- 1 Ma traduction, ici comme ailleurs, sauf mention particulière. En outre, le grec est cité, s (...)
Le huitième jour, naviguant non plus sur du lait, mais désormais sur une eau salée d’un bleu profond, nous remarquâmes une foule d’hommes qui couraient sur la mer, en tout point semblables à nous, et pour la morphologie et pour la taille, à l’exception unique des pieds. C’est qu’ils les avaient en liège, raison pour laquelle, à mon avis, ils s’appelaient, justement, Pieds-de-liège. Il faut avouer que nous fûmes surpris de constater que, loin de s’enfoncer, ils se maintenaient sur les flots et s’y déplaçaient sans crainte. Ils nous abordaient et nous saluaient en grec, disant qu’ils se hâtaient de regagner Liège, leur patrie.
Lucien de Samosate, Histoires vraies, II, 41
- 2 Sur la bibliographie antérieure à 2008 portant sur les œuvres antiques, voir Jouanno 2008. (...)
1S’intéresser à l’utopie dans le monde grec peut apparaître paradoxal, puisque le genre est né en Europe occidentale à la Renaissance. Cependant, diverses études ont été menées, certaines depuis longtemps, d’autres plus récemment, qui ont montré que les Grecs avaient développé une réflexion de type utopique2. Mais, en l’absence d’un genre constitué au sein de la littérature grecque, la réflexion sur l’utopie a été conduite à l’intérieur d’autres genres, selon deux grandes orientations. La première, philosophique, a donné lieu à des politeîai, d’Hippodamos de Milet à Zénon de Citium, en passant par Platon, chez qui elle a pu prendre la forme d’un mythe. D’autres réflexions sur l’utopie s’inscrivent dans un cadre ethnographique. Le débat, alors lié à l’évocation de peuples des confins, s’exprime parfois dans le cadre de récits de périples, cependant que les textes ressortissent tour à tour à l’histoire, à la géographie, à la mythographie ou au roman. On perçoit donc qu’a priori la question de la langue sera envisagée différemment, selon que l’on est dans une perspective philosophique, historique, poétique ou romanesque.
2Plus paradoxal encore peut sembler le projet d’explorer les rapports entre langue(s) et utopie dans l’Antiquité, étant donné le manque d’intérêt flagrant qu’ont manifesté les Grecs à l’égard des langues autres que la leur. J’ai toutefois entrepris de mener cette étude, choisissant, pour l’entamer, de replacer la question dans son contexte, afin d’évaluer les idées reçues concernant l’attitude des Grecs à l’égard des étrangers, xénoi et bárbaroi. J’ai ensuite recherché les traces éventuelles de langues construites, consciemment ou non, dans la tradition grecque, avant de pister les témoignages sur de possibles langues utopiques dans le domaine grec.
3À scruter les écrits des Grecs qui nous ont été transmis, on peut tenter d’estimer la part que ces derniers ont réservée aux langues étrangères. Même s’ils sont a priori suspects de ne pas s’être beaucoup intéressés aux locuteurs non hellénophones, il m’a paru nécessaire de chercher à mesurer le poids des conventions littéraires, de m’interroger sur le degré de conscience que les Grecs pouvaient avoir de la pluralité des langues, pour examiner enfin le lexique linguistique en rapport avec la pratique des langues étrangères, ainsi que les différentes modalités de la traduction.
- 3 Les ouvrages historiques et géographiques, qui n’obéissent pas tout à fait (...)
- 4 Lejeune 1940-1948, 51. Cette étude déjà ancienne réunit une vaste documentation, que j’ (...)
- 5 Sur ce débat, voir Wathelet 1988, 70-73, et 1989, 21-38, ainsi que Watkins 1986.
4Tous types de fictions confondus3, des conventions sont de règle en littérature, qui nous empêchent de déterminer la manière dont les Grecs percevaient les langues de leurs voisins proches ou lointains. Ainsi, pour prendre l’exemple de l’épopée homérique, qui, par son ancienneté et son prestige, a influencé la création littéraire ultérieure, il est rare qu’il y soit fait référence aux langues parlées par les non Grecs. Les conventions du genre épique, dont on ne négligera pas les conditions orales de représentation, sinon de création, l’emportent le plus souvent sur la vraisemblance, comme le dit Michel Lejeune4 à propos des joutes verbales préliminaires aux combats singuliers entre Achéens et Troyens5. D’une manière exceptionnelle, cependant, il est fait allusion, dans l’Iliade, à la bigarrure linguistique des contingents troyens, quand, au chant II (vers 803-806), Iris, sous les traits de Politès, conseille Hector :
Πολλοὶ γὰρ κατὰ ἄστυ μέγα Πριάμου ἐπίκουροι,
ἄλλη δ’ ἄλλων γλῶσσα πολυσπερέων ἀνθρώπων·
τοῖσιν ἕκαστος ἀνὴρ σημαινέτω οἷσί περ ἄρχει,
τῶν δ’ ἐξηγείσθω κοσμησάμενος πολιήτας.
De fait, ils sont nombreux par la grande cité de Priam les groupes d’alliés, et il y a une langue différente pour chacun d’eux, qui sont de souche différente ; aux hommes qu’il commande, que chaque chef transmette les ordres, et qu’il marche à leur tête, après avoir mis en rangs ses concitoyens.
5Le passage décrit de manière objective – la chose est suffisamment rare pour qu’on y insiste – la façon de gérer des troupes composites, à l’instar de ce qui se produira plus tard, notamment dans l’armée d’Alexandre. Ces vers de l’Iliade posent aussi la question de la langue parlée par les Troyens : variété de grec ayant évolué de manière autonome depuis le début du IIe millénaire ou langue anatolienne (louvite en l’occurrence, à suivre Calvert Watkins, qui interprète de manière très convaincante par cette langue les noms de Priam et de Pâris) ? Il est difficile de trancher, en l’absence de documentation archéologique sur les langues parlées à Troie au cours de son histoire, d’autant qu’on ne peut tirer argument de l’onomastique troyenne chez Homère. Ainsi que la chose se pratiquera, par exemple, pour le nom des Sarrasins dans la Chanson de Roland6, les anthroponymes troyens ont en effet été massivement hellénisés. Et cela, depuis une époque très ancienne, puisque les tablettes mycéniennes attestent, à côté d’un Hector (e-ko-to, PY E- passim) et d’un Achille (a-ki-re-u, KN Vc 106, PY Fn 79.2), un Priameias (pi-ri-ja-me-ja, PY An 39, v. 6), indice de l’existence probable, dès le milieu du IIe millénaire, d’épisodes épiques précurseurs de l’Iliade.
- 7 Sur cet enjeu de l’Odyssée, voir en dernier lieu Rabau 2007.
- 8 Je renvoie ici aux pages lumineuses de Hartog 1982. Sur la consommation de (...)
6En revanche, dans l’Odyssée, récit qui ressortit au merveilleux d’une navigation pleine d’aléas et de rencontres terrifiantes, le jeu de mots central au poème, sur l’identité d’Ulysse et sur sa personne (Oûtis) toute d’astuce (mêtis)7, n’a sa raison d’être qu’en grec. D’ailleurs, le clivage autour duquel s’organise l’univers de l’Odyssée est anthropologique, et non linguistique. De fait, la barbarie dont il est question dans le poème confronte les « mangeurs de pain » (sitophágoi), qui peinent sur la terre en y cultivant le blé, à des figures effroyables qui, tout entières du côté du cru, se repaissent, comme Polyphème, de chair humaine ou manifestent une propension fâcheuse à bafouer les lois de l’hospitalité8.
- 9 Eur., Or. 1395. L’origine (phrygienne ou sémitique ?) de l’interjection reste discutée (...)
- 10 Ar., Av. 199-200.
- 11 J’emprunte ici à Jay-Robert 2009 ses remarques sur les précautions entourant l’arrivée (...)
- 12 Ar., Ach. 100, 104.
- 13 Ar., Av. 1615, 1628, 1678 sq. Par ailleurs, si l’archer scythe a un rôle pl (...)
7Quant au théâtre, le texte des œuvres est soumis à une contrainte majeure, celle de la réception de ce qui se dit sur la scène par le public athénien. C’est pourquoi, dans la pièce éponyme d’Eschyle, par exemple, les Perses ne peuvent pas s’exprimer autrement qu’en grec, non plus que les Suppliantes, pourtant originaires de Libye. Dans la même optique, la langue des personnages secondaires non hellénophones se limite à de brèves notations, dont la fonction est strictement « poétique », au sens jakobsonien du terme. Tel est le cas de l’exclamation aílinon aílinon du Phrygien qui, dans l’Oreste d’Euripide, se rue hors du palais, effaré par le meurtre des esclaves d’Hélène9. Il en va de même pour les animaux parlants de la Comédie ancienne, grenouilles et oiseaux, dont les onomatopées, réduites à la portion congrue, se rencontrent majoritairement dans les parties chorales. On notera d’ailleurs qu’Aristophane, dans les Oiseaux, souligne la contrainte dramaturgique en même temps qu’il l’habille d’un plaisant habit mythologique : il justifie en effet de faire parler grec les habitants de Coucouville-les Nuées en alléguant l’influence de Térée qui, venu chez eux après sa métamorphose en huppe, leur a appris sa langue10. Cependant, il arrive aussi que des personnages radicalement étrangers fassent une entrée sur la scène comique, toujours à des moments clés de l’action. Cette intrusion, susceptible de déclencher, sinon la peur, du moins une certaine insécurité, est alors étroitement encadrée par un accompagnateur grec, la crainte que provoquent ces Barbares étant ainsi neutralisée par le rire que déclenchent leurs ridicules11. Si leur rôle n’est pas muet – à l’instar des Odomantes, purs sauvages qui, au début des Acharniens, dépouillent Dicéopolis sans même parler –, il ne dépasse pas une très courte intervention parlée, que l’entourage s’empresse de gloser : deux répliques en grec très écorché12 pour Pseudartabas, Perse de fantaisie, comme son nom l’indique, et trois vers quasiment inintelligibles pour le dieu Triballe13.
- 14 Saïd 1992.
- 15 Saïd 1992, 170-173.
- 16 Borgeaud 2007, 77.
8Enfin, à se pencher sur un genre beaucoup plus tardif, le roman, on n’y décèle pas autant qu’on l’attendrait l’écho de la diversité linguistique observable alors dans le monde méditerranéen antique, du fait de l’élargissement de l’oikouménē à des régions qui n’étaient ni hellénophones ni latinophones. Suzanne Saïd décrit la situation de manière très nuancée dans son étude sur « Les langues du roman grec »14. Elle insiste notamment sur la fonction, différente selon les romans, qu’endosse la référence aux langues étrangères, au-delà de l’application ordinaire des conventions littéraires. La barrière linguistique qui sévit entre les personnages se révèle tantôt un « trait de réalisme », tantôt le vecteur d’un effet de pathos. Ce peut être aussi, chez Héliodore, un ressort dramatique, qui permet de créer quiproquos, apartés ou effets d’attente. Enfin, quand « Philostrate signale […] l’existence de langues et d’écritures étrangères et [qu’il] parle […] d’interprètes, [c’est] sans doute pour créer un effet de réel, mais aussi, et peut-être surtout, pour mettre en relief l’omniscience de son héros ou préparer un coup de théâtre en faisant surgir le grec là où on l’attendrait le moins ». Car, dans la Vie d’Apollonios de Tyane, « parler grec constitue la condition sine qua non de la culture et même de la vertu »15. Cela vaut même pour les sages de l’Inde, dans un retournement à rebours de la réalité linguistique. La chose relève d’un souci de propagande en faveur d’Apollonios, puisque cette figure de sage hors norme possède une compétence linguistique universelle, incluant jusqu’à la compréhension du langage des oiseaux16.
- 17 Le bilinguisme gréco-latin constitue un domaine à part, très abondamment étudié, qui n’ (...)
9Malgré le poids des conventions littéraires, les œuvres de fiction les plus anciennes, ainsi que les ouvrages d’histoire et de géographie, nous apprennent que les Grecs perçurent très tôt la diversité des langues parlées autour d’eux et prirent conscience de ce que le langage articulé n’était pas leur strict apanage. Mais la chose allait presque toujours de pair avec du mépris pour qui ne parlait pas grec.
- 18 Ce qui ne contredit bien sûr pas la réalité des nombreux contacts établis par les Gre (...)
10On ne peut certes pas tirer argument de l’anthroponyme Aigúptios (a3-ku-pi-ti-jo, KN Db 1105.B) qu’attestent, dès le milieu du IIe millénaire avant notre ère, les archives rédigées en linéaire B du palais de Cnossos. C’est qu’un tel nom peut être le sobriquet aussi bien d’un Égyptien acclimaté en Crète que d’un Grec ayant vécu un temps en Égypte18. Mais, pour l’époque archaïque, outre les rares indications de l’Iliade déjà mentionnées, on peut invoquer les propos qu’Aphrodite, dans son Hymne (aux vers 111-116), tient à Anchise. Se présentant sous les espèces d’une mortelle, elle entreprend de le rassurer, avant de le séduire. Pour ce faire, elle forge un scénario qui présente toutes les apparences de la vraisemblance :
Ὀτρεὺς δ’ ἐστὶ πατὴρ ὄνομα κλυτός, εἴ που ἀκούεις,
ὃς πάσης Φρυγίης εὐτειχήτοιο ἀνάσσει.
γλῶσσαν δ’ ὑμετέρην καὶ ἡμετέρην σάφα οἶδα·
Τρῳὰς γὰρ μεγάρῳ με τροφὸς τρέφεν, ἡ δὲ διὰ πρὸ
σμικρὴν παῖδ’ ἀτίταλλε φίλης παρὰ μητρὸς ἑλοῦσα.
ὣς δή τοι γλῶσσάν γε καὶ ὑμετέρην εὖ οἶδα.
Otrée est mon père, de grand renom – peut-être as-tu entendu parler de lui – : il règne sur toute la Phrygie aux solides forteresses. Votre langue et la nôtre, je les maîtrise parfaitement. Car c’est une Troyenne que j’ai eue comme nourrice au palais et, dès ma toute petite enfance, elle me reçut des bras de ma mère pour m’élever. Voilà donc précisément pourquoi votre langue, je la maîtrise aussi.
11Les circonstances de cet apprentissage n’ont évidemment rien d’institutionnel ni de spécialement valorisant, puisque l’élève est une fille (fût-elle princesse) et l’enseignant une nourrice étrangère. Mais l’hymne nous apprend au moins – ce que l’on pouvait suspecter – qu’à l’occasion, les langues circulent et s’échangent lors de contacts prolongés entre individus, ici de statut inégal, et assez loin de la sphère officielle.
- 19 Je renvoie, à titre d’exemple, à l’emploi de bárbaros chez Xénophon, en An. II.1.7-23 (...)
- 20 Mansour 2009. On y joindra aussi Lévy 1992.
- 21 Hdt. I, 57 ; I, 171 ; VIII, 144, ainsi que Xen., Cyr. 1, 1, 5, et DC 41 (...)
- 22 Hdt. II, 154, hapax hérodotéen.
- 23 Sur cette possibilité, voir Hodot & Jouin 2008, 29-30, qui rappellent le jugement (...)
- 24 J’emprunte ces données à Rochette 2001. Discussion détaillée infra, p. (...)
- 25 Lejeune 1940-1948, 45-48 (sur la naissance d’une réflexion grammaticale) ; 48-50 (pou (...)
- 26 Lejeune 1940-1948, 54 sq. Pour un tableau plus récent sur les seuls dia (...)
- 27 Hdt. III, 104.
12Le genre historique, du fait qu’il est soumis à des conventions légèrement différentes de celles des œuvres de fiction, apporte des témoignages un peu plus nombreux sur les langues étrangères. Cela ne veut pas dire pour autant que la diversité linguistique soit toujours signalée ni mise en valeur dans les ouvrages historiques19. Hérodote, le premier, n’échappe pas à l’obligation de mentionner cette pluralité dans son Enquête. De fait, nombreux sont les échantillons linguistiques qu’il insère dans sa description des différents peuples de l’oikouménē, au même titre que les remarques sur ces contrées étrangères, leur faune et les mœurs de leurs habitants. On suivra sur ce point la synthèse de Karim Mansour, qui accrédite dans une optique positive la « philobarbarie » dont Plutarque accuse Hérodote. Karim Mansour insiste en effet sur l’intérêt de l’historien pour les langues des peuples étrangers, intérêt qui laisse sa marque dans l’œuvre : « la polyglossie du logos hérodotéen » combine « les citations et les gloses de termes étrangers ; […] la traduction de noms propres ; […] le recours à l’étymologie et à l’étiologie linguistique ». Cette « glossophilie » s’accompagne aussi d’une réflexion sur « l’identité, la diversité, l’origine et l’altérité linguistiques »20. J’ajouterai que la chose passe aussi par l’invention d’une terminologie spécialisée, qui sera d’ailleurs fort peu réutilisée ensuite. Hérodote signale ainsi certains peuples comme oukh homóglōssoi21 ou allóglōssoi22 par rapport à d’autres, ce qui a le mérite de leur reconnaître l’usage de la parole articulée. Si modeste soit-elle à l’aune de la réflexion linguistique moderne, la démarche d’Hérodote ne doit pas être minimisée. Elle est, à mon avis, le reflet d’une attitude positive et curieuse, laquelle n’étonne pas de la part d’un Ionien, qui, non seulement ne pouvait ignorer la coexistence des adstrats lydien et carien dans sa région d’origine, mais qui se trouvait aussi confronté lors de ses déplacements en Grèce continentale à un statut de xénos à l’intérieur de sa propre communauté linguistique23. De même, Thucydide inaugure par deux fois l’emploi du composé díglōssos « qui parle deux langues » : à propos des populations barbares composites réunies dans les villes de Chalcidique (IV, 109, 4) et du Carien Gaulitès (il est en fait trilingue), qui, au service des Perses, participa à une ambassade à Sparte en 411 (VIII, 85, 2). Thucydide ouvre ainsi la voie à Strabon, Diodore, Denys d’Halicarnasse et Dion Chrysostome, ainsi qu’à Plutarque et Polyen, pour l’emploi substantivé de díglōssos comme équivalent de hermēneús en contexte barbare24. Mais si l’on scrute chaque exemple, comme l’a fait Bruno Rochette, on remarque que díglōssos renvoie indifféremment à des situations de plurilinguisme ou de simple bilinguisme, preuve, s’il en était besoin, que les Grecs n’étaient guère attentifs à ces réalités. Cette désinvolture s’inscrit dans un contexte plus vaste, où, ainsi que l’a souligné Michel Lejeune, la réflexion linguistique a privilégié la langue grecque25, tandis que l’apport des historiens et des géographes à la connaissance des langues étrangères se réduit à peu de choses26. Si l’on excepte les mots isolés, échantillons dont la collecte participe plutôt, à mon avis, d’une curiosité d’antiquaire, les remarques qui sont émises sur la parenté des idiomes sont fort imprécises et dénoncent une méconnaissance totale desdites langues, ce qui concorde avec l’emploi, très souvent nié, de homóglōssos. Pour ne reprendre qu’un seul des exemples évoqués par Michel Lejeune, celui des Colchidiens et des Cappadociens, qu’Hérodote étiquette comme étant de race égyptienne27, c’est l’analogie entre les mœurs et la culture qui, pour lui, fonde la parenté entre les langues, mais en aucun cas ce ne sont des observations linguistiques, fussent-elles de seconde main.
13Cette méconnaissance des langues étrangères va de pair avec un mépris foncier, qui ne souffre que très peu d’exceptions. La poésie archaïque fournit un bon exemple de la chose, au chant IV de l’Iliade (vers 429-438), lorsque partent à l’attaque les Achéens, dont les bataillons s’ébranlent en silence, sous les encouragements de leurs chefs :
οὐδέ κε φαίης
τόσσον λαὸν ἕπεσθαι ἔχοντ’ ἐν στήθεσιν αὐδήν,
σιγῇ δειδιότες σημάντορας.
Et l’on n’aurait jamais dit que ces chefs étaient suivis de tant d’hommes pourtant doués de la parole, qui, en silence, les redoutaient.
À cette arrivée ordonnée succède le désordre des adversaires :
Τρῶες δ’, ὥς τ’ ὄϊες πολυπάμονος ἀνδρὸς ἐν αὐλῇ
μυρίαι ἑστήκασιν ἀμελγόμεναι γάλα λευκὸν
ἀζηχὲς μεμακυῖαι ἀκούουσαι ὄπα ἀρνῶν,
ὣς Τρώων ἀλαλητὸς ἀνὰ στρατὸν εὐρὺν ὀρώρει·
οὐ γὰρ πάντων ἦεν ὁμὸς θρόος οὐδ’ ἴα γῆρυς,
ἀλλὰ γλῶσσα μέμικτο, πολύκλητοι δ’ ἔσαν ἄνδρες.
Les Troyens, eux, étaient comme les brebis qui, par milliers, dans l’enclos d’un propriétaire opulent, sont là à se faire traire leur lait blanc et à bêler sans relâche en entendant la voix de leurs petits. Pareillement, les Troyens faisaient monter une puissante clameur au-dessus de leur vaste troupe : ce n’était pas le cri unique réunissant la voix de tous, ni un seul parler ; non, c’était un mélange de langues, car ces soldats avaient été recrutés de toutes parts.
- 28 Au sens où l’entend Latacz 1977.
- 29 Sur ces onomatopées, voir DELG, βᾶ, βάρβαρος, βῆ, βῆ s.v., ainsi que Casevitz & Skoda 1985, (...)
14L’effet de contraste entre les deux groupes de soldats est d’autant plus saisissant que la « scène typique »28 exploite de manière paradoxale la compétence linguistique des deux troupes en présence. Silence fait d’obéissance pour les Grecs, malgré leur aptitude au langage articulé, mais confusion due à la peur et dissonance créée par la multiplicité des langues parlées dans le camp des Troyens, dont la masse est assimilée à un énorme troupeau de brebis en proie à un stress violent. Au total, bien que la pluralité linguistique soit reconnue ici, le poète met en œuvre l’idée implicite selon laquelle les « barbares », privés du langage articulé, ne peuvent émettre, à l’instar des animaux, que des onomatopées dépourvues de sens. En effet, il n’y a pas loin des /bā/ ou /bē/ répétés des ovins au /barbar/ bredouillé, selon les Grecs, par les non hellénophones29. Le point de vue adopté est très proche, en somme, de celui qui, lexicalisé en russe, consiste à désigner l’étranger comme un muet, au motif qu’il ne parle pas votre langue : ainsi, немец nemec [n’em’ets] « Allemand », qui appartient à la famille lexicale de l’adjectif немой nemoj [n’emoj] « muet ».
- 30 Voir aussi infra p. 163.
15Pareillement, dans l’Agamemnon d’Eschyle (vers 1048-1049), Clytemnestre, du haut de sa morgue de reine et de sa supériorité de Grecque confrontée à une barbare, se demande si Cassandre, qui s’obstine dans le mutisme, la comprend. Sans doute, dit la reine au chœur, la Troyenne parle-t-elle khelidónos díkēn/ agnôta phōnḕn bárbaron « une langue barbare inconnue, à la façon de l’hirondelle »30. Et le chœur d’acquiescer (vers 1062-1063) :
Ἑρμηνέως ἔοικεν ἡ ξένη τοροῦ
δεῖσθαι· τρόπος δὲ θηρὸς ὡς νεαιρέτου.
À ce qu’il semble, l’étrangère a besoin d’un interprète pénétrant. Et elle a les manières d’un fauve capturé récemment.
- 31 Sur la permanence de ce topos dans la littérature latine, voir Ronet 20 (...)
- 32 Citation empruntée à Perpillou 1996, 15 ; pour d’autres verbes, voir passim.
- 33 Biville 2009, 589 sq. pour la citation.
16Au-delà de la double entente du syntagme hermēneùs torós, il est intéressant de noter que l’opinion commune tire l’appartenance ethnique étrangère vers la sauvagerie animale31, alors même qu’on est hors de tout contexte militaire. Cette assimilation radicalise « la fréquente métaphore réciproque qui associe les émissions vocales de l’homme à des cris d’oiseaux », dont on a de nombreuses illustrations, comme le double sens de verbes comme klázō ou klṓzō32. Cet a priori négatif et ces stéréotypes littéraires ont perduré jusque dans le monde romain – au sein même d’un univers où règne un bilinguisme de fait entre latin et grec. C’est ce dont témoigne l’étude de Frédérique Biville sur les « voix étrangères dans la littérature latine »33 :
L’évocation des voix étrangères entre dans une construction d’ensemble qui renvoie l’humanité à une régression vers un état primitif de sauvagerie dans lequel la communication verbale (commercium linguae) se trouve remplacée par d’autres systèmes sémiotiques plus universels mais plus primitifs. Les bruits phoniques, cris (stridoris horrendi, Plin., NH 7, 24), le langage du corps, mimiques faciales et gestuelle (per gestum), remplacent les mots, voire toute production sonore, ce à quoi est réduit Ovide en exil […]. L’homme se trouve ainsi déshumanisé et ramené au stade de l’animalité (magis bestias quam homines, Aug., CD 16, 8, 1). […]
La représentation romaine des voix étrangères s’inscrit, dans la continuité de la réflexion grecque sur la notion de barbarie, dans un système, global et cohérent, de représentation de l’étranger, [où] la voix est, au même titre que le vêtement ou les habitudes alimentaires, l’un des critères démarcatifs qui permettent d’identifier et de différencier les peuples et les langues, et de définir l’identité romaine.
- 34 Plat., Phil. 18 b-d ; Tim. 274 c-d.
- 35 Hdt. II. 2.
17Si cette attitude de mépris a effectivement été érigée en système dans les mentalités antiques, la situation est pourtant contredite en de rares occasions. La première concerne l’Égypte, qui occupe une place particulière dans la représentation que les Grecs se faisaient de la transmission de l’écriture et de l’origine de la grammaire. On se souviendra en effet du rôle fondateur que Socrate, dans le Philèbe et dans le Timée, assigne à Theuth (dieu ou homme inspiré par les dieux), dont il fait l’inventeur de l’écriture et de la grammaire, entre nombreuses autres tékhnai34. Pareillement, Hérodote attribue à Psammétique des recherches portant sur l’origine du langage, qu’il localise chez les Phrygiens35. Antériorité prestigieuse, qui a laissé sa marque dans certains écrits utopiques, comme on le verra plus loin.
- 36 Sur ce dernier point, voir Swiggers 1990, 159-163.
- 37 Sur ce point, voir Canfora 1994, 470 sq.
- 38 Ant. Soph., Peri Aletheias, fr. 44 B 2, 15-27, DK6. Ma traduction s’ins (...)
18Par ailleurs, la diversité linguistique a été pensée de manière objective en Grèce, même si c’est de manière marginale, dans la mouvance notamment des sophistes, dont les travaux sont malheureusement fort mal conservés, puis dans les écrits grammaticaux influencés par le stoïcisme36. On peut au moins invoquer le témoignage d’Antiphon le sophiste (s’il faut le distinguer de l’orateur37), qui, dès le Ve siècle, pose l’idée d’une identité de nature entre tous les humains, ouvrant ainsi la voie à la reconnaissance d’une égalité entre Grecs et Barbares, par-delà les différences culturelles au sens le plus large du terme38 :
Φύσει πάντα πάντες ὁμοίως πεφύκαμεν καὶ βάρβαροι καὶ Ἕλληνες · σκοπεῖν δὲ παρέχει τὰ τῶν φύσει ὄντων ἀναγκαίων πᾶσιν ἀνθρώποις· πορίσαι τε κατὰ ταὐτὰ δυνατὰ πᾶσι, καὶ ἐν πᾶσι τούτοις οὔτε βάρβαρος ἀφώρισται [δ᾽] ἡμῶν οὐδεὶς οὔτε Ἕλλην.
Par nature, nous sommes tous nés en tout point semblables, aussi bien Barbares que Grecs ; et il est possible d’observer les éléments qui font partie par nature de ce qui est nécessaire chez tous les êtres humains : ces éléments, grâce aux mêmes facultés, sont accessibles à tous et, en tout cela, aucun de nous ne s’en trouve défini ni comme Barbare ni comme Grec.
19Une telle position, qui tranche sur l’opinion commune, a eu comme corollaire une perception différente de la diversité des langues. C’est ce point de vue, qui décrit l’origine du langage comme multiple et fondée sur une convention mutuelle entre les premiers humains réunis par l’insécurité, que résume Diodore au début de sa Bibliothèque historique39 :
Τῆς φωνῆς δ’ ἀσήμου καὶ συγκεχυμένης οὔσης ἐκ τοῦ κατ’ ὀλίγον διαρθροῦν τὰς λέξεις, καὶ πρὸς ἀλλήλους τιθέντας σύμβολα περὶ ἑκάστου τῶν ὑποκειμένων γνώριμον σφίσιν αὐτοῖς ποιῆσαι τὴν περὶ ἁπάντων ἑρμηνείαν. Τοιούτων δὲ συστημάτων γινομένων καθ’ ἅπασαν τὴν οἰκουμένην, οὐχ ὁμόφωνον πάντας ἔχειν τὴν διάλεκτον, ἑκάστων ὡς ἔτυχε συνταξάντων τὰς λέξεις· διὸ καὶ παντοίους τε ὑπάρξαι χαρακτῆρας διαλέκτων […] γενέσθαι.
Alors que les sons qu’ils émettaient étaient inintelligibles et confus, ils se mirent progressivement [dit-on] à articuler des paroles et, convenant mutuellement de symboles pour chacun des objets, ils firent que l’interprétation de tous ces symboles soit reconnue d’eux tous. Mais comme de tels groupes se constituaient par toute la terre habitée, ce sont des idiomes différents qu’ils avaient tous, chaque groupe ayant organisé sa langue comme cela se trouvait. C’est pour cela aussi que les langues ont des caractéristiques si variées.
20Cependant, telle n’est pas l’opinion dominante, qui, dans la majeure partie de la production littéraire, ne laisse pas de place à une approche objective de l’altérité, qu’elle soit ethnique ou linguistique.
21L’incuriosité quasi générale des Grecs à l’égard de l’Autre comme locuteur laisse aussi sa marque dans le lexique de la pluralité linguistique, ainsi que dans les pratiques et la terminologie de la traduction.
22Peu étoffé, ce lexique manque souvent de précision. Il montre d’abord les Grecs plus attentifs à la diglossie qui traverse leur langue qu’à l’écart entre celle-ci et les langues étrangères, dont ils ont tendance à oblitérer l’existence. Tel est le cas de glôtta qui, en plus de son sens anatomique, désigne, dans la Poétique d’Aristote, un vocable archaïque ou dialectal du grec :
Λέγω δὲ κύριον μὲν ᾧ χρῶνται ἕκαστοι, γλῶτταν δὲ ᾧ ἕτεροι· ὥστε φανερὸν ὅτι καὶ γλῶτταν καὶ κύριον εἶναι δυνατὸν τὸ αὐτό, μὴ τοῖς αὐτοῖς δέ· τὸ γὰρ σίγυνον Κυπρίοις μὲν κύριον, ἡμῖν δὲ γλῶττα.
- 40 Arstt. Poet. 1457 b. Traduction, légèrement modifiée, de Lallot & Dupont-Roc 1980. Sí (...)
J’appelle « courant » (kúrion) un nom qui appartient à l’usage de tout le monde et « emprunt » (glôtta) celui qui appartient à un usage étranger, si bien qu’un même nom peut évidemment être à la fois « nom courant » et « emprunt », mais pas pour les mêmes personnes ; ainsi, sigunon, qui est courant pour les Chypriotes, est un emprunt pour nous40.
- 41 Lallot & Dupont-Roc 1980, 344.
- 42 Détail du dossier dans DELG s.v.
- 43 Sur les variétés de laquelle on lira la mise à jour de Teordosson 2007.
- 44 Voir Minon 2009, ainsi que le compte rendu de l’ouvrage par Christol 20 (...)
- 45 Dobias-Lalou 2007.
23« L’emprunt (glôtta) est un nom courant dépaysé », comme le soulignent Jean Lallot et Roselyne Dupont-Roc, ajoutant que « le dépaysement peut tout aussi bien être historique (mots obsolètes) que géographique (emprunt à un autre dialecte grec ou même à une langue barbare) ». « Toutefois, il est clair que la vive conscience qu’avaient les Grecs de la diversité dialectale synchronique devait les amener à privilégier le point de vue géographique dans la description des glôttai »41. Cette indistinction, surprenante pour nous, vient de ce que, à l’époque classique, l’attique a été érigé en norme implicite, ce qui, du même coup, a repoussé à la marge les autres dialectes comme déviants. Or, comme ces mots dialectaux nécessitent une glose, opération qui diffère peu, dans son principe, d’une traduction, il se crée de fait un continuum entre ce qui n’appartient pas à la norme (ionienne-)attique et ce qui relève des langues étrangères. Si bien que, dans cette optique, il importe peu, par exemple, que sígūnon puisse être emprunté ou non à une langue iranienne (le « scythe », selon une scholie aux Argonautiques42). De cette diglossie interne au grec43, de rares inscriptions de l’époque archaïque ou classique témoignent aussi, de manière directe. Ainsi, la « stèle diglosse » de Sigée (550 av. J.-C.), qui vante, en attique et en ionien, l’action de l’évergète Phanodikos44, alors que les véritables bilingues ou trilingues demeurent très rares. Pour une période plus tardive, on peut aussi évoquer la stratégie de Pausanias dans sa Périégèse : Catherine Dobias45 a montré qu’elle est soutenue par un intérêt d’antiquaire, plus que par la connaissance précise de tous les dialectes, et que, dès qu’il ne s’agit plus de mots isolés, l’auteur transcrit en koiné ionienne-attique, pour ses lecteurs, les inscriptions dialectales qu’il a pu lire in situ.
- 46 L’hapax hérodotéen allóglōssos n’est repris ensuite que dans la Septant (...)
- 47 La création par Eschyle de heteróglōssos (Sept 170) s’inscrit dans cette perspective, (...)
- 48 Sur ce composé, voir Rochette 1996, qui examine conjointement díglōssos et bilinguis.
24Quant aux composés en -glōssos46, qui sont peu nombreux, on notera que la moitié d’entre eux ne renvoient pas à la maîtrise d’une langue étrangère, puisque eúglōssos est centré sur la maîtrise de l’éloquence, qu’áglōssos vise surtout l’absence de voix ou d’éloquence et que polúglōssos qualifie principalement une parole abondante, violente ou oraculaire. La paire allóglōssos et homóglōssos, dont l’antonymie n’est que très rarement exploitée, désigne une appartenance linguistique qui s’envisage selon un clivage toujours repéré par rapport au grec ou à la norme attique47. En revanche, díglōssos48, chez les historiens, définit une compétence objective, celle du bilinguisme de sujets essentiellement étrangers, qu’une vision plus tendancieuse et élargie à l’appartenance ethnique étiquetterait comme mixéllēnes (« à moitié hellénisés ») ou mixobárbaroi (« à moitié barbares »). D’ailleurs, la littérature polémique d’époque chrétienne, ainsi que, pour le latin, la langue de la comédie ancienne, stigmatise cette double compétence, en l’associant étroitement à la duplicité, ce que les lexicographes grecs ont également noté.
- 49 Sur le sens des composés, on consultera notamment Watkins 1986, Wathelet 1988 et Hodo (...)
25J’ajouterai à cette courte liste les deux hapax homériques, barbaróphōnos (Il. 2, 867) et agrióphōnos (Od. 8, 294), qui qualifient respectivement les Cariens, alliés des Troyens, et les Sintiens, premiers habitants de Lemnos. D’un strict point de vue sémantique, ces deux formations devraient s’appliquer soit à des individus parlant un grec approximatif ou défiguré par un très fort accent, soit à des êtres incapables de proférer un langage articulé. C’est ce qu’induit a priori le choix (alors qu’aucune contrainte métrique n’impose cette option), non de glôtta « langue », mais de phōnḗ « voix », « émission sonore » pour le second membre du composé. Pourtant, les Grecs ne pouvaient ignorer que les Cariens et les Sintiens parlaient et, surtout, écrivaient des langues spécifiques49.
- 50 Sur cette question, voir Bile & Hodot 2008.
26Il faut enfin mentionner la nombreuse série des verbes en -ízō dérivés d’ethniques et celle des adverbes en -istí qui en ont été tirés. Ils constituent des ensembles hétérogènes, dont le sens peut être aussi bien linguistique que moral, car ces formations font référence tantôt à la manière de s’exprimer, tantôt à celle de se comporter. Ainsi, barbarízō signifie « parler ou agir comme un bárbaros », c’est-à-dire comme quelqu’un qui n’est pas hellénophone et / ou comme quelqu’un d’a priori inculte et non civilisé, et persistí renseigne aussi bien sur la langue parlée que sur les manières ou les mœurs50.
- 51 Pour le domaine, très étudié, de la traduction entre grec et latin, qui ne concerne p (...)
- 52 Rochette 1996.
- 53 Rochette 1996 et 1997.
27Quant au vocabulaire de la traduction orale51, il apparaît dépourvu de spécificité, lui aussi, à la différence de celui de la traduction écrite. En effet, cette dernière dénote l’idée d’un transfert, quel que soit le verbe choisi – metaphérō, metabibázō, metagráphō ou encore ágein eis (hetéran) glôttan –, tout comme le feront plus tard les langues modernes, qui s’appuient sur les notions de « langue-cible » et de « langue-source ». En revanche, les emplois de hermēneús, hermēneúō, hermēneía et de leurs composés en meta- ou dia- se partagent entre une acception originellement religieuse et une acception technique, qui lui est postérieure52. Il est vrai que le rôle de l’hermēneús, dans tous les contextes, consiste à rendre explicite quelque chose qui ne l’est pas. L’emploi linguistique de ce lexique résulte donc d’une spécialisation acquise au fil des expéditions militaires, qui permirent aux Grecs de se confronter au plurilinguisme. Bruno Rochette53 en détaille les circonstances, des premières mentions chez Hérodote (à propos des Perses, des Égyptiens ou des Scythes), puis chez Xénophon (quand il relate la marche des Dix Mille), aux comptes rendus des conquêtes d’Alexandre, avec les difficultés liées à une armée composite, où la bonne transmission des ordres nécessitait la présence d’interprètes, et avec les aléas des rencontres de peuples ne parlant ni le grec ni le perse.
28En bref, même si l’on tient compte des lacunes des sources et de l’obstacle des conventions littéraires, dont on a vu qu’elles étaient à l’œuvre dans tous les genres littéraires, y compris la littérature documentaire, il faut reconnaître aux Grecs une attitude générale d’incuriosité, voire de mépris, à l’égard de ceux qui n’étaient pas hellénophones : elle a laissé sa marque autant dans les comportements que dans la langue. Mais on ne doit pas négliger qu’il a également existé, à la marge, essentiellement dans la mouvance des sophistes, un intérêt pour l’altérité culturelle et linguistique. Loin de relever d’un pointillisme antiquaire, la diversité des langues y est alors envisagée dans le cadre d’un système de pensée de type égalitaire.
29Ce manque d’intérêt explique pourquoi notre information concernant les langues construites est si pauvre. Dans ce domaine, en effet, la documentation se réduit à peu de choses, puisqu’on a seulement quelques traces de jargons littéraires et de langues gestuelles codifiées. Quant aux langues créées inconsciemment, on verra à quel point il est difficile d’en expliquer le fonctionnement.
- 54 Brixhe 1988.
- 55 Cité par Ath. XIV, 15.
30S’il a nécessairement dû exister des argots de métiers, en Grèce comme ailleurs, ainsi qu’une lingua franca pour les échanges commerciaux dans la Méditerranée ancienne, il n’en reste nulle trace. Quant au grec de l’Archer scythe tel que l’a créé Aristophane, il s’agit moins d’un argot ou d’un jargon, au sens strict du terme, que du mauvais grec d’un étranger résidant à Athènes et parlant comme il peut la langue du cru. Ainsi que le souligne Claude Brixhe54, l’articulation incorrecte des occlusives aspirées que l’auteur prête au personnage renvoie à une langue maternelle (et c’est le cas des langues du groupe iranien, comme le scythe) qui n’en comporte pas. Par ailleurs, la connaissance qu’a l’archer de la morphologie et de la syntaxe grecques est médiocre. Tous défauts caractéristiques d’un locuteur étranger s’exprimant dans une langue qu’il maîtrise mal. Il n’y pas lieu non plus de prendre en compte, comme le font les Anciens, les créations attribuées aux Thébains par le poète comique Strattis dans ses Phéniciennes55. Il s’agit en effet pour la plupart de variantes dialectales, phonétiques ou lexicales, qui ne constituent nullement un jargon, sauf dans la perspective étroite de l’invective comique. On a simplement affaire à un banal phénomène de diglossie interne au grec.
- 56 TrGF, vol. 1, p. 240-246, 76 T 1-15, F 12. Le procédé n’est pas nouveau, (...)
- 57 Soit « clôt-porte », à quoi s’ajoute la métaphore de l’habitat sombre, commun à l’ani (...)
- 58 Cité par Ath. III, 54. La tradition manuscrite de la « lettre » comporte, sans (...)
31Les seuls véritables témoignages de jargons antiques sont ceux qu’a recensés Athénée, principalement aux livres III et XIV de ses Deipnosophistes, quand il parle des onomatothêrai. L’intérêt des « chasseurs de mots » se cantonne à la langue grecque : leur but est de créer, dans le cadre de jeux littéraires, des mots nouveaux, qui visent à doubler le lexique courant. C’est ce que pratique, par exemple, Denys de Syracuse, dont la tradition rapporte qu’il écrivit des tragédies. Il créa des hapax lexicaux en jouant sur la réinterprétation de lexèmes préexistants56. Il décompose ainsi, au mépris des règles de la formation lexicale, des dérivés ou des composés en éléments dont il modifie la syntaxe interne et qu’il charge d’un sens nouveau par le biais d’un jeu de mots. Denys forge ainsi balántion au lieu de akóntion « javelot » – parce que l’arme est lancée (bálletai) en face ([en]ántion) –, ménandros pour remplacer parthénos « vierge » – du fait qu’elle attend (ménei) un mari (ándra), et il remotive de manière iconoclaste les mustḗria en « guette-souris », c’est-à-dire « trous de souris », en y lisant un composé où mûs « souris » est associé au verbe tēreîn « surveiller ». Toutes formations comparables au français argotique cloporte « concierge »57. Quant au frère de Cassandre de Macédoine, Alexarque, il occupe une place particulière parmi les sectateurs de cette activité néologique. Certes, on lui attribue quelques créations qui, comme l’archaïsant brotokértēs « raseur-de-mortels » (au lieu de l’ordinaire koureús « barbier ») ou l’homérisant apútēs « crieur » (remplaçant du trivial kêrux « héraut »), relèvent d’une banale préciosité. Mais, à se fier au témoignage d’Héraclide Lembos repris par Athénée58, il semblerait qu’Alexarque soit allé plus loin, en rendant obligatoire l’usage de ce nouveau lexique dans sa cité, sise sur le mont Athos, et en en usant même dans la correspondance officielle :
Ἀλέξαρχος ὁ τὴν Οὐρανόπολιν καλουμένην κτίσας διαλέκτους ἰδίας εἰσήνεγκεν […].
Καὶ τοῖς Κασσανδρέων δὲ ἄρχουσι τοιαῦτά ποτ’ ἐπέστειλε· « Ἀλέξαρχος Ὁμαιμέων πρόμοις γαθεῖν. Τοὺς ἡλιοκρεῖς οἰῶν οἶδα λιπουσαθεωτων ἔργων κρατιτορας μορσίμῳ τύχᾳ κεκυρωμένας θεουπογαις χυτλώσαντες αὐτοὺς καὶ φύλακας ὀριγενεῖς ». Τί δὲ ἡ ἐπιστολὴ αὕτη δηλοῖ νομίζω ’γὼ μηδὲ τὸν Πύθιον διαγνῶναι.
- 59 Ne me risquant pas à donner une traduction de ce texte mal établi, je renvoie à celle (...)
Alexarque, le fondateur d’Ouranopolis, y introduisit un idiome à lui […]. Et même, aux sénateurs de la Cassandrée il envoya un jour cette lettre : « Alexarque, aux chefs des sujets de mon frère, joie… »59. Ce que cette lettre signifie, à mon avis, même Apollon Pythien ne saurait le discerner.
- 60 Sur le cryptage, somme toute mesuré, à l’œuvre dans les hapax de l’Alexandra, voir (...)
32Si l’anecdote est avérée, il semble qu’on soit ici au-delà de la normalité des jeux entre intellectuels, sans qu’on puisse décider s’il s’agit de la réalisation d’un dessein utopique ou d’un cas de folie ordinaire, auquel les hasards du pouvoir auraient donné la possibilité de prendre corps. Mais, au total, Alexarque et les autres onomatothêrai cultivent un principe cryptique orienté vers la préciosité, lequel se situe à mi-chemin entre l’équivoque recherchée dans la veine comique et l’énigme, telle que Lycophron la pratique dans son Alexandra60.
- 61 Cité par Gérando ([1800], vol. 4, p. 416 sq.), qui renvoie à Pison 1658 (...)
33La documentation en la matière est elle aussi plutôt chiche. Je signalerai d’abord qu’on ne connaît qu’un seul projet d’écriture universelle, attribué à Galien, « afin, dit [Pison], qu’on enlevât aux hommes l’occasion de la dispute et de la calomnie »61. En revanche, sur l’utilisation de la gestuelle dans la communication entre locuteurs de langue différente, on dispose d’indications plus nombreuses. La chose n’est pas surprenante dans un univers où l’on n’envisage que peu ou pas d’apprendre les langues étrangères et où domine le refus d’admettre que les langues parlées par les autres humains relèvent du langage articulé et qu’elles pourraient être, par conséquent, l’objet d’une traduction. Dans cette optique, le recours au geste apparaît comme un substitut commode de la parole. Il convient cependant de faire le départ entre l’expédient occasionnel et l’emploi systématisé du geste, même s’il ne constitue pas nécessairement une langue construite.
- 62 Eschyle, Ag. 1059-1061. Voir supra, p. 155, pour l’assimilation de Cass (...)
34La littérature témoigne en plusieurs occasions de l’utilisation par les étrangers d’une gestuelle pour communiquer avec les Grecs. C’est ce à quoi songe Clytemnestre, par exemple, dans son adresse brutale à Cassandre, qu’elle suppose ignorante du grec. Agacée par le mutisme obstiné de la Troyenne, la reine l’incite à s’exprimer par des gestes de la main62 :
Σὺ δ’ εἴ τι δράσεις τῶνδε, μὴ σχολὴν τίθει,
εἰ δ’ ἀξυνήμων οὖσα μὴ δέχῃ λόγον,
σὺ δ’ ἀντὶ φωνῆς φράζε καρβάνῳ χερί.
Quant à toi, si tu as l’intention de faire ce que je viens de dire, n’y mets pas de retard. Mais si, dans l’impossibilité d’entendre le grec, tu ne comprends pas ce que je dis, alors, exprime-toi, non en paroles, mais avec la main, à la barbare.
35J’ai déjà souligné la tendance qu’avaient les Grecs et, après eux, les Romains à rabaisser au rang d’animaux ceux qui ne parlaient pas l’une ou l’autre de leurs langues. On ne sera donc pas surpris de constater aussi que, dans les Histoires vraies de Lucien, cet univers curieusement tout hellénophone, les seuls êtres à ne pas parler grec soient les Bucéphales (II, 44). En effet, c’est dans un langage fait de gestes de la tête et de mugissements de supplication – autôn dianeuóntōn kaì goerón ti mukōménōn hṓsper hiketeuóntōn – que ces monstrueux hybrides anthropophages, une fois vaincus par les troupes du narrateur, négocient pour récupérer leurs captifs. L’impossibilité à communiquer par la parole articulée va de pair, une fois de plus, avec la barbarie du comportement.
- 63 On trouve également chez Athénée (X, 454 a-f) le témoignage de ce que, dans la tragéd (...)
- 64 Garelli 2007, 65-68 (hyporchème), 225-227 (« art du geste ») et, surtout, 329-350 (ap (...)
36La communication non verbale peut également passer par des gestes codifiés, relevant d’une technè hautement spécialisée, celle de la danse63. De la présentation remarquable de rigueur et de finesse que Marie-Hélène Garelli donne de la question, on retiendra que, quelles que soient les modalités précises de l’hyporchème, puis de la pantomime, qui lui a succédé, les Anciens ont eu sous les yeux des spectacles où la gestuelle, accompagnée ou non de chants, pouvait être très parlante, « mimant […] les images et les rythmes d’un texte » d’abord, puis « une action dramatique »64. La gestuelle du mime, qui requérait des qualités physiques d’athlète et d’acrobate, était fort élaborée et se devait d’exprimer de très fines nuances :
- 65 Garelli 2007, 225-227.
L’art du danseur réside à la fois dans le choix d’un geste interprétatif intelligent et approprié comme dans celui d’un rythme parfaitement adapté à celui de la musique. On exige donc de lui une grande maîtrise. Sa danse doit séduire et exprimer, faire voir et parler. La gestuelle se divise en une partie entièrement dansée, qui fait intervenir l’ensemble du corps, les phorai, une partie statique faite d’arrêts où le danseur prend des poses caractéristiques et souvent allusives, les schèmata, et une partie élocutive, le logos de la danse, assurée par la gestuelle éloquente des bras et des mains, qui montrent (deîxis) ou parlent65.
- 66 Tosoûton ára kathíketo autoû hē mímēsis tês orkhḗseōs epísēmós te kaì saphḕs (...)
37On comprend mieux, dans ces conditions, l’anecdote rapportée par Lucien, au chapitre 64 de son Traité sur la danse. Un prince du Pont, qui avait assisté aux évolutions d’un mime à la cour de Néron et avait été prié par celui-ci de demander le cadeau de départ qu’il désirait, déclara qu’il souhaitait emmener le danseur, pour qu’il lui serve d’interprète auprès de ses voisins barbares. « Tellement la gestuelle de la danse l’avait impressionné par sa facilité à être déchiffrée et par sa clarté »66. Langage codifié, certes, que la danse en ce cas, mais d’une utilisation restreinte à des artistes exceptionnels et à une communication orientée dans un seul sens.
- 67 Quint., Inst. 11, 85-87.
- 68 Voir Bède (Jones 1980). Il semble que la source de Bède soit, à travers le résumé d’I (...)
- 69 Voir Ifrah 1994, I, 511-545, passim.
- 70 Minaud 2006.
- 71 Minaud 2006, 5, n. 5.
- 72 AP XI, 70. Léonidas est également connu par ses distiques et ses épigrammes isopséphi (...)
- 73 Sur cette notion, à l’œuvre dans la Comédie ancienne, voir Perpillou 2004.
38Il reste à mentionner le cas du gestus computationis, du « comput digital », dont Quintilien souligne qu’il est omnium hominum communis sermo, « la langue commune de tous les hommes »67. C’est Bède le Vénérable qui, dans son De flexibus digitorum68 (traité connu aussi sous le nom de Dactylologia, tractatus de loquela per gestum digitorum), nous a transmis des informations précises sur les conventions gestuelles en usage dans le monde romain. Jusqu’à récemment, on alléguait le caractère tardif de ce texte pour refuser que les Grecs et les Romains en aient usé dès une époque ancienne. Mais ce serait en méconnaître les diverses mentions, parfois allusives, de Cicéron ou de Sénèque dans leur correspondance, de Juvénal à propos de l’âge de Nestor, et de Pline l’Ancien, signalant que Numa avait consacré à Janus une statue du dieu dont la position des doigts indiquait le nombre des jours de l’année69. Par ailleurs Gérard Minaud70 a montré que les données fournies par l’iconographie accréditent l’usage dans le monde romain de telles pratiques. Ce comput digital fonctionne de différentes façons. Dans un cas, les gestes figurent des référents explicites, le plus souvent érotiques. Cela explique qu’on y recoure en poésie pour introduire un sens caché, comme chez Catulle (5, 7), où la demande de multiples baisers correspond, si l’on en fait l’addition sur ses doigts, à des gestes d’une obscénité patente. Il faut d’ailleurs reconnaître l’existence de ces pratiques dans le monde grec, comme le suggère Minaud71. En effet, dans l’épigramme de Léonidas d’Alexandrie72, la représentation gestuelle de dōdekétin isole le majeur, digitus impudicus, et introduit dans le poème un « signifié clandestin »73, qui oriente la lecture vers une interprétation grivoise :
Γρῆυν ἔγημε Φιλῖνος, ὅτ’ ἦν νέος· ἡνίκα πρέσβυς,
δωδεκέτιν· Παφίῃ δ’ ὥριος οὐδέποτε.
Τοιγὰρ ἄπαις διέμεινέ ποτε σπείρων ἐς ἄκαρπα,
νῦν δ’ ἑτέροις γήμας ἀμφοτέρων στέρεται.
C’est une vieille qu’a épousée Philinos quand il était jeune. Ayant pris de l’âge, / il a épousé… une fille de douze ans : jamais en phase avec la Paphienne ! / C’est pourquoi il est demeuré sans enfant, ensemençant autrefois un champ stérile ; et maintenant, en secondes noces, il est privé des deux.
- 74 Minaud 2006, 33-49.
- 75 Sur l’extension de ce procédé dans l’Antiquité grecque et romaine, voir Ifrah 1994, I (...)
- 76 On se souviendra notamment que, dans le système archaïque, Π (= pénte) note « cinq », (...)
- 77 Voir notamment le billet édité par Geneviève Husson (Husson 1986). Il faut cependant (...)
39Il existe aussi la possibilité que le nombre représenté ait une valeur symbolique, comme le nombre 52, qui figure sur les sarcophages romains examinés par Minaud et qui, fort probablement, renvoie au cycle des années calculées en semaines74. Enfin, en vertu du principe auquel les Juifs donnent le nom de guématrie, un mot peut être remplacé par la valeur numérique de chacune des lettres qui le composent, ce qui permet une expression cryptée75. Le procédé trouve son origine dans l’utilisation des lettres de l’alphabet comme symboles numériques. Les Grecs connaissaient ce système, qui a remplacé la notation acrophonique en usage dans les inscriptions archaïques76. C’est d’ailleurs ainsi qu’ont été numérotés les chants de l’Iliade et l’Odyssée et que, notamment, les Grecs d’Égypte indiquaient la date dans les invitations qu’ils envoyaient à leurs amis77. Les sources antiques fournissent quelques exemples d’un usage voisin de la gematria. Dans le Roman d’Alexandre, d’abord, où le dieu Sarapis dévoile son nom de manière indirecte, lettre par lettre :
Δὶς ἑκατὸν ἤδη καὶ μίαν ψῆφον σύνθες,
εἶθ᾽ ἑκατὸν ἄλλας καὶ μίαν, τετράκις εἴκοσι καὶ δέκα,
λαβὼν δὲ πρῶτον γράμμα ποίησον ἔσχατον·
καὶ τότε νοήσεις, τίς πέφυκ᾽ ἐγὼ θεός.
- 78 Roman d’Alexandre I, 33, 11, 38-41 (recension α). Je remercie Corinne J (...)
Réunis pour commencer deux cents cailloux et ajoutes-en un, / ensuite cent autres et un, puis quatre fois vingt et dix ; / et, prenant la première lettre, fais-en la dernière : / alors tu sauras quel dieu je suis78.
- 79 Mart. Cap., Nupt. 7, 729.
40Du codage numérique des noms témoignent aussi quelques grafittis de Pompéi, où le nom de l’aimée est remplacé par un nombre, de même qu’un vers de Martianus Capella, dans les Noces de Mercure et de Philologie79, quand Pallas salue Jupiter des nombres 700 et 17. À Philosophie qui l’interroge, Arithmétique répond : « Elle a salué Jupiter par son nom ». Si les noms féminins et l’épiclèse sont perdus, l’existence du procédé est assurée.
41En vérité, peu de choses sont donc à mettre au crédit des langues construites consciemment dans l’Antiquité classique : quelques manifestations d’un jargon littéraire, dont la naissance est à situer dans les milieux intellectuels, et deux recours à la gestuelle pour s’exprimer sans paroles. Mais du mime, système très élaboré conçu dans le cadre des spectacles grecs et romains, et du comput digital, qu’on employait dans la vie quotidienne, on ne peut dire que leur usage ait été étendu au remplacement de la communication verbale dans tous ses états.
- 80 Je préfère rendre le grec manía par « folie », plutôt que par « délire », en suivant le (...)
42Les informations sur les langues construites inconsciemment, quant à elles, sont d’un accès très difficile. En effet, si les Grecs ont été diserts sur les diverses formes de la « folie »80, les témoignages précis sur l’expression verbale des sujets en proie à de tels états psychiques sont en revanche rares et biaisés. On s’arrêtera en premier lieu sur la typologie qu’en établit Platon dans le Phèdre, pour examiner ensuite les témoignages dont on dispose sur les différents délires verbaux, avant d’aborder, pour finir, la question de la « langue des dieux ».
- 81 Garrabé 2006, 81 sq., article « Délire(s) ».
- 82 Pigeaud 1981 et 1987.
- 83 Plat., Ph. 265 a.
43Dans la psychiatrie contemporaine française, le mot « folie » comme hyperonyme des maladies mentales tend à disparaître de l’usage, et le délire – cet « état… [ou] ensemble chaotique ou systématisé d’idées radicalement fausses, mais entraînant une conviction absolue »81 – est un trait constitutif des pathologies psychiques. Il n’en va pas de même dans le monde grec, où la croyance aux dieux était prégnante. Le découpage du lexique et des notions, sur lesquelles on se référera aux études de Jackie Pigeaud82, ne coïncide donc pas avec les catégories modernes. Ainsi, Platon, par la bouche de Socrate, distingue une manía physiologique, perçue comme mauvaise, de la bonne manía, qui procède des dieux83 :
Μανίας δέ γε εἴδη δύο, τὴν μὲν ὑπὸ νοσημάτων ἀνθρωπίνων, τὴν δὲ ὑπὸ θείας ἐξαλλαγῆς τῶν εἰωθότων νομίμων γιγνομένην.
Il y a effectivement deux types de folie, le premier dû aux maladies humaines et l’autre à l’abandon, sous l’impulsion des dieux, de nos comportements habituels.
De la manía positive, provoquée par les dieux, est donnée ensuite cette typologie84 :
Τῆς δὲ θείας τεττάρων θεῶν τέτταρα μέρη διελόμενοι, μαντικὴν μὲν ἐπίπνοιαν Ἀπόλλωνος θέντες, Διονύσου δὲ τελεστικήν, Μουσῶν δ’ αὖ ποιητικήν, τετάρτην δὲ Ἀφροδίτης καὶ Ἔρωτος, ἐρωτικὴν μανίαν ἐφήσαμέν τε ἀρίστην εἶναι.
Quant à cette folie divine, après l’avoir divisée en quatre sortes liées à quatre dieux, nous avons rapporté l’inspiration prophétique à Apollon, l’initiatique à Dionysos, la poétique aux Muses, la quatrième à Aphrodite et Éros, et nous avons dit que cette dernière folie était l’érotique et la meilleure de toutes.
44Le rapport étroit établi entre « folie » positive et activité prophétique est même l’occasion, un peu après, d’une manipulation étymologique, qui fait de mantikḗ la déformation, par addition du t, de manikḗ, suite à l’oubli du sens positif premier de manía85.
- 86 Garrabé 2006, 81.
- 87 Voir Pigeaud 1981, notamment 74-77 et 100-107.
- 88 Pigeaud 1987, 17.
- 89 Pigeaud 1987, 17 sq., pour le lexique, et 24-27, pour la description de (...)
- 90 Présentation détaillée de ce dernier cas (Épid. III L 134) dans Pigeaud (...)
45La médecine contemporaine met l’accent sur l’aspect verbal des troubles : « le Délire chronique est avant tout un fait discursif », « l’absurdité du discours [étant] centrée sur un thème prévalent – mégalomanie, érotomanie, jalousie, persécution »86. Les médecins grecs l’avaient également perçu, qui distinguaient entre manía (délire au long cours sans fièvre) et phrenîtis (accès de délire fébrile)87 et entre le terme générique paraphrosúnē (« délire ») et ses divers degrés (à en croire Galien commentant Hippocrate)88. La littérature médicale détaille un certain nombre de cas, qui nous donnent à connaître le lexique spécifique du délire verbal : les adjectifs lêros ou paralêros et les verbes lēréō, paralēréō et paralégō89, où le formant para- exprime le dépassement d’une limite pour atteindre une position opposée à la normalité. Dans le tableau sémiologique de la manía, on observe également des accès, impossibles à contrôler, de logorrhée, de rire et de chant et, pour une femme de Thasos, un délire obscène (ēiskhromúthei « elle disait des obscénités »)90. Le tableau, souvent saisissant, de ces présentations de cas se complète d’hallucinations et de périodes d’agitation ou de prostration, avec fixité anormale du regard.
- 91 Eur., Or. 211-279.
- 92 Eur., Hf. 931-1009 passim.
- 93 Eur., Ba. 1122-1128.
- 94 Soph., Aj. 1-133 ; 271-325.
46On n’est pas loin de ce que Sophocle et Euripide donnent à voir sur la scène tragique. Il est d’ailleurs bien établi que ce dernier s’est inspiré de la littérature médicale pour peindre, dans le premier épisode de son Oreste91, le désordre psychique du personnage éponyme, qui se croit la proie des Érinyes. Le texte mis dans la bouche d’Oreste décrit le contenu de ses hallucinations visuelles et auditives, tout en glosant, en une didascalie interne, les tentatives qu’il fait pour se défendre de ces monstres. Le même Euripide a transposé dans ses poèmes tragiques les affres des malades saisis par une force qui les dépasse : délire furieux et meurtrier, parfois ponctué d’un rire dément, qu’envoient les dieux sur Héraclès, et pendant lequel il tue épouse et enfants sans avoir conscience de ce qu’il fait92, ou sur Agavé, qui déchire son fils, l’écume à la bouche et les yeux révulsés93. Dans ces moments où, sous l’emprise d’un dieu, les personnages sont sujets à des hallucinations, poètes et médecins, conjointement, emploient katokhḗ ou katékhein, qui dénotent la possession. Quant à Sophocle, il invente pour son Ajax un dispositif dramatique remarquable. Car il dédouble sa présentation de la folie en juxtaposant les deux points de vue, d’abord celui, religieux, d’Athéna, qui explique à Ulysse (et aux spectateurs) qu’elle a obscurci la vue et la raison du héros, puis celui, médical, de Tecmesse, qui raconte le massacre perpétré par Ajax comme le résultat d’un épisode aigu de manía94. Cependant, comme les propos tenus par le personnage en proie à la folie doivent rester compréhensibles pour le public, les auteurs, contraints de ne pas mettre en scène les véritables troubles du langage, se limitent à ceux de la pensée, la paraphrosúnē (au sens étroit). Pour ce qui est du délire verbal du fou, on ne dispose donc d’aucune documentation directe, et la littérature n’en a conservé aucun échantillon, sinon, peut-être, le jargon d’Alexarque, évoqué plus haut (pour autant qu’on soit en droit de poser un diagnostic à distance).
- 95 Eschl., Ag. 1072-1326. En revanche, dans les Troyennes, le délire de Cassandre s’apparente (...)
- 96 J’emprunte ce rapprochement à Maurizio 1998, 147-149. Voir également, supra p. 155, l (...)
47Notre connaissance du langage prophétique n’est apparemment pas meilleure, bien que la tradition ait laissé de nombreux témoignages sur l’existence des oracles et sur les hommes et les femmes inspirés, dont la parole, comme celle de la Pythie, était réputée émaner des dieux. Si la littérature tardive (et Plutarque en particulier) reste en définitive très allusive sur les prestations orales de la Pythie, la tragédie classique met en scène, avec Cassandre, un personnage féminin que l’on saisit dans son activité de prophétesse, à la différence des autres devins ou prophètes portés à la scène. À lire les vers d’Eschyle95, même s’il faut admettre une stylisation pour la scène des paroles de Cassandre, on remarque la part importante faite aux onomatopées qui accompagnent ses invocations au dieu. Ce sont là les indices de sa souffrance et de son désarroi, à l’évidence, mais aussi la marque des affinités que les Grecs posaient entre le délire prophétique et le langage des oiseaux. Car, en tant que prophétesse, Cassandre participe d’une nature composite, comme la Sibylle et les autres Pythies, qui partagent avec la Sphinge, les Sirènes et les Kélédones, toutes créatures femelles et hybrides d’oiseaux, une maîtrise supérieure du verbe ou du chant96.
- 97 Georgoudi 1998, 347. Je remercie Pierre Sineux des conseils et des références qu’il m (...)
- 98 Question d’autant plus débattue que la situation devait varier d’un sanctuaire à (...)
- 99 Georgoudi 1998, 363-365.
- 100 Voir Maurizio 1998.
48Se pose alors la question de savoir si les oracles qui ont été conservés présentent des indices formels de la possession divine. Comme l’écrit Stella Georgoudi dans sa précieuse synthèse, « on [peut] dire, avec Maxime de Tyr (Philosophoumena, 41, 1), que tout oracle est phthegmatikon et [qu’il] est un manteion qui résonne, qui parle, quelles que soient ses méthodes de divination »97. Alors, que révèlent eux-mêmes les poèmes oraculaires, dont on ignore s’ils étaient mis en forme a posteriori par quelqu’un d’autre que l’inspiré(e)98 ? Certes, il convient de ne pas sous-estimer la place de l’écrit dans les grands centres oraculaires, où l’archivage aux mains des « gropheîs » ou des grammateîs n’était pas la moindre des activités99. Cependant, à suivre la proposition de Lisa Maurizio100, c’est l’analyse des oracles dans leur ensemble qui s’avère la plus fructueuse. Refusant d’accepter le diktat qui amène à suspecter d’inauthenticité les oracles qu’on dit littéraires, elle examine le corpus delphique tout entier dans une perspective à la fois anthropologique et narratologique. Il apparaît que les récits oraculaires partagent différents traits conventionnels, par lesquels ils participent du monde divin : le temps n’y distingue pas entre passé, présent et futur ; la prédiction, codée, doit être décodée par le consultant, ce qui suspend le développement du récit-cadre de l’oracle ; l’encodage de la prédiction repose sur des tropes, qui créent une surabondance du sens, obligeant à l’interprétation, et qui constituent un langage marqué par rapport à celui de l’humanité ordinaire ; et ce langage de vérité participe du monde divin, dans une tension entre la séparation des univers divin et humain, et leur mise en relation par la réponse du dieu. De même, les Pythies, à l’unisson des oracles, sont des êtres présentés par la tradition comme hybrides, humains hors norme intimement liés aux dieux par les événements de leur vie, laquelle est incroyablement plus longue que celle des mortels ordinaires. Enfin, le site de Delphes lui-même, comme celui d’autres sanctuaires, organise la proximité du monde des morts et des dieux avec celui des prophètes et des consultants : ruisseau des Muses, appelé « eaux du Styx » par Eudoxe, à Delphes, présence des deux sources, Lèthè et Mnémosynè, à Lébadée…
49Telle est l’hypothèse de Lisa Maurizio, qui fait se rejoindre ainsi la langue des oracles et celle des dieux. C’est qu’elles ont en commun des traits formels qui les opposent à une expression plus triviale, humaine, et qui reposent sur un savoir trouvant ses racines, pour les Grecs du moins, dans les divines Mémoire et Vérité.
- 101 Pour la manía télestique, je renvoie à Pinchard 2009.
- 102 Plat., Ph. 245 a.
50Reste enfin à examiner la manía poétique101, qui expliquait, pour les Grecs, la réussite des créations littéraires, si l’on en croit la remarque de Platon102 :
Τρίτη δὲ ἀπὸ Μουσῶν κατοκωχή τε καὶ μανία […]· ὃς δ’ ἂν ἄνευ μανίας Μουσῶν ἐπὶ ποιητικὰς θύρας ἀφίκηται, πεισθεὶς ὡς ἄρα ἐκ τέχνης ἱκανὸς ποιητὴς ἐσόμενος, ἀτελὴς αὐτός τε καὶ ἡ ποίησις ὑπὸ τῆς τῶν μαινομένων ἡ τοῦ σωφρονοῦντος ἠφανίσθη.
La troisième sorte de possession divine et de folie vient des Muses […]. Mais qui arrive sans cette folie venant des Muses à la porte de la poésie, persuadé à tort que son art fera de lui un poète compétent, ne trouvera pas lui-même son accomplissement, et sa poésie d’homme raisonnable s’effacera devant les œuvres des poètes inspirés.
- 103 Plat., Crat. 391 d-393 b.
- 104 Bader 1989, spécialement 189-272 ; Watkins 1970.
- 105 Voir notamment Güntert 1921.
- 106 Hom., Il. 20, 74.
- 107 Hom., Il. 1, 403 sq. ; Hes., Th. 149.
- 108 Hom., Il. 14, 291.
- 109 Hom., Il. 2, 813 sq.
- 110 Hom., Od. 10, 287-292 ; 302-305.
51Une telle conception est liée à l’idée que la langue poétique émanait, non des hommes, mais des dieux et qu’elle différait, par sa nature, du langage humain. Cette « langue des dieux », les poètes grecs eux-mêmes la mentionnent et Socrate la commente déjà dans le Cratyle103. Loin qu’elle soit absconse et hétérogène aux langues naturelles, cette « langue des dieux » apparaît en réalité comme une création tout humaine, issue d’une très longue tradition poétique héritée. La synthèse de Françoise Bader, à quoi l’on joindra l’exposé de Calvert Watkins, constitue une bonne mise au point sur la question, car elle fournit un corpus raisonné et un cadre interprétatif à cette « langue », qui s’oppose à celle « des hommes »104. Objet d’étude de la philologie allemande, d’abord105, la langue des dieux a pris tout son sens dans le cadre de la grammaire comparée des langues indo-européennes, qui a permis de mettre en évidence l’existence de nombreux parallèles formels entre les traditions poétiques anatoliennes, indo-iraniennes, grecques, germaniques et celtiques, notamment. On y observe qu’à un même référent peuvent correspondre deux désignations distinctes. Ainsi, pour ne donner que des exemples grecs, tirés de la poésie archaïque, dans la langue des dieux, le fleuve Scamandre (Skámandros) a pour nom Xanthe (Xánthos)106, le géant Égéon (Aigaíōn) Briarée (Briáreōs)107, l’oiseau kymindis (kúmindis) chalcis (khalkís)108 et la colline Batiée (Batíeia) tertre funéraire de Myrina (sêma […] Murínēs)109. Il arrive également que certains mots de la langue des dieux n’aient pas de correspondant dans celle des hommes, simplement parce qu’ils n’ont de référent que dans l’univers merveilleux de la fiction poétique. C’est le cas, bien connu, du môly (môlu), la plante à la racine noire et à la fleur couleur de lait, qu’Hermès donne comme pharmakon à Ulysse pour le protéger des sortilèges de Circé110. On évoquera encore la double appellation des héros, pourvus d’un nom de naissance, que remplace ou concurrence parfois un « nom d’exploit qualifiant », comme Alkídās / Hēraklês, en regard duquel on peut évoquer, par exemple, le héros irlandais Sêtanta - Cú Chulainn (« chien de Chulainn »).
- 111 Borgeaud 2007, 92-96.
- 112 Watkins 1970.
- 113 Pour ces lectures, voir Bader 1989, 196-204, dont je me démarque cepend (...)
- 114 Lamberterie 1988, 135-136. Indubitablement, môlu, adjectif à l’origine, (...)
52Loin d’appuyer la croyance des Grecs que les dieux parlaient une langue distincte de la leur111, la nomenclature « marquée » ainsi créée correspond bien plutôt à l’usage savant que faisaient les aèdes de techniques poétiques héritées. En effet, à examiner les éléments de la langue des dieux, on perçoit que ces noms seconds sont interprétables en grec, même s’ils sont d’une polysémie souvent débordante. Ils relèvent seulement d’un « niveau supérieur et plus restreint de langage formel ou poétique », comme le souligne Calvert Watkins112. Le Scamandre-Xanthe est ainsi désigné par la couleur de ses eaux (en référence peut-être plus à sa métamorphose en fleuve de feu qu’au sang des guerriers morts qu’il charrie), le gigantesque Égéon-Briarée par sa force pesante, l’oiseau kúmindis-khalkís par sa voix d’airain (ou par ses plumes couleur de bronze ?), la colline aux ronces Batiée par un syntagme commémorant la gloire de l’Amazone Myrina113. Quant au substantif môlu, nom de la plante chargée d’adoucir, c’est-à-dire d’« émousser » (molúnō), le charme très puissant de Circé, il relève d’une phraséologie poétique traditionnelle, comme Charles de Lamberterie l’a montré de façon très convaincante114. D’une manière générale, le doublage d’une désignation première, usuelle et non marquée, en outre le plus souvent immotivée, s’insère dans un ensemble de procédés au premier rang desquels se place le kenning. Selon la définition de Martin L. West,
- 115 West 2007, 81, qui ne souscrit d’ailleurs pas à l’idée que la « langue (...)
It denotes a poetic periphrasis, usually made up of two elements, used in lieu of the proper name of a person or thing. It may be riddling, picturesque, or simply a trite alternative to the ordinary designation. The density of kennings, often elaborate and artificial, is the dominant stylistic feature of skaldic verse, which is intelligible only to those with the knowledge to decode them. But they are to some extent a general phenomenon in Germanic and Celtic poetry. Examples can also be quoted from early Indic and Greek115.
- 116 Bader 1989 et Pinchard 2009 ont une optique interprétative qui mène l’une vers une he (...)
53La poésie archaïque reconstruite pour le domaine indo-européen apparaît donc comme orientée vers la virtuosité et le cryptage du sens, par des moyens assez ordinaires à les prendre isolément : ainsi, appeler Achille Péléide (Pēleḯdēs) ou Éacide (Aiakídēs), ou Zeus erígdoupos pósis Hḗrēs, « très-bruyant époux d’Héra », sont des kennings élémentaires et courants. Mais choisir des équivalences plus rares et les accumuler permet de tendre à l’hermétisme116, comme dans la poésie des scaldes. Ce sont ces procédés que les aèdes et les poètes grecs ont continué à mettre en œuvre dans la diction formulaire, notamment, dont les correspondances phraséologiques entre les différentes langues indo-européennes anciennes attestent le caractère hérité. En bref, le syntagme « langue des dieux » constitue le reflet d’un univers de croyance relatif à la création poétique, où les dieux envoyaient l’inspiration à certains hommes, qui se vivaient alors comme élus, voire comme voyants. Cependant, dans la pratique, il est à noter que les éléments relevant de cette langue dite « des dieux » sont paradoxalement plus compréhensibles que les lexèmes de la langue ordinaire qu’ils ont vocation à doubler : se révèle là son caractère construit et pas du tout inspiré – sauf à étiqueter ainsi ce qui relève d’une maîtrise technique supérieure alliée à un don personnel.
54Le bilan concernant les langues construites, consciemment ou non, dans le domaine grec est donc fort maigre. En matière de jargons, nous ne connaissons que l’activité ludique des onomatothêrai, comme les appelle Athénée : c’est une recherche précieuse sur le lexique dans les milieux intellectuels. Quant aux langues universelles, elles sont inexistantes dans le domaine grec, sauf à prendre en compte la pantomime et le comput digital, tous deux contemporains de la suprématie romaine sur le Bassin méditerranéen. Pour ce qui est des langues construites inconsciemment, l’enquête montre que la typologie quadripartite de la manía relève d’un univers de croyance totalement différent du nôtre. Il en résulte que, même si les sources ne sont pas inexistantes, la documentation reste délicate à analyser. Ainsi, l’inspiration divine, qui suscite la possession faite de saisissement (katokhḗ) plutôt que d’agitation, se traduit par un savoir qui se matérialise dans ce que nous avons tendance à considérer soit comme un trouble de l’esprit, soit comme une compétence technique de haut niveau.
55Vouloir traiter de la langue de l’Autre dans les productions utopiques grecques est paradoxal, puisque l’utopie n’existe pas encore comme genre constitué. Le principal obstacle à cette étude réside, non seulement dans les conventions littéraires et l’a priori défavorable des Grecs à l’égard de l’Autre, points déjà évoqués plus haut, mais aussi dans le caractère lacunaire de nos sources.
- 117 En ce qui concerne par exemple la tragédie, on sait, d’après les estimations de Lucia (...)
- 118 Dumas-Reungoat 2008.
- 119 Luc., V.H. I, 3, pour les citations de cet alinéa.
- 120 Bien que cette œuvre apparaisse moins comme le cadre d’une réflexion utopique que com (...)
- 121 Abíōn te dikaiotátōn anthrṓpōn (Il., 3, 6). Sur quoi, voir, en dernier lieu, les rema (...)
- 122 Ce critère est évidemment à prendre avec précaution, car les fictions utopiques empru (...)
56Replacer la question dans son contexte oblige à rappeler que notre connaissance de la littérature grecque est très partielle, du fait de la masse immense des textes perdus117. Pour les œuvres relevant d’une réflexion utopique, Christine Dumas-Reungoat118 a fourni un inventaire qui se résume à une courte liste d’œuvres, dont seul un petit nombre a survécu. Et ce n’est malheureusement pas le préambule des Histoires vraies qui comble ce manque. Lucien, alors qu’il se serait, dit-on, inspiré des Merveilles au-delà de Thulé d’Antonius Diogène, se contente de mentionner deux auteurs, Ctésias et Iambule. Il gratifie le premier, que la tradition a retenu comme historien, d’une appréciation négative au motif que les Indika contiennent des informations sur « des choses qu’il n’a ni vues en personne ni entendues d’un informateur fiable » (hà mḗte autòs eîden mḗte állou alētheúontos ḗkousen)119. Quant au second, si sa prose transmet « maints faits extraordinaires » (pollà parádoxa), où « l’affabulation est identifiable par tous » (gnṓrimon mèn hápasi tò pseûdos), il trouve grâce aux yeux de Lucien pour « avoir élaboré un argument non dépourvu de charme » (ouk aterpê… suntheís tḕn hupóthesin), sans que l’on sache à quel genre exactement assigner La Cité du Soleil. Mais les « nombreux autres auteurs » (pólloi kaì álloi) censés avoir composé des récits de « voyages lointains et erratiques » (plánas te kaì apodēmías), sans doute à coloration utopique, Lucien les relègue dans l’anonymat. Ainsi, à limiter l’investigation aux sources primaires, l’accès que nous pouvons avoir aux œuvres grecques de type utopique est réduit à la portion congrue. D’une production qu’il n’est pas illégitime de supposer plus abondante, seuls les créations utopiques d’Aristophane, les récits de Platon sur l’Atlantide et les Histoires vraies de Lucien120 nous sont connus de manière directe, tandis que les autres œuvres ne nous sont accessibles que sous forme de témoignages et / ou de fragments, brefs résumés ou simples allusions, comme celle, réduite à moins d’un vers, que fait Homère au peuple des Abies121. La contribution d’Aristote, de Diogène Laërce et de Plutarque nous est certes précieuse, pour les formes philosophiques, tout autant que celle de Diodore de Sicile, d’Élien et de Photius l’est pour le versant ethnographique de la réflexion utopique122. Mais au total, on perçoit les limites que les lacunes de la documentation imposent à notre connaissance tant des écrits utopiques grecs que, par ricochet, du traitement réservé à la langue de l’Autre.
- 123 Voir, en dernier lieu, Romeri 2008.
- 124 Voir supra p. 150.
57Si les conditions de transmission des œuvres entrent en jeu pour une part non négligeable, on doit aussi prendre en compte l’orientation principale, philosophique ou ethnographique, de l’œuvre utopique. Dans le premier cas, qui privilégie le débat d’idées tout en excluant le topos du voyage aux confins de la terre habitée, les chances de trouver des mentions d’une langue imaginaire sont minces. On a alors souvent affaire à ce que j’appellerai des « utopies silencieuses », où la question de la langue de l’Autre n’a pas de place, le propos étant centré sur la recherche de l’arístē politeía123. La seule exception notable à ce schéma se rencontre dans l’univers de la comédie, quand du moins elle délocalise la fiction dans le monde animal. De fait, Aristophane doit affronter la question du langage des oiseaux dans la pièce du même nom, même si les contraintes inhérentes à la représentation la relèguent pour l’essentiel à la marge, c’est-à-dire dans les parties lyriques124.
- 125 Voir notamment Gassino 2009.
- 126 Les seuls groupes dont la fiction ne précise pas la langue sont les Coloquinthopirate (...)
- 127 Voir, en exergue de mon texte, la traduction du passage.
- 128 Voir Saïd 1994.
58J’ajouterai à ce rapide tableau le cas, tout à fait particulier, des Histoires vraies de Lucien. Elles présentent une situation paradoxale, car, si le récit apparaît comme l’ancêtre de toutes les navigations fantastiques, terrestres et cosmiques, jamais il n’est fait mention des langues étrangères pour les peuples rencontrés. Bien au contraire, Lucien, dont on sait pourtant qu’il parlait, outre le grec, l’araméen et le latin125, souligne presque toujours126 que, lorsque ces êtres des confins, amicaux ou non, maîtrisent le langage articulé, ils usent du grec. Les uns, parce qu’ils sont originaires de Grèce, tels le roi des Sélénites, Endymion (I, 11), et le « Jonas » chypriote, Skintharos (I, 33), et les autres, à cause de l’arbitraire des conventions régissant le récit. Il en va ainsi des petites lampes de Lychnopolis (qui s’adressent amicalement aux voyageurs, auxquels elles donnent des nouvelles de chez eux [I, 29]), des hommes belliqueux naviguant sur les îles mobiles (dont le narrateur et ses compagnons apprennent qui ils sont en écoutant les injures qu’ils échangent entre eux [I, 41]), des aimables Pieds-de-Liège (II, 4)127 et des dangereuses Jambes-d’ânes (II, 46). Les Histoires vraies fournissent aussi un exemple du topos de l’inscription : sur la première île des confins occidentaux, le narrateur découvre, jalon posé par Héraclès et Dionysos, une stèle de bronze gravée de caractères… grecs. Reste à parler des Femmes-vignes (I, 8), qui, loin de faire exception à la règle, se comportent simplement, malgré leur nature à moitié végétale, comme des filles de port, hélant les marins pour les appâter dans leur langue, le grec, et d’autres idiomes étrangers, ici le lydien et l’indien, dont elles ont appris des bribes pour soutenir leur commerce. La scansion du récit par de telles mentions est trop insistante pour n’être pas volontaire. Lestant ce leitmotiv d’une intention parodique, Lucien l’a, me semble-t-il, érigé en procédé littéraire, qui crée un effet de distanciation128. Par là, l’auteur souligne la convention de règle dans la littérature et la culture grecques, tout en signifiant dans le même temps qu’il n’en est pas dupe.
- 129 Voir supra p. 156. On notera aussi que ce n’est pas un hasard si les héros du périple d (...)
- 130 Plat., Tim. 21 e.
59On ne doit donc pas s’étonner de ce qu’il n’est fait que très rarement mention de la différence linguistique dans les créations utopiques, non plus que de constater que le seul Autre acceptable dans la culture grecque de sensibilité platonicienne, c’est l’Égyptien, dont le pays a inventé l’écriture et donné aux Grecs le nom de leurs dieux129. Il est vrai qu’à en croire les habitants de la ville de Saïs, « ils aiment, dit-on, beaucoup les Athéniens et seraient même un peu parents avec eux » (mála dè philathḗnaioi dè kaí tina trópon oikeîoi tônd’ eînaí phasin)130. On ne peut fonder plus clairement, ni de manière plus subjective, cette exception remarquable au statut du barbare.
- 131 Vidal-Naquet 2005, 26 sq.
- 132 En l’occurrence, la « préface » – au sens où l’emploie Genette 1987, 150-151 –, qui a (...)
- 133 Plat., Tim. 20 d-23 e.
60Si le mythe de l’Atlantide lui-même, dont les traits nettement littéraires ont été soulignés par Pierre Vidal-Naquet131, ne comporte aucune mention de la langue parlée sur ce continent, le paratexte132 du mythe, lui, évoque sous un mode quelque peu biaisé la question de la pluralité linguistique. S’agissant d’expliquer comment l’histoire est parvenue à la connaissance des Athéniens, Platon met en œuvre, dans le Timée et le Critias, une fiction concernant la transmission du récit mythique, afin de l’authentifier. Dans le Timée133, où le récit donne à voir la succession rétrograde des générations, avec un recul dans le temps opéré par bonds successifs, la mise en œuvre est particulièrement habile. On remonte en effet du « vieux Critias » (toû palaioû Kritíou) – dans le présent du dialogue –, qui a entendu, tout enfant, le récit de son aïeul, vieillard (gérōn) de quatre-vingts ans son aîné, à Solon, ami de l’arrière-grand-père de Critias le Jeune (phílos hēmîn Dropídou toû propáppou). Et l’on arrive enfin au très vieux prêtre (mála palaión) de Neith à Saïs, lequel est le dépositaire d’un savoir immémorial sur les Athéniens « nés il y a neuf mille ans » (tôn enakiskhília gegonótōn étē politôn). L’effet est indéniablement comique, avant de devenir, sur la fin, proprement sidérant, puisque, en définitive, ce sont les Athéniens qui gagnent la palme de l’ancienneté « sur le fil », en dépassant de mille ans les Égyptiens. La chose se fait, au mépris de tout réalisme, malgré la multiplication des « effets de réel ».
- 134 Plat., Crit. 113 a-b.
- 135 On notera aussi le motif de la preuve matérielle (jamais fournie en réalité), censée (...)
61Quant au Critias134, on y fait le point sur une question philologique, qui crée un autre « effet de réel ». Bien que l’explication fournie soit spécieuse135, on perçoit là une attente des auditeurs : un exposé de type ethnographique requerrait que les noms propres n’aient pas une consonance grecque. Critias précise donc :
Τὸ δ’ ἔτι βραχὺ πρὸ τοῦ λόγου δεῖ δηλῶσαι, μὴ πολλάκις ἀκούοντες Ἑλληνικὰ βαρβάρων ἀνδρῶν ὀνόματα θαυμάζητε· τὸ γὰρ αἴτιον αὐτῶν πεύσεσθε. Σόλων, ἅτ’ ἐπινοῶν εἰς τὴν αὑτοῦ ποίησιν καταχρήσασθαι τῷ λόγῳ, διαπυνθανόμενος τὴν τῶν ὀνομάτων δύναμιν, ηὗρεν τούς τε Αἰγυπτίους τοὺς πρώτους ἐκείνους αὐτὰ γραψαμένους εἰς τὴν αὑτῶν φωνὴν μετενηνοχότας, αὐτός τε αὖ πάλιν ἑκάστου τὴν διάνοιαν ὀνόματος ἀναλαμβάνων εἰς τὴν ἡμετέραν ἄγων φωνὴν ἀπεγράφετο· καὶ ταῦτά γε δὴ τὰ γράμματα παρὰ τῷ πάππῳ τ’ ἦν καὶ ἔτ’ ἐστὶν παρ’ ἐμοὶ νῦν, διαμεμελέτηταί τε ὑπ’ ἐμοῦ παιδὸς ὄντος. Ἄν οὖν ἀκούητε τοιαῦτα οἷα καὶ τῇδε ὀνόματα, μηδὲν ὑμῖν ἔστω θαῦμα· τὸ γὰρ αἴτιον αὐτῶν ἔχετε.
Mais, avant d’entamer mon récit, je dois encore vous expliquer brièvement un point, de peur que vous ne vous étonniez d’entendre des noms grecs donnés à des barbares. Je vais vous en dire la cause. Solon, comme il avait l’intention d’utiliser ce récit pour son poème, s’informa du sens des mots et il découvrit que les anciens Égyptiens, qui étaient les premiers à avoir couché ces mots par écrit, les avaient traduits dans leur propre langue. Lui-même, reprenant à son tour le sens de tous ces mots, les transféra dans notre langue et les transcrivit. Et ces manuscrits, je vous l’assure, se trouvaient chez mon grand-père et ils sont encore chez moi, à présent, et je les ai longuement étudiés lorsque j’étais enfant. Si donc vous entendez des noms semblables à ceux d’ici, que cela ne soit pas pour vous une source d’étonnement : vous en tenez la cause.
- 136 Vidal-Naquet 2005, 28-42, passim.
62Très naturellement, c’est le vocabulaire de la traduction écrite qui fait son apparition ici. On a d’abord metenēnokhótas, le participe parfait de metaphérō, qui qualifie l’action des Égyptiens, puis c’est le transfert (eis tḕn hemetéran ágōn phōnḗn), de l’égyptien au grec, et la transcription (apegrápheto) opérés par un Solon décidément doté de tous les talents, jusqu’à celui de philologue averti. La chose est claire, le paratexte du mythe de l’Atlantide, jouant avec les codes de la fiction utopique, souligne le rôle de l’Égypte dans la transmission de cette histoire exemplaire. Alors que l’île mythique, en tant que double inversé de l’Athènes contemporaine136, n’aurait pas dû, a priori, susciter la mise en scène de locuteurs ne parlant pas grec. Si le mythe de l’Atlantide, en tant qu’utopie philosophique, participe de la catégorie des « utopies muettes », son cadre narratif, en revanche, fait appel, pour accréditer l’authenticité du mythe, au seul peuple étranger qui n’était pas entaché du mépris que les Grecs vouaient aux « barbares ».
63C’est encore l’Égypte qui est impliquée dans l’inscription que mentionne Évhémère dans sa description de l’île de Panchaïe, puisque le texte sacré est écrit en hiéroglyphes. Dans le sanctuaire de Zeus Triphylios137,
[…] ἕστηκε στήλη χρυσῆ μεγάλη, γράμματα ἔχουσα τὰ παρ’ Αἰγυπτίοις ἱερὰ καλούμενα, δι’ ὧν ἦσαν αἱ πράξεις Οὐρανοῦ τε καὶ Διὸς ἀναγεγραμμέναι, καὶ μετὰ ταύτας αἱ Ἀρτέμιδος καὶ Ἀπόλλωνος ὑφ’ Ἑρμοῦ προσαναγεγραμμέναι.
[…] se dresse une stèle en or de grande taille, qui portait des lettres qu’on appelle « sacrées » chez les Égyptiens. L’inscription consignait les hauts faits d’Ouranos et de Zeus, auxquels avaient été joints par Hermès ceux d’Artémis et d’Apollon.
64Si la religion décrite est grecque, l’écriture, elle, est égyptienne, l’Égypte, comme on le sait, étant pour les Grecs une civilisation modèle et le pays dont leurs dieux étaient originaires. Du point de vue qui m’occupe, je retiendrai surtout que le motif de l’inscription sert à accréditer la valeur des utopiens mis en scène – motif qu’on verra repris par Lucien, qui le subvertit, puis par More, qui va jusqu’à insérer dans son ouvrage le fac-similé de l’inscription inventée. En effet, à défaut de s’intéresser à la langue des Panchaïens, Évhémère doit montrer qu’ils sont à la hauteur des Grecs et de la leçon que ces utopiens doivent donner à ses contemporains, par fiction interposée.
65Il existe une variante à ce cas de figure, constituée par l’inscription grecque. Si, dans les Histoires vraies, ainsi qu’on l’a noté plus haut, on est dans l’inversion systématisée des signes caractéristiques de l’utopie, il peut arriver, comme chez Hécatée d’Abdère, que l’usage du grec dans l’inscription soit au contraire un moyen d’inscrire le pays imaginaire dans le prolongement de la Grèce, de l’inclure en quelque sorte dans l’oikouménē, où s’exercent les lois ordinaires de l’hospitalité. Les inscriptions grecques mentionnées sont en effet gravées sur des objets que les Grecs ont apportés antérieurement pour les offrir aux Hyperboréens138.
- 139 On notera en particulier la sanction oraculaire de ce rituel sacrificiel, sur lequel je (...)
- 140 Voir les présentations, apparemment indépendantes, de Canfora 2004, 91-93, (...)
66Mais de cas où l’intérêt pour la langue de l’Autre va au-delà de l’anecdote, on n’en connaît comme exemple que la fiction de Iambule – et encore la connaissance que nous en avons est-elle indirecte. Telle qu’elle est résumée par Diodore, aux chapitres LV-LX du livre II de sa Bibliothèque historique, cette utopie, située dans l’Île des Bienheureux, a pour cadre narratif un récit autobiographique. À lire le texte de près, on peut y discerner tous les topoi attendus, qui coïncident avec les motifs canoniques des fictions modernes. Ce récit, présenté comme véridique, puisque l’auteur en aurait vécu toutes les péripéties, met en scène un héros industrieux, dont les activités commerciales justifient sa présence aux confins du monde connu. D’ailleurs, le schéma narratif suit des voies qui deviendront usuelles dans le genre : le narrateur, enlevé, trouve un refuge provisoire, en Éthiopie maritime, pour être ensuite rejeté à la mer, avec un compagnon d’infortune. C’est alors, au terme d’une navigation de plusieurs mois, que les deux hommes accostent une île lointaine, qui sert de cadre à la fable utopique. On reconnaîtra toutefois le caractère typiquement grec de certains motifs : l’enlèvement par des pirates – écho d’un risque banal en Méditerranée et motif littéraire très largement utilisé pendant toute l’Antiquité – et, surtout, le rituel du phármakos que subit le narrateur, même si le fait est mis au compte des Éthiopiens139. Malgré son lot de prodiges variés (éternel automne dans l’île ronde, nature prodigue, anatomie humaine hors du commun, animaux étrangement conformés…), la narration utopique de Iambule se révèle beaucoup moins exotique qu’elle ne le paraît d’emblée, au point qu’on y a reconnu une utopie d’inspiration stoïcienne140.
- 141 DS II, 56, 5 sq. (trad. de B. Eck modifiée).
67C’est dans ce contexte particulier que sont livrées des informations sur les aptitudes langagières et les pratiques linguistiques de ces bienheureux utopiens141 :
Ἴδιον δέ τι καὶ περὶ τὴν γλῶτταν αὐτοὺς ἔχειν, τὸ μὲν φυσικῶς αὐτοῖς συγγεγενημένον, τὸ δ’ ἐξ ἐπινοίας φιλοτεχνούμενον· δίπτυχον μὲν γὰρ αὐτοὺς ἔχειν τὴν γλῶτταν ἐπὶ ποσόν, τὰ δ’ ἐνδοτέρω προσδιαιρεῖν, ὥστε διπλῆν αὐτὴν γίνεσθαι μέχρι τῆς ῥίζης. Διὸ καὶ ποικιλωτάτους αὐτοὺς εἶναι [καὶ] ταῖς φωναῖς οὐ μόνον πᾶσαν ἀνθρωπίνην καὶ διηρθρωμένην διάλεκτον μιμουμένους, ἀλλὰ καὶ τὰς τῶν ὀρνέων πολυφωνίας, καὶ καθόλου πᾶσαν ἤχου ἰδιότητα προΐεσθαι· τὸ δὲ πάντων παραδοξότατον, ἅμα πρὸς δύο τῶν ἐντυγχανόντων λαλεῖν ἐντελῶς, ἀποκρινομένους τε καὶ ταῖς ὑποκειμέναις περιστάσεσιν οἰκείως ὁμιλοῦντας· τῇ μὲν γὰρ ἑτέρᾳ πτυχὶ πρὸς τὸν ἕνα, τῇ δ’ ἄλλῃ πάλιν ὁμοίως πρὸς τὸν ἕτερον διαλέγεσθαι.
Ils ont aussi, dit-on, à la langue quelque chose de spécial, qu’ils ont en partie par nature à la naissance, et en partie par suite d’une manœuvre intentionnelle : c’est que, ayant la langue fendue en deux sur une certaine longueur, ils prolongent la coupure en sa partie interne, de sorte que cet organe est scindé en deux jusqu’à sa racine. Aussi ont-ils une extrême souplesse pour proférer des sons, imitant non seulement tout langage humain articulé, mais encore les différents chants d’oiseaux, et, en général, ils reproduisent chaque trait spécifique d’un son ; mais ce qu’il y a de plus extraordinaire, c’est qu’ils réussissent parfaitement à parler avec deux personnes de rencontre à la fois, donnant des réponses tout en alimentant correctement la conversation compte tenu de ces circonstances ; car avec un segment de la langue ils discutent avec une personne, et avec l’autre partie, parallèlement, ils discutent avec la seconde personne.
68Iambule dote les insulaires de son utopie d’une particularité biologique étrange, qu’ils amplifient volontairement et qui leur confère une invraisemblable plasticité articulatoire. Pourtant, cette aptitude à l’imitation des diverses langues humaines et des langages animaux diffère de la facilité qu’a Gulliver, par exemple, à apprendre des langues nouvelles, car, dans l’île du Soleil, on est du côté de l’imitation des sons, et non du langage articulé. Peut-être d’ailleurs, malgré la valorisation indéniable des compétences de ces utopiens, cet écart souligne-t-il les limites de la perception qu’avaient les Grecs des langues étrangères, babils dépourvus de sens, comparables aux sons émis par les oiseaux. Iambule évoque cependant aussi des compétences linguistiques sortant de l’ordinaire, puisque ses insulaires peuvent tenir deux conversations en même temps, allant sur ce point au-delà de la compétence humaine et contre la linéarité du langage. Quelle interprétation donner à cette aptitude hors norme ? Loin d’une surenchère gratuite au sein d’une description lestée de mirabilia, on peut penser, me semble-t-il, à un motif dont la fonction serait d’insister sur l’esprit de totale communauté entre les membres de la cité idéale, de type stoïcien. Ainsi, l’amplification volontaire de la bipartition de la langue trouverait une justification, puisque les sujets parlants pourraient converser entre eux, sans que cette activité se limite à une affaire entre individus, et donc nuise à l’idéal de cohésion sociale, nettement affirmé par ailleurs dans le récit utopique.
- 142 DS II, 57, 4.
- 143 Le principe de la double (ou quadruple) orientation d’un même dessin se rencontre notam (...)
69Le propos de Iambule ne se limite pas à la compétence orale, pourtant exceptionnelle, des utopiens. Un peu plus loin142, on apprend également, trait extrêmement valorisant, que ce peuple possède une écriture, à la fois phonétique et très économique dans son principe et dans son utilisation pédagogique143 :
Γράμμασί τε αὐτοὺς χρῆσθαι κατὰ μὲν τὴν δύναμιν τῶν σημαινόντων εἴκοσι καὶ ὀκτὼ τὸν ἀριθμόν, κατὰ δὲ τοὺς χαρακτῆρας ἑπτά, ὧν ἕκαστον τετραχῶς μετασχηματίζεσθαι. Γράφουσι δὲ τοὺς στίχους οὐκ εἰς τὸ πλάγιον ἐκτείνοντες, ὥσπερ ἡμεῖς, ἀλλ’ ἄνωθεν κάτω καταγράφοντες εἰς ὀρθόν.
Ils utilisent des lettres, au nombre de vingt-huit selon leur valeur phonétique, mais, à considérer leur graphie, au nombre de sept, chacune d’elles subissant quatre retournements. Ils écrivent en alignant les signes, non pas selon une disposition horizontale, comme nous, mais de haut en bas, selon une orientation verticale.
- 144 Je pense notamment au cratère où Euphronios a représenté la mort de Sarpédon. Pour la (...)
- 145 Voir Jeffery 1990, 43-50, et tableau des alphabets archaïques, hors-texte en fin (...)
- 146 Ζ me semble pouvoir être considéré comme un signe simple, malgré ses propriétés métriqu (...)
- 147 Selon le pasteur Evans, il n’est besoin que de quelques heures à un sujet doué, et de q (...)
70Si l’orientation verticale de l’écriture peut paraître exotique au premier abord, il est possible de l’expliquer à l’intérieur du grec même, tout autant que le principe de rotation des sept signes graphiques fondamentaux. En effet, les inscriptions archaïques affichées dans les cités étaient couramment boustrophèdon, et les légendes des vases voyaient leur écriture orientée différemment, selon la place du personnage auquel elles se rattachaient, la légende allant parfois jusqu’à suivre la courbe d’un membre ou descendre le long d’une silhouette144. En outre, certaines lettres, comme le lambda ou le sigma, ont pu changer d’orientation, quand on est passé de l’alphabet archaïque à l’alphabet ionien145. Il est donc parfaitement possible que Iambule ait pris dans sa propre langue le modèle de son système graphique utopique. Dans cette perspective, Γ, Μ / Σ, Ν / Ζ, Π, Ρ, Τ et Ω pourraient faire d’assez bons candidats pour les sept signes ou paires de signes fondamentaux, susceptibles qu’ils sont d’être orientés de quatre manières différentes (sur le modèle de l’opposition, dans l’alphabet latin, entre b, d, p et q). C’est ainsi qu’on aboutit à un alphabet de vingt-huit lettres, dont la fonction reste à déterminer. En fait, l’effectif de vingt-huit pourrait correspondre à l’inventaire orthographique (et non phonologique) du grec. C’est qu’il y existe vingt-deux signes simples (si l’on excepte Ξ et Ψ, que les alphabets archaïques notaient souvent par les digrammes ΧΣ et ΦΣ), à quoi s’ajoutent six digrammes, ΑΙ, ΕΙ, ΟΙ et ΑΥ, ΕΥ, ΟΥ146. Préséance est donc donnée à l’écriture, et pas aux phonèmes, ce qui n’est pas surprenant dans une société qui en fait, on l’a déjà vu, l’indice de la plus haute civilisation. Avec un tel système graphique, aussi harmonieux que pratique, nul doute que tous les citoyens « savent leurs lettres », très vite et sans peine147.
71Au total, malgré l’écran que lui fait la réécriture de Diodore, on perçoit dans l’invention de Iambule l’écho d’une réflexion attentive sur la langue, affichée ici comme celle de l’Autre et dégagée du mépris ordinaire de l’opinio communis grecque. Dans le cadre de l’utopique Île des Bienheureux, les capacités langagières exceptionnelles de ses habitants ne le cèdent ni à la qualité de leurs lois ni à la bonté de leurs mœurs. Au contraire, elles s’inscrivent dans la même perfection hors du commun, placées qu’elles sont elles aussi sous l’égide du nombre sept. Sept comme les éléments fondamentaux du système d’écriture, sept comme les îles de l’archipel (à égale distance les unes des autres, toutes ayant des mœurs et des lois identiques) et sept, encore, comme le nombre d’années pendant lesquelles Iambule et son compagnon vécurent dans ce lieu idéal, avant d’en être exclus pour inconduite. Dans ces conditions, on ne peut que regretter de n’avoir pas accès à l’original de Iambule, avec ses détails et ses nuances, car il s’agit là d’une œuvre exceptionnelle, d’un intérêt de tout premier plan pour l’histoire de la langue de l’Autre au sein de la littérature utopique grecque.
* * *
72En dépit de la minceur de la documentation parvenue jusqu’à nous, les fictions d’inspiration utopique fournissent quelques informations intéressantes sur la langue de l’Autre. Elles oscillent entre une mise en forme de type philosophique, l’arístē politeía, ou « ethnographique », qui emprunte tantôt au roman d’aventure, tantôt au récit de voyage sur quoi se fondent les géographes. Le statut des textes de la seconde catégorie, dans la réutilisation dont ils font l’objet, est donc flou. Nonobstant, on y décèle déjà quelques-uns des topoi, qu’on retrouvera ensuite dans les utopies modernes : celui de l’inscription, indice valorisant pour cet ailleurs qui devrait être par principe suspect ; celui du peuple prestigieux, en l’occurrence les Égyptiens, qui sert de passeur ou de modèle implicite. On relèvera, enfin, que les Histoires vraies de Lucien et la Cité du Soleil de Iambule font une part significative aux langues. La première par son insistance suspecte à désigner le grec, contre toute vraisemblance, comme langue unique de l’oikouménē, la seconde en montrant un peuple étonnamment doué pour les langues et les langages de toutes sortes et en faisant jouer à l’aptitude linguistique et à l’écriture un rôle central dans l’utopie.
73L’étude menée ici tenait de la gageure, étant donné l’absence d’un genre utopique constitué et, surtout, le manque d’intérêt avéré des Grecs pour les langues étrangères. Il n’est donc pas étonnant que les résultats de cette enquête soient modestes. Replacer la question dans son contexte a toutefois permis de décrire de manière détaillée le poids des conventions littéraires, qui, toujours important, varie selon les genres. On a pu également mesurer la tendance prononcée des Grecs à ce que j’appellerais l’« autisme linguistique », dans un contexte d’hégémonie politique et culturelle. Ainsi, un Grec n’apprend pas (ou très rarement) la langue de ses voisins, qui, eux, doivent apprendre la sienne. En revanche, un « Barbare » est, pour presque tous, un être dénué de qualités humaines, babillard comme un oiseau ou criard comme du petit bétail, un objet d’effroi ou de moquerie. C’est ce que disent, d’une manière plus ou moins explicite, la documentation littéraire et le lexique, restreint et souvent peu précis, du plurilinguisme et de la traduction orale. Dans ces conditions défavorables, les langues construites sont, sans surprise, mal représentées dans les sources et, probablement aussi, dans la réalité : on a des traces d’un jargon littéraire, et, en fait de langues universelles, il faut se contenter de l’art très élaboré de la pantomime et du comput digital. Quant à l’expression linguistique résultant des diverses formes de manía, il est difficile de bien l’observer, prise qu’elle est dans l’univers religieux qui est dit l’inspirer. On la rencontre sous des espèces stylistiques codifiées, héritées d’un lointain passé, mais dont les Grecs affirment qu’elles ont leurs racines auprès des déesses Alètheia et Mnèmosunè. Dans les fictions utopiques, enfin, le genre choisi, philosophique ou ethnographique, conditionne la manière dont est traité le thème linguistique. Ainsi, dans le premier cas, la prestigieuse Égypte et son écriture sacrée figurent comme éléments du cadre narratif ou à l’occasion du topos de l’inscription. Dans le second, il arrive, comme chez Iambule, que les considérations linguistiques jouent un rôle central dans le récit utopique : tout concourt, dans la manière d’articuler les sons, de converser et de maîtriser la lecture à l’égalité parfaite entre tous les membres du corps social. D’une manière plus générale, bien que l’intérêt pour les langues de l’Autre ait été très faible dans les créations utopiques du monde grec, on observe déjà la présence de certains des motifs liés à ce thème. Les Grecs ont donc posé les bases du genre utopique avant la lettre, inscrite par Thomas More. Mais, en ce qui concerne les langues utopiques, ils ont été tributaires des limites qu’ils s’étaient eux-mêmes fixées, à ne guère se soucier de l’Autre, ni de ses langues.