- 1 On peut se rapporter à la typologie très utile élaborée dans cette revue par Dumas-Reungo (...)
1Entre les évocations de l’âge d’or, celles des pays de cocagne et les programmes politiques de la cité idéale, l’utopie est associée à des formes et à des projets divers dans la littérature antique1, et l’on peut discuter pour savoir si telle œuvre ou tel passage est utopique, d’autant que le mot est moderne – quoique le contexte humaniste où il est né se réfère volontiers à l’Antiquité – et n’est pas forcément adéquat pour désigner une thématique ou un genre littéraire ancien.
2Quoi qu’il en soit, l’utopie évoque d’abord un « pas ici », souvent aussi un « pas maintenant », en même temps qu’un monde idéal marqué par des relations humaines pacifiques et par l’abondance de la nature. Dans l’histoire littéraire des utopies, les marqueurs de l’ailleurs sont connus : île, région inaccessible protégée par des montagnes ou des espaces naturels infranchissables, position impossible à situer sur une carte, pays où l’on arrive après un voyage ou une traversée plus ou moins fantastique.
3L’écriture utopique est évidemment révélatrice de son époque, de l’imaginaire, des attentes et des peurs, éventuellement d’une pensée politique et, plus largement encore, du rapport au temps et à l’espace. Dans cette perspective, il est intéressant de se demander si le christianisme antique a suscité lui-même des œuvres relevant de l’utopie et, le cas échéant, s’il a provoqué au sein du genre des mutations particulières.
- 2 Parmi bien des études sur le millénarisme ancien, on peut consulter deux numéros de (...)
4À l’époque moderne, nombre d’utopies issues d’une culture chrétienne ont emprunté à deux thématiques bibliques, celle du paradis primitif (Gn 2), dont on pourra se demander si elle a été une variante christianisée de l’âge d’or des classiques, et celle du Royaume de Dieu attendu sur la terre, selon certaines lectures littérales des derniers chapitres de l’Apocalypse (Ap 20-21), qui y voyaient l’annonce concrète d’un règne de mille ans du Christ dans une Jérusalem céleste descendue sur terre. Ces lectures, dites millénaristes ou chiliastes, étaient fréquentes dans les deux ou trois premiers siècles du christianisme2, et elles ont continué à marquer des pensées chrétiennes au Moyen Âge et aux temps modernes. Au vu de leur postérité, l’antiquisant peut remonter la piste et se mettre en quête d’utopies anciennes peut-être déjà engendrées par ces thématiques.
- 3 Pour les lectures de Gn 1-2 à l’époque patristique, on peut consulter entre aut (...)
- 4 Ricœur 1986, 428.
5Mais pour étudier l’utopie dans le christianisme ancien, je ne me livrerai pas à une histoire des interprétations anciennes de la Genèse ou de l’Apocalypse, histoire déjà largement faite3, et qui ne fournit peut-être pas la meilleure entrée pour cette étude. J’ai choisi de privilégier plutôt la littérature monastique, comme écho de la vie au désert. Le choix peut sembler paradoxal : si la fonction de l’utopie « est toujours de proposer une société alternative »4, on peut se demander si le refus du monde qui anime les premiers moines partis au désert est bien porteur d’un projet d’autre monde et n’est pas plutôt et exclusivement négation de tout monde terrestre. Pourtant, nous allons voir que le désert, en tant qu’ailleurs impossible, n’est pas sans accointance avec certaines thématiques de l’utopie.
- 5 Voir par exemple Guillaumont 1979, 77-79.
- 6 Guillaumont 1979, 225.
- 7 Trad. Bartelink 2004, 175.
6Le désert est en effet, pour ceux qui s’y retirent, « l’ailleurs » par excellence : l’ensemble du monde habité, avec ses liens humains et l’interdépendance de ses habitants, englobe tous les lieux de vie possibles ; l’échappée vers l’U-topie consiste donc à sortir du « monde », à partir pour le désert, non-monde où les solidarités humaines sont rompues, où la vie même ne peut pas normalement se maintenir, lieu de mort et empire des démons. Comme tel, il se présente comme un défi plutôt qu’un pur refus du monde : l’érémitisme chrétien primitif5 est lié au désir d’affronter l’ennemi de l’humanité – le démon – au cœur de son lieu propre pour le vaincre, afin de faire émerger une condition humaine renouvelée. Le choix du désert est avant tout la quête, la conquête même, et de haute lutte, d’une sérénité (ἡσυχία) impossible parmi les entraves et les bruits du monde6, et possible par la victoire sur les passions ; cette victoire ne peut se remporter qu’en allant combattre sur son terrain celui qui les suscite, en remontant symboliquement à la source du mal. Le désert est le laboratoire d’une autre vie, libérée de tous les faux biens, mais qui revêt de prime abord une allure très individualiste (l’ermite fuit autant qu’il le peut le commerce de ses semblables), donc sans promesse d’une société nouvelle. Pourtant, on s’aperçoit que le désert devient vite, malgré la solitude qu’il suppose, l’esquisse d’une autre société, non dépourvue de rapports humains – ne serait-ce que le rapport de maître à disciple –, où circulent des paroles – les « apophtegmes » – et où s’élabore à sa façon le projet d’un monde sauvé (peut-être faudrait-il dire plutôt : d’un monde de sauvés, simple assemblage, et non société, de ceux qui ont choisi l’ascèse pour mériter le salut). Athanase d’Alexandrie ne disait-il pas dans sa Vie d’Antoine (VA) 14, 7, en pensant aux ermitages qui se multipliaient dans le sillage de son héros : « […] et le désert devint comme une cité de moines qui avaient quitté leurs biens et reproduisaient la vie de la cité céleste »7 ?
- 8 L’observation est souvent faite depuis Karl Holl : cf. Flusin 1983, 113.
- 9 Ainsi Pachôme, retiré au désert vers la même époque, quoique dans un contexte cénobitique (...)
7La Vie d’Antoine, qu’on peut considérer comme le premier manifeste littéraire du monachisme, met en scène avec art8 l’éloignement progressif d’Antoine par rapport au monde et aux biens : il vend ce qu’il possède et le distribue (VA 2), mais en conserve d’abord une petite partie pour l’entretien de sa sœur ; finalement il donne tout, confie sa sœur à une communauté (VA 3, 1), ce qui est aussi une façon de rompre le lien familial9, et s’exerce à l’ascèse « devant sa maison » (VA 3, 1) ; puis « aux abords du village » (VA 3, 4) ; puis « à distance du village » dans des tombeaux (VA 8, 1) ; puis « au désert » (VA 11, 1), « vers la montagne » (VA 11, 2), et enfin « dans le désert intérieur » (VA 49, 4).
- 10 L’expression « vie parfaite » désigne souvent dans cette littérature la vie mon (...)
8Ce dernier endroit, dont la désignation est tout sauf un toponyme, est le plus éloigné qu’Antoine atteindra dans sa quête de solitude ; il y finira sa vie. Il lui avait fallu, pour l’atteindre depuis son précédent séjour, trois jours et trois nuits de marche en compagnie d’une caravane de Sarrasins, jusqu’au pied d’une très haute montagne : autant d’indices du caractère exceptionnel, voire fantastique, de ce voyage. Ce « non-lieu » est inaccessible au commun des mortels, et la vie qui s’y déroule, présentée comme la vie parfaite10, est incompatible avec ce monde.
- 11 VA 44, 4, citant Nb 24, 5-6, avec le mot παράδεισος qui renvoie à Gn 2, 8 et au (...)
- 12 De Brabander 2007, 265-272 et 279-289.
9Cet endroit peut-il être qualifié d’utopique ? La description (VA 49, 7) le suggère : « Il y avait au pied de la montagne une eau extrêmement limpide, douce et très fraîche, et plus loin une plaine avec quelques palmiers laissés à l’abandon ». L’eau fraîche et douce, les palmiers qui poussent d’eux-mêmes contrastent fortement avec le désert environnant. Ils évoquent un lieu idéal, plus précisément le paradis perdu. L’idée suggérée par Athanase sera classique : le moine, en rompant avec le monde du péché, retrouve l’état d’Adam avant la chute, et le cadre dans lequel il vit est souvent décrit dans des termes qui évoquent le « paradis »11 des origines. L’idée, du reste, est prémonastique : chez Tertullien déjà, l’ascèse, en particulier l’ascèse sexuelle, qui restaure l’integritas et la sanctitas humaines, est une façon de retourner au paradis originel12.
- 13 Trad. Leclerc 2007, 153. Descriptions analogues dans la Vie d’Hilarion (VH) 21, 2 (...)
- 14 Enquête XXI, 15-16.
10Le même genre de description se trouve dans la Vie de Paul de Thèbes par Jérôme (5, 1) : à l’intérieur d’une grotte, « un grand vestibule, à ciel ouvert, abrité par la ramure largement déployée d’un vieux palmier qui révélait la présence d’une fontaine très limpide, dont le ruisseau ne s’écoulait au dehors que pour être absorbé aussitôt par la terre même qui le faisait jaillir »13 ; lieu d’une nature réconciliée, où la nourriture est donnée, où les bêtes sauvages et autres créatures effrayantes ne sont plus hostiles. Chez Jérôme, dans la Vie de Paul (7-8), un centaure, puis un faune guident Antoine vers la retraite de Paul ; chez Athanase, dans la Vie d’Antoine (50, 9), les bêtes sauvages se laissent persuader de ne pas endommager le jardin du moine ; dans l’Enquête sur les moines d’Égypte14, une hyène apporte un cadeau à Macaire, en reconnaissance d’un bienfait.
- 15 Le voyage au paradis, même s’il suppose une intervention surnaturelle, est un voyage corp (...)
11Dans tous ces récits, l’idée qui domine est proprement biblique et théologique : le moine retrouve l’état du monde avant la chute d’Adam. En cela, ce type de texte s’apparenterait plus aux récits d’âge d’or qu’à une utopie politique, d’autant plus que, nous l’avons rappelé, le moine cherche la solitude et ne veut surtout pas fonder une nouvelle polis. Mais la différence avec les mythes de l’âge d’or est dans la conception du temps : la référence au paradis biblique n’est ni l’évocation d’un passé perdu, ni le retour à ce passé par une sorte de voyage magique ou onirique15, mais bien une restauration actuelle de la paix entre Dieu et ses créatures, par une vie d’ascèse qui réconcilie l’être humain avec son créateur en consommant la défaite du diable. Dans les œuvres monastiques, si idéalisée que soit la vie au désert, le régime de la chute originelle n’est pas oublié, et demande une lutte sans trêve pour en atténuer les effets : la vigilance (νῆψις) est une des premières vertus du moine. Nous sommes bien toujours dans le présent humain, chargé des conséquences du passé, et c’est là une grande différence avec l’âge d’or païen, qui relève du mythe et non de l’histoire. L’utopie monastique évoque un ailleurs à l’écart du monde, mais n’est pas, comme d’autres utopies, une uchronie.
- 16 Pré spirituel 181 (trad. Bouchet 2006, 191). À la traduction de M.-J. Roüet de Journel pa (...)
- 17 Même dans des récits païens d’utopie qui veulent illustrer la modération et le μηδὲν ἄγαν (...)
- 18 Vie bohairique 8 (trad. Veilleux 1984, 26).
- 19 Marinus, Proclus ou Sur le bonheur, 19-20.
- 20 Ibid., 22.
- 21 Sur l’abstinence de nourriture et d’activité sexuelle prônée pour des raisons m (...)
12D’autre part, le monde idéal ainsi décrit n’est pas un monde exempt de soucis ni de souffrances, car l’ascèse, qui vise à débusquer, réduire et annihiler en soi la part des démons, exige un effort sans relâche. Antoine n’accède à son paradis caché que par et pour l’ascèse : « Combien, tant qu’il vécut là, soutint-il de luttes », dit Athanase (VA 51, 2). Quant à Hilarion, même si son jardin comportait un verger d’arbres fruitiers, il n’en mangea jamais, nous dit Jérôme (VH 31, 4), et ne venait là, comme Antoine, que pour retrouver ses ennemis les démons et leur déclarer une guerre incessante ; enfin, dans un récit plus tardif de Jean Moschus (VIIe siècle), un ermite vivant dans une grotte totalement vide répond à un disciple qui lui demande comment il le peut : « Cette grotte, mon enfant, est un lieu de lutte : tu donnes ou tu prends des coups »16. Nous sommes loin de l’abondance et de l’insouciance de certains récits utopiques17. Quand Pachôme s’installe une première fois dans un village pour y mener la vie de moine, la parole divine qu’il entend est : « Lutte et installe-toi ici »18. Un tel programme nuance sérieusement l’idéal antique de vie heureuse. Pour autant, il n’est pas à lui seul une spécificité chrétienne : il y a une insistance presque aussi grande sur l’ascèse dans un écrit païen intitulé Sur le bonheur, dont le héros pratique l’abstinence de viandes, selon la recommandation de nombreux philosophes (on sait que c’est le titre d’un traité de Porphyre), et le jeûne total certains jours, sans parler des souffrances acceptées19 et des prières nocturnes20, qui pourraient rivaliser avec la pratique des moines d’Égypte ; et beaucoup d’œuvres païennes valorisent telle ou telle forme d’abstinence et d’ascèse21, dans l’ici et maintenant d’un art de vivre qui n’a rien d’une évasion.
13Pas d’utopie politique dans ces textes, disions-nous, car l’ermite, modèle premier du moine, cherche par définition la solitude et non l’appartenance à une cité idéale. Il n’en est pas de même du cénobite, qui s’agrège à une communauté régie par des règles de vie commune, dont le monachisme pachômien en Haute Égypte est le premier exemple. Ne pourrait-on pas voir dans les Règles monastiques anciennes la résurgence inattendue du genre littéraire de l’utopie antique ? La description réglementée de la communauté voulue par le fondateur n’est-elle pas le reflet, la mise en préceptes, de la cité idéale ?
- 22 Cf. Vogüé 1981, 66 sq.
14La première observation à faire est que les Règles monastiques sont avant tout des textes qui codifient une expérience, menée depuis des années et parfois des décennies, de vie commune et de tâtonnements. Lorsque Grégoire le Grand se fait le biographe de Benoît de Nursie, il considère la Règle de celui-ci comme son portrait, tant elle est tirée de ce qu’il a pratiqué sa vie durant (à l’inverse de la Règle de Pachôme, présentée comme dictée par un ange, c’est-à-dire révélée de l’extérieur)22. Les Règles sont le fruit d’une expérience, qu’elles fixent sous forme de préceptes : il ne s’agit pas de décrire un monde qui peut ou qui va exister.
15De plus on est frappé, à lire les Règles, par la minutie avec laquelle elles s’occupent de détails ; à vrai dire, elles ne font que cela : régler les détails de la vie quotidienne (comment se comporter au réfectoire, à la prière commune, comment s’habiller…), qu’elles additionnent sans jamais fournir une vue d’ensemble, une synthèse qui donnerait à voir la société monastique dans sa globalité. Elles ne décrivent pas un monde pour le faire exister dans l’imaginaire du lecteur, car elles ne s’adressent pas à l’imagination ni à la pensée, contrairement aux utopies ; elles ne veulent que régir le quotidien existant.
16Enfin, elles ne s’adressent qu’à ceux ou celles qui ont choisi tel genre de vie dans tel monastère, donc à un groupe restreint et particulier ; elles n’ont aucune prétention à l’universel, ne cherchent pas à dessiner les traits d’une vie idéale proposée à tous. Par tous ces caractères, les Règles ne se laissent pas ranger parmi les utopies. S’il y a quelque chose d’utopique dans le projet monastique, ce n’est pas à travers le genre littéraire des Règles qu’on pourrait l’appréhender.
17On peut faire une autre remarque plus générale : les Règles s’adressent à l’individu et non au groupe (même si elles prennent bien en compte les rapports entre individus dans la communauté) ; leur but est de proposer à ceux et celles qui les adoptent un chemin de salut personnel, et non de construire le meilleur des régimes ou des mondes. L’axe qui unifie tous les préceptes diversifiés à l’extrême par la variété de leurs champs d’application, c’est l’individu, qu’il s’agit de faire progresser intérieurement. Le primat de la personne est aussi ce qui sépare les règles monastiques des descriptions utopiques antiques, qui prennent toujours le point de vue du collectif.
- 23 Cf. Vicaire 2004, 107 sq. et 737, index, s.v. « vie apostolique ».
- 24 Institutions II, 5.
- 25 Vogüé 1996, 272-281.
- 26 Institutions III, 3. Guy 1965, 95, n. 3, fait remonter à Tertullien l’idée du modèle (...)
- 27 De vita contemplativa 22 sq. ; cf. Daumas 1963, 40 sq.
18Le seul trait d’utopie qu’on pourrait trouver dans le cénobitisme est la référence à l’origine – non pas la lointaine origine paradisiaque, mais une origine plus proche et néanmoins en partie mythifiée : celle de la « vie apostolique ». Ceux ou celles qui mettent tout en commun dans le monastère vivent comme le faisaient les premiers chrétiens (Ac 2, 42-47 et 4, 32-35 souvent évoqués comme modèles idéaux), en particulier les apôtres, dont on admet à l’époque qu’ils pratiquaient les premiers le partage intégral des biens. Ainsi l’expression de « vie apostolique » est-elle devenue classique pour désigner ce genre de vie. Elle le reste au Moyen Âge, par exemple dans les résurgences canoniale et dominicaine de la vie régulière23, mais la référence aux apôtres apparaît déjà chez Cassien24, pour qui les Thérapeutes décrits par Philon d’Alexandrie au Ier siècle de notre ère étaient des chrétiens et avaient inauguré la vie monastique ; celle-ci pouvait donc par ce biais revendiquer un rattachement apostolique25. C’est ainsi que Cassien justifie divers usages monastiques de son temps : la prière de tierce, parce que l’Esprit-Saint est descendu sur les apôtres à la troisième heure selon Ac 2, 15 ; celle de sexte, à cause de la vision de Pierre en prière à midi selon Ac 10, 9 ; celle de none, à cause de la prière des apôtres au Temple selon Ac 3, 126. On peut lire en filigrane, dans cette volonté de greffer systématiquement les usages monastiques contemporains sur le modèle apostolique, l’idée que le coinobion pachômien (celui qui est décrit par Cassien dans ces pages) est un lieu où se revivent la perfection et la ferveur originelles, autre forme du « retour à l’origine » qui peut être un trait utopique. Chez Philon lui-même, la description des fameux Thérapeutes inclut le caractère idéal de la situation et du climat ; en revanche, le lieu où ils vivent est très accessible27, ce qui empêche de considérer tout à fait le récit philonien comme une utopie, chose dont l’auteur, du reste, se serait défendu.
19Il est temps de nous intéresser à quelques récits très curieux, qui font partie de l’ensemble appelé Apophtegmes des pères. Malgré leur appartenance, sans doute relativement tardive28, à cet ensemble, ce ne sont pas des « paroles », mais des récits, assez développés, où un témoin raconte une rencontre qu’il a faite avec un personnage extraordinaire, dans un lieu plus ou moins fantastique. L’auteur (ou les auteurs) cherche(nt) à suggérer ce qu’est la vie idéale, tout en soulignant le caractère exceptionnel et peu imitable du héros, ce qui confère à ces textes un sens ambigu.
- 29 Cf. Guy 2005, 175-185. La série dite « systématique » regroupe les paroles par thèmes, et (...)
20Deux « apophtegmes » surtout nous retiendront, les nos 15 et 16 du chapitre XX de la série systématique29. Ils ont beaucoup d’éléments communs et ne sont peut-être que deux versions d’un même schéma initial. Je résume le premier des deux (XX, 15) en citant certains passages.
21L’apophtegme raconte une expédition solitaire d’un frère au désert, dans le désir de rencontrer quelqu’un vivant une vie « plus retirée ». En voici le début :
- 30 Cf. Ex 5, 27.
- 31 Trad. Guy 2005, 175 ; 177.
Un des anachorètes fit le récit suivant aux frères de Raïthou, là où sont les soixante-dix palmiers où Moïse campa avec le peuple lorsqu’il partit du pays d’Égypte30.
« J’eus un jour la pensée de pénétrer dans le désert plus intérieur, dans l’espoir de trouver quelqu’un menant une vie plus retirée et servant le maître Christ. Après quatre jours et quatre nuits de marche, je trouvai une grotte. M’approchant, je regarde à l’intérieur et je vois un homme assis. Selon la coutume des moines, je frappe afin qu’il sorte et que je le salue. Mais il ne bougea pas, car il était mort. Et moi, sans me soucier de rien, j’entre et lui prends l’épaule ; mais aussitôt il se décomposa et devint poussière. Regardant encore, je vois un colobion suspendu. Lui aussi, lorsque je le pris, il se décomposa et devint rien. Dans ma perplexité, je partis de là et parcourais le désert. Et je trouvai une autre grotte et des traces de pas. Encouragé, je m’approchais de la grotte ; mais lorsque, cette fois encore, je frappai et que personne ne me répondit, j’entrai et ne trouvai personne. Me tenant à l’extérieur de la grotte, je me dis : “Forcément, le serviteur de Dieu va venir, où qu’il soit.”
Comme le jour s’achevait, je vois venir des buffles et le serviteur de Dieu parmi eux, nu et couvrant de sa chevelure les membres honteux de son corps »31.
22Suit le récit de la rencontre qui permet aux interlocuteurs d’entrer en contact ; puis le « serviteur de Dieu » explique à la suite de quel péché il a décidé de mener cette vie d’expiation au désert ; il raconte alors sa découverte du lieu :
Venant ici, je trouvai cette grotte et cette source et ce palmier qui me fournit douze régimes de dattes : chaque mois, il porte un régime qui me suffit pour les trente jours, et ensuite un autre mûrit. Avec le temps mes cheveux ont poussé, et lorsque mes vêtements furent usés, je couvris de ma chevelure les parties honteuses de mon corps.
23L’ermite raconte ensuite comment il a été guéri d’un grave mal par une apparition miraculeuse ; enfin la rencontre se conclut ainsi :
Je lui demandai avec insistance de vivre dans la première caverne, et il me dit que je ne pourrais supporter les attaques des démons. J’en fus convaincu, et je lui demandais de me congédier après avoir prié. Et ayant prié, il me congédia. Je vous ai raconté cela pour votre utilité.
- 32 XX, 16 (trad. Guy 2005, 183).
- 33 Enquête XXI, 6. Autre variante de ce récit sur Macaire dans l’Histoire Lausiaqu (...)
24Nous retrouvons dans ce récit des éléments connus, dont le plus caractéristique est l’éloignement du lieu, qu’on n’atteint que par quatre jours et quatre nuits de marche dans le désert, ce qui revient à dire que personne ne peut l’atteindre. L’apophtegme qui suit (XX, 16) souligne plus encore ce caractère : l’auteur s’enfonce dans le désert avec des provisions pour quatre jours ; passé ce délai, il marche encore quatre jours à jeun (sans même de l’eau), puis s’évanouit ; là aussi, une apparition miraculeuse vient à son secours et lui redonne des forces pour quatre jours (le modèle d’Élie au désert n’est sans doute pas fortuit : cf. 1 R 19, 4-8) ; le même phénomène se reproduit quatre jours plus tard, puis, nous est-il dit, dix-sept jours passent, sans doute sous le même régime. Enfin le narrateur « trouve une cabane, un palmier et de l’eau, et un homme debout à qui la chevelure, complètement blanchie, servait de vêtement. Son aspect était terrible »32. C’est dire que le lieu où se tient l’ermite n’est pas accessible aux humains sans une aide divine : c’est un « ailleurs » absolu, une utopie. Ce type de récit n’est pas rare ; on le trouve aussi dans l’Enquête sur les moines d’Égypte33 : l’ermite est évanoui dans le désert, un ange vient le sauver et l’acheminer à destination – destination qui est explicitement désignée, dans ce texte, comme une réplique du paradis.
- 34 Autres exemples dans le Pré spirituel, nos 89 et 93 ; dans le no 170, le moine mort se ré (...)
25À la différence de certains récits d’âge d’or ou de paradis perdus, la nature est de la plus extrême frugalité, fournissant certes sans travail humain la nourriture, mais de façon très chiche. D’autre part, dans le premier apophtegme (XX, 15), le premier ermite rencontré dans la grotte est en fait un cadavre, tandis que dans le second (XX, 16), l’ermite est bien vivant, mais va mourir le jour même où le narrateur l’a découvert (comme dans deux autres récits mettant en scène une femme : XX, 1 et XX, 12)34 ; et dans les deux cas, il n’est pas permis au narrateur de s’installer à la place du mort : il doit repartir vers le monde habité. Donc, non seulement il est impossible sans intervention surnaturelle d’accéder au « lieu », mais il est impossible d’y rester pour y mener la vie de l’ascète déjà là, qui s’efface quand on l’approche. C’est un monde sans communication avec le monde ordinaire, où nous sommes aux frontières du mythe. Remarquons que dans les deux apophtegmes, l’ermite prodigieux est là pour expier une faute grave, jugée irrémissible : la vie extrême d’ascèse n’est que l’envers d’une faute extrême, ce qui efface un peu plus la fonction édifiante, ou exemplaire, d’un tel récit. Dans ce type de textes, le genre utopique est dessaisi de certaines de ses fonctions traditionnelles, comme de faire rêver ou d’esquisser la société idéale. Ce qui en est conservé est surtout la fonction de dépaysement, de découverte d’un monde autre, irréductible au monde ordinaire, et le sens ultime du récit n’apparaît pas si facilement au lecteur.
- 35 L’adjectif est employé et justifié par Flusin 1983, 124-126.
26Dans cette optique, un autre aspect est à souligner : la vie décrite est une vie sauvage35, suggérée par la nudité et le mode de nutrition de l’ermite. Là encore, ne retrouvons-nous pas un thème mythique traditionnel ?
- 36 Cet apophtegme est étudié dans Flusin 2004, 61-64.
- 37 Bouchet 2006 (v. l’index, p. 295, s.v. « brouteur » ; ajouter le no 95). Les récits 159 et 167 (p. (...)
- 38 Cf. Wortley 2001.
27Dans les différents récits (XX, 15 et 16, mais aussi XX, 436 et XX, 13), l’ermite découvert par l’explorateur est nu ; en général, les cheveux poussent jusqu’aux pieds pour tenir lieu de vêtements. Il mange les fruits de la nature sans rien cultiver ; en XX, 15, il semble vivre dans la compagnie des buffles, se levant subitement et sortant en courant alors qu’on lui parle, comportement qui évoque un animal sauvage ; en XX, 13 même, il broute avec les bêtes, ce qui semble atteindre le sommet de la « sauvagerie ». De fait, le βοσκός – ou « brouteur » – représente une véritable catégorie de moines, ce qui atteste l’importance du retour à l’état de nature dans le portrait du moine idéal. Par exemple, dans le Pré spirituel de Jean Moschus, plusieurs récits mettent en scène des moines brouteurs37. Le phénomène semble majoritairement palestinien, d’après John Wortley38, qui a fait l’inventaire des mentions de brouteurs dans les sources, depuis l’Éphrem grec jusqu’à Jean Moschus en passant par Sozomène, Théodoret, Évagre, sans oublier les Apophtegmes et l’Enquête sur les moines d’Égypte ; on voit par ces dernières références que le brouteur peut être aussi égyptien. On aurait envie de ranger ces descriptions sous la catégorie du « mythe du bon sauvage », si ce n’était une expression moderne, issue de la découverte de l’Amérique et relayée par les philosophes des Lumières. Quelle est la fonction de ce thème d’un retour à l’état de nature, peut-il nous éclairer sur le rapport entre monachisme primitif et utopie ?
28Pour respecter l’enracinement biblique du monde des apophtegmes, il faut d’abord se demander si ces traits ne signifient pas le retour promis à la condition d’Adam et d’Ève avant la chute (Gn 2, 25), avant que les feuilles de figuier (Gn 3, 7) ou les « tuniques de peau » (Gn 3, 21) ne les vêtent. Nous aurions un nouvel écho de cette conception de la vie monastique comme retour au paradis, que nous avons vue plus haut.
- 39 Dans un autre apophtegme (XX, 13), récit en partie parallèle, l’ermite, qui est nu aussi, (...)
- 40 Trad. Guy 2005, 167.
- 41 Voir Guy 2005, 326 et 413, Index des mots grecs.
29Cependant la nudité, même si elle peut évoquer le tableau biblique du paradis, est présentée ici avant tout comme l’extrême du dépouillement plutôt que comme un état de nature. Elle est là pour souligner le renoncement de l’ermite à tout ce qui fait le monde et la civilisation39. En XX, 4, Macaire l’Égyptien, moine réputé pour son ascèse, est confronté à cet extrême et déclare alors que lui, qui est vêtu, n’est « pas encore devenu moine »40. En revanche, quand le même récit affirme que Dieu empêche le corps ainsi exposé de souffrir du froid ou de la chaleur, ou quand d’autres disent que les cheveux, poussés jusqu’aux pieds, viennent remplacer le vêtement, non pour le confort, mais en ce qu’il a de nécessaire pour préserver la pudeur, il y a sans doute l’idée que Dieu pourvoit à tout par l’intermédiaire d’une nature bienveillante, ce qui fait penser au contexte paradisiaque, où tout est donné gratuitement. Pourtant, peine et labeur caractérisent la vie du moine : le mot πόνος revient 30 fois dans les apophtegmes, le mot ἐργασία 44 fois, le mot ἔργον 127 fois41. C’est l’une des ambiguïtés de ces tableaux, qui puisent peut-être à plusieurs sources d’inspiration en même temps. Cela nous empêche en tout cas de les lire comme la promesse d’un paradis retrouvé. Et la nudité, dans ce contexte, est perçue comme une ascèse, une progression spirituelle, non comme un retour à l’origine.
- 42 Autres textes analogues donnés par Flusin 2004, 60, n. 3-5 (Cyrille de Scythopolis ; Vie (...)
- 43 Trad. Guy 2005, 175.
30Avec le dépouillement, ces récits valorisent hautement la solitude. En XX, 5, abba Sisoès, qui croit la vivre à la perfection, se découvre inférieur à un simple chasseur, plus solitaire que lui. En XX, 1, on voit que toute compagnie, même celle d’autres ermites pour un moment limité, est bannie par les vrai(e)s ascètes : comme nous l’avons vu plus haut, dans plusieurs de ces récits la rencontre n’est possible qu’à cause de la mort du (ou de la) solitaire. Dieu permet au narrateur de s’en approcher uniquement pour assurer sa sépulture. C’est le cas en XX, 1, en XX, 12 et en XX, 1642. Ces récits n’appellent pas à rejoindre l’ermite, dont le destin est unique et non exemplaire. Il s’agit d’imiter ailleurs sa solitude, non de la rejoindre ; ainsi se conclut XX, 13, où l’ermite, qui fuyait le narrateur, consent enfin à lui dire une parole : « Fuis les hommes et tais-toi, et tu seras sauvé »43.
- 44 L’anecdote est rapportée par Diogène Laërce dans sa vie de Diogène (= Vies VI, (...)
- 45 Goulet-Cazé 1999, 685 et n. 3 ; 692.
- 46 La figure du cynique, celle de Diogène en particulier, est bien connue des chrétiens et p (...)
31Pour achever l’examen de la thématique du « sauvage », il faut s’interroger sur les antécédents d’un tel portrait dans la littérature païenne philosophique : n’aurions-nous pas au désert la simple résurgence d’un idéal philosophique ? La surenchère à laquelle se livrent parfois les ascètes ne fait-elle pas songer à Diogène le Cynique qui, voyant un enfant boire dans ses mains ou manger des lentilles sur du pain, jeta son gobelet et son écuelle44 ? Abba Sérapion qui voit un pauvre nu et se dévêt (XV, 117) fait-il autre chose ? Pourtant le philosophe, même le cynique, si l’on en croit Diogène Laërce, qui consacre aux cyniques une partie du livre VI de ses Vies, ne va pas nu, mais se contente d’un manteau plié en deux, comme on le voit dans la vie d’Antisthène (VI, 6 et 13)45. La « sauvagerie » est revendiquée par d’autres biais : conduites sexuelles, paroles d’insolence, avec une dimension de provocation le plus souvent absente du contexte monastique. Le rapport à la solitude ou à la pauvreté ne revêt pas le même sens, le refus du monde ne repose pas sur les mêmes raisons. On ne voit pas que les apophtegmes doivent quelque chose au modèle de la « vie philosophique », pas plus celle des cyniques (souvent rapprochés des chrétiens)46 que les vies néoplatoniciennes, idéalisées et « édifiantes » elles aussi, mais sans influence repérable sur la littérature chrétienne. En dehors d’une même fonction protreptique, qu’on peut retrouver dans les uns et les autres textes, fonction trop commune pour être significative, il n’y a pas d’analogies notables entre ces deux mondes éloignés l’un de l’autre. Le projet monastique représente bien un phénomène à part dans l’histoire du monde antique. Il a usé de formes littéraires qui puisent dans un patrimoine commun, mais pour dire quelque chose de neuf, hors des thématiques connues de l’utopie comme représentation d’un monde idéal ou retour à un âge d’or, fût-il biblique.
32Il reste à s’interroger sur une autre forme possible d’utopie, celle du millénarisme, qui nous projette vers l’autre extrémité de l’histoire humaine puisqu’il est eschatologique.
- 47 Contre les hérésies V, 32, 1 (trad. Rousseau 1984, 662).
33À la fin du IIe siècle, Irénée de Lyon fait partie des auteurs, alors nombreux, qui pensent que le Christ, à la résurrection, établira sur terre, pour les justes, un règne de mille ans en prélude à la vie éternelle : « Il est juste, en effet, que, dans ce monde même où ils ont peiné et où ils ont été éprouvés de toutes les manières par la patience, ils recueillent le fruit de cette patience »47. Suit la description de ce royaume millénaire à grand renfort de citations bibliques et d’une citation de Papias d’Hiérapolis. Cette instauration d’un royaume des justes ressemble, par certains traits, à une restauration du paradis, comme en atteste cette remarque d’Irénée un peu plus loin (après une citation d’Is 11, 6-9 : Le loup paîtra avec l’agneau…) :
- 48 Contre les hérésies V, 33, 4 (trad. Rousseau 1984, 668).
[…] il faut que, lorsque le monde aura été rétabli dans son état premier, toutes les bêtes sauvages obéissent à l’homme et lui soient soumises et qu’elles reviennent à la première nourriture donnée par Dieu, à la manière dont elles étaient soumises à Adam avant sa désobéissance et dont elles mangeaient les fruits de la terre48.
- 49 Thématique résumée dans Jouanno 2008a, 17. Je ne distingue pas, comme le fait l’auteur à (...)
- 50 Contre les hérésies V, 34, 4.
- 51 Dialogue avec Tryphon 80, 5 (trad. Bobichon 2003, I, 407).
- 52 Voir supra, n. 2.
En même temps, d’après Papias, est annoncée l’exubérante fertilité des plantes nourricières, rendant à dix mille pour un : on retrouve, là aussi, une thématique classique de l’utopie, qui serait proche d’un pays de cocagne49, comme dans le tableau dressé d’après Isaïe 65, où toute souffrance est bannie de ce royaume et où la longévité humaine est multipliée50. Déjà, entre Papias et Irénée, Justin décrivait le même royaume, avec en partie le même dossier scripturaire : « Nous savons qu’il y aura une résurrection de la chair, ainsi que mille années dans Jérusalem rebâtie, ornée et agrandie »51. Inutile de prolonger ce dossier bien connu du millénarisme52 : les annonces prophétiques de restauration d’Israël, chez Isaïe et Ézéchiel notamment, ont fourni le cadre et le paysage de ce règne idyllique du Christ parmi les justes, organisé autour de la Jérusalem éblouissante de l’Apocalypse.
34C’est certainement là qu’on pourrait le mieux rencontrer des éléments d’utopie, où le rêve et l’imagination semblent pouvoir se donner libre cours. Mais d’une part, l’inspiration en est exclusivement biblique, comme si les auteurs s’interdisaient d’y ajouter de leur cru ou d’autres traditions littéraires ; d’autre part, nous sommes déjà sortis de l’histoire, même si cette « fin des temps » est encore du temps. Il n’est pas question là d’une perspective de monde idéal au sein de l’histoire ou d’un programme de société à construire, mais bien d’une rupture, où l’histoire des humains s’est arrêtée pour faire place à une histoire, encore terrestre mais toute surnaturelle, où Dieu même intervient par la parousie du Christ. Nous ne sommes pas là dans une variante théocratique de l’utopie, mais dans une vision de l’histoire du salut qui boucle l’histoire humaine en la remettant en d’autres mains. Il faut aussi faire remarquer que, si l’abondance retrouvée des ressources terrestres et la luxuriance de la végétation évoquent une gratuité généreuse, ce royaume millénaire ne concerne que les justes et représente donc une forme de rétribution, à la différence de beaucoup d’autres représentations anciennes de l’abondance.
- 53 Jouanno 2008a, 17.
- 54 Bost-Pouderon 2008, 113-116.
- 55 Ibid., 118-120.
35On voit que, décidément, les divergences sont plus profondes que les convergences dans cette rencontre entre littérature chrétienne et utopie. Des mots, des thèmes parfois – quoique ponctuellement – peuvent être empruntés par la première à la seconde. Mais le cadre de pensée biblique interdit au christianisme d’entrer dans la logique des utopies antiques : il ne peut y avoir, dans une histoire humaine comprise comme histoire du salut, ni rêve de retour à une origine mythique, ni surgissement, dans quelque ailleurs que ce soit, d’un monde sans trace de mal. Certes, l’utopie antique sait déjouer les pièges d’une gratuité sans contrepartie53, prôner un usage modéré des ressources naturelles54 ou encore dénoncer l’oisiveté et toute forme de facilité55, autrement dit donner toute sa part à une éthique de la responsabilité ; mais elle ne répond pas aux attentes de la pensée chrétienne, qui part d’un monde sans mythes, marqué par le mal et par le désir du bien, dans un temps sans retours, et qui tend vers un accomplissement qui le transcende : ces spécificités fondamentales rendent inutilisables pour les auteurs chrétiens de nombreux thèmes liés aux utopies anciennes.
- 56 Déroche 1995, 238-264, relayé par Caner 2006. Sur le mode mineur, on trouverait une (...)
36À vrai dire, ce jugement doit être nuancé en fonction des perspectives que l’on retient, car même envisagées sous l’angle unique de l’utopie, ni la littérature païenne ni la chrétienne ne sont monolithiques. C’est ainsi qu’il faudrait se pencher de plus près sur les représentations d’une économie nouvelle, reposant sur une logique de don où la théologie paulinienne de « l’intendance » des biens prend toute sa place, à côté de l’idée de profusion des dons de Dieu, et trouve un début de mise en œuvre dans l’abondance des aumônes et des « eulogies » reçues ou prodiguées par l’Église et les monastères : Vincent Déroche a décrit cette « économie miraculeuse » telle qu’un témoin comme Léonce de Néapolis la montre en œuvre au VIIe siècle dans ses biographies56. Nous sommes là à la charnière de l’utopie politique et d’une réflexion éthique, bien plus que dans les Apophtegmes, qui ne voulaient pas fournir un modèle de société. La prudence s’impose donc au moment de conclure, vu la diversité du corpus et des contextes.
- 57 Par exemple XVIII, 45 et 49.
- 58 Voir les fines remarques de Bernard Flusin sur l’ascèse, qui n’a de sens que dans l’insta (...)
37Quant à savoir si le christianisme a lui-même engendré de nouvelles formes d’utopie, nous avons vu que même les textes millénaristes, qui auraient le plus d’affinités avec le genre, s’en distinguent en fait par des caractères profonds ; ils reposent sur un rapport au temps très particulier, leur « royaume » ne se laisse pas cartographier parmi les îles d’Utopie antiques. Même si, allant plus loin encore que le millénaire des justes, nous faisons une incursion vers les représentations de l’éternité elle-même telle qu’en proposent certaines visions de l’au-delà rapportées par les apophtegmes57 – après tout, la sortie du corps, lieu, s’il en est, auquel nous sommes assignés, n’est-elle pas l’utopie par excellence ? –, nous ne trouverons dans ces textes qu’une théologie de la rétribution. En effet, les descriptions qui s’y trouvent concernent essentiellement les châtiments éternels, elles sont destinées à faire peur et à convertir aujourd’hui le pécheur de ce monde, plutôt qu’à faire goûter par anticipation les délices d’une éternité bienheureuse. En XVIII, 45, où le sort d’un juste et d’une pécheresse sont mis en parallèle pour faire réfléchir celle qui reçoit la vision, la rencontre avec le juste bienheureux occupe quelques lignes, celle avec la suppliciée deux pages ; en XVIII, 49, récit plus long, moins d’une page pour la félicité, contre quatre pages pour les souffrances éternelles… La fonction de ces récits n’est pas de faire rêver ou d’esquisser une représentation du bonheur, mais bien de rappeler le principe de rétribution qui doit, ici et maintenant, exhorter chaque sujet à choisir le bien58. Nous retrouvons le constat fait plus haut : cette littérature ne veut pas changer le monde, mais changer l’individu. Là est, avec le rapport au temps comme temps du salut, l’un des mouvements de fond qui éloignent la littérature chrétienne de la tentative utopique, celle-ci tout occupée du collectif, celle-là ne voulant que renvoyer chacun à soi-même et à sa liberté. Pourquoi peindre en arrière-plan, avec force détails, un paysage majestueux ou exotique, quand toute la lumière du tableau est concentrée sur un visage au premier plan ?