- 1 Locher 1999, 9.
- 2 Fantusati 2003, 42.
1Un archéologue, spécialiste de la région de la première cataracte du Nil, J. Locher, déplorait naguère le peu d’intérêt accordé par les scientifiques aux témoignages littéraires, notamment à celui d’Aelius Aristide, concernant cette région1. En revanche, à la même époque, un archéologue spécialiste du Soudan, E. Fantusati, se fondant sur un passage de Philostrate, n’hésitait pas à écrire, à propos de la ville frontière de la Dodécaschène, Hiera Sykaminos : « No doubt, Philostratus of Lemnos […] is the author who gave the ampliest range of elements concerning such settlement »2. Nous nous proposons donc d’entreprendre un examen critique des informations dont nous disposons, à la fois pour répondre à l’attente de J. Locher et pour vérifier si l’assurance d’E. Fantusati est fondée.
2Une confrontation des textes littéraires et des données archéologiques paraît s’imposer à propos de cette zone tampon qui revêtait un triple intérêt – militaire, politique, commercial –, si bien que les empereurs romains cherchaient à la contrôler, comme l’avaient cherché avant eux les pharaons et les Ptolémées. Mais les confins de l’Égypte et de l’Éthiopie, celle-ci étant plus ou moins vue par les géographes anciens comme le prolongement de l’Inde, ne sont pas des espaces neutres : ils ne représentent pas seulement un enjeu entre la puissance de Rome et les royaumes barbares du Sud, ils sont aussi, et peut-être surtout, d’un point de vue gréco-romain, un espace investi par le mythe et l’imaginaire.
- 3 Les éditions et traductions sont celles de la CUF. Pour les œuvres qui n’y figurent pas, la (...)
3En effet, entre la représentation que les Grecs, depuis Homère, se sont faite de l’Égypte et surtout de l’Éthiopie, dont les habitants sont ceux des limites (cf. Od. I, 23), et les préoccupations stratégiques des Romains qui visent à fixer les bornes méridionales de l’Empire, la frontière égypto-éthiopienne s’inscrit comme un point nodal que la configuration géographique – l’étroite vallée du Nil et les Cataractes, plus précisément la première cataracte – contribue, semble-t-il, à rendre plus crucial encore et d’autant plus fantasmatique : Tacite, dans ses Annales (2, 61, 2), présente Éléphantine et Syène comme d’« anciennes barrières de l’empire romain, qui s’étend aujourd’hui jusqu’à la mer Rouge »3.
4Par conséquent, pour mesurer l’impact symbolique de ce passage entre deux mondes et son exploitation littéraire, pour interroger la notion même de frontière, j’ai retenu quatre auteurs de l’époque impériale : l’auteur d’un discours à résonance autobiographique, Aelius Aristide ; deux auteurs d’œuvres de fiction, Xénophon d’Éphèse et Héliodore d’Émèse, et l’auteur d’un ouvrage largement fictionnel, Philostrate. Soit quatre œuvres, le Discours égyptien (le trente-sixième dans l’édition de Keil4), les Éphésiaques, les Éthiopiques et la Vie d’Apollonios de Tyane.
5De fait, ce corpus, qui croise des regards d’énonciateurs au statut différent, suscite immédiatement une question : quel crédit accorder à ces récits ? En d’autres termes : quelle est la part d’affabulation ? Quelle est la part de véridicité ? Le témoignage d’un témoin oculaire est-il forcément plus recevable que celui d’un romancier ?
- 5 Cf. Hartog 1996. Jacob 1991, 135 rappelle que « Dans toute société, l’altérité a pour fonct (...)
6D’ailleurs, à part le cas d’Aelius Aristide, les œuvres retenues dans cet article sont d’abord des œuvres de fiction, qu’il convient de lire en tant que telles, la frontière égypto-éthiopienne étant un seuil qui a un sens dans l’économie du récit fictionnel. Cela étant, on sait, au moins depuis les Mémoires d’Ulysse de F. Hartog5, que la frontière dit autant sur Soi que sur l’Autre, voire plus sur Soi que sur l’Autre, et invite à une (re)définition de l’identité des scripteurs.
7De plus, quel que soit le rapport du narrateur avec ce qu’il restitue, il n’est pas interdit de penser que ce qui est dit de la frontière est alimenté par la littérature produite antérieurement et se nourrit d’une riche intertextualité, qui crée une réalité plus qu’elle ne reflète la réalité ; ou, pour citer C. Jacob :
La géographie littéraire et traditionnelle, réduite à une série de « lieux communs » sur les confins du monde, est plus utile à l’homme du IIe siècle que les mesures de Marin de Tyr et de Ptolémée. Il y trouve un ensemble de références culturelles, un cadre accompagnant la lecture des textes majeurs de la littérature grecque. Une géographie réduite à des images d’Épinal, à des topoi descriptifs familiers comme des proverbes6.
- 7 J’adopte la datation la plus communément admise : le Discours égyptien d’Aelius Ari (...)
8Par conséquent, la frontière est bien, par essence, problématique, et c’est l’exploration des tensions dialectiques qu’elle révèle – ou crée – qui sera au cœur de ce travail. Ce point de passage entre deux mondes, chaque auteur du corpus le marque à sa manière. C’est pourquoi, pour des raisons d’efficacité, je les aborderai successivement, en commençant par celui qui peut sembler le plus schématique, Xénophon d’Éphèse, et sans suivre l’ordre chronologique7.
9Xénophon, dans les livres IV et V de ses Éphésiaques, intègre la frontière égypto-éthiopienne à sa fiction pour deux raisons : la première d’ordre économique, la seconde d’ordre politique, qui jouent un rôle important dans le roman.
- 8 Schneider 2004, 478 voit là la résurgence de la croyance selon laquelle Éthiopie et Inde so (...)
- 9 Sénèque, nat. 4, 2, 4, confondant Philae et Méroé, semble considérer qu’entre Philae et les (...)
10En effet, l’Éthiopie est mentionnée pour la première fois en IV, 1, 4-5, quand le brigand Hippothoos et les siens « arrivent à Coptos près des frontières d’Éthiopie : c’est là qu’ils feront leurs coups de main, car c’est par cet endroit que passent en grand nombre des marchands qui vont soit en Éthiopie, soit en Inde ». Par une telle affirmation, le narrateur commet, a priori, une erreur grossière en situant Coptos à la frontière éthiopienne, alors que la ville se trouve beaucoup plus au nord, à vingt-sept kilomètres environ au nord de Thèbes8. Cela dit, pour les Anciens, les distances n’ont pas forcément la même valeur que pour nous. Ainsi, Strabon, qui a remonté le Nil jusqu’à Philae (XVII, 1, 50) et n’est donc pas suspect d’ignorer la réalité géographique, estime que la « frontière actuelle » entre l’Égypte et l’Éthiopie est assez proche de Thèbes « puisqu’elle passe entre Syène et Philae »9. Il ne faut donc peut-être pas considérer que Xénophon se trompe lourdement sur la localisation de Coptos et, partant, de la frontière.
- 10 Strabon XVII, 1, 45 la définit aussi comme un marché où arrivent tous les produits de l’Ind (...)
- 11 Cuvigny 2000, 160 note qu’à l’époque de Strabon, les « Arabes » en question « devaient être (...)
11En tout cas, il a raison de désigner la ville comme un lieu de transit entre l’Égypte, l’Éthiopie et l’Inde, ce qu’elle était au moins depuis l’époque ptolémaïque grâce aux ports de Myos Hormos et de Bérénice, auxquels elle était reliée par deux routes jalonnées de postes militaires10. Strabon XVII, 1, 44 présente Coptos comme « une cité commune aux Égyptiens et aux Arabes »11 ; Aelius Aristide (§ 115) note qu’elle est un « marché indien et arabe ».
- 12 Aelius Aristide, Éloge de Rome, 70, signale, de façon vague, des troubles sur les bords de (...)
- 13 Cuvigny 2000, 172 mentionne des lettres trouvées à Krokodilô attestant, au IIe siècle de no (...)
12D’ailleurs, si l’on considère que la route de Bérénice a progressivement supplanté celle de Myos Hormos, les Éthiopiens sont peut-être les Blemmyes, dont le territoire était limitrophe du port et qui le menaçaient régulièrement12. Certes, les Blemmyes ne sont pas des Éthiopiens, stricto sensu. Mais Strabon XVII, 1, 53 ouvre une perspective intéressante : il mentionne des montagnes désertiques peuplées de différents peuples, dont les Blemmyes, qualifiés globalement d’« Éthiopiens de la région d’au-dessus de Syène » ; ce sont des nomades vivant de « brigandages », qui attaquaient jadis les voyageurs « sans défense »13. Par conséquent, Hippothoos semble bien avisé de choisir la région comme base de brigandage, ou, pour le dire autrement, Xénophon d’Éphèse joue avec la représentation mentale que son lecteur a de la route vers l’Inde, une route dangereuse parce qu’elle passe, aux frontières de l’Éthiopie, dans le désert oriental, dans des zones à risques.
- 14 La théorie des neiges et des montagnes d’Éthiopie pour expliquer la crue du Nil se (...)
- 15 C’est ce que l’on déduit de V, 2, 2 et V, 2, 4 : Hippothoos, qui veut désormais attaquer de (...)
13On peut imaginer aussi que le romancier a recouru à l’Éthiopie parce que les clichés liés au paysage éthiopien – un pays de hautes montagnes – fournissent un cadre idoine à l’action : les brigands « s’établissent sur les hauteurs d’Éthiopie, se font des repaires dans des cavernes et se disposent à dépouiller les voyageurs » (IV, 1, 5)14. De fait, Hippothoos « se jette sur la caravane », et « l’argent sur lequel il a fait main basse est transporté dans la caverne qui leur sert de dépôt pour le butin précieux » (IV, 3, 5 sq.). Les montagnes éthiopiennes permettent de fondre sur les commerçants de passage avec une relative impunité puisque la région échappe à l’autorité politique et militaire du préfet d’Égypte, mentionné en IV, 2, 1, et que la base des brigands ne semble pas très éloignée du territoire égyptien, en gros une journée de marche15.
- 16 L’or de Nubie était, en effet, commercialisé à Coptos (cf. De Putter 2000, 148).
14Or, le récit fait de Coptos le passage obligé de l’héroïne Anthia. En effet, elle a été achetée comme esclave à Alexandrie par un prince indien venu, entre autres, « pour y traiter quelques affaires » (III, 11, 2). Rentrant chez lui, l’Indien passe, le récit le souligne, par la haute Égypte et l’Éthiopie (IV, 3, 1), c’est-à-dire, vraisemblablement, en empruntant la route de Bérénice. Il apparaît que la caravane est constituée dès Alexandrie, avec des produits – « or, argent, vêtements » – qui auraient pu être achetés à Coptos16. L’attaque a lieu en territoire éthiopien (IV, 3, 5) – le texte est explicite : « Déjà l’on a traversé Coptos et passé la frontière d’Éthiopie quand Hippothoos se jette sur la caravane ». Ce qui incite Polyidos, représentant et parent du préfet d’Égypte, à entreprendre une expédition punitive « jusqu’en Éthiopie » (V, 4, 2), la rumeur se répandant que les brigands viennent de cette région (V, 3, 1), ce n’est pas l’attaque de la caravane de l’Indien Psammis, mais le sac d’une bourgade égyptienne, Areia (V, 3, 1). Le fonctionnaire romain s’octroie donc le droit de poursuite hors des frontières, alors que Hippothoos a décidé de quitter l’Éthiopie par voie de terre pour traverser l’Égypte et atteindre Alexandrie (V, 2, 2). Coptos devient alors pour la seconde fois la scène de l’action : Anthia et le brigand qui la protège s’y trouvent (V, 2, 6), et le militaire envoyé par le préfet d’Égypte l’y récupère (V, 4, 3).
- 17 Unités narratives et segments géographiques sont inséparables et articulés autour du Nil po (...)
15Coptos apparaît donc bien comme une plaque tournante où non seulement transitent des marchandises, mais où l’héroïne, réduite en esclavage et toujours objet de désir, passe de main en main, de l’Indien aux brigands, des brigands au représentant de l’autorité politique romaine. C’est un pivot, à l’intersection de l’Égypte et de l’Éthiopie, entre l’Empire et le monde barbare. Le texte le met en valeur, reprenant quasiment mot pour mot le syntagme verbal qui dit l’arrivée à Coptos du brigand et d’Anthia descendant le Nil (V, 2, 6) et des militaires remontant le Nil (V, 4, 3)17.
16Ce qui frappe chez Xénophon, c’est la solution de continuité entre l’Égypte et l’Éthiopie, cette dernière apparaissant comme un lieu vide, réduit à une pure fonctionnalité : permettre d’échapper à l’autorité romaine. Le narrateur lui-même le souligne : cette région trop peu fréquentée n’est pas intéressante pour des brigands, qui décident alors de retrouver le monde des villes (V, 2, 2), et donc le monde de Rome. Il n’est même pas question d’Éthiopiens, il est question uniquement de brigands étrangers qui investissent l’Éthiopie comme base arrière. Et faire de Coptos une ville frontière, au mépris, apparemment, de la géographie, c’est reconnaître l’importance des relations commerciales, et les convoitises qu’elles suscitent. En posant frontalement Éthiopie et Égypte, Xénophon a, en fait, une stratégie narrative, mais en insistant sur la circulation des hommes et des marchandises entre Alexandrie, l’Éthiopie et l’Inde, via Coptos, il prend acte d’une réalité, qu’il ne déforme pas sensiblement : les sources littéraires, et Strabon en premier, décrivent effectivement Coptos comme une cité de transit, et la route de Bérénice comme une voie commerciale importante, ce que l’archéologie confirme progressivement.
- 18 La forme « Kaminos » donnée par Jones 2005 est une erreur typographique. Le nom « Hiera (...)
- 19 Cf. Locher 1999, 60 sq. ; 230.
17En revanche, dans la Vie d’Apollonios de Tyane, VI, 2, 1-2, le franchissement de la frontière égypto-éthiopienne par le protagoniste est évoquée avec davantage de précision, et la narration cède la place à une description. Le point de passage est nommé : Sykaminos – en fait Hiera Sykaminos –, et il est attesté dans d’autres sources, dont deux littéraires18. Il a effectivement été le poste frontière de la Dodécaschène, et Philostrate est donc correctement informé19.
- 20 L’expression qualifie le carrefour où Œdipe tue Laïos (cf. Sophocle, O.R. 733 ; Euripide, P (...)
- 21 Cf. Fantusati 2003, 41. Il faut corriger une erreur de Török 1988, 138, qui traduit par « d (...)
18La zone frontière est d’abord caractérisée par une énumération de produits exposés en vue de l’échange, et les deux branches de la voie qui y mènent la désignent clairement comme un lieu de convergence, à partir de l’Égypte et de l’Éthiopie : Apollonios « trouva de l’or non monnayé, du lin, de l’ivoire, des racines, de la myrrhe et des aromates ; tout cela était étalé par terre, sans personne pour le garder, à un carrefour » (ἐν ὁδῷ σχιστῇ). Un carrefour qui, loin de marquer le conflit comme pour Œdipe, marque la convergence et l’entente20. Peut-on pour autant prendre le tableau comme une représentation fidèle de la réalité et parler, comme le fait Fantusati, d’un « prosperous market »21 ? Rien n’est moins sûr, tant le passage est complexe.
- 22 D’après Locher 1999, 27, n. 57, qui cite Halfmann 1986, 218, Septime Sévère est à Éléphanti (...)
19Il faut signaler, d’emblée, l’intervention du narrateur expliquant une coutume qui, selon lui, a encore cours de son temps. Il se fait exégète et ethnographe, antiquaire même, pour affirmer que cette réalité contemporaine d’Apollonios, c’est-à-dire du milieu du Ier siècle – le passage est censé être contemporain de l’accession au trône de Vespasien –, est encore valable de son temps, au début du IIIe siècle : « Je vais expliquer la signification de cette coutume, car elle survit jusqu’à nous ». Le narrateur ne prétend pas l’avoir constaté de ses yeux, ni l’auteur, comme il l’a fait à propos de l’observation des marées de l’Océan (cf. V, 2). Et effectivement, rien n’atteste que Philostrate soit allé dans cette région, même s’il a pu accompagner Septime Sévère en Égypte22. Quoi qu’il en soit, les limites du monde ne leur sont pas inconnues, à ce qu’ils prétendent. Ce faisant, le narrateur adopte l’attitude d’un historien et manifeste un êthos historiographique. À l’instar, par exemple, d’Hérodote, qui rapporte en III, 97 que les Éthiopiens voisins des Égyptiens leur livraient un tribut annuel d’or brut et de défenses d’éléphant, et signale par l’expression « encore de mon temps » la permanence de cette pratique.
20Cela dit, est décrite une coutume qui est le modèle même de l’échange, ce que le texte se plaît à souligner par une série de procédés littéraires remarquables :
Les Éthiopiens apportent comme marchandises les produits de l’Éthiopie, les Égyptiens, de leur côté, les emportent dans leur pays et apportent au même endroit des marchandises égyptiennes, de même valeur, échangeant ce qu’ils possèdent contre ce qu’ils ne possèdent pas (ἀγορὰν Αἰθίοπες ἀπάγουσιν, ὧν Αἰθιοπία δίδωσιν, οἱ ἀνελόμενοι πᾶσαν ξυμφέρουσιν ἐς τὸν αὐτὸν χῶρον ἀγορὰν Αἰγυπτίαν ἴσου ἀξίαν ὠνούμενοι τῶν αὐτοῖς ὄντων τὰ οὐκ ὄντα).
- 23 Cf. VI, 1, 2 « les frontières des continents » (τὰ ὅρια τῶν ἠπείρων). C’est vers Méroé (...)
Mise en valeur des Éthiopiens, cités en premier ; insistance sur le partage de l’espace (« au même endroit », ἐς τὸν αὐτὸν χῶρον) ; répétition, pour souligner la réciprocité, de « produits » (ἀγορὰν), premier mot de la description, précisé dans un cas par un nom, « Éthiopie » (Αἰθιοπία), dans l’autre par un adjectif qualificatif, « égyptiennes » (Αἰγυπτίαν) ; l’équité est exprimée par « de même valeur » (ἴσου ἀξίαν), la complémentarité par « échangeant ce qu’ils possèdent contre ce qu’ils ne possèdent pas » (ὠνούμενοι τῶν αὐτοῖς ὄντων τὰ οὐκ ὄντα). Cet échange est à mettre en parallèle avec celui qui concerne Égyptiens et Indiens (III, 35) : celui-ci est régi par une « ancienne coutume », mais la ruse, du côté égyptien, l’entache quelque peu : les Égyptiens contreviennent, en effet, à la loi qui limite le trafic à un seul bateau en en construisant (σοφίζονται) un surdimensionné. Enfin, il faut remarquer que l’échange entre l’Éthiopie et l’Égypte est défini comme un échange entre « continents », ce que masquent trop souvent les traductions23.
21Cependant, il semble que le narrateur s’amuse à déconstruire son texte, plus précisément son discours ethnographique. En effet, en VI, 1, 1, il énumère d’abord, parmi les produits éthiopiens, les « aromates », pour conclure avec les « fourmis gardiennes (φύλακες) de l’or » ; au contraire, dans la narration qui suit immédiatement, par le recours à un chiasme, c’est de l’or non gardé – tous les produits sont non gardés (ἀφύλακτα) – qui est cité en premier, et les « aromates » en dernier. Cette inversion fait passer le témoignage du côté de la fiction par le jeu littéraire.
22D’autre part, l’échange est en quelque sorte redoublé par la similitude de la couleur de peau des frontaliers, ce qui donne une population homogène, négation de la notion même de frontière, et création d’un moyen terme, puisqu’elle est constituée, comme telle, par rapport à ses voisins : « Les habitants de ce pays frontière ne sont pas entièrement noirs, mais leur teint est métissé : ils sont moins noirs que les Éthiopiens et plus que les Égyptiens », le grec soulignant, là encore, la symétrie. La frontière ne crée pas une altérité ; elle suscite une réflexion sur l’altérité et produit un récit sans doute plus complexe qu’il n’y paraît à première vue.
- 24 Traduction personnelle.
- 25 En fait, le vers d’Hésiode s’applique à l’Âge de bronze, terrible.
- 26 Cf. Hérodote, III, 23. Les Éthiopiques jouent avec ce cliché (cf. IX, 1, 5 ; IX, 2, 1 ; IX, (...)
- 27 Cf. VI, 16, 3, et III, 35.
23En effet, il introduit un discours d’Apollonios qui, sur le mode ironique, commence par « les bons Grecs » (οἱ χρηστοί […] Ἕλληνες), formulation qui sera reprise exactement, également sur le mode ironique, par Thespésion, le chef des Gymnosophistes, les sages éthiopiens, en VI, 20, 2. Apollonios s’exclut du groupe par l’usage de l’article « les » (οἱ) ; il prend du recul, se décentre pour définir l’identité grecque. Ce que le sage reproche aux Grecs, c’est leur cupidité, qu’il oppose à la pureté d’un état antérieur de l’humanité, miraculeusement conservé à cette frontière, quand l’absence de cupidité permettait une harmonie universelle : « Heureux le temps où la richesse n’était pas honorée, où l’égalité florissait, où “le fer noir était abandonné”, où les hommes vivaient dans la concorde et où toute la terre semblait n’être qu’une »24. La citation du vers 151, modifié et décontextualisé, des Travaux et des Jours d’Hésiode renforce le propos : cette région frontière prolonge l’Âge d’or25. Mais l’Éthiopie étant, au moins depuis Hérodote, le pays où l’or remplace le fer, où le fer n’a pas d’usage, la vertu de l’échange est peut-être à relativiser26 ! L’Égypte et l’Éthiopie, terres barbares, apparaissent ici comme l’antithèse de la Grèce. Elles seraient aussi, le mythique s’opposant au politique, l’antithèse du royaume du Grand Roi, dont le passage de la frontière (I, 20, 1), avec le même verbe « exporter » qu’en VI, 2, 1, se caractérise par un contrôle douanier tâtillon et violent, qui ne vise qu’à taxer les marchandises, soumises chacune à un tarif. D’ailleurs, la ville frontière, Zeugma, c’est-à-dire « la liaison », « le pont », semble avoir été nommée par antiphrase ! Apollonios dit nettement son refus des frontières lors d’un second contrôle : « Toute la terre m’appartient » (I, 21, 2). En ce sens, la frontière égypto-éthiopienne ne peut que le satisfaire, et le discours qu’il y tient sur les défauts de l’homme grec acquiert davantage de poids, le Grec étant désigné comme le contre-modèle de cet échange, que l’on hésite à qualifier de marchand, et où l’homme est absent ; dans ce self service, la marchandise devient autonome. Aux marges de l’Empire, Apollonios trouve un espace d’utopie ; mais, alors que l’utopie prône plutôt l’autarcie, ici est valorisé l’échange non monétaire, et l’échange de proximité : a priori, les produits échangés ne sont pas d’origine indienne, mais exclusivement éthiopiens. À ce stade du récit, les relations commerciales maritimes avec l’Inde, que la Vie d’Apollonios mentionne amplement, notamment dans le livre VI, sont encore partiellement ignorées du protagoniste, et du lecteur27.
24Néanmoins, s’il insiste sur la frontière politique en représentant son personnage la franchissant, le narrateur connaît peut-être aussi la frontière naturelle qui sépare l’Égypte de l’Éthiopie, puisque Catadoupi est mentionnée en VI, 1, 1 : « L’Éthiopie donne à l’Égypte le Nil qui, commençant aux Cataractes (ἐκ Καταδούπων) à inonder le pays d’Égypte, amène celui-ci tout entier d’Éthiopie ». Si Catadoupi est l’autre nom de Syène, comme il est d’usage, ou désigne la région de la première cataracte, il s’agit bien de la frontière naturelle ; les premiers nilomètres, à ce niveau du fleuve, constituaient d’ailleurs une marque symbolique de cette frontière. Mais il est possible que Catadoupi désigne aussi les sources du Nil se précipitant des montagnes dans un bruit proprement assourdissant – c’est l’étymologie du toponyme –, dans un endroit que visitera plus loin Apollonios (VI, 23 ; VI, 26). Dans ce cas, l’erreur géographique est patente, le texte présentant la cataracte comme « la dernière, lorsqu’on descend le fleuve, et la première en le remontant » (VI, 23).
25La frontière égypto-éthiopienne acquiert donc chez Philostrate un statut particulier, voire paradoxal : elle ne limite pas, elle réunit ; elle s’inscrit dans une réalité politique et historique en nommant le poste frontière de l’Empire, tout en en livrant une évocation anhistorique et largement mythique.
- 28 L’idée d’une barrière naturelle, imposée par la divinité, se retrouve, sans la dimension (...)
- 29 Cf. Locher 1999, 60 sq.
- 30 Cf. Bernand 1969, 78, no 142, Épigramme de Catilius, v. 11 sq. Sur les cataractes, voir Dio (...)
- 31 Cf. Speidel 1988, 772 sq. ; 795, et Strabon XVII, 1, 54 (prise des trois villes par les (...)
- 32 Keil 1898, note ad loc., écrit : « vetustissimam viam etiamnunc ex parte servatam Aristides (...)
- 33 Cf. Hoffmann et al. 2009, 89, pour la version hiéroglyphique ; 162-164, pour les ve (...)
26Les Éthiopiques présentent une situation plus complexe encore dans la mesure où la frontière est mouvante et présentée comme telle par la narration. En effet, au terme d’une campagne victorieuse, le roi éthiopien Hydaspe voit dans les cataractes la frontière naturelle entre l’Égypte et l’Éthiopie (IX, 26, 2) : « […] je me contente des frontières que la nature même a posées, dès l’origine, entre l’Égypte et l’Éthiopie : les Cataractes »28. Par cette proclamation, il veut faire coïncider la frontière politique de son État avec la frontière naturelle que constitue la première cataracte près de Syène. Or, de l’époque ptolémaïque à Dioclétien, frontière naturelle et frontière politique n’ont pas coïncidé, la frontière politique étant fixée à Hiera Sykaminos, que les Éthiopiques ne nomment pas29. Héliodore ne connaît que la frontière de la première cataracte. En X, 1, 2, le narrateur précise que, alors qu’il retournait en Éthiopie, Hydaspe sacrifia « au Nil et aux dieux protecteurs des frontières » ; puis « il changea de direction et s’enfonça dans l’intérieur, ἐκτραπεὶς τῆς μεσογαίας μᾶλλον εἴχετο », à l’écart du Nil donc ; « à Philae, il accorda deux jours de repos à son armée ». Rappelons qu’il est parti de Syène. Il est établi que Philae a toujours été sentie comme la ville frontière entre Égypte et Éthiopie30. À ce titre, elle était dotée d’un rempart et d’une garnison, et faisait partie, avec Éléphantine et Syène, d’un dispositif militaire31. Hydaspe se heurte d’ailleurs à une résistance et installe une garnison quand il monte sur Syène (VIII, 1, 4). Néanmoins, dire que le roi éthiopien « s’enfonça dans l’intérieur » est problématique, mais la notion d’« intérieur » n’est guère différente, sans doute, de celle d’Aelius Aristide (cf. § 48), et ne signifie qu’un écart par rapport au Nil qui oblige néanmoins à passer par le désert oriental32. Dans ces conditions, les sacrifices « au Nil et aux dieux protecteurs des frontières » prennent une valeur symbolique, symétrique et inverse de celle adoptée par le premier préfet d’Égypte, Gaius Cornelius Gallus, dont la stèle trilingue de Philae mentionne, elle aussi, des sacrifices « aux dieux locaux et au Nil »33. C’est le point de vue de l’Empire du Sud, et non celui de l’Empire du Nord, qui est adopté dans les Éthiopiques.
- 34 Si l’on en croit la Souda, s.v. Κατάδουπος, la synonymie est parfaite. En II, 17 Hé (...)
- 35 La note de la CUF, t. 1, p. 84, n. 3 (« Catadoupy désigne la ville qui se trouvait auprès d (...)
27Cependant, la dénomination de la zone des Cataractes pose un problème, lié à l’utilisation récurrente de la dénomination Catadoupi : les « Cataractes » sont-elles différentes de celles appelées Catadoupi (II, 29, 5)34 ? Dans la diégèse des Éthiopiques, cette dernière dénomination semble exclusivement réservée au passé, à l’épisode de la rencontre de Chariclès et de Sisimithrès, l’ambassadeur éthiopien (cf. X, 11, 1). Sinon, la narration mentionne les Cataractes (cf. IX, 1, 1), en amont de Syène, et Syène, par exemple quand le roi Hydaspe vient réclamer au satrape Philae et les mines d’émeraudes (cf. VIII, 1, 3 ; IX, 1, 1)35. Il semble bien que Catadoupi soit l’équivalent de Syène.
28Catadoupi, siège d’un temple d’Isis – ce qui n’a rien d’étonnant dans une région tout entière consacrée à la déesse –, est située à la frontière, mais pas sur la frontière, puisque l’ambassadeur éthiopien, expulsé la veille, doit avoir franchi la frontière avant le coucher du soleil (II, 32, 2), et ne peut pas, par conséquent, honorer son rendez-vous avec le Grec Chariclès. Si la frontière passe à Hiera Sykaminos, à la limite de la Dodecaschène, ce sont environ cent vingt-six kilomètres qu’il s’agit de parcourir en moins de deux jours ; ce délai de route expliquerait le départ précipité de l’ambassadeur d’Éthiopie. En tout cas, la frontière, manifestement, n’est pas à Syène, que l’ambassadeur aurait quittée plus tard, sans aucun risque, ni à Philae, trop proche pour justifier une telle précipitation. Ce qui nous conduit à penser que Catadoupi désigne effectivement Syène, et que la véritable frontière politique se trouve plus au sud, probablement à la limite de la Dodécaschène.
- 36 Les mines d’émeraudes se situent en gros au nord de la ligne Syène – Bérénice ; c’est le Sm (...)
29Catadoupi, en d’autres termes Syène, est le siège temporaire du satrape ; c’est là que le roi d’Éthiopie envoie une ambassade pour traiter d’un enjeu économique lié à la frontière, l’exploitation des mines d’émeraudes (X, 11, 1)36. Il apparaît que celles-ci, et aussi Philae (IX, 6, 5), sont un sujet de discorde. Un long développement du narrateur rappelle qu’Égyptiens et Éthiopiens se disputent la ville constamment (VIII, 1, 2-3) :
La ville de Philae, en effet, se trouve sur le Nil, un peu au-dessus des petites cataractes, à environ cent stades de Syène et d’Éléphantine. Occupée autrefois et colonisée par des exilés égyptiens, depuis lors l’Éthiopie et l’Égypte se la disputaient : l’une la réclamait parce que les cataractes marquaient la frontière éthiopienne, l’autre invoquait cette occupation ancienne par des exilés venus d’Égypte, et prétendait que cette invasion pacifique lui donnait des droits sur la ville. Sans cesse elle changeait de maîtres et passait chaque fois aux mains de l’adversaire, à la faveur d’une surprise et d’un coup de main. À cette époque, elle était occupée par une garnison d’Égyptiens et de Persans. Le roi d’Éthiopie envoya une ambassade à Oroondatès. Il réclamait Philae en même temps que les mines d’émeraudes. (Depuis longtemps il avait, comme il a été dit, fait parvenir ses réclamations et n’avait rien obtenu).
Héliodore a peut-être fait des emprunts.
- 37 Cf. Strabon XVII, 1, 2 ; XVII, 1, 49, et Locher 1999, 1 ; 99 pour les différentes d (...)
- 38 Cf. aussi Strabon XVII, 1, 3.
- 39 Locher 1999, 133 rappelle que cette affirmation n’a aucun fondement historique. Trois (...)
30Comme Strabon, il situe l’île de Philae par rapport aux « petites cataractes », et par rapport à Syène et Éléphantine37. En présentant la thèse de la légitimité éthiopienne, fondée sur la naturalité de la frontière, il se souvient peut-être du passage des Enquêtes d’Hérodote (II, 30), qui signale que depuis Éléphantine, dont la moitié est habitée par les Éthiopiens, la présence de l’Éthiopie est forte ; et les exilés égyptiens sont peut-être les transfuges mentionnés dans le même passage, avec la différence notable que l’historien les situe bien en amont, au-delà de Méroé38. Tout à fait personnelle, en revanche, est la dramatisation qui présente l’île comme une pomme de discorde et l’enjeu de guerres incessantes, ce qui n’est pas historiquement attesté, au contraire39. Il est tentant de penser que le romancier utilise cette zone frontière comme enjeu dramatique dans l’économie de sa fiction : le droit est-il fondé sur la nature ou sur l’histoire ? La difficulté pour répondre à cette question ouvre le champ des conflits et alimente la narration. D’autre part, il est tentant de penser que le nom même de Philae, « les Amies », désignerait, par antiphrase, une pomme de discorde. Il est frappant de constater, toutefois, qu’Héliodore, par ailleurs si sensible à l’hybridité, ne décrit pas la région frontalière comme une zone de population mixte, à la différence de Philostrate et, nous le verrons, d’Aelius Aristide.
- 40 Cf. Strabon XVII, 1, 54.
31Le roi Hydaspe récupère sa fille là où, confiée à un Grec par le gymnosophiste éthiopien Sisimithrès, elle semblait avoir définitivement quitté l’Éthiopie. Or, cette réintégration est contemporaine de la réintégration de Philae. Et l’irrédentisme de Philae est symboliquement remarquable : l’île était depuis les Ptolémées un centre important du culte royal. Son retour dans l’orbite de Méroé équivaut, pour un lecteur gréco-romain, à une captation du pouvoir impérial ; en d’autres termes, c’est, d’une manière moins violente, reproduire l’enlèvement des statues impériales qui eut lieu en 25 avant J.-C., à l’issue d’une triple attaque des Éthiopiens sur Syène, Éléphantine et Philae40.
- 41 Strabon II, 5, 12 définit Syène comme une ville frontière. Éléphantine non plus n’e (...)
32Quant à Syène, elle n’est pas revendiquée par les Éthiopiens, parce qu’elle se situe en aval des Cataractes, et donc de la frontière naturelle41. Rien que de très cohérent. La ville n’est d’ailleurs pas sentie, au premier abord, comme étant culturellement éthiopienne. À preuve, le roi la découvre, guidé par les prêtres du lieu (IX, 22, 2). Cela dit, un même phénomène naturel, l’absence d’ombre au solstice d’été (cf. IX, 22, 4), unit Syène et Méroé, et le roi souligne que l’Égypte est fille de l’Éthiopie, ravivant un vieux lieu commun (IX, 22, 7). D’ailleurs, il semble que s’établisse à la fin de la guerre un partage de souveraineté sur la ville entre Égyptiens et Perses d’une part, Éthiopiens d’autre part : si Hydaspe maintient Syène dans la satrapie, et donc dans l’Égypte (X, 34, 2), le fait qu’il proclame qu’il n’exigera pas d’impôt de la cité dit assez qu’elle reste, sinon en son pouvoir, du moins sous son contrôle (IX, 26, 3 ; IX, 27, 3).
- 42 Le nom indigène de la ville signifie le « marché » (cf. Locher 1999, 98).
33Si la cité est bien présentée, sous le nom de Catadoupi, comme égyptienne (II, 29, 5), fréquentée par au moins un Grec et un Éthiopien, « un jeune homme à peine sorti de l’adolescence, au teint absolument noir » (II, 30, 1), parallèlement, les Éthiopiques insistent sur le rôle commercial de Catadoupi, marché aux épices où convergent les produits « des Indes, d’Éthiopie et d’Égypte » (cf. II, 30, 2)42. L’ordre d’énumération de la provenance des produits n’est peut-être pas indifférent, du plus lointain au plus proche, pour manifester le pouvoir d’attraction économique de la cité.
- 43 Cf. Whitmarsh 1999, 25.
34Le passage d’Héliodore est ironique, ou du moins humoristique, comme celui de Philostrate, et joue avec les clichés. D’abord, Catadoupi est introduite en II, 27, 3 dans le cadre de l’égyptomanie des Grecs43. Ensuite est mise en scène une comédie sur le thème : un Grec au marché de Catadoupi. Chariclès est un touriste avisé, intéressé par ce qui est rare en Grèce (II, 30, 1). Mais les marchandises qui lui sont proposées semblent trafiquées, et il risque fort d’être trompé, si l’on en croit la déclaration de l’Éthiopien : « Si tu veux acquérir quelque chose d’authentique et de non falsifié, je suis prêt à te le fournir ». Mais l’Éthiopien, qui l’observe, sait aussi que le Grec est retors : « Ne va pas chicaner sur le prix ». Comme dans la Vie d’Apollonios de Tyane, mais cette fois de façon implicite, le discours à la frontière est une critique du Grec par un barbare. Et l’humour et l’ironie sont d’autant plus comiques que le personnage narrateur, Chariclès, reproduit son propre discours et le discours de l’Éthiopien, se donnant ainsi à voir et à entendre, en quelque sorte, comme un objet d’étude et d’observation :
35« Je t’ai vu acheter » (II, 30, 1) ; « […] j’ai eu la curiosité de t’observer depuis plusieurs jours que tu vis ici et j’ai reconnu que ton caractère était vraiment celui d’un Grec » (II, 31, 5). Quel crédit, d’ailleurs, accorder à cette dernière affirmation ? En effet, le Grec s’avère cupide : « […] je jurai pourtant, dans l’espoir d’obtenir de si belles choses », avoue Chariclès (II, 30, 5) ; ce trait de caractère sera confirmé plus loin dans le roman au moment où une pierre précieuse doit permettre de racheter l’héroïne Chariclée à un marchand grec, Nausiclès (V, 15, 1 sq.).
- 44 « Montrer » (II, 30, 2 ; II, 30, 3 ; II, 30, 6 ; II, 31, 2) et « voir » (II, 30, 2 ; II, 30 (...)
36D’autre part, dans la transaction que l’Éthiopien propose au Grec, on remarquera que le produit à vendre n’est pas nommé, mais qu’à peine montré, il se révèle extraordinaire : il s’agit d’une merveilleuse petite fille, la future héroïne Chariclée. Mieux, il s’agit non pas d’une vente, d’un échange, mais d’un cadeau, que suivra un autre cadeau encore plus magnifique : toutes les lois du commerce sont subverties, et il n’y a pas d’échange à proprement parler. Néanmoins, une contrepartie est exigée sous serment, assurer le salut de la fillette. Chariclès est ébahi par une telle proposition. C’est un jeu entre montrer, du côté de l’Éthiopien, et voir, du côté du Grec, qui scelle le pacte entre les deux partenaires44. Comme chez Philostrate, la frontière égypto-éthiopienne est le lieu d’un échange qui échappe aux lois de l’échange monétaire. Et en ce qui concerne la frontière proprement dite, il semble bien, du moins au temps de la fiction, c’est-à-dire celui de l’Égypte sous domination perse, qu’elle soit l’objet de tensions, qui peuvent trouver un écho au moment de la rédaction du roman, au IIe ou au IIIe siècle, et qui sont récupérées par la fiction.
- 45 Je n’ai pas pu consulter De Miguel Zabala 1993, ni Raïos 2006.
- 46 « Ce dont je parle, je le sais parfaitement non pour l’avoir entendu, mais pour l’avoir vu (...)
37Avec Aelius Aristide, nous abordons un autre type de discours, le discours du témoin qui se présente d’emblée comme un visiteur passionné de l’Égypte et a poussé « jusqu’au territoire éthiopien (τῆς Αἰθιοπικῆς χώρας) » (§ 1)45. Le texte d’Aristide se trouve donc, logiquement, ponctué de mots qui expriment la connaissance directe, l’autopsie ; son auteur se présente à la fois comme témoin oculaire et auriculaire46.
38Il prétend être allé jusqu’à Philae (§ 48), qu’il définit, sans surprise, deux fois (§ 48 ; 58), comme « limitrophe de l’Égypte et de l’Éthiopie », en justifiant cela par le fait qu’elle se trouve « en amont des cataractes ». Ou, pour le dire autrement, « l’Égypte commence » à Éléphantine et Syène (§ 65).
39Quant à ces deux villes, elles sont situées clairement « à l’extrémité de l’Égypte » (§ 65 ; § 34). En recourant à la forme du duel pour les désigner, πολισμάτοιν (§ 59), Aristide les associe étroitement. Il souligne d’ailleurs que rien, si ce n’est le Nil, ne les sépare (§ 51) ; il précise, contre Hérodote, qu’aucune montagne ne se dresse entre elles ; en revanche, « Syène et Éléphantine sont entre des montagnes » (§ 53). Aristide remarque que, en amont d’Éléphantine, la vallée, coincée entre les pentes montagneuses, réduit l’Égypte au Nil (§ 46). D’autre part, un même phénomène astronomique s’observe au solstice d’été dans les deux villes, ce qui signifie, évidemment, que la géographie établit entre elles un lien évident (§ 58).
40Aristide, cependant, donne sur Éléphantine plus d’informations que sur Syène, peut-être parce qu’il a remonté le fleuve (§ 46) et a d’abord accosté dans l’île, comme Chariclès dans les Éthiopiques (X, 36, 5) – qui semble se rendre à Syène via Éléphantine, plutôt qu’il n’est bloqué à Éléphantine à cause du siège de Syène. L’île est située à sept stades des cataractes (§ 47), en aval (§ 50), et appartient à la partie africaine de l’Égypte, « au point de rencontre de l’Égypte, de l’Arabie, de la Libye et de l’Éthiopie » (§ 60).
- 47 Cf. aussi Strabon XVII, 52, qui souligne l’existence de « nombreuses îles », et Tacite, ann (...)
41Toutefois, alors qu’il ne s’intéresse pas aux nilomètres, Aristide s’intéresse au passage entre Éléphantine et Syène, parce qu’il s’agit de l’endroit où la crue du fleuve apparaît (§ 65 ; 115). Il affirme qu’il y a bien des sources du Nil entre Éléphantine et Syène (§ 54), d’après les Égyptiens et d’après ses propres constatations : le débit du fleuve augmente brusquement. Il affirme avoir tenté, en vain, de sonder ces sources. Ce faisant, il reproduit l’expérience du roi Psammétique, échoue dans la même tentative, et se livre à une critique d’Hérodote, qui relate l’anecdote et évoque deux montagnes (II, 28)47. Aristide livre, lui, un constat de visu : il n’y a que deux grands rocs qui émergent. Le Discours égyptien, par l’attention accordée aux phénomènes hydrologiques, pose vraiment Syène et Éléphantine comme un seuil, une rupture, bref une frontière naturelle indiscutable sur le cours du Nil.
- 48 Behr 1981, 406, n. 74 comprend « the Prefect ». S’il s’agit d’un officier posté aux (...)
- 49 La stèle de Gaius Cornelius Gallus mentionne déjà un « tyran » autochtone installé par (...)
- 50 Cf. Locher 1999, 118, n. 24. En revanche, sa correction de βωμούς en βουνούς ne me paraît p (...)
- 51 Au § 39, il est déjà question des sources non repérées du Nil. D’après Behr 1981, « Pselchi (...)
42Syène apparaît comme un chef-lieu, et un poste militaire ; c’est là que réside Aristide, et c’est là qu’il demande au phrourarque, le commandant de la garnison, un bateau et des hommes pour aller voir les Cataractes (§ 49). Il est très probable que c’est aux Cataractes que réside son lieutenant, l’hyparchos, absent au moment du séjour d’Aristide ; le pouvoir est alors assuré par un Éthiopien – apparemment peu hellénisé puisqu’il recourt à des interprètes pour s’entretenir avec les Grecs (§ 55)48. Ce personnage est décrit comme « un des puissants de la région, τῶν ἐκεῖ δυνατῶν » (§ 55)49. Lui et ses interprètes sont peut-être ceux, signalés au § 31, qui donnent des informations à Aristide. C.A. Behr pense qu’il s’agit d’un Éthiopien appartenant à la garnison éthiopienne mentionnée au § 48 (οὗ τοῖς Αἰθίοψίν ἐστιν ἡ φρουρά) et qui serait établie sur le site de la moderne Qertassi, sur la rive gauche du Nil, entre Philae et Talmis. Mais rien ne dit qu’Aristide soit descendu si bas ; quel aurait été son but ? D’autre part, l’interprétation repose sans doute sur une traduction hasardeuse, car il semble difficile d’admettre que Rome ait toléré la présence de forces éthiopiennes sur son territoire, y compris la Dodécaschène, quel que fût le statut de celle-ci. L’interprétation de J. Locher, qui comprend « garnison contre les Éthiopiens », me paraît nettement préférable50. Quoi qu’il en soit, tout cela montre, d’une part, la coexistence pacifique entre Éthiopiens et Romains, d’autre part la sûreté des informations recueillies par Aristide. Quand Hérodote devait se fier à un prêtre de Saïs dont il soupçonnait qu’il pouvait se moquer de lui, Aristide reçoit de la bouche d’un autochtone des renseignements sur les régions situées au-delà de la frontière, et par là même repousse symboliquement la frontière. Son informateur compte trente-six cataractes entre Pselchis et Méroé ; et il sait qu’au-delà de Méroé, il y a confluence de deux fleuves, qui forment le Nil ; quant à leur source, que ni lui ni aucun Éthiopien ne connaît, elle se situe au pays des Noirs (§ 55 sq.)51.
43Revenons à la frontière. Les Cataractes. Catadoupi. La même question que chez Héliodore se pose à nouveau. S’agit-il d’une même réalité géographique ? Il semblerait que oui ; en effet, l’expression Catadoupi, utilisée au § 48 (ὑπὲρ Καταδούπων, εἰς Φίλας διέβαλον) pour une localisation en aval de Philae, équivaut apparemment à l’information du § 58 localisant Philae « en amont des cataractes » (Φίλας γὰρ τὰς ὑπὲρ τῶν καταρρακτῶν) ; l’étymologie de Catadoupi, « assourdissant », est même suggérée dans une autre occurrence, au § 65, où il est question d’un « bruit extraordinaire ». À la différence, semble-t-il, d’Héliodore, Aristide distingue donc bien Catadoupi de Syène (§ 64 ; 65).
44Il ne décrit ni Syène ni Éléphantine ni Philae. Ce qui l’intéresse, manifestement, ce sont les cataractes, la fracture du fleuve, dans la mesure où elles offrent un spectacle et une scène sur laquelle il souhaite se produire, d’autant plus que le spectacle est difficile d’accès : ni à l’aller, parce que la route est à l’écart, ni au retour, parce que ses accompagnateurs étaient incompétents, Aristide n’a pu le voir dans son parcours entre Syène et Philae, lors d’une première tentative de visite (§ 48).
- 52 D’après Behr 1981 et, avant lui, Keil 1898, notes ad loc., l’île serait Abatos, l’a (...)
45D’où sa demande insistante auprès du phrourarque de Syène pour obtenir une embarcation légère et des guides capables de contraindre « les habitants de l’île des cataractes » à exécuter leur spectacle nautique52. Aristide souligne les réticences de l’officier : est-ce pour mettre en valeur son propre courage, malgré son mauvais état de santé (§ 49), ou son double statut de scientifique et de touriste intrépide ? Toujours est-il qu’il voit sa requête satisfaite.
- 53 Le terme désigne très tôt le préfet d’Égypte, comme l’atteste l’Épigramme de Catilius, v. 8 (...)
- 54 La présence de chenaux est mentionnée chez Strabon comme chez Sénèque, mais seul ce dernier (...)
46Avant Aristide, Strabon XVII, 49 et Sénèque, nat. 4, 2, 4-6, ont décrit les Cataractes comme un lieu de spectacle. Avec Sénèque, Aristide partage le souci de signifier que le spectacle offert est double, spectacle naturel et spectacle humain. En effet, il souhaite se rendre sur les lieux « pour voir les cataractes » et pour que les « habitants de l’île des cataractes » lui « montrent les cataractes et le spectacle nautique qu’ils exécutent » (§ 49). Strabon, quant à lui, insiste sur le spectacle offert par les bateliers, et il semble bien que sa description ait influencé Aristide, d’abord parce qu’il signale d’emblée que le spectacle est réservé à une élite, « aux dirigeants », voire exclusivement aux préfets d’Égypte (τοῖς ἡγεμόσιν), ensuite parce qu’il décrit précisément les lieux : la cataracte est au milieu du Nil, elle est formée par la masse d’eau qui glisse d’abord sur un rocher lisse, dégageant de chaque côté un chenal permettant aux bateliers de remonter le courant avant de se laisser entraîner par lui et de franchir la cataracte53. Aristide insiste, lui, § 50, sur la position centrale de l’île des Cataractes, qui lui permet de profiter pleinement du spectacle des bateliers : « Je remontai le fleuve et du bord de l’île qui, émergeant en son milieu, offre une vue panoramique des cataractes, je vis ces gens se lancer au-dessus des rochers, selon leur habitude »54. Et, fait remarquable, Aristide souhaite participer au spectacle :
Mieux, je désirai monter sur le canot et faire l’expérience de la traversée, non seulement là où je les avais vus emportés, c’est-à-dire à l’est de l’île, mais, en partant de là, faire le tour du spectacle et, en descendant par l’autre côté de l’île, me laisser entraîner par le courant jusqu’aux villes [Éléphantine et Syène].
- 55 Cf. Strabon XVII, 1, 50.
En bref, il manifeste le désir d’éprouver physiquement la frontière naturelle qui sépare l’Égypte de l’Éthiopie pour être, peut-être, le premier touriste à avoir accompli cet exploit, ou pour se montrer plus courageux que Strabon qui, dans la traversée régulière pour Philae, avoue avoir eu peur, à tort55.
47Que nous a révélé cette rapide étude ? La frontière égypto-éthiopienne rend manifeste une réalité économique, celle des échanges commerciaux et de l’exploitation des matières précieuses que l’imaginaire investit au profit de la fiction. Elle apparaît aussi comme un moyen de créer des polarités qui permettent à l’action romanesque de se déployer, mais surtout, peut-être, et de façon paradoxale, elle apparaît comme une limite susceptible d’être effacée plutôt que réactivée. Cette atténuation de la frontière, qui semble bien avoir correspondu au statut particulier de la Dodécaschène, se manifeste essentiellement chez Philostrate et Héliodore, chez lesquels sont constamment soulignés les rapports d’interaction et d’échange entre Éthiopiens et Égyptiens, le Grec n’étant qu’un homme de passage ; dans cet univers des marges, dans cette zone intermédiaire où Grecs et Romains sont rares, la frontière sert surtout à questionner et à définir la singularité et l’identité du Grec. Le cas d’Aelius Aristide est exceptionnel : seul écrivain de notre corpus à avoir effectué le voyage dans la région et à avoir contemplé et voulu éprouver physiquement la frontière constituée par la première Cataracte, il offre un témoignage intéressant, parce qu’il livre, par petites touches, la complexité – qui n’est pas perçue comme telle, au contraire – de la réalité administrative et politique de son temps. Se refusant, comme Héliodore, à la description des villes limitrophes, qui ne valent que comme points de référence par rapport à cette attraction naturelle fascinante que sont les Cataractes, il signifie à la fois la puissance de Rome par la mention des troupes stationnées, mais aussi son pouvoir d’intégration, symbolisé par son interlocuteur éthiopien, à la fois chef éthiopien et fonctionnaire romain par délégation, garant de l’ordre à la frontière et informateur privilégié sur l’au-delà de la frontière. La frontière égypto-éthiopienne est le signe de la réussite de la pax Romana, et un lieu où l’identité grecque n’hésite pas à se remettre en cause. Mais, pour arriver à ces confins, par l’imaginaire ou par la voie du Nil, l’écrivain grec n’a pas cessé de suivre le chemin tracé par Hérodote et, sans doute, Strabon.