaient constituer des manifestations carnavalesques et n’impliquaient donc pas forcément un manque de foi, chez Lucien, proche, on le sait, des milieux épicuriens, elles trahissent un évident scepticisme à l’égard de la religion traditionnelle ; et pourtant, les moqueries de Lucien à l’égard de la mythologie ne sont pas dépourvues d’ambiguïté, puisque, par la constance même de ses plaisanteries, notre auteur a contribué à la remise à l’honneur des dieux antiques… en tant que personnages littéraires : ce paradoxe est au cœur même de l’œuvre lucianesque, comme le souligne R. B. Branham, qui voit dans les Dialogues des dieux l’une des tentatives les plus réussies de l’Antiquité pour revitaliser le rôle des dieux dans la vie littéraire35.

Lucien et l’interprétation allégorique de la mythologie

  • 36 Telle est la thèse de Tate 1934 : les philosophes de l’époque archaïque, dit-il, exprim (...)
  • 37 Sur Platon et l’allégorèse, voir Tate 1929. Si Platon se montre méfiant à l (...)
  • 38 Sur l’exégèse stoïcienne, voir Decharme 1904, 305-353. Plutarque, bien qu’il ait souven (...)
  • 39 Auteur du Ier siècle après J.-C., héritier de cinq siècles d’exégèse, Héraclite « fait (...)
  • 40 Pernot 1993, 764-765.
  • 41 MacMullen 1987, 130-131. Voir aussi Pernot 1993, 766 : dans les deux traités de Ménandr (...)

13Une ambiguïté comparable marque l’attitude de Lucien à l’égard de l’interprétation allégorique des mythes traditionnels – discipline qu’il tourne volontiers en dérision, mais pratique pourtant lui aussi, sans l’avouer. Que l’allégorèse ait été inventée pour répondre aux attaques lancées contre Homère et Hésiode par la philosophie rationaliste, ou qu’elle ait dû le jour au désir qu’éprouvaient les penseurs de l’époque archaïque de s’approprier au moins en partie les traditions mythiques dont ils avaient été nourris et qu’ils ne pouvaient s’empêcher de vénérer36, cette méthode herméneutique était déjà florissante à l’époque classique, comme en témoignent diverses allusions de Platon37, et elle a été ensuite abondamment pratiquée et développée par les Stoïciens38 : les Allégories d’Homère du Pseudo-Héraclite attestent la vogue dont bénéficiait à l’époque impériale l’interprétation allégorique des poèmes homériques39, et les traités de Ménandre le Rhéteur, que L. Pernot qualifie de « bréviaire de l’orateur épidictique en matière de mythologie »40, montrent à quel point la pratique de l’allégorèse était, sous l’Empire, familière aux esprits des lettrés : à ses lecteurs, Ménandre recommande en effet « une espèce de décodage » permettant de repérer dans les œuvres du passé des significations cachées, des « énigmes », dont ils nourriront leurs propres compositions littéraires41.

  • 42 Sur Palaiphatos, disciple d’Aristote, voir Decharme 1904, 403-409 ; Buffière 1956, 231- (...)
  • 43 Sur la danse, 19. Pareilles interprétations sont habituelles chez Palaiphatos : Decharm (...)
  • 44 On trouve chez Strabon des interprétations très similaires (cf. Decharme 1904, 397-398) (...)
  • 45 Buffière 1956, 593-594, parle de « petit traité d’astrologie égaré dans les œuvres de (...)
  • 46 Hall 1981, 383 sq.
  • 47 Les amours d’Arès et Aphrodite, par exemple, sont censés refléter la conjonction des (...)

14On peut trouver dans l’œuvre de Lucien des exemples d’à peu près tous les types d’exégèse allégorique pratiqués de son temps. Plusieurs de ses opuscules proposent des interprétations réalistes, à la manière de Palaiphatos42. Dans le traité Sur la danse, les métamorphoses de Protée sont données pour la version fabuleuse des talents d’imitateur du personnage : il était « un danseur, un homme habile à imiter, capable de prendre toutes les attitudes et de se métamorphoser en toutes choses » ; la fable, qui tourne tout « au merveilleux » (πρὸς τὸ παραδοξότερον), « a expliqué ce don naturel de Protée, comme s’il devenait cela même qu’il imitait »43. Dans les Saturnales, ce sont les malheurs de Cronos qui donnent lieu au même genre d’explication prosaïque : « J’étais devenu vieux », dit le dieu, « et l’âge m’avait rendu podagre ; c’est pourquoi la plupart des gens (οἱ πολλοί) ont imaginé que j’avais été enchaîné » (7). Dans le traité Sur la déesse syrienne, figure un exemple d’interprétation physique à la mode stoïcienne : après avoir évoqué, à propos d’un fleuve dont les eaux chaque année deviennent sanglantes, la tradition populaire (μυθέονται) selon laquelle le fleuve charrierait le sang d’Adonis blessé, le narrateur propose en effet une autre explication, naturaliste, selon laquelle le fleuve changerait de couleur parce qu’il traverse des terres chargées de vermillon (8)44. Dans le petit traité De l’astrologie, habituellement considéré comme inauthentique45, mais dont J. Hall a souligné les parentés avec le traité Sur la danse46, c’est l’exégèse astronomique qui envahit tout l’espace narratif : les aventures des dieux et des héros, leurs caractéristiques sont systématiquement expliquées par les particularités des astres correspondants47 ; l’auteur, conjuguant à l’occasion commentaire astronomique et interprétation réaliste, transforme maints personnages de la légende en astronomes – Tirésias, auquel on aurait imputé un changement de sexe parce qu’il enseignait que « parmi les astres errants, les uns sont du sexe féminin, les autres du sexe masculin, si bien qu’ils ne produisent pas les mêmes effets » (11), ou Bellérophon, dont le voyage aérien refléterait l’exaltation intellectuelle :

  • 48 Explications similaires au sujet d’Icare et de Pasiphaé (De l’astrologie, 1 (...)

Je m’imagine qu’en poursuivant l’étude de cette science [l’astrologie], il conçut des idées sublimes et que, à force de s’occuper des astres, il monta dans le ciel, non à cheval, mais par la pensée (13)48.

15Autre signe de la familiarité de Lucien avec la tradition du commentaire allé-gorique : la fréquence avec laquelle il se réfère à plusieurs des lieux favoris de l’allégorèse antique. Un premier exemple nous est fourni par l’épisode homérique de la chaîne d’or – épisode célèbre de l’Iliade où Zeus met les autres dieux au défi de rivaliser avec lui à l’épreuve de force de la chaîne :

Suspendez au ciel une chaîne d’or, et accrochez-vous y tous, dieux et déesses : eh bien, vous ne pourrez attirer du ciel jusqu’à terre Zeus, le maître suprême, même si vous vous donnez beaucoup de peine. En revanche, si je voulais, moi, tirer de bon cœur, je vous attirerais avec la terre et la mer elles-mêmes. Ensuite j’attacherais la chaîne à un pic de l’Olympe, et le tout serait alors suspendu dans les airs. Tant je l’emporte, moi, sur les dieux et sur les hommes ! (8, 19-27)

  • 49 Voir Lévêque 1959.
  • 50 Cf. Dial. des dieux, 1 (Arès et Hermès), 1 ; Zeus confondu, 4 ; Zeus tragédien, 45 ; Hermotime, 20  (...)
  • 51 Platon, Théétète, 153 c-d ; Aristote, Mouvement des animaux, 4, 699 b 32 – 700 a 6.
  • 52 Astrologie, 22 : « Quand <le poète> évoque la chaîne de Zeus et des bœufs du Soleil, j’en conclus</le> (...)
  • 53 Éloge de Démosthène, 13 : cf. Platon, Banquet, 180 d. Sur cette interprétat (...)
  • 54 Sur la chaîne d’Hermès, voir Lévêque 1959, 34-44.
  • 55 Hermotime, 20. Emploi similaire dans Zeus tragédien, 45 et Héraclès, (...)
  • 56 Pour une analyse détaillée des procédés satiriques mis en œuvre par Lucien dans son exp (...)

Ces quelques vers ont donné lieu à de multiples interprétations symboliques : on a vu dans la chaîne d’or de l’Iliade une allégorie cosmologique (image des rayons du soleil, de la chaîne des jours, des éléments constitutifs du cosmos…), on y a vu aussi un symbole des liens unissant l’homme aux puissances supérieures, un véhicule de l’influence divine, une allégorie de la prière49… On trouve chez Lucien une dizaine de références à l’épisode de la chaîne d’or50, et la diversité même des interprétations qu’il en propose révèle un auteur parfaitement conscient du foisonnement exégétique suscité par ce passage homérique, commenté déjà par Platon et Aristote51. À l’interprétation physique du traité De l’astrologie, où la chaîne d’or est assimilée à la chaîne des jours52, s’oppose l’interprétation morale proposée dans l’Éloge de Démosthène où le narrateur, reprenant la distinction établie par Platon dans le Banquet entre amour terrestre et amour ouranien, dit de l’amour ouranien qu’il nous attire au moyen d’« une chaîne d’or céleste », et « par un sage délire » nous entraîne « vers l’idée pure et sans mélange de la beauté en soi »53. En plusieurs autres passages, la chaîne d’or homérique est assimilée à la chaîne d’Hermès, expression symbolique de la puissance du discours54 : c’est le cas, par exemple, dans Hermotime, où l’image de la chaîne d’or désigne les logoi du maître de philosophie d’Hermotime55. Notons toutefois que ces différentes interprétations de l’épisode homérique sont pour la plupart proposées, non par Lucien lui-même, mais par tel ou tel de ses personnages, et se trouvent par là même mises à distance56. L’irrévérence avec laquelle notre auteur considère ce lieu tant commenté apparaît en pleine lumière dans le Zeus confondu, où Cyniskos oppose aux rodomontades homériques du maître des dieux ce triste constat :

  • 57 Zeus confondu, 4 (trad. Bompaire 2003).

Mais en fait, c’est toi que je vois désormais, avec ta chaîne et tes menaces, suspendu à un fil ténu, comme tu en conviens. Bref, il me semblerait plus juste que Clotho en conçût de l’orgueil, car c’est bien toi qu’elle attire et tient suspendu à son fuseau, comme les pêcheurs le font des petits poissons au bout de leur canne57.

16Autre lieu de prédilection des allégoristes : les vers de la Nekuyia où Ulysse, racontant comment il a rencontré dans l’Hadès l’ombre d’Héraclès, évoque un mystérieux dédoublement du héros mythique :

Ensuite, je vis la force d’Héraclès, son simulacre (εἴδωλον), car lui-même avec les dieux immortels se réjouit au milieu des festins : du grand Zeus et d’Héra aux sandales dorées il possède la fille, Hébé aux belles chevilles. (Od. 11, 601-603)

  • 58 Cf. Buffière 1956, 404-409.
  • 59 Dial. des morts, 11 (Diogène et Héraclès), 1 : « Est-il possible qu’on soit (...)

Comme le signale F. Buffière, ces vers énigmatiques de l’Odyssée ont servi de thème favori de méditation aux philosophes, notamment platoniciens et néo-platoniciens58. Lucien n’ignorait pas les multiples spéculations auxquelles les propos d’Ulysse avaient donné naissance, et il se moque dans l’un de ses Dialogues des morts des efforts acharnés déployés par les commentateurs pour trouver un sens caché au texte homérique : transformant ce qui était un des lieux préférés de l’allégorèse en sujet de plaisanterie, il montre le sceptique Diogène soumettant le pauvre Héraclès à un impitoyable interrogatoire sur son prétendu dédoublement, et s’acharnant à lui faire avouer l’absurdité du texte homérique59 : la conclusion de l’entretien sonne comme une condamnation sans appel, puisque Diogène affirme « se moquer d’Homère et de ses froids discours » (5).

  • 60 La paternité de cet opuscule a souvent été contestée à Lucien ; pour un éta (...)

17Un troisième passage de prédilection de l’exégèse homérique est évoqué dans le Parasite60 : il s’agit d’une affirmation d’Ulysse, figurant au chant IX de l’Odyssée, dans l’épisode du banquet d’Alcinoos ; le héros déclare à son hôte phéacien :

  • 61 Dans l’Agôn d’Homère et Hésiode, ce passage est récité par Homère (7), et assorti du co (...)

Je l’affirme, il n’est pas de but plus aimable <dans la vie>, que lorsque la joie règne dans tout le peuple, lorsque les convives, dans les demeures, écoutent l’aède, paisiblement alignés, lorsque les tables, auprès d’eux, sont chargées de pain et de viandes et que l’échanson, puisant le vin dans le cratère, l’apporte et le verse dans les coupes. Voilà ce qu’en mon cœur je trouve le meilleur (5-11)61.

  • 62 Platon, République, 3, 390 a-b : « Faire dire au plus sage des hommes que ce qu’il trou (...)
  • 63 Scholie à Od. 10, 28 (éd. Dindorf 1855) : « Sache que le philosophe Épicure a bien rais (...)

Ces quelques vers ont suscité maintes polémiques, comme on peut le voir, déjà, dans la République de Platon, où les propos d’Ulysse sont dénoncés comme une incitation à l’intempérance62. L’Ulysse ami du plaisir qui s’exprime en ce passage d’Homère passait, si l’on en croit le témoignage des scholies de l’Odyssée et celui d’Athénée, pour l’inspirateur d’Épicure : ses affirmations auraient servi de source à l’hédonisme épicurien63. Toutefois, certains accusaient Épicure d’avoir déformé le sens du texte homérique pour mieux justifier sa théorie du plaisir ; ils lui reprochaient d’avoir pris au sérieux des propos qu’Ulysse avait prononcés par simple politesse et / ou par opportunisme :

  • 64 Scol. T à Od. 10, 6 (éd. Dindorf 1855) ; voir aussi scol. Q à Od. 10, 5 (éd (...)

S’il loue une telle vie, dit un scholiaste, ce n’est pas qu’il l’admette sans réserve, mais il s’adapte aux circonstances, pour obtenir ce qu’il veut. Après avoir écouté les propos des Phéaciens, il feint d’embrasser la vie de plaisir (τὸ ἁβροδίαιτον)64.

  • 65 Parasite, 9 : pour prouver que bonheur et parasitique poursuivent la même fin, le paras (...)

Lucien connaissait de toute évidence les débats auxquels le texte homérique avait donné lieu, et c’est précisément pourquoi, dans le Parasite, qui est un éloge paradoxal du parasitisme, il s’est amusé à placer cet « art de vivre » sous le patronage d’Ulysse l’épicurien, dont il cite les propos controversés65.

18L’opuscule en question montre par conséquent comment Lucien est à la fois un bon connaisseur de l’exégèse allégorique et un témoin critique du succès de cette discipline, à l’égard de laquelle il prend ostensiblement ses distances, s’amusant à ridiculiser l’habitude qu’avaient les allégoristes d’annexer Homère à leurs propres vues et d’utiliser ses héros en guise de porte-parole ; tout en s’exprimant par le biais de l’ironie et du pastiche, Lucien rejoint la position de Sénèque qui, dans l’une de ses Lettres à Lucilius, dénonce les tentatives faites par les représentants des courants de pensée les plus divers pour accaparer le patronage homérique :

  • 66 Ep. à Lucilius, 88, 5.

À moins que par hasard ils ne te persuadent qu’Homère était philosophe, alors que, par les arguments qu’ils rassemblent, ils prouvent précisément le contraire. Car tantôt ils en font un Stoïcien qui n’approuve que la vertu, refuse les plaisirs et ne s’écarte jamais de l’honnêteté, même au prix de l’immortalité ; tantôt c’est un Épicurien louant l’état d’une cité paisible où la vie se passe au milieu des banquets et des chants ; tantôt c’est un Péripatéticien qui distingue trois sortes de biens ; tantôt un Académicien, déclarant que tout est incertain. Il est clair qu’aucune de ces doctrines ne se trouve chez lui, puisqu’elles y sont toutes : elles sont en effet incompatibles66.

  • 67 Lucien utilise ainsi, à plusieurs reprises, la fable de l’hydre (Phalaris, I, 8 ; Les A (...)
  • 68 Pernot 1993, 763 et 768 : les lettrés de l’époque impériale sont profondéme (...)

19Et pourtant, malgré toute sa distance critique, il arrive à Lucien lui-même de traiter les mythes au sérieux, et de s’appuyer sur des interprétations allégoriques pour justifier son propre recours au vaste répertoire de la mythologie : tel est le cas dans les nombreux passages où il se sert des mythes comme éléments de comparaison, en étayant sur une lecture morale cette utilisation rhétorique des récits légendaires67. Car l’emploi du mythe comme terme de comparaison, tout en répondant à un choix esthétique (les théoriciens antiques recommandent l’usage du mythe comme ornement du discours), n’en repose pas moins sur la conviction que les vieilles légendes sont riches d’enseignement et porteuses d’une vérité profonde68. Lucien le dit en termes clairs dans le traité Ne pas croire à la légère à la calomnie, où il offre la fable des Sirènes en modèle à « l’homme de bon sens qui a à débattre de la vertu et de la vérité » : il doit écouter Homère qui, dans cet épisode, conseille

  • 69 Ne pas croire à la légère à la calomnie, 30 (trad. Bompaire 1998, légèrement modifiée). (...)

que l’on se bouche les oreilles, pour ne pas les avoir grandes ouvertes à ceux qui sont prévenus par une passion, et que l’on place la raison comme un gardien strict face à tous les propos, pour admettre et présenter ceux qui sont valables, exclure et chasser ceux qui sont sans valeur69.

  • 70 Charon, 21 (trad. Bompaire 2008). Transposant lui aussi sur le plan de la philosophie l (...)

Dans Charon, Hermès fait référence au même épisode homérique pour évoquer l’ignorance et l’erreur dans lesquelles vivent la plupart des hommes : l’opposition établie par le poète entre Ulysse et ses compagnons reflète, dit-il, celle existant parmi les hommes entre la foule des profanes et le petit nombre des sages qui, refusant de se mettre de la cire dans les oreilles, « sont portés vers la vérité », « posent un regard aigu sur les choses et savent les juger à leur juste valeur »70.

  • 71 Portraits, 1 : « Assurément, ceux qui voyaient la Gorgone éprouvaient à peu près la mêm (...)
  • 72 Sur l’épisode des Sirènes comme symbole des attraits de la poésie, voir par exemple (...)

20Lucien affectionne tout particulièrement l’emploi du mythe comme terme de comparaison dans les passages où il expose ses idées en matière d’esthétique. Dans les Portraits, le mythe de la Gorgone lui sert à évoquer l’effet produit par la vue d’une beauté parfaite71. Dans le traité Sur la danse, le charme exercé sur Lycinos par les spectacles de pantomime est comparé à l’effet du lotus ou à celui produit par le chant des Sirènes – à cette différence près qu’il n’est pas mortifère, mais profondément bénéfique : Lycinos se flatte en effet de revenir du théâtre « beaucoup plus prudent et plus clairvoyant dans les affaires de la vie » (4)72. Dans La Salle, Lucien utilise conjointement le mythe de la Gorgone et celui des Sirènes pour développer une réflexion sur les pouvoirs respectifs de la vue et de l’audition et, comme on pouvait s’y attendre dans un ouvrage conçu en forme d’ekphrasis, il plaide en faveur de la supériorité de la vue, en soulignant au passage la valeur didactique des récits mythiques :

  • 73 La Salle, 19 (trad. Bompaire 1993).

Que la force du verbe ne soit pas de taille à lutter avec la vue, la fable des Sirènes (ὁ Σειρήνων μῦθος) comparée à celle des Gorgones peut aussi nous l’enseigner (διδάξαι ἄν). Les premières charmaient les navigateurs qui passaient auprès d’elles en chantant et en les flattant par leurs chants, et s’ils débarquaient, elles les retenaient longtemps. Bref, leur action exigeait un délai, et j’imagine que tel ou tel passa même auprès d’elles sans écouter leur musique. Mais la beauté des Gorgones, parce que produisant un effet violent et s’adressant aux parties essentielles de l’âme, égarait ceux qui les avaient vues et les rendait muets ; et, comme le veut la fable et comme on le rapporte, ils étaient pétrifiés d’étonnement. Ainsi, le discours même qu’on vous a tenu tout à l’heure au sujet du paon a été prononcé, je crois, en faveur de ma thèse. Car son charme réside dans son aspect et non pas dans sa voix. Si justement on présentait à côté de lui le rossignol ou le cygne en leur ordonnant de chanter, et si au milieu de leur chant on exposait le paon silencieux, je sais bien que notre âme se porterait vers lui et enverrait au diable les chants des autres, tant le plaisir procuré par la vue paraît irrésistible73.

  • 74 Il dit qu’après avoir multiplié « les tours et les détours » (στροφὰς καὶ π (...)

21Lucien utilise aussi les mythes pour exposer ses idées en matière de création littéraire – à titre de modèles, pour évoquer en termes plus frappants les qualités requises du bon écrivain, ou comme contre-modèles, pour peindre les défauts qu’il convient d’éviter : dans le traité Sur la manière d’écrire l’histoire, la fable d’Héraclès devenu l’esclave d’Omphale et travesti en femme offre ainsi une image symbolique de ce qu’un récit historique devient, lorsqu’il est abâtardi « de légendes, d’éloges et autres flatteries » (10). Dans l’Éloge de Démosthène, ce sont les métamorphoses de Protée qu’évoque le narrateur (anonyme), lorsqu’il veut suggérer l’agilité d’esprit requise de celui qui prétend faire l’éloge de Démosthène74. Enfin, Lucien recourt au mythe pour construire sa propre identité d’artiste et élaborer son autoportrait littéraire. Dans À celui qui m’a dit : Tu es un Prométhée, il s’identifie au héros de la fable, en invoquant successivement deux épisodes différents de sa geste : il fait d’abord référence à l’épisode de la création de l’homme :

Je ne refuse pas de m’entendre appeler modeleur d’argile (πηλοπλάθος), bien que j’utilise, moi, une argile plus commune, pareille à celle des carrefours, qui est presque de la fange (1).

Il rappelle ensuite l’épisode du sacrifice frauduleux, en lequel il voit une image possible de son art :

<Je crains plus encore de ressembler à Prométhée> en trompant peut-être mes auditeurs et en leur servant des os cachés sous la graisse, <autrement dit> le rire comique sous la majesté philosophique (7).

  • 75 Veyne 1983, 65-66.
  • 76 Mircea Éliade parle de « mythologie démythisée » (Éliade 1963, 193-195).

22Pareils exemples montrent que Lucien adopte à l’égard de l’exégèse allégorique, comme à l’égard du mythe, cette attitude double que Paul Veyne a signalée chez Galien : car, tout en critiquant l’acharnement des Stoïciens à trouver aux fictions des poètes un sens allégorique, Galien n’en recourt pas moins au mythe, quand celui-ci est utile à sa cause, comme s’il passait alors, lui aussi, du côté des croyants75. De même, Lucien, tout en se moquant du mythe et de l’allégorèse, ne se prive pas d’user, à l’occasion, de mythes allégorisés. Mais entre le mythe ainsi exploité – un mythe détourné de son sens immédiat, dépouillé de sa portée religieuse, simple véhicule d’une vérité métaphorique76 – et l’allégorie proprement dite, vouée à « dire autre chose », l’écart se réduit singulièrement.

Lucien et l’écriture allégorique

  • 77 Il y a dans l’œuvre de Lucien plus de personnifications que chez aucun de ses contemporai (...)
  • 78 Strubel 2002, 174.

23Si Lucien n’use qu’avec réserve du mythe et de l’allégorèse, il en va différemment pour l’allégorie créative – procédé de composition rhétorique auquel il recourt avec une grande fréquence et une visible sympathie. En lisant son œuvre, on est frappé d’emblée par la multitude de personnifications qui y sont évoquées77. Or la personnification est une des composantes favorites de l’allégorie ; s’il ne suffit pas qu’il y ait personnification pour que l’on puisse parler d’allégorie (l’allégorie impliquant une présentation narrative), la personnification constitue, pour reprendre une formule d’A. Strubel, le « seuil de l’allégorie »78.

Personnifications lucianesques

  • 79 Le recours aux personnifications est un mode de pensée familier aux Grecs d (...)
  • 80 Cf. Stafford 2000 (étude consacrée à six personnifications : Themis, Nemesis, Peithô, (...)
  • 81 Faut-il voir dans cette multiplication des abstractions divinisées un signe du (...)
  • 82 En dehors de la Théogonie (214), le nom de Mômos n’apparaît guère, à l’époque classique (...)

24Un certain nombre des personnifications peuplant les écrits de Lucien sont des abstractions divinisées – la Vengeance divine (Atè), le Destin (Heimarmenè), la Fortune (Tychè), la Discorde (Eris), la Justice (Dikè), le Sommeil (Hypnos)… Si beaucoup d’entre elles sont des figures anciennes, connues déjà de la poésie archaïque79, et qui, parfois, étaient objet de culte depuis les temps les plus reculés80, on note aussi la présence d’entités plus récemment divinisées : tel est le cas de la Fortune, dont la promotion date de l’époque hellénistique. De fait, les abstractions divinisées ont eu tendance à se multiplier à date tardive81, et Lucien lui-même, en plusieurs passages de son œuvre, met l’accent sur ce phénomène religieux, en lequel il voit un corollaire du déclin des anciens dieux, et qu’il dénonce (ou feint de dénoncer) comme une détestable innovation. Dans l’Assemblée des dieux, avec son goût coutumier du paradoxe, Lucien a placé la critique de cette « nouvelle mode » religieuse dans la bouche d’un personnage qui est lui-même une entité abstraite divinisée, Mômos, personnification du Sarcasme. Celui-ci n’est certes pas de création récente, puisqu’il est nommé dans la Théogonie d’Hésiode en tant que fils de Nuit, mais il était resté une figure tout à fait marginale, jusqu’à ce que Lucien assure sa célébrité, en s’en servant comme porte-parole dans plusieurs de ses opuscules82. Mômos, donc, exprime à Zeus son indignation de voir des abstractions divinisées concurrencer les dieux traditionnels :

Pour ma part, quand j’entends désormais tant de noms étrangers, désignant des entités qui n’existent pas chez nous et ne peuvent avoir la moindre consistance, je ris fort, Zeus, de cela aussi. D’où sortent donc cette Vertu (Ἀρετή) dont on parle tant, la Nature (Φύσις), le Destin (Εἱμαρμένη), la Fortune (Τύχη), noms inconsistants et vides de contenu (ἀνυπόστατα καὶ κενὰ πραγμάτων ὀνόματα), inventés par ces imbéciles de philosophes (βλακῶν ἀνθρώπων τῶν φιλοσόφων) ? Et pourtant, quoique créés de toutes pièces, ils ont si bien persuadé les insensés (τοὺς ἀνοήτους) que personne ne veut plus nous faire de sacrifices, sachant que, même s’il offre des milliers d’hécatombes, la Fortune accomplira pourtant ce que le Destin a arrêté et ce qui a été filé pour chacun dès l’origine. Aussi aimerais-je te demander, Zeus, si tu as vu quelque part la Vertu, la Nature ou le Destin ? Que toi aussi, tu les entendes en effet nommées sans cesse dans les entretiens des philosophes, je le sais, à moins que tu ne sois sourd au point de ne pas entendre leurs cris (13).

  • 83 Zeus confondu, 11 (trad. Bompaire 1998).
  • 84 Ménippe, 16 : « Souvent même, au milieu de la procession, elle change les costumes de q (...)

25Dans Zeus confondu, un constat similaire est formulé par Cyniskos, l’un des alter ego de Lucien. Lui aussi décrit les dieux traditionnels en difficulté, face à la toute-puissance de ces forces abstraites que sont le Destin (Εἱμαρμένη), les Moires et la Fortune (Τύχη) : Zeus est sans pouvoir, c’est le Destin qui, dirigeant à sa place la marche du monde, « fait la construction d’ensemble du navire », et les Olympiens sont tout juste bons à servir de « tarières » et de « doloires des Moires »83. Dans Ménippe ou la Nékyomancie, Lucien revient à nouveau sur le même thème, mais en mettant cette fois l’accent sur le pouvoir de la Fortune : la vie humaine est longuement comparée à une procession conduite par cette divinité capricieuse, qui en ordonne à son gré les moindres détails84.

  • 85 Formule de Bompaire 1980, 82.
  • 86 Dans les Nuées d’Aristophane figurent les deux célèbres Arguments, Juste et Injuste ; C (...)
  • 87 Relief de Priène (IIIe siècle av. J.-C.). Édifié à peu près à la même époqu (...)

26À côté des abstractions divinisées, on rencontre aussi dans le corpus lucianesque une autre catégorie de personnifications plus inhabituelles : des personnifications littéraires, Discours, Dialogue, Comédie, Théâtre, Rhétorique, Philosophie… S’il paraît excessif d’affirmer que Lucien recherche des « types rares »85, car la présence de semblables personnifications est largement attestée à la fois dans le domaine littéraire (notamment chez les auteurs comiques)86 et dans les arts figurés (on songe au relief de l’Apothéose d’Homère, où l’Iliade et l’Odyssée personnifiées sont représentées, aux côtés du poète, en compagnie de Mythe, Histoire, Poésie et Tragédie87), il n’en est pas moins vrai que c’est une des particularités remarquables de Lucien que d’accorder tant de place à des figures de ce genre – d’autant que certaines de ces personnifications littéraires sont évoquées simultanément dans plusieurs écrits différents et sont, par conséquent, des personnages récurrents de l’univers lucianesque ; c’est le cas de Rhétorique, de Dialogue et de Philosophie : Rhétorique est présente à la fois dans le Maître de rhétorique et dans la Double accusation ; Dialogue figure dans À celui qui m’a dit : Tu es un Prométhée, dans la Double accusation et dans le Pêcheur ; Philosophie apparaît elle aussi en triple exemplaire, dans la Double accusation, dans le Pêcheur et dans les Esclaves fugitifs.

Compositions allégoriques : modèles picturaux et sources littéraires

  • 88 Un cas particulier est à signaler : celui des personnifications intervenant dans des ré (...)
  • 89 Dans le traité Ne pas croire à la légère à la calomnie apparaissent Calomnie, Ignorance (...)
  • 90 Comme le remarque Strubel 2002, 179, la personnification semble avoir la solitude en ho (...)
  • 91 Aelius Aristide, lui aussi, se réfère à un tableau (mais sous forme de comparaison) pou (...)
  • 92 C’est la présence d’un grave anachronisme dans le texte de Lucien qui a sus (...)
  • 93 Cf. Vasiliu 2005, 177 : l’allégorie cherche à s’approprier « la force d’impact du (...)
  • 94 L’opuscule Ne pas croire à la légère à la calomnie a servi de base au tableau de Bottic (...)
  • 95 Sur les définitions antiques de l’allégorie, voir Hahn 1967 ; Calvié 2002 ; (...)

27Si certaines des personnifications lucianesques n’ont aucun rôle narratif – les Peines (Ποιναί) et les Craintes (Φόβοι), par exemple, ne sont mentionnées dans le traité Du deuil qu’à titre de servantes de Pluton et Perséphone (6) –, beaucoup d’autres jouent le rôle de personnages à part entière dans des constructions littéraires élaborées qui méritent le nom d’allégories88 ; elles y apparaissent souvent en groupes89, selon une particularité fréquente dans les textes allégoriques comme dans les représentations figurées90. Il est possible, d’ailleurs, que Lucien ait subi l’influence des arts plastiques, et plusieurs de ses compositions allégoriques sont explicitement présentées comme des descriptions de tableaux91. Le traité Ne pas croire à la légère à la calomnie s’achève ainsi sur l’ekphrasis d’un tableau de la Calomnie que le célèbre Apelle aurait peint, à ce que dit Lucien, pour se venger d’avoir été injustement accusé de comploter contre Ptolémée : peu nous importe ici que les affirmations de Lucien soient exactes ou mensongères92, l’intérêt de sa référence à un modèle pictural est de faire apparaître l’écriture allégorique comme art du visuel93. De fait, la description que Lucien nous livre du tableau d’Apelle est riche en détails concrets, faciles à visualiser94 ; mais elle est riche aussi en expressions d’incertitude sur le sens exact de la scène représentée (« selon moi », « on peut supposer », « je crois ») – signe du lien étroit que l’allégorie entretient avec l’énigme95 : le sens du texte allégorique n’est pas immédiatement apparent, il nécessite un déchiffrage – d’où la présence aux côtés du narrateur d’un interprète chargé de lui expliquer les éléments du tableau :

  • 96 Ne pas croire à la légère à la calomnie, 5 (trad. Bompaire 1998).

Sur la droite siège un homme, avec des oreilles énormes, presque semblables à celles de Midas. Il tend, de loin encore, sa main vers Calomnie (Διαβολή) qui s’approche. Auprès de lui deux femmes sont debout, selon moi (μοι δοκεῖ) Ignorance (Ἄγνοια) et Suspicion (῾Υπόληψις). De l’autre côté s’avance Calomnie, une femme excessivement belle, assez ardente et excitée, comme (οἷον δή) une personne qui montre sa rage et sa colère : de la main gauche elle tient une torche enflammée, et de l’autre elle traîne par les cheveux un jeune homme qui tend les bras vers le ciel et prend les dieux à témoins. Elle est précédée par un homme pâle et difforme, au regard perçant, qui a l’air (ἐοικώς) desséché par une longue maladie – on peut supposer (ἄν τις εἰκάσειε) que c’est l’Envieux. De plus, deux autres femmes lui font escorte ; elles encouragent Calomnie, l’entourent de leurs soins, la pomponnent. Et comme me les a désignées le guide commentant le tableau (ὁ περιηγητὴς τῆ͂ς εἰκόνος), l’une était une certaine Embûche (Ἐπιβουλή) et l’autre Tromperie (Ἀπάτη). Par derrière suivait une femme en grand deuil, tout de noir habillée et en haillons : Repentance (Μετάνοια) était son nom, je crois (οἶμαι). En tout cas, elle se retournait vers l’arrière en pleurant, et avec une confusion extrême, elle regardait à la dérobée vers Vérité (Ἀλήθεια) qui approchait. C’est ainsi qu’Apelle représenta sur le tableau la situation périlleuse qui avait été la sienne96.

  • 97 On a beaucoup discuté de l’identité du personnage évoqué dans Héraclès : la description (...)
  • 98 Divers artistes de la Renaissance ont tenté de reconstituer le mystérieux tableau décri (...)

28On retrouve les mêmes particularités d’écriture dans Héraclès, où Lucien décrit un tableau représentant Héraclès-Ogmios, tel qu’il est conçu chez les Celtes, sous les traits d’un vieillard entraînant après lui une foule nombreuse d’hommes enchaînés par les oreilles à la langue du dieu97. Lucien, qui prétend avoir vu ce tableau lors d’un voyage en Gaule, le dépeint avec beaucoup de précision98, tout en soulignant son aspect mystérieux et déconcertant : il a besoin de l’aide d’un indigène pour décrypter « l’énigme du tableau » (τῆς γραφῆς τὸ αἴνιγμα) et lui expliquer qu’Héraclès-Ogmios incarne aux yeux des Celtes le pouvoir de l’éloquence (4) :

  • 99 Héraclès, 6 (trad. Bompaire 1993).

Bref, nous pensons aussi, lui dit le guide, que le véritable Héraclès a accompli tous ses travaux par le discours, qu’il fut un sage, et que sa force triompha le plus souvent par la persuasion99.

  • 100 Sur le Tableau de Cébès, voir notamment Joly 1963 ; Flamand 1994 ; Trapp 1997. Joly ins (...)
  • 101 Cébès, Tableau de la vie humaine (trad. Meunier 1960). La plus ancienne représentation (...)

29Deux autres textes allégoriques de Lucien sont explicitement présentés comme des variations littéraires à partir d’un modèle pictural : il s’agit du Maître de rhétorique et de l’opuscule Sur les salariés des grands, qui s’inspirent l’un et l’autre du célèbre Tableau de Cébès. Le lien entre peinture et écriture passe toutefois, dans ces deux textes, par la médiation d’un modèle littéraire, puisque Lucien se réfère non pas directement à une peinture, mais à une description de peinture, que la tradition a attribuée faussement à Cébès, disciple de Socrate : si l’on s’accorde aujourd’hui à dater le texte en question du Ier siècle de notre ère, l’appartenance philosophique du Pseudo-Cébès est beaucoup plus discutée, et l’ouvrage a été alternativement qualifié de néo-platonicien, de cynique ou de stoïcien100. Le texte du Tableau combine dialogue et ekphrasis : la description s’insère en effet dans un cadre narratif, puisque le pinax est présenté comme une offrande votive découverte par les héros du récit lors d’une visite dans un sanctuaire de Cronos, et puisque les deux touristes ont besoin des explications d’un sage vieillard pour comprendre la signification mystérieuse de ce tableau allégorique, que l’auteur compare à l’énigme du Sphinx : selon les indications de l’exégète, le pinax représente la Vie humaine, sous la forme de trois enceintes concentriques, que les hommes doivent franchir, s’ils veulent parvenir jusqu’à Félicité (Εὐδαιμονία), femme belle et tranquille qui siège sur un trône élevé, en haut de la colline servant de citadelle aux trois enceintes ; la route est rude, pour atteindre le sommet, et jalonnée d’une cinquantaine de personnifications, qui ont été placées sur le chemin des hommes pour les guider – ainsi font Modération, Endurance, Force, Hardiesse, Connaissance, Justice, Honnêteté, Tempérance, Modestie, Liberté, Continence, Douceur – ou pour les égarer, avec leur air de courtisanes – ainsi font Opinions, Convoitises, Mollesse, Intempérance, Débauche, Cupidité, Adulation. Beaucoup se laissent séduire par les charmes de Pseudopaideia (Inexacte Instruction), qui paraît « parfaitement propre et bien mise » : s’arrêtant en cours de route, ils n’arrivent jamais jusqu’à Paideia, qui se tient à l’écart, sur une base carrée, immobile et solide, entourée de Vérité et de Persuasion, et est seule capable de conférer aux hommes Courage et Intrépidité, vertus nécessaires à la conquête de la Félicité101.

30Lucien connaissait bien la description de Cébès, et il la suit de près, tout en s’en démarquant subtilement. Dans l’opuscule Sur les salariés des grands, c’est Ploutos qui occupe la place tenue par Félicité dans le Tableau de Cébès ; il incarne ce dont rêvent les malheureux intellectuels qui se font les clients des riches :

Cependant je veux, comme le fameux Cébès (ὥσπερ ὁ Κέβης ἐκεῖνος), te peindre une image (εἰκόνα) de ce genre de vie [celle qu’on mène en tant que salarié des grands], afin qu’en la regardant, tu saches si tu dois te destiner à cette existence. <…> Peignons donc un portique élevé et doré, situé non en bas, à même le sol, mais dans les hauteurs, au sommet d’une colline ; l’accès en est généralement escarpé et glissant <…>. À l’intérieur, imaginons Ploutos lui-même assis, tout doré, semble-t-il, et parfaitement beau et désirable.

Comme dans le Tableau de Cébès, des personnifications au charme trompeur interviennent pour égarer le nouveau venu : Espérance (Ἐλπίς), femme « au gracieux visage », « vêtue d’une robe multicolore », prend le nouveau venu par la main et le confie aux soins d’Erreur (Ἀπάτη) et de Servitude (Δουλεία), qui le livrent au Travail (Πόνος) ; mais il n’y a pas, chez Lucien, de personnifications bienveillantes, qui offriraient au client des riches un espoir de salut, si bien que celui-ci, des mains du Travail, tombe dans celles de la Vieillesse (Γῆρας) :

Et finalement, imagine-toi l’Outrage (Ὕβρις) se saisissant de lui et l’entraînant vers le Désespoir (Ἀπόγνωσις). L’Espérance alors s’envole et disparaît, et il est expulsé non plus par le vestibule doré par où il était entré, mais par une issue détournée et secrète <…>. À peine est-il sorti que le Repentir (Μετάνοια) vient à sa rencontre, versant des larmes sans aucune utilité et achevant de perdre le malheureux. Que mon tableau (γραφῆς) s’achève ainsi ! Toi, mon cher Timoclès, maintenant, examines-en toi-même attentivement tous les détails, et considère s’il est bon pour toi d’entrer par la porte en question dans la vie que je t’ai dépeinte, pour en être chassé si honteusement par la porte de derrière (42).

31Bien qu’il fasse expressément référence à Cébès et s’inspire étroitement du texte du Tableau, Lucien inverse en définitive la signification de son modèle, comme la substitution de Ploutos à Félicité le laissait d’emblée présager : c’est en effet une fausse valeur qui prend la place du souverain Bien, en sorte que le propos encourageant et constructif du texte-source se transforme chez Lucien en mise en garde de contenu entièrement négatif ; du Tableau de Cébès, Lucien a fait un Anti-Tableau.

  • 102 Ici encore, la référence est explicite, puisque la description de Lucien s’ouvre en ces (...)
  • 103 Sur la postérité de cet apologue, raconté par Xénophon dans les Mémorables (2, 1, 21-34 (...)
  • 104 Voir Quintilien, Institution oratoire, 9, 2, 36 : « Nous personnifions souvent aussi de (...)

32Dans le Maître de rhétorique, où la même ekphrasis sert à nouveau d’hypotexte102, c’est la Rhétorique qui tient la place de Félicité, et elle a pour compagnes des figures bien différentes de celles qui, dans le Tableau, conduisent au bonheur suprême ; Rhétorique apparaît en effet flanquée de personnifications suggérant les avantages matériels et la réputation que peut apporter la pratique de l’éloquence : Lucien évoque successivement Ploutos, « tout doré et désirable », la Gloire (Δόξα), la Force (Ἰσχύς) et les Éloges (Ἔπαινοι), sur la description desquels il s’attarde longuement : « Semblables à de petits Amours », ils entourent en grand nombre la Rhétorique et « l’enlacent de toutes parts », pareils aux enfants, symboles des coudées, que l’on voit folâtrer autour des représentations allégoriques du Nil (6). En plaçant sous le patronage de Cébès ce portrait accrocheur d’une Rhétorique à succès, Lucien subvertit à nouveau, et très profondément, le sens de son modèle ; mais le jeu métalittéraire auquel il se livre ici est un jeu plus complexe que celui pratiqué dans l’opuscule Sur les salariés, et ceci tout d’abord en raison du régime narratif adopté – régime qui impose une lecture distanciée du portrait de la Rhétorique : alors que, dans l’opuscule Sur les salariés, la description du Tableau « revu et corrigé » était assumée par un narrateur sinon identique à Lucien, du moins très proche de lui, dans le Maître de rhétorique, l’ekphrasis émane du maître de rhétorique auquel l’opuscule doit son nom – personnage décrit par Lucien sous un jour très critique, comme un arriviste uniquement préoccupé de plaire sans se donner de peine : ce sophiste ami de la facilité décrit la Rhétorique à un jeune garçon tenté par la carrière de rhéteur, et son seul but est d’indiquer à l’adolescent le meilleur moyen pour réussir à moindres frais : le portrait allégorique dont il est l’auteur apparaît donc éminemment suspect. Par ailleurs, au lieu de se contenter, comme dans l’opuscule Sur les salariés, de suivre un modèle unique, Lucien a croisé dans le Maître de rhétorique deux sources différentes, Cébès et Xénophon – mêlant aux souvenirs du Tableau ceux de l’apologue où le sophiste Prodicos évoquait le choix d’Héraclès entre le Vice et la Vertu – apologue qui bénéficia, dans l’Antiquité, d’une fortune exceptionnelle, fut maintes fois cité, imité, illustré103, et qui est même entré dans les traités de rhétorique, où il illustre le trope de la personnification (prosopopoia)104. En conseillant à son jeune disciple de suivre, pour devenir orateur, la voie la plus courte et la plus agréable, celle qui est « large, fleurie, bien pourvue en eau », et de dédaigner l’autre route, « sentier étroit, épineux et rude, qui annonce beaucoup de soif et de sueur » (7), le maître de rhétorique de Lucien tient le discours qui, dans les Mémorables de Xénophon, figure dans la bouche du Vice cherchant à séduire Héraclès adolescent. Comme le Tableau de Cébès, l’apologue de Prodicos apparaît donc utilisé à contre-emploi : lui ôtant toute visée édifiante, le maître de rhétorique en retourne la signification, pour formuler des conseils parfaitement immoraux.

  • 105 Sur la façon dont Lucien a adapté dans le Songe l’apologue de Prodicos, voir Gera 1995.
  • 106 Cf. Strubel 2002, 44-45. Sur songe et allégorie, voir aussi Quilligan 1979, 222 : « A p (...)
  • 107 Cf. Saïd 1993, 268-269 : « L’ironie de Lucien n’épargne pas plus Paideia que sa (...)
  • 108 Le comportement initial des deux femmes apparaît très semblable chez Lucien (...)
  • 109 Voir l’agitation de Tyrannie, dans le premier discours de Dion Chrysostome Sur la royau (...)
  • 110 Cf. Gera 1995, 249-250 : la Paideia du Songe est une figure complexe et ambivalente ; à (...)
  • 111 Songe, 7-8 : cf. Aristophane, Nuées, 990-1014. Au nombre des bénéfices que l’Ancienne É (...)

33L’épisode du choix d’Héraclès a influencé, plus profondément encore, le contenu du Songe, qui se présente comme une libre variation sur le texte de Xénophon105. Dans cet écrit autobiographique, Lucien raconte l’histoire de sa vocation, en recourant à la fiction du songe – procédé souvent employé dans les œuvres allégoriques, peut-être parce que le songe, par son étrangeté, met clairement en évidence la dualité des deux discours, littéral et allégorique, et parce qu’il se prête en outre à une réflexion sur les rapports de la fiction et de la vérité106. Ainsi donc, Lucien raconte comment deux figures féminines, Sculpture (Ἐρμογλυφικὴ τέχνη) et Instruction (Παιδεία), lui sont apparues en rêve et l’ont chacune invité à suivre sa propre voie. À l’instar de Xénophon, Lucien décrit d’abord ces deux personnifications, puis il retranscrit leurs deux plaidoyers, avant d’évoquer son choix en faveur de Paideia. Mais, tout en imitant de fort près l’apologue de Prodicos, notre auteur, ici encore, se démarque de sa source avec beaucoup de subtilité. Une comparaison attentive du texte du Songe avec celui de Xénophon montre que l’allégorie lucianesque est une réécriture ironique, à la signification ambiguë : vu le dénouement de l’opuscule, Sculpture devrait correspondre au Vice, et Paideia à la Vertu, mais la description de ces deux figures révèle l’existence de troublantes analogies entre Sculpture et Vertu, Paideia et Vice107 : l’apparence masculine de Sculpture, son absence d’apprêt, son goût de l’effort – elle est qualifiée de « travailleuse », ἐργατική (6) – sont des caractéristiques attendues de la Vertu, tandis que Paideia, en promettant au narrateur une gloire acquise sans excès de labeur, tient un discours qui est normalement celui du Vice. En prêtant à Sculpture et à Paideia une même agressivité, Lucien accentue encore l’impression de brouillage108 : dans les réécritures de l’apologue de Prodicos, l’agressivité est normalement associée au personnage négatif109. D’autres parallèles inversés confirment le caractère subversif de la relecture à laquelle Lucien a soumis le schéma classique et bipolaire de la confrontation entre Vice et Vertu110 : le discours qu’il prête à la Sculpture rappelle celui tenu dans le Maître de rhétorique par le rhéteur vertueux, partisan des Anciens, tandis que Paideia parle sensiblement dans les mêmes termes que le sophiste adepte du moindre effort et partisan des Modernes ; en promettant à ses sectateurs « de fortes épaules » (7), la Sculpture s’exprime aussi comme le Raisonnement Juste vantant, dans les Nuées d’Aristophane, les mérites de l’Ancienne Éducation111, tandis que Paideia ressemble de façon troublante à la Nouvelle Éducation, cette éducation sophistique décrite par le poète comique sous un jour plutôt suspect ! L’ironie avec laquelle Lucien pratique ici le genre allégorique s’exprime assez clairement dans le petit dialogue avec les auditeurs reproduit à la fin du Songe : bien que Lucien ait qualifié son rêve de « si clair qu’il ne le cédait en rien à la vérité » (5), le récit qu’il en fait est loin de susciter l’adhésion unanime, et des protestations s’élèvent au sein du public, pour dénoncer l’invraisemblance de ce discours allégorique :

Qu’est-ce qui lui a donc pris de nous raconter ces sornettes (ληρῆσαι ταῦτα), d’évoquer une nuit de son enfance, et des rêves anciens et complètement vieillis ? Ce froid dicours (ψυχρολογία) est hors d’usage (ἕωλος) ! Est-ce que par hasard il nous a pris pour des interprètes des rêves ? (17)

  • 112 Le terme ψυχρολογία est employé à propos des récits d’Homère dans le Dialogue des morts(...)

34À cette réaction anonyme, très similaire à celle de Lucien lui-même face aux mythes de la tradition – les termes de réprobation employés sont les mêmes dans l’un et l’autre cas112 –, le narrateur répond en alléguant son désir de faire œuvre utile : s’il a raconté ce rêve, c’est pour que les jeunes gens pauvres, en entendant « cette histoire » (τοῦ μύθου), se sentent encouragés dans leurs ambitions et, « prenant exemple sur lui », fassent le meilleur choix et s’attachent à l’instruction (18). Mais ces allégations vertueuses, introduites in extremis, ne suffisent pas à lever le doute, instillé dans l’esprit du lecteur, que peut-être le récit allégorique de Lucien ne vaut guère mieux que les mythoi tant décriés par lui.

  • 113 Moreau 2004, 119-120, dénombre chez Eschyle cinquante-trois figures allégor (...)
  • 114 Dans les comédies d’Aristophane, à côté de nombreuses personnifications muettes comme E (...)

35Si l’empreinte du modèle théâtral est perceptible dans le Songe, où les Nuées ont été utilisées comme source secondaire, dans beaucoup d’autres compositions allégoriques de Lucien, l’influence du théâtre apparaît prépondérante. Le répertoire tragique de l’époque classique était riche en personnifications113, et notre auteur s’est amusé, dans la Tragédie de la Goutte, à parodier le goût des Tragiques pour les figures allégoriques, en mettant en scène la Goutte personnifiée (Ποδάγρα) et ses compagnes habituelles, les Souffrances (Πόνοι) et les Tortures (Βάσανοι). Mais, plus que la tragédie, c’est la comédie ancienne, très accueillante aux abstractions personnifiées114, qui a fourni aux compositions allégoriques lucianesques un grand nombre de personnages et de situations.

36Dans le Pseudologiste, Lucien fait appel à une personnification qui intervenait dans un prologue de Ménandre, Elenchos (Réfutation), pour qu’elle l’aide à confondre son adversaire, le « pseudologiste » :

Allons, Elenchos, le meilleur des prologues et des démons, tâche de donner à mes auditeurs quelques explications préliminaires. Dis-leur que ce n’est pas sans raison, ni par malveillance, ni sans avoir lavé mes pieds, comme dit le proverbe, que j’ai entrepris ce discours, mais à la fois pour venger une offense personnelle et pour défendre la communauté, car je déteste cet homme pour son ignominie <…>. Je t’imiterai et dévoilerai la plupart de ses actes, en sorte que, pour la franchise et la vérité, tu n’aies aucun reproche à me faire (4).

  • 115 Hermogène, Progymnasmata, 9 (éd. Rabe 1913, 20) : « Il y a prosopopée quand nous person (...)

37Ce prologue de Ménandre était célèbre dans l’Antiquité, comme le montre le recueil de Progymnasmata d’Hermogène, où Elenchos est cité pour exemple de prosopopoia115. Lucien lui-même signale d’ailleurs la renommée du personnage, puis-qu’il dit de ce dieu « ami de la Vérité (Ἀλήθεια) et de la Franchise (Παρρησία) » qu’il n’est pas « le moins illustre de ceux qui montent sur la scène » (4).

  • 116 Voir Hertel 1969, 7-41 (Aristophane) et 48-62 (Lucien) ; l’étude de Hertel (...)
  • 117 Ploutos est « livide, tout soucieux, les doigts contractés par l’habitude d (...)
  • 118 Timon, 24 : « Je circule en tous sens et j’erre, jusqu’à ce que je tombe sur quelqu’un (...)
  • 119 Timon, 20 : « Quand je vais trouver quelqu’un de la part de Zeus, je ne sais comment, j (...)
  • 120 Timon, 27 : pour tromper les hommes, Ploutos met « un masque fort séduisant, brodé d’or (...)

38Dans le Timon abondent les souvenirs du Ploutos d’Aristophane, qui est (avec le Dyskolos de Ménandre) l’une des sources principales de l’opuscule. C’est à Aristophane que Lucien a emprunté les deux figures de Richesse et Pauvreté mais, bien qu’il doive au poète comique des détails très précis, notre auteur a introduit des innovations importantes dans la mise en scène des deux personnifications116 : tout d’abord, il a flanqué Richesse et Pauvreté d’une kyrielle d’acolytes symbolisant les conditions de vie et l’état d’esprit des riches et des pauvres – Orgueil (Τῦφος), Folie (Ἄνοια), Vanité (Μεγαλαυχία), Mollesse (Μαλακία), Arrogance (Ὕβρις), Tromperie (Ἀπάτη) escortent Ploutos (28) ; Labeur (Πόνος), Endurance (Καρτερία), Sagesse (Σοφία), Courage (Ἀνδρεία) et Faim (Λιμός) se tiennent aux côtés de Pauvreté (31). Ensuite, Lucien a développé le rôle de Ploutos au détriment de Penia, affinant le portrait de la Richesse, pour mieux en dénoncer les travers117 – des travers que révèle crûment le dialogue imaginé par notre auteur entre Ploutos et Hermès, chargé de conduire le dieu aveugle jusqu’à la demeure de Timon : à plusieurs reprises, au cours de l’entretien, Ploutos reconnaît en effet le caractère arbitraire de ses préférences118, sa malignité profonde119 et son goût pour le mensonge120. Ce portrait revu et corrigé de Ploutos contribue donc à la critique des riches et de la richesse – thème ménippéen souvent développé dans les écrits satiriques de Lucien.

  • 121 Voir Sommerstein 2005, 163-164 et surtout Rosen 2000 : l’auteur insiste sur la dimensio (...)
  • 122 Bompaire 1980, 81, note que le Dialogue ici mis en scène est le dialogue socratique, et (...)
  • 123 Double accusation, 33 (trad. Bompaire 2008).

39Dans la Double accusation, opuscule entièrement dramatique, où Lucien met en scène une série de procès dont les acteurs sont, pour la plupart, des figures allégoriques personnifiant écoles philosophiques – Académie, Portique –, arts et tech-niques – Banque (Ἀργυρομοιβική), Peinture (Γραφική), Rhétorique, Dialogue –, vertus et vices – Ivresse (Μέθη), Plaisir (Ἡδονή), Volupté (Τρυφή), Vertu –, l’influence de la comédie est à nouveau très sensible, et l’on peut déceler en plusieurs passages des souvenirs précis des Nuées d’Aristophane et d’une pièce, aujourd’hui perdue, de Cratinos, la Bouteille (Pythinè) – pièce où Comédie, la femme du Poète, lui reprochait de l’avoir abandonnée pour l’Ivresse et portait plainte pour « mauvais traitements » (κάκωσις)121 : le premier et le dernier des procès évoqués dans la Double accusation, celui qui oppose l’Académie à l’Ivresse, et celui intenté par Rhétorique et Dialogue contre le Syrien, alter ego de Lucien (natif de Samosate), contiennent d’évidents échos de ces deux pièces. Les plaintes d’Académie, à qui l’Ivresse a enlevé son amant Polémon, rappellent celles de Comédie chez Cratinos, tandis que les discours antithétiques prononcés à l’occasion de cette première cause s’inspirent des propos du Raisonnement Juste et du Raisonnement Injuste dans l’agôn des Nuées. La cause où comparaît le Syrien se présente comme une variation sur le même thème, mais une variation plus élaborée, puisque le Syrien fait l’objet d’une double mise en cause (comme l’indique le titre de l’opuscule) : il est attaqué à la fois par la Rhétorique et par le Dialogue. Comme Comédie chez Cratinos, Rhétorique se plaint d’avoir été abandonnée par le Syrien qu’elle avait épousé pauvre et obscur, et qui, une fois formé par ses soins, lui a préféré le Dialogue, fils de Philosophie122 ; Dialogue, de son côté, dénonce « les mauvais traitements et les sévices » qu’il a endurés de la part du Syrien : lui qui était « respectable » (σεμνόν), a perdu toute majesté et tout sérieux, et s’est retrouvé enfermé avec « la raillerie, l’iambe, le cynisme, Eupolis et Aristophane », et contraint à jouer un rôle de comédien et de bouffon123. La réponse du Syrien aux griefs de la Rhétorique repose sur l’exploitation d’un motif comique bien représenté chez Aristophane, l’assimilation de la Muse du poète à une courtisane : le Syrien accuse en effet la Rhétorique d’inconduite :

  • 124 Double accusation, 31 (trad. Bompaire 2008). Dans les Cavaliers d’Aristophane, komododi (...)

Je voyais qu’elle ne gardait plus de réserve et ne continuait pas à porter l’habit décent dont elle était vêtue quand le grand Péanien [Démosthène] l’avait épousée, mais qu’elle faisait la coquette, s’arrangeait les cheveux comme une courtisane, s’enduisait le visage de fard et soulignait ses yeux de noir124.

  • 125 Selon Dubel 1994, 21-22, la personnalité même du Syrien symbolise le renouvellement du (...)

Quant aux plaintes du Dialogue, le Syrien y répond en développant un véritable art poétique, puisqu’il explique les raisons de la « cure » qu’il a fait subir à ce genre littéraire d’apparence rébarbative, pour le faire paraître attrayant à un plus large public125.

Écriture allégorique et réflexion sur la création littéraire

  • 126 De ce personnage au nom parlant, Dubel 1994, 23, note qu’il est, comme le Syrien de la (...)
  • 127 Trad. Bompaire 2008. On retrouve la même opposition entre vraie et fausse p (...)

40Dans plusieurs des textes que nous venons d’étudier, l’écriture allégorique sert de vecteur à une réflexion sur des questions d’ordre littéraire – pouvoir de l’éloquence dans Héraclès, utilité de la paideia dans le Songe, rôle et évolution du genre dialogique dans la Double accusation. Le sujet était cher à Lucien, qui est revenu ailleurs sur la question du « dialogue comique », qu’il se vante d’avoir créé et revendique comme sa principale originalité littéraire. Dans l’opuscule À celui qui m’a dit : Tu es un Prométhée dans tes discours, il explique, plus brièvement que dans la Double accusation, mais toujours en usant du biais de l’allégorie, comment il s’est efforcé de concilier deux genres qui évoluaient auparavant dans des sphères totalement opposées, puisque le Dialogue « restait à la maison, en solitaire, ou bien s’entretenait avec un petit nombre de compagnons dans les promenades », tandis que la Comédie, « s’étant livrée à Dionysos, fréquentait le Théâtre, folâtrait avec lui, provoquait le rire, lançait des railleries » (6) : Lucien a renouvelé le dialogue en le faisant entrer dans le domaine du « sério-comique ». Dans le Pêcheur, notre auteur réaffirme à nouveau la dignité de son entreprise, en se défendant d’avoir jamais cherché à outrager la Philosophie : comme dans la Double accusation, le cadre est celui d’un procès, où Lucien, sous le masque de Parrhésiadès (Lefranc), fils d’Aléthiôn (Vrai), fils d’Elenxichès (Convaincant)126, est accusé par Diogène d’avoir rendu, par ses railleries, les philosophes odieux au peuple ; Diogène se plaint de ce que Lucien ait « séduit Dialogue », parent de Philosophie, pour en faire son allié et son interprète contre les philosophes (26). La défense de Lucien consiste à montrer que ses prétendues victimes sont en réalité des charlatans, et non des amis de la Philosophie véritable ; brodant sur l’opposition établie dans le Tableau de Cébès entre Paideia et Pseudopaideia, il oppose à la vraie Philosophie, « femme si digne dans son maintien, le regard plein de douceur, et marchant paisiblement plongée dans ses pensées » (13), une pseudo-Philosophie, simulant les apparences de la vraie, « espèce de femme manquant de simplicité, bien qu’elle s’efforçât au maximum de s’ajuster sans recherche ni coquetterie », et dont « [le] langage était tout à fait celui d’une courtisane » (12)127. Cette fausse Philosophie est la seule et unique victime des railleries du Dialogue lucianesque.

  • 128 Cf. Quilligan 1979, 24 : « Allegory is the most self-reflexive and critically self-cons (...)
  • 129 Cf. Quilligan 1979, 33 : « A sensitivity to the polysemy in words is the basic componen (...)
  • 130 Cf. Quilligan 1979, 53 (« The allegorical author <…> writes a commentary on his own tex (...)
  • 131 Sur les prolalies de Lucien, voir Branham 1985 ; Nesselrath 1990 (l’auteur (...)
  • 132 Branham 1985, 240 : « The prologues are used to mediate between Lucian the performing a (...)

41Si Lucien recourt ainsi, de façon répétée, au procédé de l’allégorie pour exposer ses idées sur la création littéraire et présenter son « art poétique », c’est que l’allégorie se prête naturellement à pareil usage, en tant que genre narratif caractérisé par la réflexivité128 : présupposant une sensibilité toute particulière à la polysémie du langage, un goût marqué pour le jeu sur les mots129, l’écriture allégorique fait une place importante au métalangage, l’auteur allégorique écrivant, pour ainsi dire, un commentaire sur son propre texte130. On comprend pourquoi un si grand nombre des prolalies de Lucien se présentent comme des écrits entièrement allégoriques131 : Lucien utilise en effet ces « causeries préliminaires » comme une sorte de tribune où définir les principales caractéristiques de son art, où exposer ce qu’il considère comme sa principale originalité, où prévenir les malentendus et désamorcer les critiques132. Comme tout prologue, la prolalie est le lieu par excellence de la captatio benevolentiae, et l’auteur s’y met en scène sous les traits les plus susceptibles d’emporter la sympathie du public. Dans les Dipsades, par exemple, Lucien se sert de l’anecdote (fictive) de l’homme mordu par une dipsade et mort dans les tourments horribles de la soif pour se décrire lui-même en nouveau Tantale, habité du désir incessant de se produire en public – comme il le précise dans une applicatio insistante, où le lien entre contexte et anecdote est très explicitement souligné ; Lucien déclare à ses auditeurs :

Il me semble que j’éprouve moi-même à votre égard à peu près les mêmes sentiments que les gens mordus par la dipsade éprouvent à l’égard de la boisson : plus je parais devant vous, plus je désire y paraître : une soif irrésistible brûle en moi, et je crois que je ne me rassasierai jamais d’une telle boisson <…>. Pardonnez-moi donc si, ayant moi aussi l’âme mordue d’une morsure si agréable et si salutaire, je m’abreuve à pleine gorge <…>. Puisse seulement le courant qui vient de vous ne pas se tarir ! (9)

42Dans À propos de l’ambre, l’histoire des désillusions qu’aurait values au narrateur sa foi trop grande dans les vieux mythes lui sert à prévenir son propre auditoire de ne pas trop attendre de son art, sous peine d’être déçu à son tour :

  • 133 À propos de l’ambre, 6 (trad. Bompaire 1993).

En espérant trouver chez nous de l’ambre et des cygnes, je crains que tout à l’heure vous ne repartiez en vous moquant de ceux qui vous ont promis tant de trésors de ce genre dans nos discours133.

  • 134 Voir Branham 1985, 241 : le but de cette prolalie est d’expliquer la nature et la fonct (...)
  • 135 Cf. Camerotto 1998, 122-123.

Dans Dionysos, à nouveau, Lucien adresse une mise en garde à ses auditeurs, en recourant cette fois à l’épisode de la campagne indienne de Dionysos pour leur offrir une image symbolique de son art, et plaider la cause du « sério-comique », son registre de prédilection ; en montrant les populations indiennes abusées par l’apparence bouffonne du kômos dionysiaque au point de sous-estimer totalement la gravité de l’invasion, Lucien entend faire obstacle aux interprétations réductrices de ses propres écrits : les auditeurs ne doivent pas s’arrêter à l’apparence comique de ses ouvrages, mais y chercher aussi la « substantifique moelle »134 ; le cortège de Dionysos, qui tient de l’armée et du kômos, est un emblème de la mixis qui caractérise l’œuvre de Lucien – une œuvre où le spoudaion se cache sous le geloion135.

  • 136 Qualifiée de παράδοξος, ξένος, ἀλλόκοτος, τεράστιος, l’œuvre de Lucien viole (...)
  • 137 Zeuxis, 2 : Lucien exprime son attachement aux « belles expressions » (ὀνομάτων… καλῶν) (...)
  • 138 Cf. Branham 1985, 238-239 ; Nesselrath 1990, 131-132 : l’histoire de Zeuxis (...)
  • 139 Camerotto 1998, 35.
  • 140 Georgiadou & Larmour 1998.

43D’autres prolalies offrent des images humoristiques de l’art de Lucien : dans Zeuxis, les centaures représentés par le célèbre peintre servent à suggérer non seulement l’originalité des écrits lucianesques136, mais aussi l’importance accordée par leur auteur à la virtuosité technique et au respect de la tradition137 – d’où sa crainte de voir le public surévaluer abusivement la nouveauté (καινότης) de ses inventions au détriment d’autres qualités plus essentielles138. On pourrait sans doute étendre à d’autres textes du corpus lucianesque cette lecture allégorique qui fait d’une œuvre tout entière l’expression imagée des idées littéraires de Lucien et le symbole de sa personnalité d’auteur : A. Camerotto procède ainsi avec le Parasite, en lequel il propose de lire, à travers l’éloge du parasitisme, une défense et illustration de la parodie, dont on sait quelle place elle occupe dans l’œuvre de Lucien139. A. Georgiadou et D. H. J. Larmour ont, pour leur part, suggéré d’appliquer le même type d’interprétation allégorique aux Histoires véritables, et de voir dans le voyage matériel raconté par Lucien l’image d’un voyage mental, d’une quête entreprise à la recherche de la vérité philosophique140 : les créatures bizarres rencontrées par le narrateur et les aventures insolites vécues par lui symboliseraient les philosophes des différentes sectes et leurs théories parfois déconcertantes. On peut rester sceptique devant cette lecture qui transforme le récit léger de Lucien en une parodie philosophique entièrement cryptée, et se demander si l’intention allégorique était réellement présente à l’esprit de l’auteur, ou si elle ne résulte pas plutôt d’une projection mentale des commentateurs.

  • 141 La lecture allégorique du texte biblique préconisée par les Pères de l’Église repose su (...)
  • 142 Fishbane 2005, 89 et 109. Strubel 2002, 251-252 dit de l’écriture allégorique qu’elle e (...)
  • 143 Chiron 2005, 35.

44Quoi qu’il en soit, pareilles tentatives exégétiques ont pour mérite d’attirer l’at-tention sur une caractéristique importante de l’allégorie : la difficulté inhérente à ce trope – difficulté d’élaboration, difficulté de compréhension : l’allégorie oblige à l’effort de recherche, ce qui explique qu’elle ait souvent été utilisée comme instrument de filtrage, pour tenir le vulgaire à l’écart141. Comme le note très justement M. Fishbane, dans une étude sur « L’allégorie dans la pensée, la littérature et la mentalité juives », l’allégorie présuppose une mentalité familiarisée avec la communication indirecte, elle implique en quelque sorte une pensée de l’ambivalence, puisqu’elle exige du lecteur qu’il pense au-delà, à travers, ou même en dépit du signifié qui lui est initialement proposé, en sorte qu’apparaissent un autre ou d’autres niveaux de signification142. C’est en raison même de la complexité de ce trope que l’usage de l’allégorie n’a été préconisé par les rhéteurs anciens qu’avec beaucoup de circons-pection : leurs réticences, explique P. Chiron, tenaient principalement à la crainte d’« offrir un êthos d’habileté excessive »143.

  • 144 La proximité de l’allégorie et de l’ironie est indiquée, déjà, chez les rhéteurs ancien (...)
  • 145 Formule empruntée à Branham 1989, 212-213 : l’auteur souligne « Lucian’s emphasis on li (...)
  • 146 C’est Ménippe lui-même qui dresse son propre constat d’échec, en déclarant à son ami (I (...)

45Goût de l’ambivalence, de la subtilité, du double langage – autant de traits éminemment lucianesques : on comprend que l’écriture allégorique, dont les affinités avec l’ironie ont souvent été soulignées144, ait pu susciter l’affection toute particulière d’un écrivain concevant la littérature comme un jeu interprétatif145, à l’occasion duquel se tisse entre auteur et lecteur une relation complexe, où défiance et complicité se côtoient. Des risques et ambiguïtés de ce jeu, la conversation que Ménippe (habituel alter ego de Lucien) et son ami-auditeur ont dans Icaroménippe offre une image en miroir : en suscitant par le récit de son voyage aérien, trop pareil à une fable, l’incrédulité de son interlocuteur, Ménippe subit la même déconvenue que le narrateur du Songe146, et Lucien semble vouloir attirer ainsi notre attention sur l’un des écueils de l’écriture allégorique : que le lecteur, s’arrêtant au sens obvie (Ménippe en nouvel Icare, Lucien en nouvel Héraclès à la croisée des chemins), passe à côté du sens caché (la quête intellectuelle, le choix de vie) – sens dont l’extraction est toujours incertaine, et dont l’existence même paraît parfois suspecte. Car, du mythologue à l’allégoriste, la distance n’est pas si grande et, même lorsqu’il allégorise, Lucien laisse entendre à ses lecteurs que peut-être il affabule…

Conclusion

46Comme toujours, Lucien s’amuse à brouiller les frontières, en montrant, à l’occasion, ses propres allégories exposées aux sarcasmes des esprits forts, comme les vieux mythes le sont à ses propres sarcasmes. L’usage que notre auteur fait des uns et des autres est marqué par un même caractère retors : il s’acharne à critiquer la mythologie, tout en lui donnant la vedette ; il se moque de l’exégèse allégorique des mythes, tout en usant lui aussi de mythes allégorisés, quand ils servent son propos ; il fait mine d’exploiter le potentiel didactique de l’allégorie, tout en pervertissant subtilement les grands modèles dont il s’inspire, Tableau de Cébès ou apologue de Prodicos. Lucien use d’ailleurs identiquement, et parfois conjointement, du mythe et de l’allégorie pour construire son propre personnage littéraire et élaborer une autodéfinition de son art. Un texte comme les Dipsades montre à quel point ces deux formes de fiction peuvent, à l’occasion, se rapprocher : à travers l’allégorie des Dipsades, Lucien renouvelle en effet le mythe de Tantale, pour décrire plus efficacement la condition d’orateur. Le mythe récupère-t-il, à la faveur de ce brouillage, un peu du sérieux de l’allégorie ? L’allégorie sort-elle gagnée par la folie du mythe ? Les réticences qu’expriment, à la fin du Songe, les auditeurs de Lucien inscrivent, au cœur même de son œuvre, une invite à la suspicion.

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Notes

1 Tandis que l’allégorèse s’emploie à extraire une signification rationnelle de mythes déjà constitués, l’allégorie créatrice invente elle-même des discours porteurs d’une vérité seconde, des discours où le sens premier a pour seule fonction de donner accès à une signification autre. Sur ce double aspect de l’allégorie, voir Pérez-Jean & Eichel-Lojkine 2004 (introduction).

2 Voir Lauvergnat-Gagnière 1988, 65 et 288-289 : l’auteur évoque notamment la Mythologie de Natale Conti, parue à Venise en 1551 ; Lucien y est fréquemment cité pour source.

3 Les progymnasmata empruntaient volontiers leur matériau à la mythologie : les mythes servaient de support aux exercices de réfutation et de confirmation ; il existait aussi un exercice d’explication de mythe, comme le signale Pernot 1993, 767. Par ailleurs, les théoriciens recommandaient l’emploi du mythe pour la composition des discours épidictiques : Hermogène énumère les fables poétiques (enfances, combats et amours des dieux et des démons) que peut utiliser le panégyrique (Bompaire 1958, 197).

4 Les arguments de la pantomime étaient généralement mythologiques, comme nous le rappelle le traité de Lucien Sur la danse : s’employant à y définir « le savoir du danseur » (37 : ἡ τοῦ ὀρχηστοῦ πολυμαθία), Lucien énumère « toute la mythologie attique » (39), les fables de Thèbes, de Corinthe ou de Lacédémone, « ce que disent Homère, Hésiode et les meilleurs poètes, surtout les tragiques » (61). On a parfois suspecté l’authenticité du traité Sur la danse (cf. Bompaire 1958, 356-357) ; Anderson 1977 estime toutefois que rien dans les références mythologiques de ce texte, dans ses souvenirs littéraires ou son organisation n’est incompatible avec la pratique habituelle de Lucien.

5 L’œuvre de Lucien atteste l’importance des sujets mythiques dans le répertoire iconographique : il est question, dans le traité Comment il faut écrire l’histoire (10), de représentations figurées d’Héraclès aux pieds d’Omphale ; dans les Dipsades (6), d’images peintes de Tantale ; dans les Saturnales (10), d’images du dieu Cronos, que les peintres ont coutume de figurer « avec des entraves » et « plein de crasse », conformément aux « radotages » (λήρων) des poètes ; dans La Salle, un long passage est consacré à la description de fresques à sujets mythologiques (22-31). Divers parallèles iconographiques sont signalés par Ando 1975, 23, 29-31, 37.

6 Timon, 1.

7 Philopseudès, 2-3 : Tychiadès, que Lucien utilise ici comme porte-parole, conclut sa diatribe contre les mythes en déplorant que « le mensonge (τὸ ψεῦδος) exerce une telle domination ».

8 Dial. des morts, 11 (Diogène et Héraclès), 5 ; Saturnales, 6. Dans le Timon, Lucien classe Homère parmi « les poètes à la cervelle brûlée » (1) ; il le qualifie de « radoteur » (λῆρος) dans Le Coq (6), de « charlatan » (γόης) dans la Double accusation (1). Dans les Histoires véritables (1, 3), Lucien s’en prend non plus à Homère, mais à Ulysse, auquel il reproche d’avoir raconté des invraisemblances aux Phéaciens, et il l’accuse de βωμολοχία.

9 Dans le Philopseudès (4), Lucien fait dire à l’un de ses personnages que les poètes méritent notre indulgence « parce qu’ils mêlent à leurs écrits le charme de la fable, si plein de séduction » (τὸ ἐκ τοῦ μύθου τερπνὸν ἐπαγωγότατον ὄν) ; dans Zeus tragédien (39), il prête au philosophe épicurien Damis ce jugement en demi-teinte sur les fables des poètes : « Ils ne se soucient pas de vérité, selon moi, mais de séduire les auditeurs ; et c’est pourquoi ils enchantent grâce aux vers, captivent par les fables (μύθοις), bref inventent tout pour l’agrément (ὑπὲρ τοῦ τέρπνου) » (trad. Bompaire 2003). En formulant pareille affirmation, Lucien contredit le credo des Anciens, prompts à mettre en avant la valeur didactique des œuvres poétiques : ainsi Strabon affirme-t-il qu’Homère avait dessein d’instruire ses lecteurs et était « grandement préoccupé de la vérité » ; le mensonge de la fiction n’aurait été pour lui qu’un moyen de rendre son enseignement plus attractif (1, 2, 9).

10 Ménippe, 3 : « Pour ma part, tant que je fus au nombre des enfants, en entendant Homère et Hésiode raconter les guerres et les discordes, non seulement des héros, mais aussi des dieux mêmes, ainsi que leurs adultères, leurs actes de violence, leurs rapts, leurs procès, comment ils expulsaient leurs pères et se mariaient entre frère et sœur, je pensais que tous ces actes étaient bons et m’y sentais vivement incité. Mais quand je commençai à compter parmi les hommes, j’entendis au contraire les lois ordonner l’inverse des poètes, interdire adultère, discorde et rapt ; aussi me trouvai-je dans un grand embarras, ne sachant pas comment me comporter ».

11 Zeus confondu, 4 : « Je me souviens de ces vers d’Homère, où il t’a représenté en train de haranguer l’assemblée des dieux (Il. 8, 18 sq.) <…>. Assurément, tu me paraissais alors avoir une force admirable et je frissonnais tout en écoutant les vers. Mais en fait, c’est toi que je vois désormais, avec ta chaîne et tes menaces, suspendu à un fil ténu, comme tu en conviens » (trad. Bompaire 2003).

12 Platon reconnaît qu’il faut faire appel à la raison pour lutter contre le sortilège de la poésie homérique et ne pas « retomber dans cette passion qui est propre aux enfants et au commun des hommes » (République, 10, 608 a : εἰς τὸν παιδικόν τε καὶ τὸν τῶν πολλῶν ἔρωτα). On trouve un aveu similaire (mais présenté de manière plus personnelle) dans l’Héroïcos de Philostrate, où le narrateur, auquel un vigneron a demandé quand il avait commencé à trouver les mythoi incroyables, lui fait cette réponse : « Il y a longtemps, quand j’étais encore adolescent ; car, tant que j’étais enfant, je croyais à de telles histoires, et ma nourrice m’amusait de ces fables, en me les récitant de façon charmante » (7, 10).

13 MacMullen 1987, 25-26 : l’auteur note que l’élite lettrée de l’époque impériale se percevait comme un groupe « culturellement différent, parfois de manière agressive ». Le mépris avec lequel Hermotime parle du « vaste ramassis des profanes » (τῷ' πολλῷ' τῶν ἰδιωτῶν συρφετῷ) dans le dialogue éponyme de Lucien offre un bon exemple de cette attitude d’autodifférenciation agressive. Du « com-plexe de supériorité » de l’intelligentsia gréco-romaine, on trouve aussi l’écho chez Strabon, qui associe le goût des mythes à l’immaturité intellectuelle et y voit l’apanage obligé de « la foule » (1, 2, 8) : « Tout simple particulier (ἰδιώτης), tout homme sans instruction (ἀπαίδευτος) est d’une certaine façon un enfant et aime pareillement les fables (φιλομυθεῖ) ; il en va de même pour l’homme moyennement instruit (ὁ πεπαιδευμένος μετρίως), car lui non plus n’est pas solide dans son raisonnement, et à cela s’ajoutent les habitudes qu’il a héritées de l’enfance » ; à la différence de Lucien, Strabon insiste toutefois sur l’utilité pédagogique des mythes : « Il est impossible en effet de diriger par la raison philosophique une foule composée de femmes et d’une multitude d’individus vulgaires » (ὄχλον τε γυναικῶν καὶ παντὸς χυδαίου πλήθους).

14 Bompaire 1958, 492, parle de lieux communs d’origine essentiellement épicurienne. Dans le traité Sur la piété qui nous a été transmis sous le nom de Philodème (Ier siècle av. J.-C.), l’auteur, pour défendre Épicure de l’accusation d’impiété, s’emploie à montrer que la conception traditionnelle des dieux (celle véhiculée par les poètes et soutenue par les adversaires d’Épicure) est non seulement fausse, mais socialement nocive : associant μῦθοι et τερατεῖαι, il cite quantité d’exemples, tirés des auteurs les plus illustres, où les dieux sont dépeints de manière tout à fait malséante (Obbink 1996, 4, 254-255, 279-290, 578).

15 Dial. des morts, 7 (Ménippe et Tantale), 1 : « Mais, dis-moi, qu’as-tu donc besoin de boire ? Tu n’as pas de corps ; il est enseveli quelque part en Lydie, ce corps qui pouvait avoir faim et soif ; et toi, l’âme, comment pourrais-tu avoir encore soif et faim ? ».

16 Dial. des morts, 10 (Ménippe et Trophonios), 2.

17 Assemblée des dieux, 7.

18 République, 2, 380 d – 383 a. On remarquera toutefois que les critiques formulées par Platon et par Lucien à l’encontre des métamorphoses divines ne sont pas du même ordre : les griefs de Lucien sont d’ordre intellectuel – dans le neuvième Dialogue des morts (Ménippe et Tirésias), Ménippe refuse de se montrer crédule « comme un nigaud » (καθάπερ τινὰ βλᾶκα), en ajoutant foi aux métamorphoses de Tirésias (2) –, les griefs de Platon sont d’ordre religieux, il met en avant le souci de la grandeur divine : « Crois-tu que Dieu soit un magicien et que, comme s’il voulait nous induire en erreur, il se montre sous une forme ou sous une autre, tantôt en apparaissant en personne et en modifiant son aspect pour prendre différentes figures, tantôt en nous trompant et en nous inspirant ce genre d’illusions à son sujet ? » (380 d) ; « Dieu est un être absolument simple et vrai en actions et en paroles, il ne change pas de lui-même et il n’abuse les autres ni par des fantasmagories, ni par des discours, ni par l’envoi de signes adressés en état de veille ou en rêve » (382 e).

19 République, 2, 377 e – 378 b (atrocités commises par Ouranos et Cronos) ; 378 c-e (combats entre dieux) ; 3, 390 b-c (amours des dieux). Comme le remarque Buffière 1956, 17, le réquisitoire de la République rassemble les pièces essentielles du procès intenté à Homère : ces pages ont fourni l’arsenal où puisèrent les successifs détracteurs du poète. Dans Busiris, Isocrate consacre lui aussi un long passage (38-43) à dénoncer « les blasphèmes des poètes… qui sur les dieux eux-mêmes ont tenu des discours tels que nul n’oserait les tenir sur ses ennemis » : « Non seulement ils leur ont reproché des vols, des adultères, des emplois mercenaires chez les hommes, mais ils ont même imaginé à leur encontre des histoires d’enfants dévorés, de pères mutilés, de mères enchaînées et beaucoup d’autres actes contraires aux lois » ; il est possible que la dénonciation de Busiris fasse écho aux critiques de la République, car le discours d’Isocrate semble avoir été conçu en réponse au dialogue de Platon (cf. Livingstone 2001, 40-73 : lien possible entre Isocrate et Platon ; 173 : critique des mythes).

20 Scarcella 1988, 170.

21 Bompaire 1958, 387. On trouve des bêtisiers similaires dans Philopseudès, 2-4 ; Zeus confondu, 8 ; Sur les sacrifices, 5-7 ; Saturnales, 5.

22 Zeus tragédien, 40 (trad. Bompaire 2003).

23 Lucien suit la voie ouverte par Xénophane, chez qui l’on trouve une âpre remise en cause de l’anthropomorphisme de la religion populaire (trad. Dumont 1988) : « Des dieux, les mortels croient que comme eux ils sont nés, qu’ils ont leurs vêtements, leur voix et leur démarche » (B XIV) ; « Cependant si les bœufs, les chevaux et les lions avaient aussi des mains, et si avec ces mains ils savaient dessiner, et savaient modeler les œuvres qu’avec art, seuls les hommes façonnent, les chevaux forgeraient des dieux chevalins, et les bœufs donneraient aux dieux forme bovine : chacun dessinerait pour son dieu l’apparence imitant la démarche et le corps de chacun » (B XV) ; « Peau noire et nez camus : ainsi les Éthiopiens représentent leurs dieux, cependant que les Thraces leur donnent des yeux pers et des cheveux de feu » (B XVI).

24 Assemblée des dieux, 1 : « Qui veut prendre la parole parmi les dieux de plein droit, qui y sont autorisés ? L’examen porte sur les métèques et les étrangers » ; 14 : « Lors d’une assemblée régulière, le sept du mois, Zeus était prytane, Poséidon proèdre, Apollon épistate, Mômos, fils de Nuit, secrétaire. Sommeil a fait la proposition… ».

25 Traversée des Enfers, 4 (trad. Bompaire 1998).

26 Dial. des dieux, 14 (Hermès et Hélios), 2.

27 Dial. des dieux, 4 (Hermès et Maïa), 1.

28 Cf. Branham 1989, 141.

29 Branham 1989, 142-143.

30 Dial. des dieux, 15 (Zeus, Asclépios et Héraclès), 1. Dans le traité Sur les sacrifices (1), Lucien se demande s’il faut appeler pieux ou ennemis des dieux ceux qui, en prêtant aux dieux des sentiments humains, se représentent la divinité sous un jour « si bas et si dépourvu de noblesse ».

31 Le sujet des aventures amoureuses de Zeus (Zeus moichos) a souvent été traité dans la comédie ancienne, comme le signale Bompaire 1958, 194. Épicharme était célèbre pour ses parodies mythologiques, au nombre desquelles on peut citer Les Comastes ou Héphaïstos, Héraclès à la conquête de la ceinture, Les Noces d’Hébé, Les Sirènes

32 Cf. Nestle 1940, 462-463 : les dieux d’Aristophane apparaissent très occupés à forniquer (πορνο-βοσκεῖν ) ; leur comportement est régi par l’égoïsme et la cupidité ; les railleries du poète visent aussi les représentations populaires de l’Hadès.

33 Le patron d’une taverne a fait représenter, dans le passage qui menait aux latrines, la déesse Isis-Fortuna aux côtés d’un « cacator » en position accroupie, flanqué de deux serpents – « comme s’il remplaçait l’autel usuel avec des offrandes » ; une inscription (« Cacator, cave malum ») confirme la dimension scatologique de cette peinture : cf. Tran Tam Tinh 1964, 108, 149 et pl. VII, 3.

34 D’après Picard 1954, le pavement de mosaïque d’El-Djem représente un banquet travesti, dont les cinq convives sont de joyeux fêtards déguisés en dieux ; l’un d’entre eux, visiblement éméché, suscite l’indignation de ses compagnons par son comportement indécent ; MacMullen, pour sa part, interprète cette scène comme une parodie mythologique et précise qu’il s’agit d’une « fantaisie plus ou moins publique » financée par un riche de la région (MacMullen 1987, 108).

35 Branham 1989, 163.

36 Telle est la thèse de Tate 1934 : les philosophes de l’époque archaïque, dit-il, exprimaient leurs doctrines dans un langage mythique ; ils ont probablement été les premiers à interpréter les traditions poétiques comme si elles étaient des allégories conscientes. Detienne souligne l’ancienneté de l’exégèse pythagoricienne des poèmes d’Hésiode ; il a consacré un chapitre entier aux « anthologies homériques » constituées par les Pythagoriciens (Detienne 1962, 23 sq. et 37-60).

37 Sur Platon et l’allégorèse, voir Tate 1929. Si Platon se montre méfiant à l’égard de l’interprétation allégorique des poètes, c’est tout d’abord parce que l’énormité de la tâche lui paraît sans commune mesure avec le bénéfice que l’on peut en retirer (Socrate, dans le Phèdre, 229 c – 230 a, parle de « travail de géant ») ; mais son hostilité possède aussi des raisons pédagogiques : il remarque en effet que l’interprétation allégorique est hors de portée des enfants, incapables de discerner, dans les fictions des poètes, ce qui est allégorique de ce qui ne l’est pas (République, 3, 378 d-e).

38 Sur l’exégèse stoïcienne, voir Decharme 1904, 305-353. Plutarque, bien qu’il ait souvent contesté les interprétations stoïciennes, fait lui aussi un usage massif de l’exégèse allégorique dans le traité Isis et Osiris, où toute la mythologie égyptienne est soumise à une interprétation symbolique (voir notamment le chapitre 11, 355 b-c, où Plutarque affirme hautement la nécessité d’un pareil décodage).

39 Auteur du Ier siècle après J.-C., héritier de cinq siècles d’exégèse, Héraclite « fait flèche de tout bois » pour protéger Homère contre les attaques de Platon (Buffière 1956, 68-69) ; considérant le poète comme un maître de vie, il loue à maintes reprises sa σοφία et sa φιλοσοφία (voir notamment Allégories, 3, 2 et 60, 1-3).

40 Pernot 1993, 764-765.

41 MacMullen 1987, 130-131. Voir aussi Pernot 1993, 766 : dans les deux traités de Ménandre le Rhéteur, les mythes sont considérés comme des récits allégoriques, « porteurs, kath’ hyponoian, d’une signification cachée et d’une “connaissance plus vraie” sur les dieux ». On trouve chez Lucien, dans l’Assemblée des dieux, une allusion ironique au succès « universel » de l’allégorèse : Zeus lui-même paraît en effet victime du goût pour les « significations cachées », lorsqu’il déclare à propos des dieux zoomorphes des Égyptiens (11) : « La plupart de ces choses-là sont des énigmes, et il ne faut absolument pas s’en moquer quand on n’est pas initié ».

42 Sur Palaiphatos, disciple d’Aristote, voir Decharme 1904, 403-409 ; Buffière 1956, 231-233.

43 Sur la danse, 19. Pareilles interprétations sont habituelles chez Palaiphatos : Decharme 1904, 406 cite en exemple son explication réaliste du mythe de Glaucos (c’est parce qu’il fut dévoré par un monstre marin que la fable le transforme en dieu de la mer). L’accumulation dans le traité Sur la danse d’explications de ce type suggère chez Lucien une intention parodique : Pernot 1993, 767 parle d’« amusante utilisation des procédés d’éxégèse allégorique à but encomiastique ».

44 On trouve chez Strabon des interprétations très similaires (cf. Decharme 1904, 397-398) : ainsi le mythe d’Héraclès affrontant l’Achéloos transformé en serpent, puis en taureau déchaîné refléterait-il le vaste travail de remblais et de canaux entrepris par le héros pour dompter le cours d’un fleuve que ses eaux mugissantes rendaient pareil au taureau, et ses courbes pareil au serpent (10, 2, 19).

45 Buffière 1956, 593-594, parle de « petit traité d’astrologie égaré dans les œuvres de Lucien ».

46 Hall 1981, 383 sq.

47 Les amours d’Arès et Aphrodite, par exemple, sont censés refléter la conjonction des deux astres de ce nom (De l’astrologie, 22).

48 Explications similaires au sujet d’Icare et de Pasiphaé (De l’astrologie, 15-16). Sur ce type d’exégèse, voir Buffière 1956, 206-212 (« L’astronomie d’Homère ») et 238 (où l’on apprend que Palaiphatos faisait d’Éole et d’Atlas des astronomes).

49 Voir Lévêque 1959.

50 Cf. Dial. des dieux, 1 (Arès et Hermès), 1 ; Zeus confondu, 4 ; Zeus tragédien, 45 ; Hermotime, 20 ; De la manière d’écrire l’histoire, 8 ; Astrologie, 22 ; Éloge de Démosthène, 72 ; Héraclès, 3. Sur Lucien et la chaîne d’or, voir Bouquiaux-Simon 1968, 136-142 et Camerotto 1996.

51 Platon, Théétète, 153 c-d ; Aristote, Mouvement des animaux, 4, 699 b 32 – 700 a 6.

52 Astrologie, 22 : « Quand <le poète> évoque la chaîne de Zeus et des bœufs du Soleil, j’en conclus qu’il s’agit des jours » ; interprétation similaire chez Eustathe de Thessalonique, Comm. ad Il. 8, 19 (éd. van der Valk 1976, 515) : « D’autres pensent que la chaîne d’or, ce sont les journées de la durée, qui sont comme mêlées d’or par la splendeur du soleil et sont suspendues les unes aux autres comme par une chaîne : elles forment de leurs liens notre vie » (trad. Lévêque 1959, 16).

53 Éloge de Démosthène, 13 : cf. Platon, Banquet, 180 d. Sur cette interprétation de la chaîne d’or, voir Lévêque 1959, 32.

54 Sur la chaîne d’Hermès, voir Lévêque 1959, 34-44.

55 Hermotime, 20. Emploi similaire dans Zeus tragédien, 45 et Héraclès, 3.

56 Pour une analyse détaillée des procédés satiriques mis en œuvre par Lucien dans son exploitation du motif de la chaîne d’or, voir Camerotto 1996 (commentaire de Dial. des dieux, 1, 1 ; Zeus confondu, 4 ; Zeus tragédien, 45 ; De la manière d’écrire l’histoire, 8 ; Hermotime, 20) : l’auteur montre que la satire lucianesque vise à la fois l’ἀλαζονεία de Zeus et l’ἀπιθανότης du poète lui-même. Dans Hermotime, le lien établi entre la chaîne d’or et les discours du maître d’Hermotime suggère la vantardise de ce prétendu philosophe.

57 Zeus confondu, 4 (trad. Bompaire 2003).

58 Cf. Buffière 1956, 404-409.

59 Dial. des morts, 11 (Diogène et Héraclès), 1 : « Est-il possible qu’on soit dieu par moitié et mort par moitié ? » ; 2 : « Comment donc Éaque, qui est si minutieux, n’a-t-il pas reconnu que tu n’étais pas Héraclès ? » ; 3 : « Dis-moi, au nom de ton Héraclès : quand il était vivant, étais-tu déjà uni à lui en tant qu’ombre (εἴδωλον), ou bien n’étiez-vous qu’un seul être pendant la vie, et avez-vous été séparés, une fois morts ? » ; 4 : « Alcmène, dis-tu, a engendré deux Héraclès en même temps ».

60 La paternité de cet opuscule a souvent été contestée à Lucien ; pour un état de la question, voir Nesselrath 1985, 1-8 : tout en laissant la discussion ouverte, Nesselrath penche visiblement en faveur de l’authenticité.

61 Dans l’Agôn d’Homère et Hésiode, ce passage est récité par Homère (7), et assorti du commentaire suivant (8) : « On dit que ces vers furent tellement admirés des Grecs qu’ils les appelèrent les vers d’or ; aujourd’hui encore, tous les récitent lors des sacrifices publics, avant les repas et les libations ». Sur la réception des « vers d’or », voir Kaiser 1964, 213-223.

62 Platon, République, 3, 390 a-b : « Faire dire au plus sage des hommes que ce qu’il trouve le meilleur au monde, c’est “que les tables soient dressées, chargées de pain et de viandes, et qu’un échanson, puisant le vin au cratère, l’apporte et le verse dans les coupes”, crois-tu qu’il sied à un jeune homme d’écouter cela pour devenir tempérant ? ».

63 Scholie à Od. 10, 28 (éd. Dindorf 1855) : « Sache que le philosophe Épicure a bien raison de dire dans sa doctrine que la meilleure fin de toute action est le plaisir : il a emprunté cette idée à Homère » ; Athénée, 12, 513 a : « L’Ulysse d’Homère semble avoir été pour Épicure l’initiateur (ἡγεμών) de ce plaisir dont on parle tant ». Sur cette prétendue dette d’Épicure à l’égard d’Homère, voir Buffière 1956, 319-321 ; Pépin 1958, 135-136 ; Kaiser 1964, 220-221.

64 Scol. T à Od. 10, 6 (éd. Dindorf 1855) ; voir aussi scol. Q à Od. 10, 5 (éd. Dindorf 1855) : Ulysse « veut complaire aux Phéaciens, dont il connaît l’attrait pour les plaisirs » (τὸ ἡδυπαθές) ; Athénée, 12, 513 b-c : « Megacleidès dit que, s’accommodant aux circonstances, Ulysse, pour sembler du même avis que les Phéaciens, approuve leur vie molle et efféminée, parce qu’il a, auparavant, entendu Alcinoos dire : “Toujours le festin nous est cher, la cithare, la danse, les vêtements de rechange, les bains chauds et les plaisirs du lit” » (cf. Od. 8, 248-249) ; Héraclite, Allégories, 79, 3 : « Les paroles qu’Ulysse prononce chez Alcinoos, en jouant la comédie, sont aussi peu sincères que sages : Épicure les prend au sérieux, et veut placer là le but de la vie » ; 79, 10 : « Cet ignorant d’Épicure prend pour fondement de sa morale ce que la nécessité a dicté occasionnellement au héros ; et ce qu’Ulysse, chez les Phéaciens, a déclaré le plus beau, il le plante dans ses vénérables jardins ! » (trad. Buffière 1989).

65 Parasite, 9 : pour prouver que bonheur et parasitique poursuivent la même fin, le parasite Simon invoque le témoignage du « sage Homère, qui admire la vie du parasite et la trouve seule heureuse et digne d’envie » ; après avoir cité Od. 9, 5-10 et 11, Simon ajoute : « D’après ces propos, <Homère> estime qu’il n’y a d’autre bonheur possible que de vivre en parasite. Et en vérité, ce n’est pas au premier venu qu’il a prêté ces propos, mais au plus sage de tous les hommes ». Sur ce passage, voir le commentaire de Nesselrath 1985, 299-311.

66 Ep. à Lucilius, 88, 5.

67 Lucien utilise ainsi, à plusieurs reprises, la fable de l’hydre (Phalaris, I, 8 ; Les Amours, 2 ; Anacharsis, 35), la fable des Sirènes (La Salle, 19 ; Ne pas croire à la légère à la calomnie, 30 ; Charon, 21 ; Sur la danse, 3-4), celle de la Gorgone (Portraits, 1 ; La Salle, 19), celle des Lotophages (Sur la danse, 3-4 ; Sur les salariés, 8). Dans les Fugitifs, Philosophie se réfère aux Hippocentaures pour exprimer de manière imagée la nature ambiguë des sophistes, « race composée et mélangée, qui vagabonde entre le charlatanisme et la philosophie » (10) ; dans Toxaris, c’est le triple Géryon qui sert d’emblème à l’étroite complicité de trois amis agissant toujours de concert (62). Les mythes utilisés ainsi, à titre de comparaisons, ont une fonction comparable aux paraboles figurant dans un certain nombre d’opuscules lucianesques : parabole de l’hôte généreux (image de Dieu) et du convive intempérant (image de l’homme aux désirs insatiables) dans Le Cynique (7-8) ; parabole du bon archer, symbole du philosophe qui sait choisir ses cibles et y planter solidement la flèche de ses discours dans Nigrinos (36-37).

68 Pernot 1993, 763 et 768 : les lettrés de l’époque impériale sont profondément convaincus que les récits du passé gardent une valeur actuelle et que le mythe constitue une référence applicable à la situation présente.

69 Ne pas croire à la légère à la calomnie, 30 (trad. Bompaire 1998, légèrement modifiée). Sur les diverses interprétations morales auxquelles a donné lieu l’épisode des Sirènes, voir Buffière 1956, 380-386 ; Kaiser 1964, 111-136.

70 Charon, 21 (trad. Bompaire 2008). Transposant lui aussi sur le plan de la philosophie les rapports d’Ulysse et de ses compagnons, Eustathe de Thessalonique voit dans la cire versée dans les oreilles des compagnons d’Ulysse les leçons du maître, qui forgent aux disciples une âme inébranlable, capable de résister aux sollicitations mauvaises : le maître doit savoir censurer, interdire aux disciples l’expérience du mal, les tenir à l’écart du fruit défendu ; Ulysse, pour sa part, écoute les Sirènes, pieds et mains liés ; ces liens qui le retiennent de s’abandonner au charme funeste, ce sont les liens de la sagesse (Comm. ad Od. 12, 200, éd. Stallbaum 1826, 3 ; texte commenté par Buffière 1956, 381).

71 Portraits, 1 : « Assurément, ceux qui voyaient la Gorgone éprouvaient à peu près la même émotion que j’ai éprouvée il y a un instant, Polystrate, en voyant une femme très belle. Cela s’est passé exactement comme dans la fable (αὐτὸ γὰρ τὸ τοῦ μύθου ἐκεῖνο) : j’ai failli, crois-moi, d’homme être changé en pierre, figé que j’étais sous l’effet de l’admiration ».

72 Sur l’épisode des Sirènes comme symbole des attraits de la poésie, voir par exemple Plutarque, Comment lire les poètes, 15 d : le bon éducateur doit non pas boucher les oreilles de ses élèves avec de la cire pour les empêcher d’écouter les poètes, mais « étay[er] leur jugement et l’enchaîn[er] à un raisonnement droit » (comme Ulysse attaché à son mât), pour qu’ils puissent goûter le charme des poètes sans être détournés du chemin de la vertu.

73 La Salle, 19 (trad. Bompaire 1993).

74 Il dit qu’après avoir multiplié « les tours et les détours » (στροφὰς καὶ περιαγωγάς) pour tâcher de louer dignement l’orateur, il craint de « subir finalement le sort de Protée » et de devenir « ce que celui-ci devint, dit-on, en cherchant à échapper au regard des hommes, quand il eut épuisé toutes les formes de bêtes sauvages, de plantes et d’éléments : faute d’apparence empruntée, il redevint Protée » (Éloge de Démosthène, 24). Comme le rappelle Anderson 1982, 82, Protée était une des figures de prédilection des sophistes : dans la biographie de Philostrate, Apollonios de Tyane est présenté comme un nouveau Protée (1, 4).

75 Veyne 1983, 65-66.

76 Mircea Éliade parle de « mythologie démythisée » (Éliade 1963, 193-195).

77 Il y a dans l’œuvre de Lucien plus de personnifications que chez aucun de ses contemporains, comme le signale Bompaire 1980, 82.

78 Strubel 2002, 174.

79 Le recours aux personnifications est un mode de pensée familier aux Grecs depuis l’époque archaïque, comme le soulignent notamment Webster 1964 et Sauzeau 2004. Chez Homère sont notamment évoqués la Crainte (Deimos), la Déroute (Phobos), le Sommeil (Hypnos), la Mort (Thanatos), la Discorde (Eris), l’Égarement (Atè), la Justice divine (Themis), les Prières (Litai), objet d’un développement (Il. 9, 502-512) qui était célèbre dans l’Antiquité (cf. Small 1948-1949, 425-426). Parmi les nombreuses abstractions personnifiées figurant dans la Théogonie d’Hésiode, citons « Tromperie et Tendresse, Vieillesse maudite et Discorde au cœur violent » (224-225), « Zèle et Victoire » (384), « Pouvoir et Force » (385), « Discipline, Justice (Dikè) et Paix la florissante » (902), « Richesse » (969-974). Comme le signale Sauzeau 2004, 110, les abstractions personnifiées étaient souvent associées aux « grandes » divinités qui, en raison de leur complexité, s’entouraient d’épiclèses exprimant les différentes virtualités de leur puissance religieuse.

80 Cf. Stafford 2000 (étude consacrée à six personnifications : Themis, Nemesis, Peithô, Hygieia, Eirènè et Eleos).

81 Faut-il voir dans cette multiplication des abstractions divinisées un signe du rationalisme croissant de la religion grecque ? D’après Hinks 1939, la tendance rationaliste s’exprime surtout, à partir de l’époque hellénistique, à travers les attributs censés illustrer la signification de telle ou telle personnification. Ménandre le Rhéteur, citant pour exemple de divinité inventée par des auteurs récents (τινὲς τῶν νεωτέρων) la figure de l’Envie (Ζηλοτυπία), précise que les auteurs en question ont attribué à cette déesse nouvelle la Jalousie (Φθόνος) pour voile et la Dispute (Ἔρις) pour ceinture (Peri tôn epideiktikôn, Traité 1, in Rhetores graeci, éd. Spengel 1856, 342).

82 En dehors de la Théogonie (214), le nom de Mômos n’apparaît guère, à l’époque classique, que chez Platon (République, 6, 487 a) et dans une fable du corpus ésopique, « Zeus, Prométhée, Athéna et Mômos » (Collectio Augustana, fab. 100). Sophocle avait composé un Mômos satyrikos (frag. 419-424 Radt), dans lequel Mômos conseillait, semble-t-il, à Zeus de déclencher la guerre de Troie pour alléger la terre de son surplus de population : il ne reste malheureusement presque rien de ce drame satyrique. Signalons quelques références au dieu du Sarcasme dans des épigrammes de l’Anthologie grecque (9, 356 et 613 ; 11, 321 ; 16, 7, 262, 265 et 266) ; parmi les poèmes datés, seuls trois émanent d’auteurs antérieurs à Lucien : l’un (16, 7) a été composé par Alcée (c. 200 av. J.-C.), un autre (11, 321) par Philippe de Thessalonique (début Ier siècle après J.-C.), et le troisième (9, 356) par Léonidas d’Alexandrie (contemporain de Claude et Néron). De toute évidence, c’est Lucien qui a assuré la célébrité de Mômos, en le mentionnant ou en le mettant en scène dans une dizaine de ses ouvrages (Dionysos, 8 ; Nigrinos, 32 ; Histoires véritables, 2, 3 ; Zeus tragique, passim ; Icaroménippe, 31 ; Jugement des déesses, 2 ; Sur la danse, 23 ; Comment il faut écrire l’histoire, 33 ; Hermotime, 20 ; Assemblée des dieux, 13-14). À la Renaissance, la redécouverte des écrits lucianesques valut à Mômos une grande faveur auprès des humanistes : Leon Battista Alberti (1404-1474) a fait de lui le héros d’une fable politique intitulée Momus ou le prince.

83 Zeus confondu, 11 (trad. Bompaire 1998).

84 Ménippe, 16 : « Souvent même, au milieu de la procession, elle change les costumes de quelques-uns, et ne les laisse pas participer à la procession jusqu’au bout, dans le rôle qui leur avait été attribué : ôtant son vêtement à Crésus, elle l’a forcé à endosser l’équipement d’un serviteur et d’un prisonnier ; en revanche, elle a fait revêtir la tyrannie de Polycrate à Maiandrios qui, jusqu’alors, défilait parmi les serviteurs et elle lui a permis de garder ce costume quelque temps. Mais quand le temps de la procession est passé, alors chacun rend son équipement et, dépouillant son costume avec son corps, redevient tel qu’il était avant de naître, en tous points semblable à son prochain ».

85 Formule de Bompaire 1980, 82.

86 Dans les Nuées d’Aristophane figurent les deux célèbres Arguments, Juste et Injuste ; Comédie apparaît dans la Bouteille de Cratinos, Musique dans Chiron de Phérécrate, Comodotragédie chez Anaxandridès ; Platon personnifie la Philosophie (Gorgias, 482 a-b), Aelius Aristide la Rhétorique (Or. 2 [Pour la rhétorique], 226-227)…

87 Relief de Priène (IIIe siècle av. J.-C.). Édifié à peu près à la même époque, le monument chorégique du Dionysion de Thasos portait les statues de Dionysos et des Muses, de la Comédie, de la Tragédie, du Dithyrambe et du Nyctérinos (Sérénade nocturne). Des peintres fameux ont, eux aussi, fait usage d’allégories littéraires : Pline nous apprend qu’Aétion (IIIe siècle av. J.-C.) avait représenté un Liber Pater accompagné de la Tragédie et de la Comédie personnifiées (NH, 35, 78). Sur les personnifications de l’Iliade et de l’Odyssée dans l’art de l’époque hellénistique et romaine, voir Seaman 2005. Sur la place des figures allégoriques en général dans les arts figurés, voir Hinks 1939 ; Shapiro 1993 (étude portant sur la période archaïque et classique, de 600 à 400 av. J.-C.).

88 Un cas particulier est à signaler : celui des personnifications intervenant dans des récits mythiques. Lucien évoque ainsi, à plusieurs reprises, mais toujours très fugitivement, le rôle joué par Eris à l’occasion des noces de Thétis et de Pélée (Le Banquet ou les Lapithes, 35 ; Dialogues marins, 7, 1). À titre de parallèle iconographique, on peut évoquer l’amphoriskos de Berlin, dit vase du Peintre de l’Heimarmenè (c. 430 av. J.-C.), où l’on voit Hélène entourée de Peithô et d’Aphrodite, Pâris en conversation avec Himeros, et quatre autres personnifications, Heimarmenè, Tychè, Nemesis, et une dernière figure non identifiée. Leader-Newby 2005, 232 qualifie les personnifications utilisées dans les scènes mythologiques de ce type d’« articulatory personifications », dont la présence offre un commentaire sur les événements représentés.

89 Dans le traité Ne pas croire à la légère à la calomnie apparaissent Calomnie, Ignorance, Suspicion, Embûche, Tromperie, Repentance, Vérité ; dans Timon, Ploutos, Orgueil, Folie, Vanité, Mollesse, Arrogance, Tromperie, Luxure, Trésor, Pauvreté, Labeur, Endurance, Sagesse, Courage, Faim ; dans Sur les salariés, Ploutos, Espérance, Erreur, Servitude, Travail, Vieillesse, Outrage, Désespoir, Repentir ; dans la Double accusation, Justice, Sagesse, Académie, Portique, Ivresse, Volupté, Vertu, Banque, Peinture, Rhétorique, Dialogue, Philosophie ; dans le Pêcheur, Comédie, Dialogue, Syllogisme, Philosophie et ses nombreuses compagnes, Vérité, Vertu, Tempérance, Justice, Instruction, Liberté, Franchise, Réfutation, Démonstration.

90 Comme le remarque Strubel 2002, 179, la personnification semble avoir la solitude en horreur et, lorsqu’elle est utilisée dans des textes littéraires, c’est le plus souvent en séries ou en listes. De même, sur les vases grecs, les figures allégoriques apparaissent fréquemment par groupes (nombreux exemples dans Shapiro 1993).

91 Aelius Aristide, lui aussi, se réfère à un tableau (mais sous forme de comparaison) pour tracer le portrait allégorique de Concorde et Discorde – souhaitant sans doute insister ainsi sur le caractère pictural de sa description (Or. 24 [Aux Rhodiens], 44).

92 C’est la présence d’un grave anachronisme dans le texte de Lucien qui a suscité la suspicion : la conspiration de Theodotos à laquelle notre auteur fait allusion eut lieu vers 219 avant J.-C., sous le règne de Ptolémée IV, alors qu’Apelle a vécu au IVe siècle : il faut donc supposer de la part de Lucien soit une erreur grossière (une confusion entre Ptolémée IV et Ptolémée Ier ?), soit une fraude délibérée, ce qui n’aurait rien de très surprenant de la part d’un auteur dont on connaît les goûts de faussaire et le talent pour l’affabulation.

93 Cf. Vasiliu 2005, 177 : l’allégorie cherche à s’approprier « la force d’impact du visible ».

94 L’opuscule Ne pas croire à la légère à la calomnie a servi de base au tableau de Botticelli, La Calomnie, conservé au Musée des Offices, à Florence : le peintre avait sans doute lu la description de Lucien dans le Traité de la peinture de Leon Battista Alberti, où figurait la traduction que Guarino de Vérone avait fait paraître vers 1406 (cf. Bompaire 1986).

95 Sur les définitions antiques de l’allégorie, voir Hahn 1967 ; Calvié 2002 ; Chiron 2004. Les théoriens de l’Antiquité associaient volontiers énigme et allégorie : dans la Rhétorique de Philodème de Gadara (110 – 40 / 35 av. J.-C.), l’allégorie est divisée en trois espèces, énigme, proverbe, ironie (Calvié 2002, 83-84) ; le grammairien Tryphon (Ier siècle apr. J.-C.), dans son traité Sur les tropes, traite successivement de l’allégorie et de l’énigme : dans l’allégorie, explique-t-il, c’est soit l’expression soit le sens qui est obscur, dans l’énigme l’un et l’autre (Rhetores graeci, éd. Spengel 1856, 193). Pour l’association récurrente de l’allégorie et de l’obscurité, voir Démétrios, Du style, 101 : « L’allégorie ressemble aux ténèbres et à la nuit ».

96 Ne pas croire à la légère à la calomnie, 5 (trad. Bompaire 1998).

97 On a beaucoup discuté de l’identité du personnage évoqué dans Héraclès : la description de Lucien a été rapprochée de monnaies gauloises dites « à la tête d’Ogmios », où figure une tête centrale entourée d’autres têtes plus petites, reliées à elle par des chaînettes ; d’assez nombreux chercheurs (Koepp 1919 ; Sjoestedt-Jonval 1936 ; Hafner 1958) dénient toutefois l’identification de cette figure énigmatique au dieu de l’éloquence évoqué par Lucien. Bader 1996 rapproche le nom d’Ogmios de celui du héros irlandais Ogma, inventeur de l’ogam ou écriture ogamique (écriture utilisée dans les inscriptions funéraires) : Ogmios serait le dieu de la poésie, et le mythe des prisonniers d’Ogmios se ferait l’écho de réflexions très anciennes sur la parole poétique, le « liage » évoqué étant celui de la poésie – un liage dont il est question aussi dans le mythe odysséen des Sirènes. Le Roux 1960, affirmant pour sa part que le théonyme Ogmios est d’origine grecque (elle le rapproche de ὄγμος, « ligne, sillon »), voit dans l’Héraclès-Ogmios de Lucien l’interpretatio graeca d’une divinité celtique à double ou triple visage (dieu de l’écriture sacrée et de l’éloquence, mais aussi dieu guerrier et psychopompe) – interpretatio qui aurait été élaborée par les Celtes eux-mêmes à l’époque romaine et transmise à Lucien par son interprète autochtone, sans doute un druide. À l’inverse de Le Roux, Hafner 1958 estime que le tableau décrit dans Héraclès n’a rien à voir avec la mythologie celtique (l’interprète gaulois mentionné dans la description est, selon lui, un personnage fictif) : l’Héraclès-Ogmios décrit par Lucien serait en réalité Geras (allégorie de la vieillesse) victorieux d’Héraclès (dont il porte les attributs, comme Omphale porte la peau de lion, signe de son triomphe amoureux) ; l’image symboliserait la supériorité de l’éloquence sur la force brutale, l’artiste ayant choisi de représenter la puissance de la parole sous la figure de Geras, en raison du lien fréquemment établi par les Anciens entre vieillesse et art du discours.

98 Divers artistes de la Renaissance ont tenté de reconstituer le mystérieux tableau décrit par Lucien : on possède des dessins de Dürer et d’autres émanant de l’école de Raphaël (cf. Koepp 1919, taf. IV, 1-2 ; Le Roux 1960, fig. 5).

99 Héraclès, 6 (trad. Bompaire 1993).

100 Sur le Tableau de Cébès, voir notamment Joly 1963 ; Flamand 1994 ; Trapp 1997. Joly insiste sur le caractère néo-platonicien de l’opuscule.

101 Cébès, Tableau de la vie humaine (trad. Meunier 1960). La plus ancienne représentation figurée du Tableau date de l’Antiquité : il s’agissait d’un relief de marbre, dont on a conservé deux copies réalisées par des humanistes, Giulio Clovio et Giovanni Antonio Dosio, à l’époque où l’objet était en la possession du cardinal Alessandro Farnese (1468-1549) ; on y voit trois hommes âgés, à la porte de la Vie ; à droite de la porte est représentée une femme drapée, désignée comme la figure d’ΑΠΑΤΗ (cf. Schleier 1973, Abh. 31-32). Sur la postérité du Tableau à la Renaissance et au début de l’époque moderne, voir Schleier 1973, où sont reproduites des illustrations d’Holbein (Abh. 5-8), Dürer (Abh. 11), Corrozet (Abh. 18-28).

102 Ici encore, la référence est explicite, puisque la description de Lucien s’ouvre en ces termes : « Mais je veux d’abord, comme le fameux Cébès (ὥσπερ ὁ Κέβης ἐκεῖνος), tracer un tableau (εἰκόνα)… » (Maître de rhétorique, 6).

103 Sur la postérité de cet apologue, raconté par Xénophon dans les Mémorables (2, 1, 21-34), voir notamment Waites 1912, 43-46 ; Bompaire 1958, 258-261 ; Panofsky 1999. Le texte de Xénophon a été très souvent cité et / ou imité par les auteurs anciens, grecs et latins, païens et judéo-chrétiens : si certains d’entre eux se sont contentés de paraphraser les Mémorables (cf. Cicéron, De off. 1, 32, 118 ; Clément d’Alexandrie, Pégagogue, 2, 10, 110 ; Strom. 5, 31, 1-2 ; Justin, Apologie, 2, 11, 2-8 ; Basile de Césarée, Aux jeunes gens sur la manière de tirer profit des lettres helléniques, 5), d’autres se sont livrés à des réécritures plus inventives – par exemple, Dion Chrysostome, Or. 1, 65-84 (Royauté et Tyrannie prennent la place de Vertu et Vice) ; Maxime de Tyr, Diss. 14 (Comment distinguer le flatteur de l’ami), 1 (après avoir résumé brièvement l’apologue de Prodicos, Maxime de Tyr crée son propre mythe en substituant l’ami à la Vertu et le flatteur au Vice) ; Thémistios, Or. 22 (De l’amitié), 27, 280 a – 282 c (l’opposition Vice – Vertu se double d’une opposition entre Amitié et Hypocrisie). La réécriture à laquelle Philostrate s’est livré dans la Vie d’Apollonios de Tyane est d’un intérêt tout particulier, car il y est question d’images représentant l’Héraclès de Prodicos (6, 10). Picard 1954 signale la présence d’une illustration de cet apologue sur un cippe funéraire d’Hadrumète (Sousse), œuvre datant de l’époque d’Hadrien, mais dérivant d’un prototype qui doit remonter à l’époque ptolémaïque : Aretè y a été remplacée par une Virtus romaine, allégorie armée apparentée au type de la Dea Roma ; l’autre apparition féminine symbolise le Destin, la Moira. Dans le domaine latin, les deux adaptations les plus dignes d’intérêt sont celle, métalittéraire, d’Ovide, où le Poète, endossant le rôle d’Héraclès, doit choisir entre Élégie et Tragédie (Amours, 3, 1) et celle, historicisante, de Silus Italicus, où Scipion l’Africain se substitue au héros mythique (Guerre punique, 15, 18-128).

104 Voir Quintilien, Institution oratoire, 9, 2, 36 : « Nous personnifions souvent aussi des abstractions, comme le font Virgile avec la Renommée, ou selon ce que rapporte Xénophon, Prodicos avec la Volupté et la Vertu, ou Ennius avec la Mort ou la Vie, qu’il met aux prises dans une satire » (trad. Cousin 1978).

105 Sur la façon dont Lucien a adapté dans le Songe l’apologue de Prodicos, voir Gera 1995.

106 Cf. Strubel 2002, 44-45. Sur songe et allégorie, voir aussi Quilligan 1979, 222 : « A paradigmatic form of allegory is the dream vision ».

107 Cf. Saïd 1993, 268-269 : « L’ironie de Lucien n’épargne pas plus Paideia que sa rivale ».

108 Le comportement initial des deux femmes apparaît très semblable chez Lucien : il précise qu’« elles faillirent [le] mettre en pièces dans leur rivalité » (Songe, 6).

109 Voir l’agitation de Tyrannie, dans le premier discours de Dion Chrysostome Sur la royauté (Or. 1, 80-81).

110 Cf. Gera 1995, 249-250 : la Paideia du Songe est une figure complexe et ambivalente ; à travers cette présentation ambiguë, Lucien indique « that he cannot celebrate his choice whole-heartedly ».

111 Songe, 7-8 : cf. Aristophane, Nuées, 990-1014. Au nombre des bénéfices que l’Ancienne Éducation est censée procurer figurent précisément une « poitrine robuste » et des « épaules larges » (v. 1012-1013 : στῆθος λιπαρόν… ὤμους μεγάλους).

112 Le terme ψυχρολογία est employé à propos des récits d’Homère dans le Dialogue des morts, 11, 5 ; et l’adjectif ἕωλος figure dans le Timon (2), pour décrire le foudre de Zeus, pareil à « une mèche de lampe allumée de la veille » (ἕωλον θρυαλλίδα).

113 Moreau 2004, 119-120, dénombre chez Eschyle cinquante-trois figures allégoriques différentes ; parmi les personae dramatis, il cite Force (Bia) et Pouvoir (Kratos) dans le prologue de Prométhée enchaîné, Folie (Lyssa) dans Xanthiai. Chez Euripide, la Folie apparaît sur scène dans Héraclès Furieux (843-874), la Nature dans Augê, la Paix dans Kresphontes, la Prospérité (Olbos) dans Phaéton…

114 Dans les comédies d’Aristophane, à côté de nombreuses personnifications muettes comme Eirènè, Theôra, Opôra dans la Paix, Basileia dans les Oiseaux, Diallagè dans Lysistrata, interviennent diverses figures allégoriques qui jouent le rôle de personnages parlants et agissants : c’est le cas du Peuple (Dèmos) dans les Cavaliers, de Raisonnement Juste et Raisonnement Injuste dans les Nuées, de Richesse et Pauvreté dans Ploutos ; Dèmos et Ploutos sont les deux personnifications qui occupent la place la plus importante et s’expriment le plus abondamment dans le théâtre d’Aristophane (cf. Newiger 1957). L’intérêt du théâtre comique pour les figures allégoriques pourrait s’expliquer par l’existence d’une ressemblance générique entre allégorie et comédie (cf. Quilligan 1979, 282 : les deux genres accordent une même attention au langage ; « Speech per se is the material of the comic form »).

115 Hermogène, Progymnasmata, 9 (éd. Rabe 1913, 20) : « Il y a prosopopée quand nous personnifions une chose, comme la Réfutation (Ἔλεγχος) chez Ménandre ». On retrouve la même référence chez Aphthonios, Progymnasmata, 11 (éd. Rabe 1926, 34).

116 Voir Hertel 1969, 7-41 (Aristophane) et 48-62 (Lucien) ; l’étude de Hertel montre que le Timon de Lucien a exercé sur la postérité une influence plus grande que la comédie d’Aristophane.

117 Ploutos est « livide, tout soucieux, les doigts contractés par l’habitude de compter » (Timon, 13 : trad. Bompaire 2003) ; il est non seulement aveugle, mais aussi boiteux (caractéristique inconnue d’Aristophane).

118 Timon, 24 : « Je circule en tous sens et j’erre, jusqu’à ce que je tombe sur quelqu’un sans m’en apercevoir » (trad. Bompaire 2003).

119 Timon, 20 : « Quand je vais trouver quelqu’un de la part de Zeus, je ne sais comment, je suis lent et boiteux des deux jambes. Si bien que je peine pour arriver au but, et parfois celui qui m’attend est devenu vieux auparavant. Mais quand il faut repartir, tu me verras ailé et beaucoup plus rapide que les songes » (trad. Bompaire 2003).

120 Timon, 27 : pour tromper les hommes, Ploutos met « un masque fort séduisant, brodé d’or et incrusté de pierres précieuses » (trad. Bompaire 2003).

121 Voir Sommerstein 2005, 163-164 et surtout Rosen 2000 : l’auteur insiste sur la dimension apologétique de la pièce de Cratinos, conçue en réponse aux attaques dont le poète avait été victime de la part d’Aristophane dans les Cavaliers. Lucien apparaît donc très fidèle à l’esprit de son modèle antique.

122 Bompaire 1980, 81, note que le Dialogue ici mis en scène est le dialogue socratique, et que le personnage allégorique incarne dans une certaine mesure Socrate lui-même, en combinant des traits empruntés aux Nuées d’Aristophane et au Phèdre de Platon.

123 Double accusation, 33 (trad. Bompaire 2008).

124 Double accusation, 31 (trad. Bompaire 2008). Dans les Cavaliers d’Aristophane, komododidaskalia (Mise en scène) est décrite comme une femme accordant ses faveurs aux auteurs dramatiques les mieux doués (517) ; dans les Grenouilles, la Muse d’Euripide apparaît sous les traits d’une joueuse de castagnettes (1305-1308) : elle est donc assimilée à une prostituée. Sur cette métaphore familière aux poètes comiques, voir Sommerstein 2005.

125 Selon Dubel 1994, 21-22, la personnalité même du Syrien symbolise le renouvellement du genre du dialogue ; sa qualité d’étranger (ξένος) illustre la nouveauté du genre créé par Lucien. Le Syrien lui-même serait donc une figure allégorique.

126 De ce personnage au nom parlant, Dubel 1994, 23, note qu’il est, comme le Syrien de la Double accusation, une « auto-définition de l’art de Lucien ».

127 Trad. Bompaire 2008. On retrouve la même opposition entre vraie et fausse philosophie dans les Esclaves fugitifs, où la Philosophie personnifiée vient se plaindre à Zeus des outrages que lui infligent les charlatans ; adoptant la pose de philosophes, ils prétendent recevoir les hommages dus à la philosophie véritable, et lui font le plus grand tort auprès des ignorants : « Voyant cela, les profanes (ἰδιῶται) méprisent désormais la philosophie, ils s’imaginent que tous les philosophes sont pareils <à ceux-là> et en accusent mon enseignement <…>. L’Ignorance (Ἀμαθία) et l’Injustice (Ἀδικία) se rient de moi » (21).

128 Cf. Quilligan 1979, 24 : « Allegory is the most self-reflexive and critically self-conscious of narrative genres ».

129 Cf. Quilligan 1979, 33 : « A sensitivity to the polysemy in words is the basic component of the genre of allegory » ; 42 : « More than any other creator of narrative, the allegorist begins with langage purely » ; 46 : « Wordplay is an organic part of the genre » ; 156 : « Allegories <…> are always fundamentally about language » ; 223 : Quilligan souligne « allegory’s primary concern with its own verbal medium ».

130 Cf. Quilligan 1979, 53 (« The allegorical author <…> writes a commentary on his own text ») ; 140 (« In allegories, there is a tendency for commentary to engulf narrative ») ; Whitman 1987, 2 (« In its obliquity, allegorical writing exposes in an extreme way the foundation of fiction in general »).

131 Sur les prolalies de Lucien, voir Branham 1985 ; Nesselrath 1990 (l’auteur considère comme des prolalies Dionysos, Héraclès, l’Ambre, les Dipsades, Hérodote, Zeuxis, Harmonidès, le Scythe ; il estime en revanche que le Songe n’est pas une prolalie, mais « a special-occasion piece »).

132 Branham 1985, 240 : « The prologues are used to mediate between Lucian the performing artist and his audience by highlighting important features of his art and defending them against potential criticism and misunderstanding ». Saïd 1994, 167 note que, dans ses prolalies, Lucien met volontiers l’exotisme au service de l’autoportrait : l’Héraclès gaulois, par exemple, est une représentation symbolique du sophiste.

133 À propos de l’ambre, 6 (trad. Bompaire 1993).

134 Voir Branham 1985, 241 : le but de cette prolalie est d’expliquer la nature et la fonction de la comédie dans les œuvres de Lucien ; Nesselrath 1990, 137 : « Lucian’s works may reveal on closer inspection something more serious than mere jokes ».

135 Cf. Camerotto 1998, 122-123.

136 Qualifiée de παράδοξος, ξένος, ἀλλόκοτος, τεράστιος, l’œuvre de Lucien viole les limites bien définies des différents genres littéraires – ce qu’exprime l’image du centaure, à mi-chemin entre cheval et homme (Camerotto 1998, 85 et 118).

137 Zeuxis, 2 : Lucien exprime son attachement aux « belles expressions » (ὀνομάτων… καλῶν) modelées « sur le canon ancien » (πρὸς τὸν ἀρχαῖον κανόνα).

138 Cf. Branham 1985, 238-239 ; Nesselrath 1990, 131-132 : l’histoire de Zeuxis illustre la réaction de Lucien « to someone praising novelty in his works ».

139 Camerotto 1998, 35.

140 Georgiadou & Larmour 1998.

141 La lecture allégorique du texte biblique préconisée par les Pères de l’Église repose sur la valorisation de cet effort de recherche : la connaissance de la vérité doit rester interdite aux indignes et aux indifférents (cf. Pépin 1987, 91-136 : « Saint Augustin et la fonction protreptique de l’allégorie »).

142 Fishbane 2005, 89 et 109. Strubel 2002, 251-252 dit de l’écriture allégorique qu’elle est un « mode de la subtilité ».

143 Chiron 2005, 35.

144 La proximité de l’allégorie et de l’ironie est indiquée, déjà, chez les rhéteurs anciens : cf. Calvié 2002, 85 (Philodème) ; Hahn 1967 (Quintilien, Institution oratoire, 8, 6, 54).

145 Formule empruntée à Branham 1989, 212-213 : l’auteur souligne « Lucian’s emphasis on literature as an interpretative game ».

146 C’est Ménippe lui-même qui dresse son propre constat d’échec, en déclarant à son ami (Icaroménippe, 2 : trad. Bompaire 2003) : « Il est clair que tu te moques de moi depuis un bon moment, et il n’est pas étonnant que tu considères le caractère extraordinaire de mon propos comme une sorte de fable » (σοὶ τὸ παράδοξον τοῦ λόγου μύθῳ δοκεῖ προσφερές).

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Pour citer cet article

Référence papier

Corinne Jouanno, « Mythe et allégorie dans l’œuvre de Lucien »Kentron, 24 | 2008, 183-225.

Référence électronique

Corinne Jouanno, « Mythe et allégorie dans l’œuvre de Lucien »Kentron [En ligne], 24 | 2008, mis en ligne le 13 mars 2018, consulté le 20 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/1699 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.1699

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