1Ulrich von Hutten, né en 1488, est un des plus illustres chefs de file de l’humanisme allemand. Membre d’une famille de chevaliers, il fit ses études au monastère de Fulda dont il s’échappa à l’âge de seize ans. Il parcourut ensuite l’Allemagne puis l’Italie en allant d’une université à l’autre. De santé fragile, malade de la syphilis, il eut une vie brève et agitée, et il mourut en 1523 à l’âge de trente-cinq ans. En lien avec les plus grands humanistes de l’Europe du Nord, dont Érasme, il laisse une œuvre considérable composée de lettres, de poèmes, de traités, de dialogues et de discours, tous en latin, certains étant de plus traduits en allemand.
2Ulrich von Hutten était avant tout un homme de combat, que l’arme soit l’épée ou la plume, et il embrassa, durant la quinzaine d’années où il écrivit, un certain nombre des causes qui marquèrent le début du XVIe siècle : son engagement pour défendre le savant Reuchlin s’inscrit dans la lutte qui opposa les partisans de la scolastique, qui tenaient les universités, aux humanistes ; sa haine de Rome et son souci de rendre à l’Allemagne sa souveraineté firent de lui une figure de la Réforme et, plus largement, de la renaissance du nationalisme allemand. Il engagea aussi des combats plus personnels contre le duc de Wurtemberg, assassin de son cousin ou, à la fin de sa vie, contre Érasme.
3Si, pour l’essentiel, l’œuvre de Hutten est profondément personnelle, car elle est avant tout pour lui le moyen d’exprimer sa pensée, et non le lieu d’enjeux esthétiques ou de démonstrations d’érudition, il n’en est pas moins vrai qu’il lui arrive de recourir à l’emprunt. Un premier niveau d’emprunt est celui de la citation ; on trouve, me semble-t-il, un deuxième niveau lorsque Hutten emprunte à un auteur antique un genre littéraire et le style qui y est attaché, sans obligatoirement aller jusqu’à la parodie, mais à la manière d’un outil immédiatement utilisable, clairement identifié par le public, et dont l’efficacité est prouvée. Mais le niveau le plus intéressant, que nous étudierons en deuxième partie, est celui où Hutten emprunte un motif – ou même un sujet – qu’il adapte à l’une de ses préoccupations ou à l’un de ses combats.
- 1 Voir l’apparat de Böcking pour ce dialogue, par exemple Böcking 1860, 67.
4Comme tous les écrivains de langue latine du Moyen Âge et de la Renaissance, Hutten parsème ses écrits de citations empruntées, réminiscences parfois involontaires, parfois sciemment choisies, parfois signalées, parfois non. Dans le dialogue Misaulus sive Aula, par exemple, consacré aux misères de la vie de courtisan, des échos fugaces d’Horace et de Juvénal apparaissent tout naturellement1. Ces emprunts peuvent devenir particulièrement abondants lorsque Ulrich von Hutten écrit un ouvrage dont la nature requiert une certaine érudition, comme on peut le voir dans le De guaiaci medicina et morbo Gallico, ouvrage atypique consacré à la syphilis et au bois de gaïac, à la fois témoignage personnel, ouvrage de médecine et guide pratique de cure, dans lequel il décrit sa maladie et la manière dont il a réussi – croit-il – à guérir grâce à un remède exotique, un bois venu des Antilles, le gaïac. Les citations de médecins et de philosophes sont extrêmement nombreuses, et ce phénomène est particulièrement sensible dans les deux plus longs chapitres de l’œuvre : l’un, le chapitre XIX, est en fait une digression dans laquelle Hutten s’évertue à blâmer le luxe et louer la frugalité ; l’autre, le chapitre XXVI, qui clôt l’ouvrage, est consacré aux régimes à suivre après la guérison. Certaines pages constituent alors un véritable catalogue de citations des Anciens, indispensables pour donner du poids à la démonstration, comme on peut le voir dans cet extrait du chapitre XIX :
- 2 Böcking 1861, 467-468 : « Qu’ils écoutent donc Pythagore, tous ceux qui veulent exceller (...)
Audiant igitur omnes qui virtutibus excellere volunt et ingenio qui volunt Pythagoram dicentem « hominem ex homine nihil altum cogitare », id est incontinentem et luxu dissolutum, donec quidem in ea vita sit, nihil posse ingenio, nihil animo uti. « Homini cibus utilissimus est », inquit Plinius, « simplex, acervatio saporum pestifera et condimenta perniciosiora ». Haec Persius intellexit, cum sic frenderet :
« Poscis opem nervis corpusque fidele senectae,
Esto age, sed grandes patinae tuccetaque crassa
Adnuere his superos vetuere Iouemque morantur ».
Apud Ciceronem Cato inquit : « Libidinosa et intemperata adolescentia effoetum corpus senectuti reddit ». Atque idem suadet « tantum cibi et potionis adhibendum ut reficiantur vires, non ut opprimantur », ac « hominis menti », quod divinum munus ac donum vocat, « nihil tam esse inimicum quam voluptatem » putat2.
5On trouve aussi très souvent, partout dans l’œuvre, certains emprunts très précis destinés à produire un effet d’amplification ou à donner un éclairage particulier, par l’arrière-plan suggéré, à certains propos. Par exemple, dans le dialogue Bulla, dont nous parlerons en détail plus loin, la Bulle papale, prise à partie par Hutten, essaie de se trouver des alliés contre lui. Pour ce faire, elle promet à ceux qui l’aideront la rémission de leurs péchés :
- 3 Böcking 1860, 326 : « Allons, toi, qui que tu sois, qui as été excommunié et frappé (...)
Bulla : Age autem, quisquis excommunicatus es et anathema factus, quacunque de causa, ob quodvis malum facinus, a iure canone vel ab homine lata sententia ; quisquis incaestum vel adulterium commisisti, virgines rapuisti, matronas constuprasti ; quisquis perierasti, aut caedem fecisti, vel a religione descivisti, semel atque iterum ; omnis presbytericida et si quis humani omnis ac divini transgressor es, absolvere et innocens esto ; quisquis sacra legisti, templa spoliasti, liceat perpetuo spoliis frui hisce tibi neque ablatum reddere coactio sit. Audite, ubi ubi estis, Dei contemptores et humanitatis omnis expertes, hic parvo negotio maximo maximam pessimorum scelerum spurcitiem eluere vobis licet, nempe huius caede, quam licet impune cuivis facere3.
6Les paroles prononcées ici par la Bulle ressemblent fortement au texte des indulgences élaboré par le dominicain Tetzel : Hutten rappelle ainsi, en parodiant Tetzel, l’un des scandales qui furent à l’origine de la révolte de Luther.
7Signalons pour finir le cas particulier du dialogue Vadiscus sive Trias Romana (1520). Parmi les nombreuses citations qui émaillent les textes de Hutten, notamment ses dialogues, les poètes occupent une place de choix et, parmi eux, Homère et Virgile. Toute occasion est bonne pour citer un ou deux de leurs vers. Le très long dialogue Vadiscus est une critique ouverte de l’Église romaine. Hutten expose à son ami Ernhold les exploits rhétoriques d’un certain Vadiscus : celui-ci, ennemi acharné de Rome, a décrit les mœurs des Romains et les vices de la cour pontificale sous la forme d’une cinquantaine de triades, que les deux hommes commentent et développent. Or, dans ce texte, où n’affleure aucune source antique, Hutten a choisi de n’utiliser, à une exception près, que des citations tirées de l’Énéide. Sans doute faut-il voir derrière ce choix une intention délibérée et non seulement une facilité : Hutten a-t-il voulu opposer ainsi à la médiocrité et à la corruption de la Rome de son temps l’œuvre la plus emblématique de la grandeur antique de la Ville ? Quelle qu’en soit la motivation, l’emprunt de citation n’est jamais gratuit, et on en trouve la confirmation lorsque la citation vient s’inscrire, comme c’est souvent le cas, dans un emprunt plus général concernant la forme ou le style.
8Il arrive, en effet, aussi à Ulrich von Hutten de s’inspirer, de manière plus générale, du genre pratiqué par un auteur, du style qu’il adopte alors et de sa langue, sans pour autant reprendre obligatoirement les sujets qu’il traite. C’est ainsi au cours de l’affaire Reuchlin que Hutten a publié la première œuvre qui ait vraiment attiré l’attention sur lui, bien qu’il ait alors conservé l’anonymat. Rappelons rapidement le contexte : Jean Reuchlin, un grand érudit, avait appris le grec, l’hébreu, étudié les livres rabbiniques et la Kabbale. Lorsqu’un obscur professeur, juif converti au catholicisme, Pfefferkorn, demanda, avec l’accord de la faculté de théologie de Cologne, qu’on brûlât tous les livres de la littérature hébraïque à l’exception de l’Ancien Testament, Reuchlin, consulté par l’empereur Maximilien Ier, préconisa de conserver le Talmud, la Kabbale, les commentaires des Écritures et les livres liturgiques. Menacé dès lors d’un procès pour hérésie, il dut son salut à l’union des hommes de lettres qui se fit autour de lui ; très vite, le conflit dépassa Reuchlin et devint celui des humanistes contre les théologiens, de la lumière contre l’obscurantisme. En 1514, Reuchlin publia un recueil de lettres intitulé Epistulae clarorum virorum : il y avait réuni les lettres de tous les savants d’Europe, des princes, des cardinaux qui avaient pris sa défense et écrit au pape pour plaider sa cause. Un an plus tard paraissait sous couvert d’anonymat une œuvre intitulée Epistulae obscurorum virorum4 : il s’agissait d’un autre recueil de lettres, présentées comme celles de moines et d’étudiants en théologie, adressées le plus souvent à un professeur de théologie de Cologne, Ortwin Gratius, dans lesquelles les disciples font part à leur maître de leurs réflexions sur l’hérésie, sur la scolastique, sur l’université de théologie et son fonctionnement. Écrites en un latin parodique du latin utilisé par la scolastique, elles constituaient en fait une satire sans pitié qui soulignait la bêtise des correspondants, la pauvreté de leurs connaissances et la stupidité de l’enseignement qu’ils recevaient. Assez subtiles pour avoir pu être prises au premier degré – à l’étranger du moins, et dans un premier temps –, elles constituèrent un moyen formidable de porter le débat concernant Reuchlin sur la place publique. En reprenant et en pastichant le titre de Reuchlin, en imitant la forme du recueil épistolaire, Hutten inscrivait d’emblée cette œuvre parue sans nom d’auteur à sa juste place, dans le débat concernant Reuchlin.
- 5 Le premier discours, écrit peu de temps après le meurtre, en juillet 1515, est entièremen (...)
- 6 Böcking 1861, 84-95.
- 7 Les épithètes les plus nombreuses dans le premier discours sont latro, carnifex, gladiato (...)
- 8 Dans le deuxième discours, le lexique dominant est celui de la bestialité avec belua, bes (...)
9Dans le cas des Lettres des hommes obscurs, l’emprunt concernait le titre et le genre. Pour les cinq Discours contre le duc de Wurtemberg, Hutten va de nouveau s’inspirer d’un genre, la diatribe, mais il va cette fois étendre son emprunt au style d’un auteur, Cicéron. Les discours, quatre parus en 1515-15175 et un dernier en 15196, furent motivés par un événement d’ordre privé, l’assassinat de Hans von Hutten, cousin d’Ulrich, par son seigneur, le duc de Wurtemberg, dont Hans était l’écuyer. Le duc, devenu amoureux de l’épouse de Hans, invita celui-ci à une promenade en forêt et l’assassina, ajoutant l’ignominie au crime puisqu’il le pendit ensuite à la selle de son cheval et refusa longtemps de rendre le corps à la famille von Hutten. Ulrich von Hutten, qui rentrait d’Italie, se jeta dans ce combat. Pendant que son oncle et son père portaient plainte devant l’empereur Maximilien Ier, tout en réunissant une armée privée pour aller faire justice eux-mêmes, Ulrich combattait la plume à la main en adressant à l’empereur de sanglantes diatribes dénonçant les agissements du duc. Ces longs discours, en latin, ont pour modèle avoué les Philippiques de Cicéron. Les cinq discours ont un seul et même objectif : faire du duc un portrait à charge, appuyé sur de multiples et horribles descriptions, en insistant d’abord sur sa cruauté7, ensuite sur son intempérance, enfin sur le danger politique qu’il constitue en tant que tyran. Pour ce faire, en bon disciple de Cicéron, Hutten recourt à tous les procédés de l’amplification – les répétitions, le recours constant à toutes les figures de l’insistance, les accumulations –, avec une prédilection pour les enchaînements de groupes ternaires, les hyperboles, les interrogations rhétoriques, l’utilisation de toutes les ressources de la période. Par ailleurs, sans jamais faire au duc l’honneur de l’appeler par son nom, il multiplie les métaphores qui font de lui un animal sauvage et sans pitié, incapable de se maîtriser, souvent proche du monstre8. Enfin, pour donner plus d’efficacité à ce flot d’imprécations, Hutten varie ses effets : il change le ton, évoquant tantôt son chagrin, tantôt sa colère, tantôt son indignation ; il s’adresse tantôt à l’empereur, tantôt au peuple allemand, tantôt au duc lui-même, interrogeant, s’exclamant, multipliant les apostrophes et les prétéritions, jouant sur toute la gamme de l’expressivité ; il ne néglige pas le recours à la prosopopée, et les paroles qu’il place dans la bouche du défunt possèdent une tonalité particulièrement pathétique. En bref, en recourant à toute la palette des procédés cicéroniens, Hutten cherche à provoquer chez son destinataire, l’empereur Maximilien Ier, la pitié, l’indignation et l’inquiétude, afin d’obtenir une condamnation sans appel du duc. Hutten renforce parfois l’emprunt générique par un jeu d’échos précis. Ainsi, lorsqu’il décrit la manière dont le duc a d’abord entouré sa victime de prévenances et s’est ensuite acharné sur son corps, le passage fait irrésistiblement penser à la onzième Philippique, dans laquelle Dolabella semble servir de modèle au duc de Wurtemberg par la manière dont il use des apparences de l’amitié pour circonvenir Trebonius et par la cruauté avec laquelle il s’acharne ensuite sur lui. On pourra en juger en comparant par exemple ces deux passages, le premier de Cicéron, le second d’Ulrich von Hutten :
- 9 Cicéron, Phil. 11, 8 : « Mais Dolabella fut à ce point oublieux de l’humanité […] qu’il e (...)
Ac Dolabella quidem tam fuit immemor humanitatis […] ut suam insatiabilem crudelitatem exercuerit non solum in uiuo, sed etiam in mortuo atque in eius corpore lacerando atque uexando, cum animum satiare non posset, oculos pauerit suos9.
- 10 Böcking 1861, 10 : « Ce parricide d’une impitoyable férocité a cru qu’il devait encore ex (...)
In demortui corpus saeviendum adhuc immitissimus parricida duxit, nec contentus est sic occidere, nisi amplius in vexatione cruenti corporis non iam animum satiaret sed oculos pasceret10.
10Le crime crapuleux commis par Ulrich de Wurtemberg prend alors la dimension des forfaits de Dolabella.
11On peut mentionner un dernier exemple d’emprunt stylistique avec le dialogue de Hutten intitulé Bulla sive bullicida (La Bulle ou le bullicide). Bulla sive bullicida est écrit en 1520. Suite à l’affichage par Luther de ses quatre-vingt-quinze thèses sur les portes de l’église de Wittenberg, le pape a promulgué contre lui, en juin 1520, une première Bulle, intitulée Exsurge Domine. Hutten réagit immédiatement : d’une part, il publie dans les jours qui suivent le texte de la bulle accompagné d’un commentaire juxtalinéaire qui en dénonce toute la fausseté et la malveillance ; de l’autre, il rédige, en latin et en allemand, le dialogue Bulla sive bullicida, associant comme souvent un texte sérieux, destiné à l’élite, et un texte satirique, destiné au peuple. Les personnages de ce dialogue sont la Bulle, la Liberté allemande et Hutten lui-même, qui est bien entendu le « bullicide » du titre. Arriveront à la fin Charles Quint, Franz von Sickingen et des Allemands, membres du clergé et de la chevalerie. L’intrigue est la suivante : la Bulle, arrivée en Allemagne avec les pleins pouvoirs, entreprend de tuer la liberté allemande. Celle-ci appelle au secours, et ses cris sont entendus par Hutten, qui intervient. C’est lui qui va affronter la Bulle, et il va successivement l’empêcher de nuire, la réduire à l’impuissance, la menacer et, finalement, la faire crever, au sens propre. Le dialogue est plus complexe que les précédents ; il constitue une véritable pièce de théâtre tant par sa longueur que par sa composition et son style. Pour ce dialogue-comédie, qui manie la satire et la dénonciation aussi bien que la farce, Hutten a recouru au théâtre de Plaute (entrée in medias res, domination de la gestuelle, petit nombre de personnages, outrance des gestes et des mots, etc.) Il s’est notamment visiblement inspiré des scènes de duellum dont Bulla sive bullicida reprend le ton, le lexique, la vivacité, comme on peut le constater dans cet affrontement entre la Bulle et le chevalier :
- 11 Böcking 1860, 320 : « Hutten : Dans ton royaume, dis-moi, scélérate ? Là, tu signes ton a (...)
Huttenus : In tuo regno, dic, scelesta ? Iam erit hoc tibi verbum, sexcentoplagae indito cognomine. Ita contundam omnes artus tibi ; ede pugnos !
Bulla : Non esurio.
Huttenus : Tamen ede !
Bulla : Feris me tandem ?
Huttenus : Senti.
Bulla : Plagas impegit. Vae capiti tuo !
Huttenus : Vae scapulis tuis !
Bulla : Peribis perditione mala, misera, te digna.
Huttenus : Tu, priusquam possis aut me aut quemquam perdere, accipe fertiles, impia, plagas !
Bulla : Desine, perditissime eorum quos terra fert omnium !
Huttenus : Accipe, nequam bulla !
Bulla : Non sum capax huius generis munerum.
Huttenus : At esse disces assuetudine11.
12Ce modèle permet à Hutten de désacraliser la Bulle et de dédramatiser la situation. La Bulle n’est plus la représentante du pape, toute-puissante et redoutable, mais une sorte de gros ballon malfaisant, dont Hutten ne manque pas de se moquer, s’attaquant à son nom, sa forme, son aspect, son attitude. Il lui rappelle qu’elle n’est que vent, joue sur les mots, comme Plaute, pour donner à son nom un sens obscène, et ne lui épargne aucune insulte. Par ailleurs, par le biais du modèle plautinien, elle est assimilée au rôle du souffre-douleur, et au ridicule dont elle est couverte s’ajoute la vulnérabilité, puisqu’elle dépérit progressivement sous les coups avant d’éclater, libérant une foule de vices nauséabonds. Cet emprunt permet à Hutten d’ôter à l’intervention papale tout poids et tout caractère sacré. À défaut de trouver dans la littérature antique un modèle qui s’adapte parfaitement à la situation, Hutten a emprunté un style et en a paré sa propre intrigue.
13À l’occasion de son deuxième séjour en Italie, entrepris officiellement pour finir ses études de droit, Hutten apprend le grec à l’université de Bologne et découvre, semble-t-il, les dialogues de Lucien, très appréciés des humanistes ; en tout cas, s’il ne les découvre pas, il a enfin accès au texte grec de Lucien, d’Homère et d’autres auteurs. Cette découverte de la littérature grecque va lui offrir de nouvelles possibilités et l’amener à passer à des emprunts plus importants, qui ont cependant toujours pour but de soutenir son propos personnel. Nous allons étudier le cas de quelques satires et dialogues. Certains empruntent des motifs, comme la satire Nemo ou le dialogue Aula, pour lesquels Hutten puise son inspiration dans l’Odyssée ; d’autres reprennent des intrigues, des personnages et relèvent parfois du pastiche, comme la satire baptisée Marcus ou les deux dialogues Phalarismus et Inspicientes.
- 12 Böcking donne les deux versions : en bas de page, la version la plus ancienne ; en (...)
- 13 La longue lettre à Crotus Rubianus (cf. Böcking 1859, 175-184) qui sert de préface à (...)
14Nemo est une des œuvres de Hutten qui semble avoir tenu le plus à cœur à son auteur, et l’une des plus rééditées. Il semble qu’il y ait eu une première version dès 151212 ; mais la version « définitive » date de 1518 et a connu vingt-quatre rééditions13. Ce poème compte 156 vers, il est introduit par les mots, hors-texte, Nemo loquitur et se clôt sur Nemo dicebat. Après quelques vers invitant le lecteur à ne pas toujours être sérieux et à savoir alterner le léger et le grave, Nemo se présente ainsi : « Je suis Personne ; si j’existe, ou non, qui pourrait l’affirmer spontanément ? / Ce n’est même pas possible pour moi. J’existe cependant […] ». Hutten garde le même procédé jusqu’au vers 85, et le texte est alors une satire morale, reposant, comme c’était annoncé au début, sur un jeu de mots. Hutten dénonce le fait que personne ne fasse rien, et que, parallèlement, les forfaits qui sont commis ne trouvent jamais d’auteur. À partir du vers 30, tout en gardant le même procédé, la satire devient plus politique et religieuse, avec par exemple le sujet des mœurs de la Curie romaine. À partir du vers 85, le terme Nemo disparaît presque totalement et Hutten décrit une maison où tout part à vau-l’eau, sans que ce soit de la faute de qui que ce soit, « Personne » étant le coupable systématiquement pointé.
- 14 Cf. Böcking 1862, 107.
- 15 Cf. Böcking 1862, 106. L’éditeur allemand explique en quelques mots pourquoi (...)
15Une fois de plus, l’emprunt est ouvertement confessé. S’il faut attendre les tout derniers vers pour que Hutten mentionne Ulysse, qui, en attribuant son crime à Personne, a tout permis à chacun, le sujet est assez bien connu pour être immédiatement identifié. Un bref poème liminaire figurant dans l’édition princeps, signé d’un certain Joannis Herbipolita (Hans Gesserts von Haguenau) et intitulé Iocus de Nemine ex Odissea Homeri, en distiques élégiaques, quatorze vers, rappelait sans détour la ruse d’Ulysse14. Cette édition était aussi accompagnée d’une gravure – que Böcking a fait figurer dans son édition15 – qui souligne à la fois l’origine de l’emprunt et la création de Hutten : à l’arrière-plan, le navire d’Ulysse chargé d’hommes, Ulysse lui-même – désigné par les lettres VL – à la manœuvre, et Polyphème en surplomb, apportant une grosse pierre pour fracasser le navire. Au premier plan, un gigantesque personnage, Nemo, vêtu à l’antique, au milieu d’un désordre domestique sans nom, regardant d’un air navré les objets renversés, cassés, les jeux et instruments de musique épars, derrière lesquels figure un couple de serviteurs, sans doute coupables, dont l’un tient encore à la main une cruche de vin : c’est l’illustration des vers 89 et suivants du poème :
- 16 Böcking 1862, 114-115 : « Et quand ils ont fait quelque faute, car, bien sûr, (...)
Atque ubi peccarunt, neque enim peccasse fatentur,
Transponunt labes in mea terga suas.
Amissum est aliquid, Nemo abstulit ; excidit aurum,
Nemo habet ; at nullas cupiscit opes.
[…]
Ecce infracta iacent hesterno vasa tumultu,
Olla, lebes, patinae vitreolusque calix
Et variae signis phialae Samiumque toreuma,
Et carum infausti cupula pignus heri.
[…]
Tympana rupta iacet, iacet amphora, nec tenet apte
Pulverulenta suos bibliotheca libros.
Cum sparsos hinc inde colum fusosque viderem,
« Haec etiam », dixi, « culpa futura mea est »16.
16Dans ce cas, l’emprunt de Hutten est minimal : il ne reprend à Homère que le jeu de mots sur outis, dans l’épisode du cyclope. Dans l’Odyssée, il s’agit d’une ruse supplémentaire prouvant non seulement l’intelligence d’Ulysse, mais aussi une certaine malignité, puisque, en se présentant à Polyphème sous le nom de « Personne », il se protège mais prive aussi Polyphème de toute assistance ultérieure, l’exposant même aux railleries de ses frères ; dans le Nemo d’Ulrich von Hutten, que Zeller17 qualifie de « litanie amère » et qui dénonce, entre autres choses, l’irresponsabilité des grands et de l’Église, Hutten s’inspire de la réponse d’Ulysse pour montrer que chacun désormais a fait sienne la démarche qui consiste à se défausser de ses responsabilités tout en commettant les pires exactions, le responsable étant toujours « Personne ». Les vers 153-154, par lesquels Nemo conclut son poème avant la captatio beneuolentiae, exposent clairement l’origine du poème :
- 18 Böcking 1862, 117 : « Bien des gens s’autorisent bien des choses, depuis (...)
Multa licent multis, postquam semel hostis Ulysses
Supponuit sceleri nomina nostra suo18.
- 19 Cf. Bayless 1996, 57-93 ; 259-311. Le premier texte que nous possédons (...)
- 20 Cf. Koopmans & Verhuyck 1987, 87-142.
- 21 On peut citer par exemple Nemo uir perfectus ou le Sermo pauperis Henri (...)
- 22 Les grands et merveilleux Faits de Nemo imités en partie des vers latins de (...)
17On doit cependant mentionner une autre source à ce poème – ou au moins à sa première partie –, que Hutten ne mentionne pas et qui se situe dans la littérature parodique médiévale19. Le Moyen Âge, en effet, a donné naissance à toutes sortes de textes parodiques, entre autres des sermons et des vies de saints, à vocation farcesque, dont certains ont pour protagoniste saint Nemo et trouvent leur origine dans l’épisode homérique du cyclope20. Au XVe siècle, cette littérature est encore bien vivante21 et au XVIe siècle circulent encore des facéties, désormais à teneur anticléricale, autour du personnage de Nemo. Parmi les textes mettant en scène saint Nemo, certains présentent un enchaînement de vers très proches du texte de Hutten, chaque phrase présentant une bonne action dont le sujet est systématiquement Nemo, et jouant sur le même procédé linguistique que le poème de Hutten. Celui-ci s’inscrit si clairement dans cette tradition qu’il a à son tour inspiré un dernier continuateur avant que le flot des histoires de saint Nemo se tarisse22. Pour les lecteurs de l’époque de Hutten, le rapport entre le poème du chevalier et ces textes parodiques allait sans doute de soi ; mais Hutten préfère mentionner la source d’origine, plus illustre que celle des parodies médiévales.
18Homère et Lucien fournissent à cette époque à Hutten une source d’inspiration inépuisable puisque, après avoir utilisé le premier pour Marcus, comme nous le verrons plus loin, puis pour Nemo, et le second pour Phalarismus, il se sert à nouveau de ces deux auteurs pour son dialogue Aula. Ce dialogue a été rédigé quelques mois après que Hutten a été accueilli à la cour d’Albert de Brandebourg. Estimé par l’archevêque, qui le dispense de la plupart des devoirs ordinaires des courtisans, protégé et doté d’une pension, Hutten n’est plus l’homme amer, en quête de reconnaissance et de succès, qui transparaissait dans Nemo. Cependant, malgré les privilèges et la liberté dont il jouit, il se sent vite à l’étroit et ne trouve pas dans la vie de cour les satisfactions qu’il attendait. À ce qu’il affirme, il cède aux incitations du médecin Stromer lorsqu’il écrit, à l’automne 1518, un dialogue dans lequel il critique sévèrement la vie de cour et les mœurs des courtisans, qu’il baptise Misaulus sive Aula, Misaulus ou la cour. Nul doute cependant que Hutten ressent de plus en plus douloureusement le paradoxe qui est alors au centre de son existence : il est financièrement et matériellement dépendant de l’homme qui incarne le mieux, en Allemagne, ce qui est en train de lui devenir insupportable, à savoir la corruption de l’Église catholique romaine.
19Ce dialogue met en scène deux personnages, un vieux courtisan, Misaulus, et un homme plus jeune, qu’il a connu autrefois et qui veut, à son tour, tenter sa chance à la cour. Le jeune homme s’appelle Castus, ce qui traduit son innocence et la pureté de ses mœurs, tandis que le nom du vieux courtisan, Misaulus, suffit à indiquer son aigreur et son dégoût du lieu où il vit. Tout le dialogue vise à convaincre Castus de son erreur et à le détourner de la cour, et il fait alterner descriptions peu engageantes – comme celle des habitudes de table – et considérations morales dissuasives sur les humiliations et les dangers courus au quotidien par les courtisans.
20Mais une fois encore, bien que ce dialogue soit profondément ancré dans la réalité contemporaine, Hutten utilise bien des éléments antiques. D’une part, il emprunte cette fois encore sa thématique générale à un dialogue de Lucien : Sur ceux qui sont aux gages des grands ; et on trouverait facilement bien des motifs précis communs aux deux œuvres. Concernant le sujet même du dialogue, cependant, Hutten a également emprunté à une œuvre beaucoup plus contemporaine, la lettre De curialium miseriis (1444) d’Aeneas Silvius Piccolomini, le futur Pie II, œuvre fondamentale dans la littérature humaniste sur le thème du taedium curiae. Par ailleurs, si la forme du dialogue vient de Lucien, elle ne vient pas de Sur ceux qui sont aux gages des grands : en effet, dans Lucien, l’auteur lui-même s’adresse à un certain Timoclès, mais le texte est un exposé, jamais Timoclès n’intervient. Chez Hutten, on assiste à une discussion entre les deux courtisans : l’exposé est ainsi plus vivant que chez Lucien, car Castus pose à son aîné de nombreuses questions sur son statut, et Misaulus répond de manière détaillée sur chaque point. Ce n’est donc pas l’emprunt thématique qui va retenir notre attention à propos de Misaulus, mais un autre, qui relève plutôt de l’ornementation, du motif : dans Misaulus, en effet, Hutten file constamment une métaphore, qui est celle du voyage maritime et, plus précisément, celle du voyage d’Ulysse. Après avoir posé au départ que la vie à la cour est une mer hostile, et que l’ignorant qui s’y engage court les mêmes dangers qu’Ulysse dans son périple, Hutten s’emploie fréquemment à établir un parallèle entre les deux univers. Les vents qui menacent l’esquif du courtisan inexpérimenté sont à la fois les courtisans malveillants qui renversent et brisent ses espérances et les sentiments qui animent ces derniers : faveur, envie, cupidité, ambition, luxe, coutume et pauvreté, vents de malheur qui soufflent sur toute la cour ; les courtisans cupides qui flattent sans cesse les princes pour en obtenir des richesses et des faveurs, sans se soucier du véritable intérêt de ceux-ci ni de l’intérêt public, sont semblables aux prétendants qui dévorent les biens d’Ulysse et vivent dans le luxe sans souci de l’intérêt général ; les sirènes qui attirent le malheureux et le poussent à braver les dangers sont le désir illusoire de s’enrichir facilement et les encouragements fallacieux d’autrui, contre lesquels Misaulus regrette de n’avoir pas eu les oreilles bouchées de cire comme les compagnons d’Ulysse ; le voyage en mer s’achève parfois entre les mains de pirates, lorsque le courtisan dévoué, l’occasion d’une guerre privée, tombe aux mains des ennemis du prince, sur des écueils mortels, lorsqu’un courtisan malhonnête a trahi la confiance de son prince, a déchaîné sa fureur ou fait naître l’amour chez son épouse ou sa fille, ou, pire encore, le courtisan infortuné peut périr dans les griffes de Scylla, de Charybde ou des Lestrygons lorsqu’il a été jusqu’à comploter contre la vie du prince et se trouve condamné aux pires supplices. La métaphore, sorte de fil rouge qui court tout au long du dialogue, relève donc d’un choix pertinent et enrichit le constat particulier fait par Hutten d’un arrière-plan mythologique familier, expressif et riche de multiples variations.
- 23 Cf. Böcking 1862, 295-300.
21Hutten écrit cette satire alors qu’il assiste aux guerres qui mettent aux prises, pour la conquête du nord de l’Italie, les Vénitiens, les Allemands, les Français et le pape Jules II. Prenant fait et cause pour l’empereur allemand Maximilien Ier, considérant que l’Italie tout entière revient de droit à l’Allemagne, hostile par ailleurs à Venise, qui avait vendu l’empire de Byzance aux Turcs et entravé la marche de Maximilien en direction de Rome, où celui-ci se rendait pour recevoir la couronne impériale, le chevalier multiplie les poèmes, exhortations, satires, épigrammes à ce sujet. Mais c’est aussi le moment où, enthousiasmé par son apprentissage du grec, il trouve dans la littérature grecque plusieurs modèles qui vont nourrir ses satires et ses dialogues.
- 24 Le De Piscatura Venetorum (138 vers), œuvre pour laquelle il ne semble pas y avoir de (...)
22Sur les deux satires qu’il écrit alors, De piscatura Venetorum24 et Marcus, la seconde fournit un exemple d’emprunt intéressant dans la mesure où c’est la première fois que Hutten emprunte le sujet d’une autre œuvre. C’est Homère qui lui fournit l’inspiration, ou plus exactement une œuvre qu’on attribue alors à Homère, intitulée la Batrachomyomachie, qui apparaît comme une brève parodie de l’Iliade (303 hexamètres), regorgeant d’épithètes homériques ; certains passages sont ouvertement pastichés, comme la présentation de Diomède et Glaucon. L’intrigue en est la suivante : la reine des grenouilles, Physignathos, faisait traverser un étang à un rat ; celui-ci se noya accidentellement, et les rats déclarèrent la guerre aux grenouilles. Les dieux tout d’abord n’intervinrent pas et assistèrent au spectacle de la guerre ; puis, voyant le peuple des grenouilles prêt à périr sous la puissance et l’acharnement des rats, ils envoyèrent d’abord la foudre, qui n’effraya pas les rongeurs, puis les crabes, qui finirent par mettre les rats en fuite ; ainsi la guerre prit fin au bout d’une journée.
- 25 Parallèlement, Hutten rédige un livre d’épigrammes sur les guerres d’Italie, qu’il ad (...)
23Hutten trouve dans le lieu du récit – un marais –, les acteurs – des grenouilles, animaux vils – et la thématique – la guerre – des éléments propices à la deuxième satire qu’il souhaite composer sur les Vénitiens. Il écrit donc une parodie de la Batrachomyomachie intitulée Marcus, en hexamètres dactyliques, sensiblement de la même longueur que le De piscatura Venetorum, mais moitié plus courte que le modèle grec. Chez Hutten, l’histoire se passe dans un marais où l’on reconnaît vite la lagune vénitienne. Une grenouille monstrueuse, reine des marais, ne se satisfait plus de son royaume de vase. Sortant de l’eau, elle revêt une peau de lion et s’adresse aux populations du voisinage : elle a vu en songe la Fortune de Rome, qui l’incite à conquérir une gloire nouvelle hors de la Vénétie et lui promet que Venise, à la tête de l’Italie, règnera sur le monde. Les Vénitiens reconnaissent l’autorité de la grenouille, la nomment Marcus – l’allusion à saint Marc est transparente – et lui donnent des ailes. Le peuple vénitien, sous le commandement de Marcus, commence alors ses conquêtes ; seule l’Allemagne résiste ; la grenouille multiplie les turpitudes et envisage d’étendre ses conquêtes au domaine céleste, sourde à l’avertissement de Jupiter. Celui-ci, furieux, envoie son aigle qui dépouille la grenouille de sa peau de lion ; celle-ci prend la fuite, mais doit bientôt s’incliner devant l’aigle, et elle n’échappe pas au châtiment25.
24Hutten, pour cette satire, a multiplié les emprunts ; fier peut-être de son nouveau savoir, il a non seulement emprunté la trame narrative, mais puisé aussi au texte grec lui-même. Le texte de Marcus est en effet parsemé de vers grecs tirés de la Batrachomyomachie, dont dix-huit hexamètres entiers et huit hémistiches. Comme dans le cas de Nemo, l’emprunt est donc avoué et même revendiqué. Sans doute Hutten n’a-t-il pas voulu passer trop de temps à ces œuvres satiriques plaisantes, mais sans grand enjeu ; l’emprunt lui fournit une trame toute prête, dans laquelle on reconnaît facilement que la Grenouille est devenue l’incarnation de Venise. Sur cette toile de fond, les nouveautés introduites par Hutten sont mises en valeur : l’intervention de l’aigle, emblème de l’Allemagne, pour mettre fin aux ambitions des grenouilles est parfaitement justifiée par l’histoire puisque c’est l’oiseau de Jupiter ; le déguisement de la grenouille, couverte tel Hercule d’une léonté et pourvue d’ailes, couvre de ridicule le majestueux lion ailé de saint Marc, symbole de la Sérénissime ; enfin, en modifiant le motif de la guerre et son dénouement, puisque le peuple vénitien est vaincu, Hutten souligne à la fois les ambitions démesurées de Venise et le peu d’estime qu’il accorde à la république. Hutten fut suffisamment satisfait du procédé pour le reprendre lorsqu’il décida, quelques mois plus tard, d’aborder le genre du dialogue.
25Phalarismus est le premier dialogue de Hutten, rédigé en Italie au début de l’hiver 1516-1517. Il fait partie des œuvres écrites contre le duc de Wurtemberg, assassin de son cousin Hans von Hutten. Après avoir rédigé entre juin 1515 et l’été 1517 quatre de ses discours contre le duc et obtenu, en octobre 1516, l’intervention de l’empereur contre celui-ci et l’espérance qu’il serait mis au ban de l’Empire, Hutten, sans rien lâcher de son agressivité, sent le besoin de poursuivre le combat autrement. Il semble qu’il cherche d’une part à retrouver une veine satirique qui complèterait l’attaque sérieuse menée dans les discours, de l’autre à toucher un autre public, plus vaste que celui de la noblesse. C’est dans cette double perspective qu’il va écrire le dialogue Phalarismus, dialogue qui sera de plus traduit en allemand – c’est la première œuvre de Hutten qui connaisse ce traitement, et cela correspond au moment où le chevalier, se lançant dans des combats qui engagent le sort de l’Allemagne, va éprouver le besoin de plus en plus marqué d’être compris de l’ensemble de ses concitoyens.
26Phalarismus s’inspire pour l’essentiel du dialogue de Lucien intitulé La traversée ou le tyran. Dans ce dialogue, qui appartient au groupe des Dialogues des morts, Lucien met en scène un certain nombre d’habitants des Enfers et trois défunts amenés par Hermès : un simple cordonnier, Mycillos, un philosophe, Cyniscos, et un tyran, Mégapenthès. Le dialogue se divise en deux parties : dans la première, dont les personnages divins sont Hermès et Charon, on assiste à la traversée de l’Achéron ; cette partie est marquée notamment par les efforts de Mégapenthès pour s’évader et par son comportement colérique et orgueilleux ; la seconde met en scène le jugement des trois défunts : Rhadamante et la parque Clotho exemptent de châtiment le cordonnier et le philosophe ; mais le tyran, dont le corps marbré de taches révèle les infâmies, est condamné : on lui interdit de boire l’eau du Léthé, afin qu’il souffre davantage, en se remémorant son passé, de son statut présent.
27On comprend facilement ce qui a poussé Hutten à s’inspirer de Lucien : le thème du tyran, en premier lieu ; c’est, en effet, le terme le plus utilisé par Hutten dans ses discours pour désigner Ulrich de Wurtemberg. Par ailleurs, la situation de la descente aux Enfers offre de nombreuses ressources tant pour le comique que pour la satire, ou même pour le pittoresque mythologique. Enfin, le genre du dialogue ne pouvait que séduire Hutten, dont la vivacité d’esprit et le goût de la polémique sont des traits de caractère fondamentaux.
28Sur la trame de Lucien, Hutten recrée un dialogue dominé par la satire et l’actualité. Dans son dialogue, intitulé Phalarismus, que je propose de traduire par « Le disciple de Phalaris », il décrit la descente aux Enfers d’un tyran qui veut consulter Phalaris, devenu une sorte de modèle du tyran, sur la manière la plus efficace d’exercer la tyrannie. Celui-ci est apparu en songe à son disciple pour le convier à lui rendre visite, comme Anchise était apparu à Enée. Hutten garde de Lucien la division du dialogue en deux temps, et, comme son prédécesseur, il consacre la première partie à la traversée de l’Achéron ; mais il remplace le jugement qui occupait la deuxième partie par un long entretien entre le tyran et Phalaris. De cette manière, la tyrannie devient le thème central, le cœur d’une longue discussion, au cours de laquelle Hutten dénonce non seulement les actes et forfaits du duc de Wurtemberg, mais revient sur ce qu’est la tyrannie et sur le danger qu’elle représente. Hutten garde aussi une partie des personnages : Hermès, devenu Mercure, Charon et le tyran. En revanche, comme il supprime le jugement, il supprime aussi Rhadamanthe et Clotho, et le tyran devient l’unique passager distinct de la masse des autres : l’intrigue est ainsi resserrée autour de lui. Notons d’ailleurs que le tyran, contrairement à ce qui se passe dans le dialogue de Lucien, n’est pas nommé et qu’il est désigné par sa seule qualité de tyran ; mais on sait dès le début, par les récits de Mercure et Charon, qu’il s’agit d’Ulrich de Wurtemberg. Autre grande différence, le tyran de Hutten n’est pas mort : il est descendu vivant dans les Enfers et en ressort à la fin, raccompagné par Mercure, pour aller poursuivre son existence : ainsi ses préoccupations restent bien celles d’un tyran en pleine possession de ses moyens, et non celles d’un mort soucieux de vengeance et affligé par ses pertes, comme chez Lucien.
29La situation et le genre repris à Lucien permettent donc à Hutten d’atteindre un objectif personnel : dénoncer les agissements du duc. Mais contrairement aux cinq discours, qui se limitaient à cette dénonciation, le dialogue permet d’ajouter la dimension satirique : les dieux, qui connaissent l’avenir, annoncent en aparté la condamnation prochaine du tyran ; la vivacité et la drôlerie du dialogue lui font perdre sa sévérité et sa grandeur pour en faire un bon élève soucieux de plaire à son maître, fier de ses exercices bien faits, et toujours prêt à flatter ceux qui lui sont supérieurs. Ainsi, raillé et insulté par Charon et Mercure, qui le bousculent et l’obligent à ramer, victime de la condescendance de Phalaris, le duc perd toute sa superbe et devient, involontairement, un personnage certes toujours nuisible, mais comique :
- 26 « Le tyran : Toi, qui es un dieu et mon guide, tu as peut-être le droit (...)
Tyrannus [à Mercure] : Tibi et deo et duci aliquid in me liberius fortasse licet : hunc vero nautam quis ferat obstrepentem principibus ?
Mercurius : Reverentius, Tyranne, quia et deus est iste et suum hic habet imperium.
Charon : Age, age ad remum, et scapham promove ! Quae mora ? Vin’ ab ista deturbari cymba ?
Tyrannus : Nunquam in Germania faceres ista. Atque utinam !
Charon : Quin tu minari desinis, aut hunc ego capiti tuo contum impingam.
Mercurius : Supplica deo : neque enim tantum est Iovis imperium ut iniuriam diis ipsis faciat. Tu vero, Charon, veniam illi da, nam, utcunque, author certe fuit quo multi tibi obuli solverentur et in hoc Plutonis aerarium auxit, ut qui multos interfecit.
Charon : Si me oraverit sceleratus.
Tyrannus : Propitius mihi sis, deus Charon, et ecce ad remum.
Charon : Sentinam mihi exhauries quoque non multo post, et vilissima quaeque ministeria libens obibis, ac ab ista ferocitate multum alienus eris. Vos, umbrae, transite, cum huc inclinet cymba. Descendite ! Tu, Tyranne, aliquid plus solve, sexcentis umbris gravior26.
- 27 Comme Lucien dans son dialogue Sur ceux qui sont aux gages des Grands, (...)
30Hutten fut sans doute assez satisfait de ce coup d’essai puisqu’il fit traduire ou traduisit ce dialogue en allemand l’année suivante afin que tous puissent y avoir accès27.
31Hutten poursuivit donc dans la veine du dialogue et recourut de nouveau à Lucien pour rédiger deux de ceux qui suivirent, Aula, dont nous avons déjà parlé, et Inspicientes, et à Aristophane pour Fortuna.
32Le dialogue Fortuna ne dissimule pas sa dette à l’égard du Ploutos d’Aristophane : comme le dieu Ploutos chez Aristophane, la déesse Fortuna a été rendue aveugle par Jupiter, jaloux de la voir attribuer ses faveurs à des gens dignes de les recevoir. Cependant ce n’est plus une comédie, mais un dialogue mettant en scène la déesse et Hutten lui-même. Celui-ci demande à Fortuna de lui accorder ses bienfaits, ce qu’elle se refuse à faire. Tout au long du dialogue, la déesse se dérobe et enjoint à Hutten de s’adresser à d’autres ; quand, finalement, elle fait tourner sa roue, le chevalier, qui demande au début de quoi vivre dans l’otium et se consacrer à la littérature, puis, à défaut, une épouse sage et belle, n’obtient rien. Il y a dans ce dialogue une part de réflexion à caractère philosophique sur la Fortune et son caractère aléatoire et versatile, pour laquelle Hutten et la Fortune citent les anciens, Latins et Grecs, qui ont écrit sur ce thème ; mais il y a aussi une part d’actualisation, puisque Hutten évoque parmi les favoris de la Fortune un certain nombre de ses cibles préférées : les Fugger, les théologiens, le clergé, tous bien pourvus et vivant dans le luxe le plus éhonté, contrairement à lui ; il mentionne aussi l’accession de Charles Quint à la tête de l’Empire, au grand dam du pape.
- 28 Pour Luther, le combat se déroula sur le terrain de la religion ; pour Hutten, le pro (...)
33L’emprunt le plus intéressant, pour finir, nous semble être celui que Hutten opère dans Inspicientes. Inspicientes, comme Aula et Phalarismus, est publié dans le premier volume des dialogues de Hutten ; mais là où Phalarismus marquait momentanément la fin du combat contre Ulrich de Wurtemberg, et où Aula constituait, à côté de la satire de la vie de cour, une réflexion personnelle, Inspicientes marque le commencement d’un nouveau combat, dont les prémices avaient été jetées dans le dialogue Febris prima, et qui sera le dernier et le plus âpre de Hutten : la lutte contre la puissance de l’Église catholique romaine en Allemagne28.
34Par rapport à Febris prima, qui est un passage en revue satirique des modes de vie dispendieux et luxueux des Grands et surtout des gens d’Église, Inspicientes constitue une réflexion nettement plus élaborée. Hutten avoue d’emblée l’emprunt dans le titre : Inspicientes fait ouvertement référence au Charon sive inspicientes de Lucien. Dans ce texte, Lucien met en scène Charon, sorti des Enfers pour découvrir ce qui se passe sur la terre, et Hermès, qui s’offre à lui servir de guide. Les deux dieux empilent l’une sur l’autre cinq montagnes, l’Olympe, l’Ossa, le Pélion, l’Oeta et le Parnasse, afin de disposer d’un poste d’observation qui leur permette de tout voir. Charon contemple successivement Milon, Cyrus, Crésus, Solon, Polycrate, puis des hommes qui se battent, d’autres qui accumulent des richesses, et enfin des villes autrefois illustres réduites à néant. Charon qui ne connaît pas le monde, jette sur tout un regard étonné qui permet à Lucien de souligner l’absurdité de comportements auxquels nous sommes habitués : la cupidité, la tyrannie, l’orgueil, l’inconscience. Mercure, en dieu habitué à circuler entre le monde des vivants et celui des morts, lui explique les raisons de ces comportements. Les deux dieux constatent après chaque exemple la folie des hommes, l’absurdité de leur conduite, surtout au regard de la mort, qui vient tout anéantir.
35Hutten trouve cette fois encore chez Lucien des éléments qui lui conviennent : la trame narrative, le procédé du regard extérieur, la structure du catalogue. Pour dénoncer l’absurdité, voire le caractère scandaleux de la situation de l’Allemagne, l’observation du pays par deux dieux, dont l’un possède un regard ignorant qui s’étonne de tout, tandis que l’autre explique, est un procédé excellent. Au début du dialogue, Phaéton contemple avec surprise le spectacle offert par les hommes de l’Europe, et particulièrement de l’Allemagne ; il interroge son père sur les guerres qui ont lieu en Italie et sur l’incohérence des Allemands, qui veulent gouverner le monde, mais se conduisent comme des ivrognes. Puis le regard des dieux est attiré sur Augsbourg, où règne une agitation inhabituelle : le légat du pape Cajétan y est en visite, et c’est l’occasion pour Hutten de revenir sur les relations de plus en plus tendues entre l’Allemagne et Rome. Suivent une scène d’ivrognerie, une scène de bain, l’évocation des marchands et des banquiers, le comportement du clergé ; le dialogue s’achève par un long échange entre le Soleil, Phaéton et Cajétan.
36Dans son dialogue, même s’il conserve les deux protagonistes divins, Hutten en change l’identité ; il remplace Charon et Mercure par Apollon et son fils Phaéton, sans doute parce qu’il avait déjà mis en scène Mercure et Charon dans Phalarismus. Conséquence directe de ce changement, les dieux ne sont pas perchés sur un amoncellement de montagnes, mais sur le char du soleil. Hutten lie scrupuleusement le temps du récit au déroulement de la journée, les deux dieux s’arrêtant au zénith à midi et reprenant leur course vers le couchant lorsque la journée s’avance. Phaéton joue le rôle du naïf, Apollon celui du sage. Les changements affectent surtout les cibles observées et la teneur du discours : là où Lucien tenait un discours de nature morale sur la folie des hommes, Hutten se livre à une dénonciation politique ; le dialogue de Lucien avait une portée universelle, celui de Hutten est strictement lié à son époque et à son pays.
37Ce dialogue montre clairement le nouvel engagement de Hutten. Outre les cibles satiriques « ordinaires », Hutten resserre son étau sur l’Église romaine, représentée ici par le légat du pape, Cajétan. Celui-ci se voit consacrer deux passages : son voyage à Augsbourg est l’occasion pour Apollon, au début du dialogue, d’expliquer à Phaéton que Rome a pour l’instant tondu l’Allemagne, mais que la colère monte :
- 29 Cf. Böcking 1860, 278-279 : « Phaéton : O Jupiter, quel vacarme ! quelles beuveries ! (...)
Phaethon : […] O Iuppiter, quales strepitus, quae compotationes, quantae et quam molestae vociferationes ! Sed quae per medium pompa ingreditur ? Primum autem dic quae urbs haec.
Sol : Vindelicorum Augusta vocatur ; conveniunt eo Imperii proceres, de rebus puta magnis consulturi. Pompa haec pontificis Romani legatum hospitio educit. […] Germanos est animus ei spoliare ac reliquum a barbaris omne aurum extorquere.
Phaethon : Qua iniuria, precor ? Aut poterit gentem bellicosam, contumacem ?
Sol : Immo suo quodam iure ; poterit autem arte, quae illi virium loco est.
Phaethon : Non capio.
Sol : Pastorem esse dictitat se, ut Christus olim ; Christianos suas oves, omnium maxime Germanos ; hunc vero mittit qui tondeat pecus suum, isthinc lanam transferat. Qua iniuria ?
Phaethon : Nulla per fidem, pater, siquidem oves sunt et eas ille pascit.
Sol : Pascit, sed meris, ut scias, nugis, quae illis tamen videntur pascua. […]
Phaethon : Igitur tondeat nugivoros suos, si placet, etiam deglubat.
Sol : Neque non facit hoc ille, iam ad vivum enim resecat avarus tonsor.
Phaethon : Volent ab eo tonderi autem, vel deglubi volent ?
Sol : Ultra non volent : ecce enim torvos in illum coniectos manifeste oculos !29
38À la fin du dialogue, on retrouve Cajétan, qui engage avec les deux dieux une discussion mettant en valeur la mégalomanie du légat et sa cupidité : celui-ci, en effet, excommunie le soleil pour désobéissance, et envisage de faire mourir tout le clergé allemand pour vendre à nouveau les bénéfices. L’emprunt est donc là encore fructueux.
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39Ainsi, si l’on excepte Bulla, écrit un an plus tard, Inspicientes constitue le dernier emprunt d’Ulrich von Hutten. Dans ses derniers dialogues, sans doute faute de temps, Hutten ne s’embarrasse plus guère de mise en scène et fait le plus souvent s’affronter Luther, les Fugger, Sickingen et lui-même en échanges vifs et directs. Le dialogue n’est alors plus tant une œuvre littéraire qu’un simple vecteur pour exposer des idées. Il est intéressant de constater que dans l’œuvre d’Ulrich von Hutten, l’appropriation est inversement proportionnelle à la taille de l’emprunt : tant qu’il reste à l’échelle de la citation et du style, sa fidélité est absolue ; mais lorsqu’il emprunte des motifs ou des sujets, le travail d’adaptation et d’appropriation est considérable. Aussi, au terme de cette étude, peut-on constater que chez Ulrich von Hutten, comme chez bien d’autres artistes de la Renaissance, l’emprunt, loin de se limiter à une imitation servile, peut déboucher sur une utilisation fructueuse, voire sur une nouvelle création.