Passions, Vertus et Vices dans l’ancien roman, B. Pouderon, C. Bost-Pouderon (éd.)
Passions, Vertus et Vices dans l’ancien roman, B. Pouderon, C. Bost-Pouderon (éd.), Lyon, Maison de l’Orient et de la Méditerranée (CMO ; 42, série littéraire et philosophique ; 14), 2009.
Texte intégral
1Cet ouvrage, rassemblant les actes du quatrième colloque international sur le roman antique qui s’est tenu à Tours du 19 au 21 octobre 2006, embrasse, du IIIe siècle avant notre ère (s’il faut dater Iamboulos de cette période) jusqu’au milieu du XIXe siècle, une littérature qui dépasse le genre romanesque au sens strict du terme. Les vingt-six contributions sont commodément réparties en cinq sections.
2Dans la première, « Vertus politiques et sociales », E.L. Bowie, « Vertus de la campagne, vices de la cité dans Daphnis et Chloé de Longus », à travers un relevé, matérialisé dans un tableau, des vertus de caractère et des vertus de comportement (et des vices correspondants), montre que, dans ce roman, à la différence de l’Euboïcos de Dion de Pruse, vertus et vices ne sont pas distribués de façon dichotomique entre ville et campagne, ce qui invalide, au dire même de l’auteur, le titre. J.-P. Guez, « Homme tyrannique, homme royal dans le roman de Chariton », analysant la polarité entre Tyran (amoureux) et Roi (maître de soi), affirme que, au fond, tout part d’une « inquiétude vis-à-vis de l’expérience amoureuse elle-même » ; l’amour tyrannise, et rend tyrannique. En revanche, le Roi, et le protagoniste Chéréas le devient grâce à Callirhoé, a la maîtrise de soi. On aura reconnu le modèle platonicien et une représentation qui est celle de l’âge classique qui invitent à rectifier l’analyse de Foucault sur l’érôs romanesque. En écho à Guez, F. Létoublon, dans « Le prince idéal de la Cyropédie ou l’histoire est un roman », s’intéresse au roi idéal, le Cyrus de la Cyropédie, devenue véritable Bildungsroman matriciel, des romans antiques jusqu’à ceux du XVIIIe siècle : roi admirable, doué de toutes les vertus, au premier rang desquelles la σωφροσύνη qui se manifeste surtout « face au danger de la passion amoureuse », notamment dans l’épisode de Panthée et d’Abradate. S. Montanari, « Morale et société idéale dans l’utopie d’Iambulos », étudie non pas des individus, mais la société utopique décrite par Iamboulos : ce peuple primitif, doté de qualités naturelles améliorées par la culture et traduites en règles sociales et politiques qui visent à garantir une concorde assurant un bonheur universel, fournit l’occasion d’une expérience iniatique et d’une réutilisation des topoi de l’Âge d’or qui pointent les failles de la société hellénistique.
3Dans la section « Vertus individuelles, philosophiques et religieuses », R. Brethes, « Rien de trop : la recherche d’un juste milieu chez Aristote, Ménandre et Chariton », examine la transformation de Chéréas en pepaideumenos. Caractérisé par la colère, comme des jeunes gens de Ménandre, et relevant de l’analyse aristotélicienne de cette passion, le protagoniste trouve l’équilibre de l’âge mûr et devient père. Tout ce qui concerne l’enfant est proche de la Comédie Nouvelle, et appelle une suite, qui semble programmée. K. Dowden, « L’affirmation de soi chez les romanciers », part de l’analyse du verbe θαρρεῖν (prendre confiance), récurrent, pour dégager un schéma tripartite désespoir-encouragement-bienveillance opératoire dans les romans. Les héroïnes, échappant aussi bien à la passivité qu’à l’agression, apparaissent particulièrement aptes à l’affirmation de soi. D. Kasprzyk, « Morale et sophistique : la notion de σωφροσύνη chez Achille Tatius », cerne le sens, toujours tributaire des conditions de production des discours qui l’introduisent, de cette vertu chez un romancier qui, s’il en parle moins que les autres, la déplace de l’héroïne au héros, dans un processus de dévaluation et de remplacement de la σωφροσύνη par la παρθενία (virginité), éthiquement neutre. Des tableaux très utiles accompagnent l’étude. D. Konstan, « Le courage dans le roman grec : de Chariton à Xénophon d’Éphèse, avec une référence à Philon d’Alexandrie », s’intéresse, lui, à l’andreia (courage), telle qu’elle est définie par Philon, associée à la sagesse et voisine de la sôphrosynè, pour souligner l’originalité de Xénophon d’Éphèse, notamment par rapport à Chariton, et sa proximité avec la littérature chrétienne : le héros ne se constitue pas en adulte par le courage lié à la guerre, et il y a une parité des rôles sexuels grâce à cette vertu également partagée. B. Pouderon, « Le discours sur la chasteté dans le cycle clémentin : Homélies clémentines et Martyre des saints Nérée et Achillée », étudie, lui aussi, la σωφροσύνη à travers les deux oeuvres citées en titre : dans la première, elle est synonyme de fidélité conjugale, antonyme de μοιχεία (adultère) et n’exclut pas le plaisir ; elle reflète le judaïsme hellénistique ; au contraire, dans la seconde, elle signifie continence absolue, comme dans l’ascétisme monastique. Le Martyre apparaît alors comme une réplique à la thèse du Roman clémentin : à preuve, l’épouse de Pierre est remplacée par sa fille, vierge. I. Ramelli, « Les vertus de la chasteté et de la piété dans les romans grecs et les vertus des chrétiens : les cas d’Achille Tatius et d’Héliodore », rappelle que les vertus manifestées dans ces deux romans sont comparables aux vertus chrétiennes contemporaines ; ainsi, elle compare Leucippé à une martyre, et réhabilite les témoignages présentant les deux romanciers comme des évêques.
4Dans la section « Les passions : entre vice et vertu », A. Billault, « Remarques sur la jalousie dans les romans grecs antiques », souligne que les romans grecs, qui ne sont pas des romans d’analyse, ne réfléchissent pas sur la jalousie (il faut d’ailleurs distinguer le φθονός de la ζηλοτυπία, plus positive). La jalousie est un moteur de l’intrigue, notamment dans les Babyloniaques, et dans Callirhoé, « roman de la jalousie » : il n’y aurait pas d’action sans la jalousie de Chéréas, puis de Dionysios. C. Daude, « Aspects physiques et psychiques des passions chez Achille Tatius », confronte à la pensée de Galien la représentation de la passion chez ce romancier qui donne dès l’incipit un discours sur les passions. L’homme d’Achille Tatius est défini comme un zôon pathetikon. G. Garbugino, « La perception des passions dans le roman d’Apulée », voit dans l’importance des passions, entre autres de la curiositas / πολυπραγμοσύνη, ce qui distingue les Métamorphoses de la Milesia. Certes, « le caractère sacrilège de la curiositas » est affirmé, mais la curiosité de l’âne est moteur de l’action et ouvre ainsi à la delectatio et à la lecture allégorique. M. Lassithiotakis, « Τσ’ εὐγενειᾶς τὰ δῶρα : passion, vertu et noblesse dans Érotocritos », montre que, dans cette oeuvre marquée par la littérature italienne, notamment Le Courtisan, le courage est associé à l’amour, chez la princesse Arétousa et chez le roturier Érotocritos, et fait de ce dernier un aristocrate : c’est la reconnaissance des qualités innées qui permet le dénouement heureux. Pour K. De Temmerman, « Un protagoniste passionné : quelques réflexions sur l’expression incontrôlée des émotions chez Chariton », le romancier subvertit le schéma associant pathos et féminin, êthos et masculin. En effet, dans les six premiers livres, le narrateur souligne le manque de σωφροσύνη de Chéréas, dominé par le πάθος. Ce manque de maîtrise de soi est illustré par sept monologues de lamentations, identifiables à des progymnasmata, auxquels s’opposent sept monologues de Callirhoé, moins pathétiques et plus éthiques. M. Woronoff, « Leucippé ou les infortunes de la vertu : volupté et souffrance dans le roman d’Achille Tatius », montre que la fascination pour la souffrance doit être relativisée : seule l’héroïne souffre, et le romancier fixe des limites au plaisir scopique, qui concerne plutôt des scènes imaginaires ou des personnages secondaires.
5La section « Vertus, idéologie et édification » s’ouvre avec la contribution de M.-A. Calvet-Sebasti, « Colère et compassion dans les récits apocryphes chrétiens ». L’auteure dégage l’originalité du Roman pseudo-clémentin par rapport aux Actes apocryphes des apôtres pour en déduire que les stratégies narratives, à partir d’une structure romanesque, dépendent du « projet didactique », tributaire, c’est son hypothèse, de commandes. En posant la question « La vertu de sagesse existe-t-elle dans les Métamorphoses d’Apulée ? », G. Puccini-Delbey répond par la négative ; Lucius est dépourvu de prudentia jusqu’au moment où il reçoit son salut d’Isis ; l’homme se définit par le manque. L’auteur affirme la nécessité de ne pas séparer les Métamorphoses des autres œuvres d’un corpus caractérisé par le concept récurrent de sagesse, à entendre, avec Socrate, comme « souci de soi ». C. Ruiz-Montero et J. Fernandez Zambudio, « La doctrine morale de la Vie d’Alexandre deMacédoine (rec.A) », à partir d’une caractérisation des vertus et des vices du Conquérant, réévaluent l’influence du cynisme de l’époque impériale sur la plus ancienne recension de l’œuvre. H. Tonnet, « Heurs et malheurs de la vertu dans trois romans grecs du XIXe siècle », rappelle que la vertu est au cœur du roman néo-hellénique à travers le héros ou le couple éponymes, mais souligne l’évolution qui promeut, avec Kalligas, les vertus bourgeoises d’ordre et de travail dans une société où triomphe le vice. Enfin, pour É. Wolff, « Vertus et vices dans l’Historia Apollonii regis Tyri », l’inceste comme thème central et comme forme suprême du mal, dans une oeuvre aux personnages stéréotypés qui assure la victoire des bons, s’explique par un état païen du texte, sur lequel se superpose un état chrétien à des fins d’édification.
6Le volume s’achève par la section « Vertus et narrativité ». M. Briand, « Le sexe des passions et des vertus : anthropologie culturelle, méta-fiction et rhétorique dans le roman d’Achille Tatius », choisit le roman le plus ambigu pour questionner, à la lumière des théories du genre et de la théorie littéraire, le féminin et le masculin dans leur construction toujours fragile, toujours troublée ; il montre qu’il n’est pas indifférent que le récit soit assumé par un protagoniste adepte de l’asianisme, rhétorique marquée comme féminine. D. Crismani, « Notes sur le pouvoir des herbes dans le roman », étudie le rapport des pharmaka, et plus généralement du discours médical, avec les récits de passion amoureuse que sont les romans. H. Frangoulis, « Passion et narration : Nonnos et le roman », démontre comment les chants 15 et 16 des Dionysiaques sont à lire comme un renversement du code romanesque, tel qu’il se manifeste notamment chez Longus, et comme une modification radicale du schéma narratif ; ce faisant, Nonnos réalise des potentialités du genre – mort du héros, viol de l’héroïne – dans une écriture qui suppose des lecteurs cultivés. C. Jouanno, « Un roman exemplaire : l’histoire d’Abradate et de Panthée au fil des siècles », après avoir dégagé les traits romanesques de l’épisode, s’intéresse, à travers l’interprétation des personnages de Panthée et de Cyrus, à sa réception, de l’époque impériale jusqu’à l’époque byzantine, et à sa réécriture, qui associe êthos et pathos ; elle souligne en particulier comment les rhéteurs ont été sensibles à l’effet pathétique suscité par la main coupée d’Abradate (« Sa main suivit la sienne », selon la formule de Xénophon). Il est encore question de l’êthos et du pathos chez L. Nuñez, « Les πάθη d’un narrateur : le cas des Éthiopiques », qui utilise ces catégories rhétoriques comme outils pour lire le roman d’Héliodore : la construction d’êthê, comme autant de masques du narrateur (naturaliste, géographe, historien, etc.), et vise à susciter, de façon plus ou moins explicite, les émotions (pathê) du narrataire, et donc du lecteur. La contributrice, se fondant sur l’analyse de passages précis, rappelle que la rhétorique joue un rôle essentiel dans les Éthiopiques, et dans le roman en général.
7S. Montanari a établi, de façon claire et rigoureuse, de riches index (index des auteurs cités, avec subdivion entre auteurs profanes et auteurs sacrés ; index des noms anciens ; index thématique ; index des mots latins ; index des mots grecs) qui permettront des repérages rapides.
8En conclusion, on peut dire que cette publication, très soigneusement éditée, présente des approches qui réussissent, pour la plupart, à montrer de façon subtile comment, dans la littérature fictionnelle, et notamment celle qui se construit comme genre romanesque, les passions, au-delà de l’éthique, sont inséparables de la rhétorique, et donc de la poétique et de l’esthétique. Ses lecteurs apprécieront le souci constant chez les contributeurs de définir les vertus et les vices en fonction des discours qui les signifient ; le concept de sôphrosunè, par exemple, s’avère d’une remarquable plasticité. Oui, l’étude des passions justifiait bien un tel colloque !
Pour citer cet article
Référence papier
Patrick Robiano, « Passions, Vertus et Vices dans l’ancien roman, B. Pouderon, C. Bost-Pouderon (éd.) », Kentron, 26 | 2010, 213-217.
Référence électronique
Patrick Robiano, « Passions, Vertus et Vices dans l’ancien roman, B. Pouderon, C. Bost-Pouderon (éd.) », Kentron [En ligne], 26 | 2010, mis en ligne le 06 mars 2018, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/1441 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.1441
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