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Dossier thématique : Transferts, emprunts, réappropriations

Bérose, de l’emprunt au faux

Christine Dumas-Reungoat
p. 159-186

Résumés

Bérose a composé en grec vers 280 avant notre ère l’histoire de son pays pour Antiochos Ier Sôter. Son œuvre, intitulée Babyloniaca par les Anciens, n’est conservée que sous forme de citations essentiellement par Flavius Josèphe au Ier siècle et par Eusèbe de Césarée au début du IVe siècle. Au delà du problème de l’authenticité des fragments attribués à Bérose, plusieurs questions méritent d’être posées : Bérose retrace-t-il scrupuleusement les traditions de son pays (dans le domaine mythologique notamment) ? Si oui, n’est-il pas étrange de trouver dans son œuvre des idées et des motifs absents des tablettes cunéiformes mésopotamiennes de langue akkadienne ou sumérienne ? Ou bien Bérose trouve-t-il un intérêt à se faire le chantre d’idées grecques (ou non-mésopotamiennes), mais lequel ? Ou bien des penseurs de l’Antiquité (et même d’époques postérieures) attribuent-ils leurs propres idées à Bérose, mais pourquoi ? À partir de l’analyse de quelques fragments des Babyloniaca, nous tenterons de proposer des éléments de réponse à ces questions.

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Texte intégral

  • 1 Cf. commentaire de G. De Breucker BNJ, 680 T1. Cf. Van der Spek 2000, 439. Le nom Bel-re’û- (...)
  • 2 Pour des exemples, cf. CAD (The Assyrian Dictionary of the Oriental Institute of the Univer (...)
  • 3 Joannès 2001, 124.
  • 4 Pausanias, Description de la Grèce, X, 12, 9.
  • 5 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 7, 123 : « ob diuinas praedictiones ».
  • 6 Vitruve, De Architectura, IX, 2, 1 ; IX, 6, 2 et IX, 8, 1, à propos d’instruments de la mes (...)

1Nous disposons de très peu d’éléments concernant la personne et la vie de Bérose. Son nom, tout d’abord, est la transposition en grec, Βήρωσος ou Βήρωσσος, d’un nom akkadien Bel-re’û-šunu, « Bel est leur pasteur »1, où Bêl, tiré du mot bêlu, signifiant « le Seigneur », désigne Marduk ; cette épithète akkadienne du maître du Panthéon babylonien, avec le temps, a fini par lui servir quasiment de nom propre. Bel-re’û-šunu est en ce cas un nom théophore fabriqué comme de nombreux autres noms d’hommes en Mésopotamie2. On sait encore que Bérose était un Babylonien attaché au temple de Bêl-Marduk. Mais « une partie du personnage de Bérose a acquis des aspects légendaires, et la tradition hellénistique en a fait le prototype de l’astrologue chaldéen », explique F. Joannès3. Pausanias4 raconte ainsi que Bérose aurait eu de sa femme Érymanthe une fille, nommée Sabbé, une prophétesse qualifiée tantôt de sibylle égyptienne, tantôt de sibylle babylonienne. Pline, quant à lui, rapporte que les Athéniens érigèrent à Bérose, aux frais de l’État, dans le Gymnase, une statue avec une langue dorée, « en raison de ses divines prédictions »5. Il aurait, d’après Vitruve, mis au point une théorie rendant compte des phases de la lune, ouvert une école d’astronomie sur l’île de Cos et inventé un cadran solaire à partir d’un demi-cylindre6.

  • 7 André-Salvini 2008, 434.
  • 8 Anastase le Bibliothécaire, au IXe siècle, traduit en latin l’Extrait de Chronographie de G (...)
  • 9 Parmi les auteurs antiques qui ont étudié les Babyloniaca figurent encore Apollodore d’Athè (...)

2Il a écrit en grec, vers 280 avant notre ère, l’histoire de son pays pour Antiochos Ier Sôter (281-260). « Son œuvre appelée Babyloniaca (ou Chaldaica) par les Anciens n’est conservée que sous forme de citations, essentiellement par Flavius Josèphe au Ier siècle et par Eusèbe de Césarée au début du IVe siècle, eux-mêmes tributaires de sources intermédiaires »7. La Chronique d’Eusèbe8, dont on possède des fragments en grec, en arménien et en syriaque, cite Bérose par l’intermédiaire d’Alexandre Pοlyhistor, un grammairien qui vivait aux environs du Ier siècle avant notre ère, et d’Abydène, auteur, au IIe siècle après J.-C., d’une histoire des Assyriens et des Babyloniens, qui a été perdue, tandis que Vitruve et d’autres auteurs latins s’appuient sur des éléments transmis par Posidonios d’Apamée (135-51 avant J.-C.)9.

3En raison du caractère fragmentaire de l’œuvre, il est assez souvent difficile de déterminer si Bérose est bien l’auteur de tous les passages qu’on lui attribue et que l’on classe dans les Babyloniaca. Aussi, se pencher sur quelques fragments de Bérose, dans le cadre d’une problématique consacrée à l’emprunt littéraire, paraît doublement justifié, puisque Bérose est à compter au nombre des auteurs que l’on peut appeler les « emprunteurs empruntés ».

4Quelles questions posent les fragments des Babyloniaca, en dehors de celle de leur authenticité ? Alors que Bérose retrace, semble-t-il, les traditions de son pays dans les domaines des chroniques royales, des récits mythologiques ou de l’astrologie et de l’astronomie, il est étonnant de trouver dans les Babyloniaca des idées ou des motifs que l’on ne rencontre nulle part dans les tablettes cunéiformes de langue akkadienne ou sumérienne de Mésopotamie. Ainsi, la présence, dans son œuvre, de motifs caractéristiques de la poésie grecque archaïque invite à s’interroger sur les motivations qui conduisent à ces superpositions. La question est d’autant plus complexe que des penseurs de l’Antiquité semblent avoir parfois cherché à attribuer à Bérose certaines de leurs conceptions. Enfin, au sujet de la postérité des Babyloniaca, que penser des fragments prétendument authentiques de son ouvrage curieusement composés… en latin… qui paraissent en 1498 ?

Bérose un emprunteur scrupuleux des traditions de la Mésopotamie

5Bérose est le dépositaire de traditions séculaires de la Mésopotamie, auxquelles il emprunte scrupuleusement. Cela semble évident, même s’il ne cite pas ses sources puisées dans la littérature cunéiforme.

  • 10 Tatien, Discours aux Grecs 36 (Eusebius, Praeparatio evangelica 10.11.8) : Βηρωσὸς ἀνὴρ Β (...)
  • 11 Cf. De Breucker 2003a et Beaulieu 2006 ; ou encore Clancier 2009 sur le milieu des temple (...)

6Comme l’indique Tatien10, « Bérose était un “prêtre” de Bêl », c’est-à-dire qu’il était attaché à l’Esagil, le temple consacré à Bêl / Marduk, le dieu suprême du panthéon babylonien. La désignation « prêtre » ne signifie pas nécessairement qu’il remplissait des fonctions de prêtrise ou cultuelles. Un certain nombre de personnes étaient attachées à l’Esagil (des scribes, des astronomes, des artisans, des érudits, des spécialistes de divination…) à côté du personnel en charge du culte. Bérose devait probablement être un de ces érudits et appartenir à l’élite locale. Au cours de la période hellénistique, les temples de Babylone étaient de véritables centres où se rassemblait tout le savoir et où l’on enseignait11. Donc, par son statut, Bérose se trouvait à même de consulter les sources cunéiformes des documents littéraires et religieux de la tradition mésopotamienne : voyons quelques exemples.

La liste des souverains du pays de Bérose

  • 12 BNJ 680 F1a-F1b.
  • 13 BNJ 680 F5a-F5b.
  • 14 S. M. Burstein (Burstein 1978, 8) suggère que Bérose a peut-être insisté sur le destin (...)

7Les Babyloniaca comportaient trois livres. Après un propos introductif consacré à la géographie mésopotamienne et aux premiers peuplements de la région, le premier livre décrit comment le monde est venu à l’existence12. Le deuxième livre rapporte l’histoire du pays depuis le premier roi, Aloros, jusqu’à Nabonassar / Nabû-naş̩ir au VIIIe siècle : il comprend donc les rois antédiluviens et les souverains qui ont régné après le cataclysme, mais la liste de ces derniers (au nombre de quatre-vingt-six) ne nous est pas parvenue dans son ensemble, elle devait couvrir environ trente-quatre mille ans13. Enfin, le troisième livre exposait l’histoire plus récente de Babylone, depuis les rois néo-assyriens jusqu’à la conquête d’Alexandre, et il semble que Bérose ait ici présenté en particulier les règnes de Sennacherib et de Nabuchodonosor II14.

  • 15 Pour ce bref descriptif de la composition des Babyloniaca, cf. Joannès 2001 et (...)

8Pour rendre compte de la chronologie royale du livre II, Bérose s’appuie manifestement sur les listes royales akkadiennes et sumériennes au style aride, tandis qu’au livre III, il emprunte davantage aux inscriptions royales d’importants rois babyloniens, en particulier Nabuchodonosor et Nabonide, et il suit de près les Chroniques babyloniennes qui nous sont parvenues15.

  • 16 BNJ 680 F3a = BNJ 680 F3b.
  • 17 Cf. Bottéro & Kramer 1989, 200.
  • 18 Pour la mention des apkallu, qualifiés de « carpes saintes », cf. l’Épopée (...)
  • 19 Sur les références de ces deux documents nous renvoyons le lecteur à Bottér (...)
  • 20 Comme Manéthon pour les Égyptiens, dans la première moitié du IIIe siècle avant notre (...)
  • 21 Grafton 1993, 109 (citation modifiée). Et cf. Eddy 1961, chapitre 5, 101 sq(...)
  • 22 Joannès 2001, 124.

9D’après la Chronique d’Eusèbe16, selon Bérose, dix rois s’étaient succédé avant la survenue du Déluge, depuis le premier, Aloros, jusqu’au dixième, Xisouthros, qui précisément réchappa au fléau. Ces dix rois ont régné pendant cent vingt saroi, soit quatre cent trente-deux mille ans (si un saros équivaut à trois mille six cents ans). Ces durées, que l’on pourrait croire excessives, sont, en réalité, semblables à celles que l’on trouve mentionnées dans les listes de souverains qui ont vécu avant le Déluge, telle la Liste royale sumérienne (1900-1800), qui remonte aux noms de rois mythiques antédiluviens pour parcourir toute l’histoire jusqu’aux Séleucides, comme le fait par ailleurs la Liste hellénistique de Babylone. À côté de certains de ces rois, Bérose indique le nom de sept personnages, parmi lesquels on rencontre Oannès, le premier d’entre eux. Ils devaient jouer auprès des monarques antédiluviens le rôle de ces êtres hybrides mi-hommes mi-poissons qui sont des servants d’Éa, appelés Apkallu (forme akkadisée du sumérien AB. GAL). Il s’agit de créatures sorties de la mer pour expliquer aux hommes comment Marduk avait mis en place le décor du monde et pour leur apporter tous les éléments de la civilisation. Ces êtres fabuleux, « très-intelligents », selon leur nom sumérien, étaient des experts en toutes sortes de techniques et en même temps des enseignants et diffuseurs de leurs savoirs secrets17. Mais ces hybrides n’apparaissent pas dans les listes de rois antédiluviens. En revanche, dans le domaine mythologique, il existe des mentions de leurs noms ou de leurs actions, où ils sont qualifiés de « carpes saintes ». Toutefois le mythe des Sept Sages, qui devait les présenter, et dont Bérose a pu s’inspirer, n’a pas été retrouvé18. Cependant, il existe des documents, que Bérose a pu connaître, attestant l’existence de la liste de ces êtres d’exception. L’un d’eux, une incantation qui date du Ier millénaire, appelée « bît mêseri », est une énumération de ces héros civilisateurs, qui prend place dans le cadre d’un rituel comportant la pratique d’exorcisme pour le roi. On peut encore citer une tablette, appelée parfois « liste des Apkallu », dans laquelle les noms des rois sont associés aux noms des Apkallu. Cette tablette a été trouvée dans le temple d’Uruk, l’autre centre important de la culture babylonienne à l’époque hellénistique. Elle date de l’époque séleucide, mais reproduit certainement une liste bien plus ancienne et associe les noms des Sages mésopotamiens avec le nom de rois19. Les noms des sept sages antédiluviens de la tablette sont identiques aux noms qui apparaissent dans l’histoire de Bérose et que l’on retrouve chez Abydène. De plus, six des sept noms de rois vont de pair avec ceux cités par Bérose. Le livre 2 des Babyloniaca est donc bien un produit de la culture cunéiforme et Bérose, lorsqu’il cite des durées de règne exorbitantes pareilles à celles qui figurent dans les anciennes listes royales20, souhaite sans doute rehausser le prestige de la civilisation de son pays, et s’il insiste sur l’antériorité des origines de son peuple par rapport à celles des Grecs, c’est qu’il « cherch[e] peut-être ainsi à compenser une défaite militaire par une victoire d’archiviste »21. Comme l’explique F. Joannès, en aucun cas il ne vise à construire une « “enquête” sur l’histoire mésopotamienne », mais bien plutôt à présenter « la conception babylonienne de l’histoire humaine, telle qu’elle était transmise dans les cercles savants de son temps »22.

Les traditions mésopotamiennes du Déluge

  • 23 Nous renvoyons le lecteur au document figurant en annexe à la fin de notre (...)
  • 24 Cf. Alexandre Polyhistor cité par Georges le Syncelle, Chron., p. 53, 19 (BNJ 680 F4b)  (...)

10Dans son propre récit du déluge, Bérose apparaît également comme l’emprunteur des traditions mésopotamiennes du cataclysme23. Sur ce sujet, ce sont Alexandre Polyhistor et Abydène qui fournissent chacun un résumé du texte de Bérose24. Dans le résumé d’Alexandre Polyhistor figurent les principaux moments du récit du Déluge du Poème d’Atrahasîs et de l’Épopée de Gilgameš. Mais dans aucun des deux résumés la cause du Déluge n’est précisée. Le mythe du Déluge est donc dépourvu, ici, comme dans la version de l’Épopée ninivite de Gilgameš notamment, des motivations qui originellement justifiaient sa présence dans la synthèse du Poème d’Atrahasîs ou Supersage, pour reprendre la traduction de Jean Bottéro. En effet, initialement, le mythe du déluge prend place dans cette grande fresque cosmogonique et anthropogonique, dans laquelle les dieux ont créé les hommes afin qu’ils accomplissent les tâches dont les dieux étaient eux-mêmes lassés. Mais la rumeur même de la vie grouillante des hommes, qui se sont multipliés sur terre, incommode au plus haut point Enlil. Le dieu décide alors d’avoir recours à des solutions radicales pour exterminer l’humanité : sécheresse, famine, épidémie et, enfin, déluge. Après ce fléau, dont Atrahasîs réchappera aidé par Éa, le dieu inventeur et bienfaiteur de l’humanité, les hommes sont définitivement sortis de l’ère mythologique pour entrer dans l’ère historique : désormais, en effet, et ce sont les conséquences du Déluge, l’humanité est pourvue de caractéristiques qui limitent notamment sa fertilité et sa durée de vie afin qu’elle n’importune plus les dieux.

11D’après les résumés de l’œuvre de Bérose, ce cataclysme apparaît comme un pur événement casuel, ou comme le résultat de l’arbitraire des dieux : « Kronos (raconte Bérose) apparut à Xisouthros dans son sommeil et lui révéla que le 15 du mois de Daisios, les hommes seraient exterminés par un Déluge » écrit Alexandre Polyhistor ; dans le résumé d’Abydène, où le héros est nommé Sisithros, on trouve une formulation équivalente. Concernant le déroulement du Déluge, aucune étape n’est décrite ; les ravages du cataclysme sont ainsi résumés : « Le Déluge se produisit et, aussitôt terminé, Xisouthros lâcha quelques oiseaux ». En revanche, le motif du lâcher d’oiseaux (à trois reprises) est présenté dans les deux cas et reprend la tradition. Enfin, le lieu d’accostage est précisé. Il s’agit d’une montagne en Arménie, le Mont Kordyéen dans le premier résumé, et de l’Arménie simplement dans le second.

  • 25 Dans ces deux récits mythologiques, les techniciens versés dans tous les savoirs (...)

12Des précisions sur les précautions prises avant le départ sont intéressantes : en particulier, le fait que le héros reçoit l’ordre du dieu-adjuvant d’ensevelir toutes les « écritures », des premières aux dernières, dans la ville du Soleil, Sippar (au lieu de Šuruppak, peut-être parce que ce dernier nom n’évoquait, à l’époque hellénistique, plus grand-chose). Ces écritures représentent toutes les connaissances accumulées depuis la naissance de l’écriture, et il est de la plus grande importance pour la future humanité qu’elle puisse disposer de tout ce savoir. C’est donc (comme le note J. Bottéro) une variante de l’embarquement des techniciens signalé dans l’Atrahasîs et l’Épopée de Gilgameš25. Xisouthros sauve avec lui ses parents, ses proches, sa femme et ses enfants, en plus des « écritures », ainsi que volatiles et quadrupèdes. Ainsi, les différentes espèces animales réchappent au Déluge et ce, grâce à un bateau, dont Alexandre Polyhistor rapporte les dimensions extravagantes : un navire de quinze stades de long et de deux de large, soit une longueur de trois kilomètres et une largeur de quatre cents mètres ! Ces détails invraisemblables sont peut-être destinés au grandissement épico-merveilleux du récit…

13Dans le premier résumé, le héros, dès son accostage, offre un sacrifice aux dieux, après avoir élevé un autel. Sa piété devait donc être le motif qui l’avait fait choisir par les dieux pour réchapper du Déluge, comme ses prédécesseurs. Parmi les conséquences rapportées, on note le motif récurrent de l’accession à l’immortalité du héros Sisithros, que les dieux enlèvent d’entre les hommes. De même, Xisouthros, sa femme, sa fille et le pilote du navire accèdent tous à une vie sans fin. Deuxièmement, les écritures sont transmises à la nouvelle humanité, donc le legs des techniques et des découvertes est assuré, et Babylone sera reconstruite. Troisièmement, le bateau fournit aux habitants du lieu des amulettes de bois qui leur servent de « charmes », ou bien ce sont les raclures d’asphalte du bateau qui servent de talismans : les reliques du bateau qui a franchi le Déluge sont pourvues de pouvoirs « surnaturels », un dieu a présidé à son élaboration, ne l’oublions pas. Et Xisouthros était censé répondre, quand il procédait à la construction de son navire, à celui qui lui demanderait pour où ils embarquaient, qu’ils allaient « chez les dieux, pour les prier de faire en sorte que tout aille bien pour les hommes ». Il en était de même d’Atrahasîs, qui prétextait devoir quitter la ville – d’après ses déclarations aux anciens du lieu – pour suivre Enki, dont il était dévot, et qui était en désaccord avec Enlil, dieu de la ville (III/I/40-50).

14Ainsi, Bérose suit avec un grand sérieux le canevas et les données de la version de l’Atrahasîs et de Gilgameš, et, à partir de cette mosaïque des traditions mésopotamiennes, il élabore un récit qui, s’il ne manque pas d’invraisemblances, devait comporter une dimension merveilleuse de nature à séduire son public.

Emprunts de Bérose à la littérature et à la pensée grecques ?

15Toutefois, les fragments des Babyloniaca ne tirent pas tout leur contenu des traditions mésopotamiennes. Certains éléments sont manifestement empruntés à la tradition grecque. Mais les choses sont nécessairement ambiguës, en raison du caractère fragmentaire de l’œuvre, et il est souvent bien difficile de démêler si Bérose est lui-même l’emprunteur ou si ce sont les auteurs anciens qui le citent qui ont procédé à ces emprunts, de façon délibérée ou non, ou qui lui attribuent des idées émises par d’autres.

À la manière des ethnographes grecs

  • 26 De Breucker 2003b, 26, qui cite C. W. Fornara, The Nature of History in anc (...)

16Il paraît très probable que Bérose s’inspire de la tradition des enquêtes sur la nature du monde, des recherches géographiques et ethnographiques dont les débuts apparaissent chez les Ioniens à la fin du VIe siècle et au début du Ve siècle avant J.-C. En effet, quand il présente la Babylonie dans son premier livre, il procède à une description géographique du pays en précisant les types de cultures pratiquées, les aliments consommés, les animaux rencontrés, préoccupation qui n’apparaît jamais dans les textes cunéiformes de Mésopotamie, mais que l’on retrouve en revanche chez les historiens grecs, tels Hérodote et ses prédécesseurs comme Hécatée de Milet. Bérose semble ainsi vouloir présenter les traditions mésopotamiennes à la manière des prosateurs grecs26, comme on peut s’en rendre compte en rappelant, à titre d’exemple, le début de la description de l’Assyrie par Hérodote, au livre I de son Enquête, § 193 :

  • 27 Hérodote, 1, 193 passim.

La pluie tombe peu sur le pays des Assyriens et c’est de ce peu de pluie que se nourrit la racine du blé : toutefois, c’est grâce à l’arrosage tiré de l’eau du fleuve que croît la moisson et que le blé point. […] La Babylonie, comme l’Égypte, est entièrement coupée de canaux ; le plus grand de ces canaux est emprunté par les bateaux, tourné vers le soleil d’hiver et, venant de l’Euphrate, il communique avec un autre fleuve, le Tigre, sur les rives duquel était construite la ville de Ninive. […] En ce qui concerne le fruit de Déméter, la terre est si fertile qu’elle rapporte au moins jusqu’à deux cents fois [autant qu’on a semé] et, dans les années de rendement exceptionnel, elle donne jusqu’à trois cent fois. Les feuilles du froment et de l’orge y atteignent facilement une largeur de quatre doigts ; le millet et le sésame atteignent à peu près la hauteur d’un arbre […]27.

17Lisons maintenant ce qu’écrit Bérose :

  • 28 Plus précisément les lentilles bâtardes qu’on appelle ers.
  • 29 Je traduis le passage des Babyloniaca dans la citation qu’en donne Georges (...)

Et il dit d’abord que la terre de Babylonie s’étend au milieu des fleuves Tigre et Euphrate, qu’elle produit du blé sauvage, de l’orge, des lentilles28 ainsi que du sésame. Les racines qui poussent dans les marais sont consommées : on les appelle « gongai ». Ces racines ont les mêmes propriétés que l’orge. On trouve également des dattes, des pommes et toutes les autres sortes de fruits que donnent les arbres. Il y a des poissons ainsi que des oiseaux aussi bien sur la terre ferme que dans les marais. Les régions du pays proches de l’Arabie sont dépourvues d’eau et de fruits, tandis que les régions sises en face de l’Arabie sont montagneuses et fertiles. En Babylonie, un très grand nombre d’hommes, issus de différents peuples, qui s’étaient établis en Chaldée, vivaient sans ordre comme des bêtes sauvages […]29.

  • 30 Diodore cite son histoire sur la fondation de Babylone par Sémiramis en 2, 7, 2-2, 9, 9

18L’hypothèse formulée à ce sujet par G. de Breucker me semble convaincante quand il écrit que ces innovations littéraires sont dues au contact de Bérose avec l’historiographie grecque. Bérose connaissait les auteurs grecs, comme le laisse entendre clairement le passage où il attaque ceux d’entre eux qui se sont trompés dans l’histoire de la Babylonie qu’ils ont composée : « Dans le troisième livre de ses Chaldaïca, écrit Flavius Josèphe dans le Contre Apion (I, 142), [Bérose] reproche aux historiens grecs d’avoir cru à tort que Sémiramis d’Assyrie avait fondé Babylone et d’avoir écrit de façon erronée que c’était elle qui avait fait élever les merveilleuses constructions qu’on y trouvait ». La cible de Bérose ici est probablement Ctésias de Cnide, qui vivait vers 400 avant notre ère à la cour perse et qui a écrit sur la Perse et la Babylonie30. Ainsi, Bérose, pour composer son ouvrage, s’est inspiré des historiens et ethnographes grecs, leur empruntant des traits stylistiques.

À propos du motif du Déluge : trois exemples d’emprunts à la tradition grecque destinés à faciliter la lecture du public visé

19Les emprunts à la tradition grecque peuvent se repérer selon d’autres modalités, en particulier, dans le récit du Déluge, par le choix des noms propres de certains des héros ou par l’introduction de personnages a priori absents des différentes versions cunéiformes connues à ce jour.

Xisouthros et Sisithros

20Dans le récit bérosien du Déluge, le héros a pour nom Xisouthros dans le premier résumé et Sisithros dans le second. Ces noms semblent rendre le nom Ziusudra du Récit sumérien. On peut donc supposer que Bérose donne une consonance hellénique au nom du héros, peut-être dans le but d’adapter son récit à son public hellénophone. Plus intéressant est le cas du nom du dieu adjuvant au héros.

Kronos

  • 31 Signalons que, si l’on regarde la tradition grecque du Déluge dont Deucalion est le h (...)

21Dans les deux résumés, c’est Kronos qui prévient le héros du Déluge. Pourquoi emprunte-t-il directement le nom d’un dieu du Panthéon grec et précisément celui-ci ? Premièrement, on peut expliquer ce choix en regardant les séries généalogiques de l’Enuma Eliš, composition très célèbre encore au temps de Bérose, et celle de l’Iliade ou de la Théogonie hésiodique, qui s’en inspirent : de même que Éa est le père de Marduk, le dieu principal du panthéon babylonien, de même Kronos est le père de Zeus, le maître des Olympiens. Deuxièmement, Éa, le dieu plein d’intelligence et de sagesse du Poème d’Atrahasîs, appelé Enki dans les passages en sumérien, a en commun avec Kronos une certaine forme de ruse – Éa pour échapper à la vigilance d’Enlil, Kronos pour échapper à celle d’Ouranos. Kronos a justement pour épithète tant dans l’Iliade que dans la Théogonie l’adjectif ἀγκυλομήτης, « à l’esprit tortueux, rusé »31. Troisièmement, il est parfaitement cohérent que Bérose choisisse Kronos pour évoquer des temps éloignés, antédiluviens, une époque où les hommes vivaient longuement et sans souci jusqu’à ce qu’Enlil décide de les exterminer, puisque Kronos, dans le mythe des races de la Théogonie hésiodique, est le dieu qui préside à l’âge d’or, alors que Zeus préside à l’âge de fer, l’équivalent de l’époque post-diluvienne des Mésopotamiens.

La fille du rescapé du Déluge

  • 32 Cf. Haubold et al. (à paraître mars 2013 ), « The world of Berossos : Introduction ».
  • 33 Cf. Lambert 1980, 75 : fragment Sm 365.
  • 34 West 1997, 413-414.
  • 35 Eidothéé, fille de Protée qu’avait rencontrée Ménélas, Od. 4, 366, et la fille du roi (...)
  • 36 Par exemple, quand il cite le dieu Marduk sous son autre nom, « Bêl », (...)

22Dans les Babyloniaca, le héros rescapé du Déluge a une fille. La présence du pilote de l’arche est signalée à la fin du déluge, et il est indiqué que Xisouthros, sa femme, sa fille et son pilote accèdent à l’immortalité. Les personnages de la fille et du pilote n’apparaissent pas dans les différentes versions cunéiformes du Déluge. De quels récits de la littérature mésopotamienne Bérose disposait-il donc ? La prudence s’impose, puisque des textes comme l’Atrahasîs, l’Enuma Eliš ou l’Épopée de Gilgameš n’existaient pas dans une seule version canonique. Comme le remarque J. Haubold32, peut-être Bérose ne récrivait-il pas beaucoup les textes qu’il trouvait, mais choisissait-il la version qui convenait le mieux à son projet dans une tradition multiforme et, par conséquent, ouverte à un usage sélectif ? Dans les versions sumériennes et akkadiennes du Déluge, les héros embarquent sur le bateau avec leur famille et leurs techniciens, mais aucune précision n’est donnée en particulier sur le pilote et la fille. W. G. Lambert33 a proposé de rattacher au Poème d’Atrahasîs un fragment de tablette indiquant la présence d’une fille, mais il est précisément déconcerté par la présence du terme qui la désigne. Le mot utilisé en akkadien est ardatu (« jeune fille » ou « jeune femme »), suivi de šu, possessif de la troisième personne du singulier masculin (ar-da-as-su) : s’il s’agit de l’enfant du héros, il aurait été plus clair de la désigner par les termes bintu ou martu. Faut-il supposer que c’est de là que Bérose, combinant les détails de plusieurs versions babyloniennes du mythe, propose cette version de la fille et du pilote accompagnant le héros et son épouse dans une éternité heureuse ? On peut aussi conjecturer qu’il a choisi ces détails dans des textes grecs et qu’il les a mêlés aux traditions de Mésopotamie. Il se trouve que dans la tablette XI de l’Épopée de Gilgameš, lorsque, dans un récit enchâssé, Utanapištim conte à Gilgameš, qui cherche à acquérir l’immortalité, comment sa femme et lui, les rescapés du Déluge, l’ont gagnée, le texte présente plusieurs motifs semblables à celui d’Ulysse chez Nausicaa, fille d’Alkinoos. M. L. West34, qui a procédé à cette comparaison, conclut qu’il est concevable que l’Odyssée ait été influencée par la version de l’histoire de Gilgameš dans laquelle Utanapištim a une fille et une femme, version de l’Épopée de Gilgameš qu’on n’a jamais rencontrée jusqu’à présent dans les tablettes cunéiformes déchiffrées, ce qui est problématique et rend Bérose, lui aussi, dépendant de la même source qu’Homère. Il est possible d’envisager, puisque chez Homère on trouve d’autres motifs de la fille du roi jouant un rôle d’importance que l’histoire de Nausicaa35, que Bérose s’inspire de l’épisode d’Ulysse chez les Phéaciens, en lui empruntant le personnage de la fille du roi, faisant lui-même le rapprochement entre cet épisode et le récit d’Utanapištim, rapprochement suggéré par le fait qu’Alcinoos et les Phéaciens, semblant vivre dans une paix éternelle, ressemblent fort à Utanapištim et aux siens dans le pays d’immortalité. Peut-être pense-t-il présenter ainsi aux Grecs des récits qui leur sont familiers, parce qu’ils sont tout autant emplis de mirabilia que les épopées homériques. Comme cet auteur babylonien, qui devait connaître non seulement des historiens grecs, mais encore Homère, veut rapprocher les doctrines de son pays de celles des Grecs, à l’intention desquels il écrit36, on comprend qu’il puisse, dans cet esprit, signaler la présence de la fille de Xisouthros qui accède à l’immortalité, rappelant à ses lecteurs que, dans le récit de Gilgameš comme dans celui d’Homère, les poètes ont conçu des lieux eu-topiques similaires, puisque le motif de l’immortalité dans le premier récit s’apparente à celui de la paix éternelle dans le second. La contamination entre les textes a pu, cependant, se faire à l’insu même de Bérose, des auteurs grecs citateurs du Babylonien pouvant très bien avoir fait l’emprunt à Homère et opéré la combinaison de ces éléments avec les données mésopotamiennes du texte de Bérose : nous sommes contraints ici à des spéculations, étant donné le caractère fragmentaire du texte bérosien.

Une ekpurôsis mésopotamienne ?

  • 37 Autres fragments dits « astronomiques » : BNJ 680 F18-20, sur la théorie des phases (...)

23L’un des fragments dits « astronomiques »37 de Bérose évoque l’ekpurôsis et la Grande Année. Ce texte, transmis par Sénèque, ne retrace manifestement pas des éléments de la pensée mésopotamienne ancienne. S’agit-il ici d’un emprunt du nom et du renom de Bérose pour chapeauter des idées stoïciennes ou d’un emprunt, opéré par Bérose, d’idées grecques qu’il présente comme siennes ?

24Si, au sujet des fléaux, les textes mythologiques mésopotamiens ont manifestement inspiré les récits grecs du déluge, certaines conceptions babyloniennes, en revanche, ont été hâtivement déclarées sources d’une idée stoïcienne, notamment celle qui assigne une cause astrale au couple dévastateur qui conjugue déluge universel et ekpurôsis. Dans la doctrine stoïcienne apparaît parfois le motif de la destruction par l’eau avec, comme chez Sénèque, un rôle semblable à celui de l’ekpurôsis, la destruction par le feu. À ce sujet, l’auteur stoïcien fait référence à Bérose, qui aurait calculé la date de la conflagration et du déluge universels, car, d’après le Babylonien, si l’on en croit Sénèque, la grande année aurait été ponctuée, selon une analogie avec l’année solaire, par un solstice d’été cause de l’embrasement et par un solstice d’hiver provoquant le déluge :

Quidam existimant terram quoque concuti et dirupto solo nova fluminum capita detegere, quae amplius ut e pleno profundant. Berosos, qui Belum interpretatus est, ait ista cursu siderum fieri. Adeo quidem affirmat ut conflagrationi atque diluvio tempus assignet. Arsura enim terrena contendit, quandoque omnia sidera quae nunc diversos agunt cursus in Cancrum convenerint (sic sub eodem posita vestigio ut recta linea exire per orbes omnium possit) ; inundationem futuram, cum eodem siderum turba in Capricornum convenerit.

  • 38 Sénèque, Questions Naturelles, 3, 29, 1 (traduction P. Oltramare [à une exc (...)

Quelques-uns pensent que des commotions viennent aussi déchirer la surface de la terre, mettant à nu des sources nouvelles, et que les fleuves, alimentés par des réservoirs pleins, en jaillissent avec un volume d’eau plus considérable. Bérose, l’interprète des prédictions de Bêl, attribue aux planètes la cause de ces bouleversements. Sa certitude à cet égard va jusqu’à fixer la date de la conflagration et du déluge universels. Tout ce qui est terreux, dit-il, sera embrasé lorsque les astres qui suivent maintenant des orbites différentes se réuniront tous dans le signe du Cancer et se rangeront en file, de manière qu’une ligne droite puisse passer par les centres de toutes ces sphères. Le déluge aura lieu, quand ces mêmes planètes viendront prendre place dans le Capricorne […]38.

  • 39 Ṭupšar Enuma Anu Enlil : « scribe de l’Enuma Anu Enlil », le grand traité b (...)
  • 40 Cf. De Breucker 2003a, 23. J. Bottéro, de son côté, assure que Bérose est un auteur sér (...)
  • 41 Cf. Dumas-Reungoat 2001, 261-265. Deux mises au point intéressantes sont, d (...)

25Bérose, attaché à l’Esagil, le grand temple de Babylone, évoluait donc dans le milieu d’érudits que comptait le temple, et il était certainement l’un de ces spécialistes de magie, de divination ou d’astronomie. En effet, certains érudits combinaient plusieurs fonctions : celle d’exorciste (ašipu) est souvent couplée avec celle d’astrologue (ṭupšar Enuma Anu Enlil39). Ils avaient, en plus de leur spécialité, une connaissance générale des sciences babyloniennes. On voit ainsi comment les connaissances qui devaient être celles de Bérose invitent à penser que les fragments traitant d’astronomie qui lui sont attribués sont authentiques40. Pourtant, dans le passage de Sénèque, il ne va pas de soi que Bérose ait écrit ce qui lui est attribué. Voyons pourquoi l’authenticité de ce fragment de l’œuvre de Bérose relatif à l’astronomie a été remise en question et pourquoi la détermination astrologique des cataclysmes ne serait plus à attribuer aux Mésopotamiens, mais aux Stoïciens. La complexité de la question a donné le jour à des thèses opposées sur la possible attribution de ce fragment à Bérose41.

  • 42 Cf. Cumont 1931, 56.

26Il convient d’abord de rappeler que, selon les Stoïciens, les corps célestes exerceraient une influence causale sur les événements sublunaires ; les astres joueraient un rôle dans la conflagration en raison de leur position dans le ciel : la période d’un monde était alors déterminée astronomiquement. Toutefois, les témoignages, dans leur majorité, ne disent rien de la Grande Année (il est question le plus souvent de « périodes fixées, déterminées »). Le motif de la Grande Année a donc pu être ajouté plus tard à la Doctrine. Sénèque, précisément, l’attribue à Bérose. Selon F. Cumont, il existe une similitude entre la pensée babylonienne et la pensée stoïcienne au sujet de la Grande Année, et, pour l’affirmer, il se réfère implicitement aux passages de Sénèque, Censorinus, Cicéron, Vitruve ou Pline l’Ancien à propos de ce motif : « Pour les astrologues orientaux comme pour les Stoïciens qui croyaient pareillement à l’éternité du monde, les planètes ne devaient jamais cesser de régir les choses terrestres et le jeu compliqué de leurs révolutions devant toujours les ramener, au bout d’un long cycle d’années, toutes dans la même position, des phénomènes identiques se répétaient à travers les âges sans fin »42, comme les déluges ou les conflagrations. Et « à la fin d’une “grande année”, commençait une autre “grande année” qui reproduisait parfaitement les précédentes ».

27Ceux qui penchent pour l’authenticité du fragment avancent que le texte sur les cataclysmes liés aux mouvements planétaires reproduit fidèlement un texte en caractères cunéiformes qui ne nous est pas parvenu. À ce sujet, nous pouvons relever que dans le domaine mythologique, et plus précisément dans la tablette XI de l’Épopée de Gilgameš (v. 102-104), le déluge est lié à une sorte d’ekpurôsis, quand Ninurta fait déborder les barrages et que simultanément les Annunaki, brandissant leurs torches, embrasent le pays. Mais cet extrait, montrant l’alliance de l’eau et du feu dévastateurs, est isolé dans le corpus mythologique mésopotamien et, donc, trop peu convaincant pour nous inviter à penser que la combinaison des deux fléaux, présente dans le fragment attribué à Bérose par Sénèque, était couramment évoquée en Mésopotamie. Le principal problème est ainsi dû au manque de sources cunéiformes montrant des planètes qui quittent leur orbite pour converger vers le Capricorne et le Cancer et causer des cataclysmes universels. Sénèque, semble-t-il, aurait donc eu accès à un résumé altéré, dénaturé de l’œuvre de Bérose ou, peut-être, à une version de quelque ouvrage pseudépigraphe placé sous le nom de Bérose, au cours de la période hellénistique (quand ce lettré babylonien était devenu une figure légendaire).

  • 43 Sur ces derniers arguments, cf. Lambert 1976.

28De plus, dans le texte de Sénèque, les termes conflagratio, inundatio, diluvium n’apparaissent qu’au singulier dans le propos prêté à Bérose, tous les verbes sont au futur et rien n’est dit sur la rapidité de la succession ou sur l’existence d’un intervalle entre les deux fléaux. On ne sait pas non plus lequel des deux se produira d’abord43. On ne voit donc pas comment tirer de ce passage la croyance des Mésopotamiens à une conception cyclique, répétitive de l’histoire. De toutes ces imprécisions il ressort que Sénèque citerait ce texte surtout pour conforter son idée selon laquelle de tels cataclysmes résultent des mouvements des étoiles.

  • 44 Cf. Bottéro 1992, 234. Et ils sont regroupés en quatre parties selon qu’ils sont apport (...)
  • 45 Bottéro 1992, 236.

29En outre, il paraît douteux que ce fragment soit le fait de Bérose, si l’on replace ces considérations sur les cataclysmes dans la conception générale de l’astrologie des anciens Mésopotamiens dont Bérose était censé rendre compte dans son ouvrage destiné à montrer à Antiochos les savoirs accumulés par ses ancêtres. Nous connaissons l’astrologie, qui est apparue autour de 1800 avant notre ère, grâce à une sorte de traité compilé à partir de la moitié du IIe millénaire, qui a connu plusieurs versions, dont la plus récente qui nous soit parvenue date de la première moitié du Ier millénaire. Son titre est Enuma Anu Enlil. Soixante-dix tablettes au moins la composaient, sur lesquelles étaient répertoriés près de dix mille présages, comportant chacun, selon la règle, son « déchiffrement oraculaire »44. Ces présages sont toujours précédés de quelques vers destinés à rappeler que les astres « communiquent » les messages divins, pour peu qu’on les observe. Si l’on n’a pas pu recenser tous les présages, en raison de mutilations des tablettes, il en reste des parties suffisamment amples pour qu’on puisse distinguer quels soucis animaient les anciens Mésopotamiens. Sont ainsi prédits des malheurs de toutes sortes, selon l’aspect que présentent les pointes du croissant de la lune ou s’il se produit, par exemple, une éclipse du soleil : sécheresses, famines, perte de cheptels, crises économiques, défaites militaires, mort du roi, etc. Mais on trouve aussi énumérés beaucoup de bonheurs et de réussites tant pour le souverain que pour ses administrés. À la lecture de ces listes, on s’aperçoit que, « dans ces oracles, positifs ou négatifs, il n’est jamais question que du “pays”, de la “population” et de son “roi”, unique chef et responsable, et dont la bonne ou mauvaise fortune se répercutait obligatoirement sur l’ensemble de ses sujets »45.

  • 46 Cf. Bottéro 1992, 241-242.
  • 47 On peut ajouter que certains voient un argument favorable à l’attribution de la (...)
  • 48 Van der Spek 2008, 286-288.
  • 49 Cf. BNJ 680 F15 (commentaire de De Breucker 2010, 96) et BNJ 680 F1, F2 et T3 (Flavius (...)

30Par conséquent, il nous semble fort peu probable que Bérose ait associé l’observation des planètes à la prédiction d’un cataclysme d’ampleur cosmique, car l’astrologie de l’ancienne Mésopotamie se consacrait avant tout à définir le destin des individus en particulier ou dans le cadre de la communauté qu’ils formaient autour du roi. Aussi ne peut-on affirmer sans réserves que le motif de la Grande Année cosmique et de ses conséquences cataclysmiques trouve son origine chez Bérose et que l’astrologie hellénistique découle directement de la civilisation mésopotamienne. En effet, si la Mésopotamie est le lieu de naissance de l’astrologie, l’époque hellénistique, avec Bérose ou sous son nom, l’a transformée dans un sens fataliste qui n’existait pas originellement. Aux yeux des Mésopotamiens, ces oracles ne recelaient rien d’irrévocable, de fatal, puisqu’il était toujours possible, par le biais d’un rituel d’exorcisme, de fléchir la volonté des dieux dont les astres sont le truchement, à la différence de l’astrologie classique, qui donne aux astres une nature divine. Ces derniers exercent une action efficace sur les individus puisqu’ils sont dotés d’un pouvoir de décision absolue et sans appel46. Pourquoi alors ces idées apparaissent-elles associées au nom de Bérose ? Est-ce que les Stoïciens voulaient donner plus de poids à leurs propres idées en les faisant cautionner par le nom de Bérose – ce qui est loin d’être improbable, car cet expert chaldéen était alors bien connu ? Ou bien les auteurs qui attribuaient à tort à Bérose ces fragments le citaient-ils de façon erronée parce qu’ils s’appuyaient sur des auteurs – comme Posidonius d’Apamée – chez lesquels les citations comportaient peut-être déjà des corrections ou des ajouts ? Mais finalement qu’est-ce qui nous empêche d’imaginer que Bérose ait écrit lui-même les propos d’ordre astronomico-astrologique que cite Sénèque47 ? En effet, « on peut s’attendre à ce qu’un non-Grec qui commence à écrire en grec pour un public grec soit influencé par la pensée grecque et souhaite délibérément écrire selon des paramètres grecs »48, comme c’est le cas, par exemple, de Philon d’Alexandrie ou du Phénicien Zénon de Citium. Et puisque les historiens grecs pouvaient inclure dans leurs récits ethnographiques un chapitre sur la vie intellectuelle du peuple dont ils traitaient, et que la science dans laquelle excellaient les Babyloniens, aux yeux des érudits tant anciens que modernes, était l’astronomie ou l’astrologie, Bérose pouvait avoir inséré des développements sur l’astrologie pratiquée dans son pays dans son livre I, qui traite de considérations géographiques, d’Oannès, le héros civilisateur (BNJ 680 F1), et de coutumes babyloniennes (BNJ 680 F2)49. Certes, nous avons repéré plus haut, sur d’autres sujets, que Bérose pouvait entremêler des détails ou un style propres aux écrits grecs à son travail. Mais, dans le cas du fragment 680 F21, cela semble beaucoup moins probable, car cela suppose que Bérose n’est alors pas un auteur fiable, ce que semble démentir, par exemple, le sérieux de ses sources dans les parties chronologique et mythologique de son ouvrage.

De l’emprunt au faux

31Pour terminer, voyons comment l’ouvrage de Bérose a servi à une forme d’emprunt particulière, la fabrication de faux.

  • 50 Stephens 2006, 168.

32En 1498 sont publiées des chroniques, composées par un moine dominicain italien, Giovanni Nanni ou Joannes Annius Viterbiensis (1432 ?-1502). Cet ouvrage va connaître nombre d’éditions dans son original latin, des adaptations et des traductions dans de nombreuses langues européennes. Les histoires d’Annius vont ainsi devenir l’un des ouvrages les plus lus et les plus cités de leur temps. La première édition est intitulée Commentaires sur les œuvres de divers auteurs parlant de l’Antiquité. À première lecture, ces Commentaires semblent avoir été composés par un humaniste extrêmement érudit et sérieux. Toutefois, il est étonnant qu’« il soit le premier Européen depuis un millénaire à avoir pu lire les textes qu’il commente : les œuvres de onze historiographes très anciens, incluant un Babylonien, un Égyptien, un Perse, un Hébreu et plusieurs Grecs et Romains »50. C’est ainsi notamment que notre auteur, Bérose, figure parmi les sources antiques si longtemps perdues, qu’Annius prétend avoir retrouvées et dont il élabore un commentaire. Mais grande a dû être la déception des lecteurs d’Annius, du moins de ceux qui ont démasqué l’imposteur, puisqu’il n’y a en tout et pour tout que deux phrases de ce corpus de falsifications littéraires qui soient empruntées à Bérose, et que tout le reste lui est attribué faussement et délibérément.

  • 51 Stephens 2006, 171 sq.
  • 52 Cf. aussi Grafton 1993, 50 : « L’histoire du monde racontée par Nanni discréditait les re (...)
  • 53 Stephens 2006, 163-166, explique comment Annius transforme les valeurs négatives (...)

33Pourquoi Annius de Viterbe se lance-t-il dans une entreprise qui l’oblige à créer de toutes pièces non seulement des textes, mais encore des « trouvailles » archéologiques qui viennent corroborer les thèses contenues dans les textes frauduleusement recomposés par ses soins et même les conditions de découverte des fragments de Bérose (il dit, en effet, tenir de deux Arméniens des fragments de Bérose authentiques) ? W. Stephens51 répond ainsi à cette interrogation : Annius était natif de Viterbe, ville située en territoire étrusque ; c’était un clerc issu de la tradition catholique romaine. À ce double titre, il considérait comme très préoccupant le fait que les études helléniques acquièrent une place de plus en plus importante chez les humanistes italiens depuis Pétrarque. Car, à ses yeux, l’Italie ne doit rien à la Grèce. Il n’aura donc de cesse de prouver que la version grecque de l’histoire est totalement mensongère et mal intentionnée et que la civilisation de l’Italie pré-romaine était bien supérieure à celle des Grecs52. C’est à cet effet qu’il va réinventer la figure du Babylonien Bérose, qu’il présente sous les traits tout à la fois d’un prince, d’un prêtre, d’un philosophe et d’un notaire chaldéen. Grâce aux preuves que constituent les pages des Babyloniaca qu’il a miraculeusement retrouvées, pages qui sont en réalité falsifiées et recomposées, il se fait fort d’affirmer que Noé a mené une colonie de géants – ses petits-enfants – en Italie en l’an 108 après le Déluge et que la civilisation qu’il a fondée, avec pour centre Viterbe et le futur Vatican, était empreinte de sagesse et de piété. Cette civilisation des Noachides, qui vont plus tard prendre le nom d’Étrusques, peut seule rivaliser avec la civilisation hébraïque, fondée par Noé à peu près au même moment53.

  • 54 Cf. Stephens 2006, 183 ; formulation qui était rendue en latin par « Berosus, qui Chaldai (...)
  • 55 Cf. Grafton 1993, 64.

34Annius de Viterbe emprunte donc le nom de Bérose et compose lui-même des textes qu’il signe ensuite du nom du Babylonien. Il fournit des textes tirés de quatre livres des Babyloniaca – et non plus trois comme l’affirme la tradition classique – et n’emprunte au vrai Bérose, outre son nom, que peu de choses hormis son renom de savant chaldéen. Dans ses Commentaires, Annius de Viterbe présente, en effet, une Defloratio Berosi Chaldaica, dont un seul et unique paragraphe est extrait des Babyloniaca, tel que le cite Flavius Josèphe dans les Antiquités Juives (I, 93). On notera au passage, avec W. Stephens, qu’Annius donne ce titre au travail du Pseudo-Bérose en hommage à Flavius Josèphe, qui lui-même respectait le travail du vrai Bérose en écrivant en I, 107 des AJ : « Βήρωσσος ὁ τὰ Χαλδαϊκα συναγαγών »54 (« Bérose qui a rassemblé en un récit ce qui concerne la Chaldée »). Annius explique que « c’est la coutume des Orientaux d’appeler “defloratio” un discours peu étendu et tiré d’une autorité officielle » : il cherche ainsi à montrer au lecteur que Bérose utilisait une langue étrangère. Mais il s’abstient, bien évidemment, de préciser si cet auteur a écrit en grec ou en latin55.

  • 56 « Sur les événements ayant précédé le Déluge ». Cf. Stephens 2006, 526-529 (pour le texte (...)

35Dans ses Commentaires sur les œuvres de divers auteurs parlant de l’Antiquité, il met donc sous la plume d’un Berosus Chaldaeus un récit en latin intitulé De his quae praecesserunt inundationem terrarum56. Il fait ainsi écrire au « prêtre-notaire babylonien » qu’en ces temps antédiluviens un peuple de Géants, près du Mont Liban, gouvernait le monde entier du Levant à l’Occident. Ces êtres effrayants opprimaient tous les hommes et se nourrissaient de chair humaine. Nombreux étaient à cette époque les prédicateurs et les prophètes qui annonçaient l’imminente destruction du monde. Parmi les Géants qui vivaient alors et qui se moquaient de ses avertissements, Noé est présenté comme un Géant plus respectueux des dieux et plus sage que les autres. Le nom de ses femmes et de ses fils est donné. Puis il est précisé :

  • 57 Texte latin cité dans Stephens 2006, 525-526.

Is timens quam ex astris futuram prospectabat cladem, anno LXXVIII ante inundationem navim instar arcae coopertam fabricari cœpit57.

  • 58 Stephens 2006, 186.

Noé, craignant l’imminence de la catastrophe qu’annonçaient les astres, commença à construire un navire entièrement couvert en forme d’arche soixante-dix-huit ans avant le Déluge58.

36La soixante-dix-huitième année de la construction du vaisseau, le déluge survient. Tous les hommes sont exterminés à l’exception de Noé et de sa famille refugiés dans l’embarcation. Suit l’unique passage – toujours en latin composé par Annius – qui correspond réellement à un passage que l’on peut lire dans les Babyloniaca de Bérose :

Nam elevata ab aquis in Gordiei montis vertice quievit ; cuius adhuc dicitur aliqua pars esse, et homines ex illa bitumen tollere, quo maxime utuntur ad expiationem.

En effet, soulevée par les eaux, l’embarcation accosta au sommet du Mont Gordieus. Et l’on dit qu’une partie de celle-ci s’y trouve encore maintenant et que les hommes y prélèvent du bitume, qu’ils utilisent essentiellement pour des cérémonies expiatoires.

  • 59 BNJ 680 F4c, cité par Eusèbe, Préparation évangélique, 9, 11.

37Voici maintenant le passage de Bérose cité par Flavius Josèphe, dans les Antiquités Juives (1, 93)59 :

Λέγεται δὲ καὶ τοῦ πλοίου ἐν τῇ Ἀρμενίαι πρὸς τῷ ὄρει τῶν Κορδυαίων ἔτι μέρος τι εἶναι, καὶ κομίζειν τινὰς τῆς ἀσφάλτου ἀφαιροῦντας˙χρῶνται δὲ μάλιστα οἱ ἄνθρωποι τῷ κομιζομένῳ πρὸς τοὺς ἀποτροπιασμούς.

  • 60 Le terme Cordyaiens / Kordyéens est très probablement une variante pour « Gordyaiens », u (...)

On dit aussi qu’il reste <encore> une partie de l’embarcation en Arménie sur le mont des Cordyaiens60 et que des gens prélèvent du bitume et en emportent avec eux. Les hommes utilisent essentiellement les morceaux qu’ils emportent pour des rituels apotropaïques.

38Peut-être s’inspire-t-il de Sénèque et de la renommée de l’astrologie mésopotamienne pour décrire le Déluge comme « l’imminente catastrophe qu’annonçaient les astres ».

  • 61 Cf. Gilgameš XI, l. 66-67 : « Three times a myriad (buckets) of bitumen I poured into the (...)

39Quant au détail concernant la présence d’asphalte ou de bitume sur les parois du bateau, il est présent dans les plus anciennes traditions du déluge, que ce soit dans le Poème d’Atrahasîs, ou encore dans la tablette XI du Déluge de Gilgameš61. En effet, dans ces très anciens textes sur lesquels s’appuie le vrai Bérose pour son propre récit du cataclysme, le dieu-adjuvant Enki / Éa indique au héros de construire une embarcation bien calfatée avec du bitume ou de l’asphalte :

  • 62 Atrahasîs III, II, l. 50 (traduction Bottéro & Kramer 1989, 530).

Sitôt que s’entendit le grondement du dieu,
On apporta du bitume, pour obturer l’écoutille,
Et, à peine fut-elle close,
Adad de tonner dans les nues […]62.

  • 63 Cf. Stephens 2006, 182-183.

40Mais on ne trouve pas dans les traditions précédant Bérose le détail de l’utilisation de bribes du bateau (bois ou asphalte) servant d’amulettes ou de charmes. Annius a dû prendre connaissance de fragments de Bérose par l’intermédiaire de Flavius Josèphe, qui lui-même connaît Bérose de façon indirecte, l’interprète librement et le présente comme un témoin particulièrement prestigieux de la véracité du récit biblique de Noé, puisque son but est de montrer, de manière indépendante, que les récits de l’Ancien Testament rapportent des événements véridiques63. Mais comme Flavius Josèphe ne cite pas les Babyloniaca dans leur ensemble et qu’au XVIe siècle on croyait l’ouvrage de Bérose perdu pendant l’Antiquité, Annius prend audacieusement le risque de proposer sa propre version de la Defloratio. Et l’on peut supposer qu’il emprunte aux Babyloniaca ce détail des amulettes d’asphalte pour donner l’illusion que les autres détails qu’il donne et qu’il mêle à son récit font de ces passages de la Defloratio d’authentiques fragments de Bérose. Malgré ses falsifications, un détail du plus ancien récit du déluge est transmis à la fin du XVe siècle – la présence de bitume sur le bateau –, même si c’est par l’intermédiaire de la Genèse (6, 14 « Fais-toi une arche en bois de cyprès. Tu disposeras l’arche en niches, tu l’asphalteras d’asphalte à l’intérieur et à l’extérieur ») !

  • 64 Cf. Stephens 2006, 178.

41En tout cas, les faux qu’a créés Annius ont été reçus très favorablement par les généalogistes attachés au service des maisons royales et ducales d’Europe et dont les intentions étaient tout aussi falsificatrices : il s’agissait pour eux de démontrer, en s’appuyant sur des contrefaçons si nécessaire, que les familles royales ainsi que la culture de la chrétienté latine descendaient directement de Noé64.

42Les Babyloniaca de Bérose ont donc été l’objet d’un type d’emprunt particulier, le faux littéraire : un érudit a emprunté à l’œuvre d’un autre érudit plus ancien son renom prestigieux pour servir sa propre ambition.

***

43C’est donc aux sources mésopotamiennes les plus anciennes que Bérose a emprunté l’essentiel de son œuvre, que nous connaissons sous forme fragmentaire et dont nous avons étudié quelques exemples. Concernant certains éléments de fond ou de forme, il est possible que Bérose s’inspire également des Grecs dans la langue desquels il écrit. Il est parfois difficile d’établir si les données manifestement non-mésopotamiennes de son travail lui sont attribuées en raison de la caution de sérieux que représente sa réputation de savant chaldéen ou si lui-même les reprend à son compte pour rapprocher les traditions de son pays de celles des Grecs, afin de montrer aux nouveaux maîtres du pays qu’il n’y a pas de raison de mépriser la civilisation mésopotamienne. Le caractère fragmentaire des Babyloniaca nous invite à la plus grande prudence et nous contraint à émettre des hypothèses sur l’attribution des fragments à Bérose ou sur les intentions de leur auteur présumé. Il est surprenant de voir que la figure de Bérose ressurgit des siècles plus tard, dans l’entreprise falsificatrice de Giovanni Nanni, qui a trouvé dans ce personnage un moyen de servir son entreprise nationaliste, dont finalement Bérose n’est peut-être pas si éloigné, même si cette intention n’a pas conduit ce dernier à une activité de faussaire. Un siècle après la composition de faux fragments de Bérose par Annius de Viterbe, l’auteur babylonien réapparaît sous la plume d’un humaniste beaucoup plus sérieux, dont il est important de citer le travail, car son projet s’inscrit en complète opposition avec celui d’Annius de Viterbe le faussaire. En effet, Joseph Scaliger, vers 1600, par ses lectures de Georges le Syncelle, a découvert l’être hybride Oannès qui sort de l’océan pour enseigner à l’humanité les arts et les sciences dans les Babyloniaca bérosiennes. Scaliger, en bon humaniste, devait tenir le nom de Bérose en suspicion, et il n’a eu de cesse de dénoncer l’entreprise falsificatrice d’Annius ; en tant que calviniste, il abordait les anciennes divinités du Proche-Orient comme des fantaisies dont il était préférable de se détourner. Pourtant, comme l’explique A. Grafton, son discernement lui a permis d’oublier ses préjugés, qui étaient ceux de son époque, et il a inclus dans son Thesaurus temporum de 1606 tous les textes de Bérose qu’il a pu trouver. Il a donc défendu l’œuvre du véritable Bérose, puisqu’il y reconnaissait « un authentique document de l’historiographie proche-orientale », comportant des éléments mythiques :

  • 65 Grafton 1993, 111.

Il a ainsi fait connaître au monde moderne les premiers écrits authentiques de quelque étendue issus du Proche-Orient ancien, textes si étrangers à la tradition occidentale que leur interprétation demeura presque impossible jusqu’à ce qu’on découvrît et déchiffrât, plus de deux siècles plus tard, des tablettes cunéiformes qui les recoupaient65.

  • 66 Flaubert, Œuvres I, A. Thibaudet & R. Dumesnil (éd. établie et annotée par), Paris, Galli (...)

44C’est ainsi que, bien plus tard, Oannès ressurgit dans une des visions du saint Antoine flaubertien qu’a illustrée Odilon Redon66. D’emprunt en emprunt, Bérose et les traditions mésopotamiennes des Babyloniaca ont donc traversé les siècles.

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Bibliographie

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Annexe

Les traditions mésopotamiennes du Déluge dont Bérose a pu s'inspirer pour composer son récit dans les Babyloniaca

Les traditions mésopotamiennes du Déluge dont         Bérose a pu s'inspirer pour composer son récit dans les Babyloniaca
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Notes

1 Cf. commentaire de G. De Breucker BNJ, 680 T1. Cf. Van der Spek 2000, 439. Le nom Bel-re’û-šu (« Bel est son pasteur ») proposé par Lehmann-Haupt 1938 est moins vraisemblable, puisque ce nom n’est pas attesté dans les tablettes cunéiformes de cette période.

2 Pour des exemples, cf. CAD (The Assyrian Dictionary of the Oriental Institute of the University of Chicago [en ligne]. Disponible sur <http://0-oi-uchicago-edu.catalogue.libraries.london.ac.uk/>), vol. 14, p. 302, « re’û », et Beaulieu 2006, 21 : noms d’astronome en honneur d’Ea, Bel et Marduk.

3 Joannès 2001, 124.

4 Pausanias, Description de la Grèce, X, 12, 9.

5 Pline l’Ancien, Histoire naturelle, 7, 123 : « ob diuinas praedictiones ».

6 Vitruve, De Architectura, IX, 2, 1 ; IX, 6, 2 et IX, 8, 1, à propos d’instruments de la mesure du temps et de divers types de cadrans solaires (Hemicyclium excauatum ex quadrato ad enclimaque succisum Berosus Chaldaeus dicitur inuenisse : « L’invention du demi-cylindre creusé dans un cube et taillé suivant l’inclinaison du pôle est attribuée au Chaldéen Bérose », traduction J. Soubiran, Vitruve, De l’Architecture, Livre IX, Paris, Les Belles Lettres, CUF, 1969, p. 30).

7 André-Salvini 2008, 434.

8 Anastase le Bibliothécaire, au IXe siècle, traduit en latin l’Extrait de Chronographie de Georges le Syncelle, qui conserve des passages considérables du texte original de la Chronique d’Eusèbe.

9 Parmi les auteurs antiques qui ont étudié les Babyloniaca figurent encore Apollodore d’Athènes (170-110), un élève de Diogène de Babylone (cf. Syncelle, Chron. 71) ; Varron (116-27 av. n. è.), qui a écrit un ouvrage d’astronomie dépendant de matériaux mésopotamiens ; Juba, roi de Numidie (46 av. n. è – 23), qui a composé un ouvrage en deux volumes sur l’Assyrie ; et Sénèque (4 av. n. è – 65) ; cf. Dalley 1998, 113 (chapitre 5 : « Mesopotamian Contact and Influence in the Greek World, 2. Persia, Alexander and Rome »), et Joannès 2001, 124.

10 Tatien, Discours aux Grecs 36 (Eusebius, Praeparatio evangelica 10.11.8) : Βηρωσὸς ἀνὴρ Βαβυλώνιος, ἱερεὺς τοῦ παρ’ αὐτοῖς Βήλου, κατ’ Ἀλέξανδρον γεγονώς, Ἀντιόχωι τῶι μετ’ αὐτὸν τρίτωι τὴν Χαλδαίων ἱστορίαν ἐν τρισὶ βιβλίοις κατατάξας,… (« Bérose, un Babylonien, prêtre du [dieu] Bêl de chez eux, né au temps d’Alexandre, ayant mis au point une histoire des Chaldéens en trois livres pour Antiochus, le troisième monarque après lui [Antiochos I Sôter 281-261]… »). Sauf mention contraire, les traductions sont personnelles.

11 Cf. De Breucker 2003a et Beaulieu 2006 ; ou encore Clancier 2009 sur le milieu des temples et la culture des érudits à l’époque de Bérose.

12 BNJ 680 F1a-F1b.

13 BNJ 680 F5a-F5b.

14 S. M. Burstein (Burstein 1978, 8) suggère que Bérose a peut-être insisté sur le destin de ces deux souverains pour donner à Antiochus deux modèles à méditer : le premier, qui a péri assassiné, a connu un destin à la mesure de sa violence exercée contre Babylone, tandis que le second, respectueux des temples de la cité et de ses prêtres, a connu un long règne glorieux.

15 Pour ce bref descriptif de la composition des Babyloniaca, cf. Joannès 2001 et Haubold et al. (à paraître, mars 2013), dans son propos introductif. Pour un aperçu des Chroniques mésopotamiennes, cf. Glassner 1993.

16 BNJ 680 F3a = BNJ 680 F3b.

17 Cf. Bottéro & Kramer 1989, 200.

18 Pour la mention des apkallu, qualifiés de « carpes saintes », cf. l’Épopée d’Erra, I, 162, et un rituel magique étudié (LKA76) par Erica Reiner (Reiner 1961), où les apkallu apparaissent aussi comme les poissons-puradu (carpes ?).

19 Sur les références de ces deux documents nous renvoyons le lecteur à Bottéro & Kramer 1989, 200. « Bît mêseri » : « Chambre close » (traduction par J. Bottéro de l’expression akkadienne).

20 Comme Manéthon pour les Égyptiens, dans la première moitié du IIIe siècle avant notre ère.

21 Grafton 1993, 109 (citation modifiée). Et cf. Eddy 1961, chapitre 5, 101 sq., sur la nature de la résistance à l’hellénisme dans le pays de Bérose au IIIe et au début du IIe siècle.

22 Joannès 2001, 124.

23 Nous renvoyons le lecteur au document figurant en annexe à la fin de notre article : il s’agit d’un tableau récapitulant les différentes traditions mésopotamiennes dont Bérose s’inspire pour composer son récit du Déluge dans ses Babyloniaca.

24 Cf. Alexandre Polyhistor cité par Georges le Syncelle, Chron., p. 53, 19 (BNJ 680 F4b) ; Abydène, cité par Eusèbe, Préparation évangélique, 9, 12, 1 (BNJ 685 F3b).

25 Dans ces deux récits mythologiques, les techniciens versés dans tous les savoirs accumulés jusqu’au Déluge ont un nom composé à partir du mot ummanu, « expert » : « DUMU. MEŠ um-m[a-ni] dans Atrahasîs, DT42 (W) British Museum (cf. Lambert & Millard 1969, 128-129) et, dans Gilgameš XI, 86 « DUMUmeš um-ma-a-ni » (cf. George 2003 I, 708). Or, ces Ummanu composaient une seconde classe de sages, issue de celle des Apkallu dont Oannès était un illustre représentant, personnage qui précisément dans le fragment F1b de Bérose est l’hybride qui a donné l’écriture aux hommes en plus de multiples innovations culturelles. Si Bérose s’appuie probablement sur le mythe perdu des Sept Sages, ancêtres des Ummanu, pour écrire le récit de l’invention de l’écriture, en revanche, pour le motif de sa sauvegarde, il insiste plus sur les écritures elles-mêmes que sur ceux qui ont préservé les tablettes du Déluge. Peut-être est-ce pour insister sur le caractère très ancien des savoirs mésopotamiens, suggérer par là-même leur valeur et, de ce fait, insister sur le sérieux et la fiabilité de son propre travail, qui retranscrit des écrits à l’origine prestigieuse qui ont donc, si on l’en croit, été préservés même de ce lointain cataclysme.

26 De Breucker 2003b, 26, qui cite C. W. Fornara, The Nature of History in ancient Greece and Rome, Berkeley Los Angeles – Londres, University of California Press (Eidos. Studies in Classical Kinds), 1983.

27 Hérodote, 1, 193 passim.

28 Plus précisément les lentilles bâtardes qu’on appelle ers.

29 Je traduis le passage des Babyloniaca dans la citation qu’en donne Georges le Syncelle (Chronographie, p. 49, 19, BNJ F1b). Le Syncelle s’appuie sur la version arménienne de la chronique d’Eusèbe, qui elle-même cite Alexandre Polyhistor, qui lui-même cite Bérose…

30 Diodore cite son histoire sur la fondation de Babylone par Sémiramis en 2, 7, 2-2, 9, 9.

31 Signalons que, si l’on regarde la tradition grecque du Déluge dont Deucalion est le héros, rapportée par Apollodore (Bibliothèque I, 7), c’est Prométhée qui est le dieu-adjuvant, dieu combinant le nom d’Atrahasîs (« qui fait preuve d’intelligence rusée avant ») et l’intelligence d’Enki / Éa. Bérose ne le choisit pourtant pas, pour les deux autres raisons que j’indique.

32 Cf. Haubold et al. (à paraître mars 2013 ), « The world of Berossos : Introduction ».

33 Cf. Lambert 1980, 75 : fragment Sm 365.

34 West 1997, 413-414.

35 Eidothéé, fille de Protée qu’avait rencontrée Ménélas, Od. 4, 366, et la fille du roi des Lestrygons, Od. 10, 106.

36 Par exemple, quand il cite le dieu Marduk sous son autre nom, « Bêl », en indiquant « en d’autres termes Zeus ».

37 Autres fragments dits « astronomiques » : BNJ 680 F18-20, sur la théorie des phases de la Lune ; F22-F22b, sur l’estimation de la durée de vie maximale pour un homme.

38 Sénèque, Questions Naturelles, 3, 29, 1 (traduction P. Oltramare [à une exception près : modification en italique], Paris, Les Belles Lettres (CUF), 1929).

39 Ṭupšar Enuma Anu Enlil : « scribe de l’Enuma Anu Enlil », le grand traité babylonien d’astrologie. Cf. Beaulieu 2006, 18.

40 Cf. De Breucker 2003a, 23. J. Bottéro, de son côté, assure que Bérose est un auteur sérieux pour la raison suivante : « Vu le conservatisme puissant qui a toujours animé ses compatriotes, ce qu’il raconte et que n’importe qui pouvait du reste vérifier, de son temps, pour peu qu’il interrogeât les compétences locales, a les plus grandes chances de nous restituer – à peine déformé çà et là, le cas échéant, par l’usure du temps et de la tradition – ce que l’on se transmettait autour de lui, depuis des siècles » (Bottéro & Kramer 1989, 199).

41 Cf. Dumas-Reungoat 2001, 261-265. Deux mises au point intéressantes sont, d’une part, celle de W. G. Lambert (Lambert 1976), qui développe un point de vue défavorable, tandis que, d’autre part, S. M. Burstein publie le fragment rapporté par Sénèque comme étant de Bérose (Burstein 1978, 31-32 : Appendice 1, intitulé « The Authenticity of the astronomical and astrological fragments »). Reprise de la discussion dans le commentaire des fragments BNJ 680, F15 et F22 : cf. argumentation contre l’authenticité des fragments astronomiques par A. Kuhrt.

42 Cf. Cumont 1931, 56.

43 Sur ces derniers arguments, cf. Lambert 1976.

44 Cf. Bottéro 1992, 234. Et ils sont regroupés en quatre parties selon qu’ils sont apportés par la Lune (Sîn), par le Soleil (Šamaš), par les phénomènes provoqués par Adad, le dieu préposé aux précipitations et météores divers, et par la planète Vénus / Ištar, c’est-à-dire les présages qui traitent non seulement des planètes, mais aussi des étoiles fixes, isolées ou en constellations. C’est à cette dernière catégorie qu’aurait appartenu le présage qu’on peut lire chez Sénèque.

45 Bottéro 1992, 236.

46 Cf. Bottéro 1992, 241-242.

47 On peut ajouter que certains voient un argument favorable à l’attribution de la détermination astrale de la conflagration à Bérose dans le fait que les résumés d’Abydène et d’Alexandre Polyhistor signalent que le dieu prédit la survenue du déluge à une date précise, le 15 du mois de Daisios. Mais on peut leur rétorquer qu’il s’agit là d’une autre sorte d’oracle qui ne dépend pas des astres, mais qui est révélé au héros du récit, dans son sommeil, directement par le dieu ; que ce type de message a pour objet en général des individus et que le but de cette annonce-ci est précisément d’épargner des exemplaires de toutes les espèces d’êtres vivants et les savoirs consignés sur les tablettes. Le dieu donne précisément une date pour permettre au héros, qu’il choisit de sauver, de se tenir prêt afin de réchapper du cataclysme, le jour où le fléau surviendra.

48 Van der Spek 2008, 286-288.

49 Cf. BNJ 680 F15 (commentaire de De Breucker 2010, 96) et BNJ 680 F1, F2 et T3 (Flavius Josèphe, Contre Apion, I, 128). Et signalons, par exemple, Diodore de Sicile, qui présente une digression sur les Chaldéens dans son récit sur les rois assyriens (2, 29-31).

50 Stephens 2006, 168.

51 Stephens 2006, 171 sq.

52 Cf. aussi Grafton 1993, 50 : « L’histoire du monde racontée par Nanni discréditait les relations des anciens écrivains grecs, dont la faveur allait croissant et dont Nanni déplorait l’influence sur l’humanisme italien ».

53 Stephens 2006, 163-166, explique comment Annius transforme les valeurs négatives associées jusqu’alors aux Géants en accordant à ses Géants postdiluviens un rôle essentiel dans l’histoire culturelle, en faisant d'eux les inventeurs de la religion et de la culture et les pères de l’humanité moderne. Noé, le plus connu de ces Géants, avec sa famille, entièrement composée de géants comme lui, aurait sauvé la nature et la culture de l’anéantissement lors du Déluge.

54 Cf. Stephens 2006, 183 ; formulation qui était rendue en latin par « Berosus, qui Chaldaica defloravit ».

55 Cf. Grafton 1993, 64.

56 « Sur les événements ayant précédé le Déluge ». Cf. Stephens 2006, 526-529 (pour le texte latin) et 185-194 (pour une traduction).

57 Texte latin cité dans Stephens 2006, 525-526.

58 Stephens 2006, 186.

59 BNJ 680 F4c, cité par Eusèbe, Préparation évangélique, 9, 11.

60 Le terme Cordyaiens / Kordyéens est très probablement une variante pour « Gordyaiens », un peuple d’Arménie qui vit sur la rive gauche du Tigre. On trouve la Gordyène, contrée d’Arménie, chez Plutarque, Lucullus, 21. Plutarque mentionne également les monts des Gordyaiens entre l’Arménie et la Mésopotamie (Plut., Alexandre, 31, 10) (cf. le commentaire de G. de Breucker, BNJ 680 F4c, p. 52). Dans la version arménienne de la Chronographie d’Eusèbe (10, 17-12), on trouve le même texte que dans les AJ de F. Josèphe. Tara Andrews traduit « some people scrape off and carry naphtha mortar from the ship for a cure and as a talisman for remedy of pain » (BNJ 680 F4a, p. 44).

61 Cf. Gilgameš XI, l. 66-67 : « Three times a myriad (buckets) of bitumen I poured into the furnace, / three times a myriad of asphalt […] into (it) », traduction George 2003, I, 708.

62 Atrahasîs III, II, l. 50 (traduction Bottéro & Kramer 1989, 530).

63 Cf. Stephens 2006, 182-183.

64 Cf. Stephens 2006, 178.

65 Grafton 1993, 111.

66 Flaubert, Œuvres I, A. Thibaudet & R. Dumesnil (éd. établie et annotée par), Paris, Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1951, p. 114-115 : Oannès se présente à saint Antoine au chapitre IV, il explique qu’il est « contemporain des origines » et a donné aux hommes nombre d’inventions dont l’écriture, comme l’Oannès de Bérose ; Odilon Redon, suite à sa lecture du récit de Flaubert, représente Oannès, au fusain, pour la première fois en 1883, et cet être hybride réapparaît dans une série de ses lithographies née de la lecture des visions de saint Antoine et dans plusieurs de ses tableaux (cf. J.-F. Chevrier, L’Action restreinte, l’art moderne selon Mallarmé, Paris, Hazan-Nantes, Musée des Beaux-Arts, « Odilon Redon et la splendeur de l’amorphe », 2005, p. 60-63).

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Table des illustrations

Titre Les traditions mésopotamiennes du Déluge dont Bérose a pu s'inspirer pour composer son récit dans les Babyloniaca
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Pour citer cet article

Référence papier

Christine Dumas-Reungoat, « Bérose, de l’emprunt au faux »Kentron, 28 | 2012, 159-186.

Référence électronique

Christine Dumas-Reungoat, « Bérose, de l’emprunt au faux »Kentron [En ligne], 28 | 2012, mis en ligne le 12 décembre 2017, consulté le 17 janvier 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/kentron/1176 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/kentron.1176

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Auteur

Christine Dumas-Reungoat

CRAHAM, Centre Michel de Boüard (UMR 6273), Université de Caen Basse-Normandie

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