- 1 Cette origine traditionnellement admise a été récemment contestée par Van der Meeren (...)
- 2 Voir Festugière 1973.
- 3 14 occurrences du verbe προτρέπειν avec pour régime la vertu, la philosophie, la bienfaisan (...)
- 4 Hutchinson & Johnson 2008.
- 5 Clément d’Alexandrie, Stromates, VII, 4, 22, 3 : ἐν τῷ Προτρεπτικῷ ἐπιγραφομένῳ ἡμῖ (...)
- 6 Voir Pouderon 2008, 227-251, pour les rapports entre apologie et protreptique chez les (...)
- 7 Voir la notice introductive de Boudon-Millot 2000, 6, qui établit l’unicité du Protreptique(...)
- 8 L’incertitude sur l’authenticité du titre est, à notre avis, complètement levée par (...)
1L’histoire du protreptikos logos, le discours d’exhortation à la vertu ou à la philosophie, que l’on croie ou non à une origine sophistique1 du genre, est difficile à cerner, en raison de l’absence d’une définition théorique ancienne du genre, de la rareté des œuvres qui portent cet intitulé et de l’incertitude sur l’authenticité des titres transmis par la tradition. L’abondance du registre de προτρέπω, προτροπή dans une œuvre est toutefois le critère le plus ouvert à la diversité des formes choisies et des sujets traités. Ainsi peut-on voir que ce type de discours a été mis en scène de façon originale par Platon dans plusieurs dialogues2, mais également qu’Isocrate s’en réclame3. L’Antidosis d’Isocrate apparaît d’ailleurs comme le pendant et le rival d’un Protreptique perdu d’Aristote4, sur lequel nous reviendrons. Le plus ancien Protreptique conservé, désigné comme tel par son auteur lui-même5, est l’œuvre d’un apologiste chrétien, Clément d’Alexandrie, qui, vers 190 après J.-C., s’adresse aux Grecs pour les détourner du paganisme et les tourner vers la foi chrétienne6 ; nous avons aussi, à peu près contemporain, de Galien, un Protreptique à l’étude de la médecine entre tous les arts7. Le Protreptique de Jamblique, plus tardif encore, est malgré tout le plus ancien représentant conservé d’une exhortation proprement philosophique se revendiquant vigoureusement8 de ce « genre ». Sa date ne peut être exactement déterminée : disciple de Porphyre, lui-même disciple de Plotin, le Syrien Jamblique a vécu de 245 à 325 environ.
- 9 Voir les reconstitutions de Dalsgaard Larsen 1972, et de Brisson et Segonds 1996.
2Le traité de Jamblique est le second livre d’une ample synthèse pythagoricienne qui en comporte dix ; le premier traité de cette συναγωγή est la Vita pythagorica, combinant une biographie de Pythagore et l’exposé de l’idéal de vie pythagoricien ; les troisième et quatrième livres conservés sont consacrés à la mathématique pythagoricienne, comme l’étaient aussi les traités perdus qui étudiaient la science des nombres dans la physique, l’éthique, la théologie, puis dans la géométrie, la musique et l’astronomie9.
- 10 Musti & Mari 2003, 73-108 ; Ciriaci 2011, 28-51. Les auteurs des deux livres divergent d’ai (...)
3L’exhortation à la philosophie qui constitue le second traité se présente comme l’assemblage de nombreux passages plus ou moins étendus, empruntés à divers philosophes, qui ne sont pas nommés ; aussi a-t-on pu parler de « centon » à son sujet (Bywater 1869). Un cas particulièrement complexe est celui du long chapitre 20, l’avant-dernier du traité. Le savant F. Blass y a reconnu, en 1889, juste après la parution chez Teubner de l’édition Pistelli, une dizaine de pages provenant d’un écrit, selon lui sophistique, de la seconde moitié du Ve siècle avant J.-C., pour lequel diverses identifications ont été proposées, sans qu’un accord ait pu s’établir : c’est ce texte que l’on désigne comme l’« Anonyme ». On a cru pouvoir y reconnaître Antiphon, Hippias, Protagoras, Critias, Antisthène, Prodicos, Théramène, Isocrate et enfin Démocrite. Un examen très complet de la question se trouve dans les ouvrages récents de D. Musti et M. Mari, et d’autre part d’A. Ciriaci10.
- 11 Nous avons adopté, pour les passages appartenant en propre à Jamblique, le texte et la trad (...)
4Dans l’éclairage particulier de l’emprunt11, nous souhaiterions chercher à voir si l’étude des intentions et des procédés de l’emprunteur peut contribuer à privilégier l’une des pistes proposées, l’attribution de ces pages à Démocrite, à nos yeux la plus plausible, en dépit de l’énorme difficulté dialectale à laquelle elle se heurte, puisque tous les fragments qui sont attribués au grand atomiste ont pour véhicule le dialecte ionien.
5Avant d’aborder l’étude de ce texte d’auteur inconnu, il est nécessaire d’envisager le traitement de l’ensemble des textes identifiés dans le Protreptique. Considérer l’œuvre comme un pur centon ne rend pas justice à l’auteur, ni pour ce qui est de l’intention qui préside à l’emprunt, ni pour ce qui est de la forme donnée à l’œuvre.
- 12 Cf. des Places 1989, intr. p. 9. In Nic., 5, 22-23 (οὐδὲ γὰρ καινὰ λέγειν ἡμῖν (...)
- 13 Voir la note de Segonds dans des Places 1989, 155.
6La perspective de Jamblique est volontairement modeste et éclectique dans sa volonté d’apologie du pythagorisme. E. des Places et A. Ph. Segonds font un rapprochement éclairant avec des propos tirés du 4e livre de la συναγωγή, Commentaire sur l’introduction mathématique de Nicomaque, « nous n’avons pas pour dessein de dire des choses nouvelles, mais les opinions des auteurs antiques »12. L’intention qui préside au Protreptique est soulignée par deux fois lorsque l’auteur présente l’architecture de son livre, d’abord dans une liste de rubriques, qui semble bien être authentique13, placée en tête du traité, puis dans le préambule qui en définit l’intention et la progression (1 et 2) : l'auteur annonce qu'il veut partir des notions communes et des maximes familières (les expressions ἀπὸ τῶν κοινῶν, γνώριμοι γνῶμαι y sont répétées jusqu’à l’obsession) concernant l’éducation intellectuelle et morale, qui prépare l’âme à tout ce qui participe du bien (πάντα ὅσα μετέχει τοῦ καλοῦ). Ce bien est d’emblée proposé (chapitre 3), dans toute sa plénitude, par l’exposé d’autres maximes contenues dans les Vers d’or, où la fin de l’homme est définie comme « la vie de béatitude proposée par les dieux aux hommes ». Puis l’exhortation proprement dite commence par une incitation commune qui ne privilégie aucune école, avant un exposé intermédiaire qui mêlera incitations communes à toute philosophie et doctrines pythagoriciennes pour aboutir, dépassant les notions exotériques, au dernier degré de l’ascension, l’exposé de l’exhortation proprement pythagoricienne par les symboles. L’auteur se met donc au service du pythagorisme, philosophie suprême à laquelle concourent tous les systèmes philosophiques, dans une perspective véritablement syncrétiste.
- 14 Dalsgaard Larsen 1972, 117.
7En dépit de l’effacement volontaire de l’auteur, ce plan vigoureusement dessiné, même s’il n’est pas toujours aisé à suivre dans le détail, porte bien évidemment la marque originale de Jamblique dans le choix et l’agencement des extraits ainsi incorporés, mais aussi dans les sutures plus ou moins longues qui assemblent les extraits, soit qu’elles résument un texte, soit qu’elles soulignent ou annoncent les articulations des passages cités, soit que, plus développées, elles relèvent de ce que B. Dalsgaard Larsen14 nomme judicieusement la « paraphrase exégétique ». L’érudit danois souligne à ce propos l’importance du commentaire dans l’enseignement de la philosophie tel que le conçoit Jamblique ; il voit en lui un représentant de « l’exégèse pure ». Jamblique a été un grand exégète de Platon et d’Aristote, comme le rappelle, à la fin du livre, une annexe regroupant tous les fragments épars de commentaires de Platon et d’Aristote attribués « au philosophe Jamblique, au grand Jamblique, au divin Jamblique » par Olympiodore, Proclus, Simplicius, entre autres.
- 15 Schönberger 1984, met ainsi en garde contre une lecture sous-estimant les mérites artisti (...)
8Il y a donc à la fois chez Jamblique une profonde imprégnation par la philosophie des grands maîtres, une maîtrise intellectuelle de leur pensée et la volonté de dépasser leurs divergences pour les intégrer dans une vaste synthèse. L’imprégnation de Jamblique par ses auteurs favoris marque le style même de son exposé : au-delà d’une certaine verbosité un peu scolaire ou catéchétique parfois, ce que nous appellerions volontiers le « tissu conjonctif » de l’exposé mériterait une étude de détail, car il recèle nombre de courtes citations implicites, marques, dans le style même de Jamblique, de son intimité avec les grands textes, qui pourraient être rapprochées des citations implicites de poètes si nombreuses dans le texte de Platon. Ce traitement particulier des textes originaux à la fois complique l’identification précise des sources et en même temps oblige à rendre justice à Jamblique lui-même, dont on ne peut considérer le traité simplement « comme une carrière d’autres auteurs perdus »15. Le souci de faire œuvre personnelle en assurant la cohésion de l’ensemble des citations imbriquées fait du Protreptique tout entier un gigantesque palimpseste, à la fois au sens littéral, paléographique, et au sens stylistique donné à ce mot par les chercheurs modernes attachés à l’intertextualité : le traité de Jamblique combine citations explicites peu nombreuses et, à l'exception d'Archytas, de longueur réduite, citations non déclarées très amples et très nombreuses – mais non plagiats cependant – et innombrables allusions. De plus la volonté de syncrétisme rend difficile par exemple la tâche des spécialistes à la recherche des fragments du Protreptique perdu d’Aristote, inclus dans le Protreptique de Jamblique : ils doivent faire la part entre le « jeune Aristote platonisant » qu’ils croient retrouver et une certaine contamination entre Platon et Aristote, fruit de l’enseignement de l’école néoplatonicienne.
9La place dévolue au chapitre 20 résulte de la combinaison de l’ascension ménagée par Jamblique pour amener son lecteur vers les symboles pythagoriciens avec un très ancien procédé de composition annulaire, qui organise une symétrie entre le début et la fin du traité : le chapitre 21 (« Symboles ») répond au chapitre 3 (« Vers d’or »), de surcroît un second anneau, intérieur au premier, fait du chapitre 20 le pendant du chapitre 4 (où Jamblique cite nommément et longuement Archytas de Tarente).
- 16 Édités par Thesleff 1965.
10Le traité Περὶ σοφίας d’Archytas – considéré d’ailleurs comme inauthentique par les commentateurs modernes qui le classent parmi les écrits pythagoriciens d’époque hellénistique16 – est choisi pour ouvrir l’exposé des « exhortations ésotériques et scientifiques » qui enseignent les essences primordiales et tournent les esprits vers leur « étude théologique et intellective ».
- 17 CUF, 121, le chapitre 20 s’ouvre sur l’annonce de τὴν διὰ τῶν ὑποθηκῶν προτροπήν.
- 18 Φιλοσοφεῖν, φιλοσοφία, φιλόσοφος apparaissent avec la même fréquence que dans l’ensemble (...)
- 19 Entre les fragments 1 et 2, CUF, 123, l. 4 ; entre 2 et 3, 124, l. 13 et 16 ; entre 3 et (...)
11Le chapitre 20, orienté non plus vers la contemplation mais vers la vie dans la communauté humaine, est présenté comme l’exposé de principes ou conseils (ὑποθῆκαι17), qui constituent « un guide relatif à la façon de vivre τὸ πῶς δεῖ βιοῦν ». Il s’ouvre sur des thèmes chers à Jamblique : la pratique de la piété (condition de l’assimilation du fidèle à l’objet de son culte ἀφομοίωσις) et le respect de la vérité, à l’égard des dieux et des hommes, fruits de la philosophie. Puis Jamblique ajoute (ἔτι τοίνυν deux fois) la connaissance de la valeur et de l’usage des lois, fruit de la vertu, elle-même fruit de la philosophie, ainsi que la conduite à observer dans la fréquentation des hommes, reposant sur le discernement et le courage. La continuité – non évidente – avec les développements précédents de haute spéculation empruntés à Platon est assurée, de façon appuyée, par des conclusions partielles moralisatrices introduites par Jamblique, qui tronçonne ainsi l’exposé en martelant la nécessité de la pratique de la philosophie18 (φιλοσοφητέον) comme condition de l’accomplissement humain évoqué. Alors que le texte même de l’Anonyme ne comporte aucune mention de φιλοσοφία mais seulement de σοφία et qu’il joue sur les deux sens de ἀρετή, excellence, valeur humaine accomplie, ou bien vertu, à une exception près tous les commentaires intercalés par Jamblique comportent ce registre19.
12Le premier fragment étudie les deux composantes de l’accomplissement parfait en tout domaine (sagesse, bravoure, éloquence, vertu dans son ensemble ou dans l’une de ses parties), qui sont le don naturel et l’effort prolongé.
- 20 7 occurrences de χρόνος ou de ses dérivés.
13Le second présente les conditions de l’acquisition de la δόξα ou du κλέος, qui correspondent à la reconnaissance par autrui de la valeur que l’on possède. La coïncidence désirable entre l’apparence et l’être de la personne, deux fois présente (1 et 4) dans le passage (« apparaître tel que l’on est », puis « être tel que l’on paraît ») est d’abord envisagée sous l’angle de l’aspiration à la reconnaissance par l’homme accompli puis de la reconnaissance effective de sa valeur par les autres. La persévérance est là encore l’unique moyen de désarmer la méfiance et la malveillance (φθόνος), que seule la longueur du temps20 finit par réduire à l’impuissance.
14Le troisième fragment définit les fins à poursuivre par l’homme accompli et les moyens à utiliser, qui doivent être conformes au bien. La valeur humaine trouve son accomplissement dans le service du grand nombre, non par des libéralités nécessairement entachées de vilenie (soit dans la reconstitution de l’argent dépensé, soit par l’indigence qui menacerait le donateur), mais par le seul don inépuisable, le soutien apporté aux lois et au droit, unique ressort de la cohésion de la société.
- 21 Avec des échos poétiques homériques, lyriques, tragiques, relevés en détail dans notre (...)
- 22 Ce terme, avant l’Anonyme de Jamblique, n’apparaît que 4 fois chez Pindare, 1 fois chez S (...)
15Les fragments 4 et 5 affirment la nécessité de la force d’âme pour résister, à l’inverse du courant général, à deux tentations : l’attrait de l’argent (φιλοχρηματεῖν) et l’attachement à la vie (φιλοψυχεῖν). Le traitement des deux thèmes repose sur la ring-composition, avec une définition en deux temps symétriques des deux faiblesses à combattre en 1 et 2, suivie d’un développement qui reprend d’abord le deuxième thème (l’argent) ; puis, dans le fragment 5, le thème présenté le premier (l’attachement à la vie), entraîne une ample réfutation, de tonalité héroïque21, centrée sur l’éternité de la gloire véhiculée par la parole humaine (εὐλογία22) qui compense la brièveté de la vie.
- 23 L’étude de cette métaphore utilisée à la fois par l’Anonyme et par Platon, avec des valeu (...)
16Le fragment 6 affirme l’inscription de la loi dans la nature de l’homme et condamne la force appuyée sur la volonté de puissance (πλεονεξία), qui tient pour lâcheté la soumission aux lois. Pareille attitude est dénoncée comme la source des plus grands maux parce que contraire à la nature de l’homme, incapable de vivre isolé mais aussi incapable de vivre avec ses semblables sans loi, avec un traitement original du thème de l’homme des origines, cher aux penseurs de la deuxième moitié du Ve siècle. La possibilité de l’existence d’un surhomme est niée par l’image de l’homme d’acier, dont la force surnaturelle ne saurait prévaloir contre l’hostilité de l’ensemble de l’humanité attachée aux lois23. Une nécessaire solidarité entre la justice et la force, inverse du pessimisme des Pensées de Pascal, est affirmée ici puisque, selon l’Anonyme, la force ne peut se conserver comme telle que grâce à la loi et à la justice.
17Le fragment 7 enfin, le plus long, est une méditation antithétique sur l’eunomie (la bonne législation) et l’anomie (l’absence de lois ou la violation des lois). Ce long développement, de tonalité solonienne, est traversé aussi d’aperçus d’un modernisme fulgurant : ainsi le premier bienfait de l’eunomie est d’ordre économique et social. La confiance, qui avait été évoquée, en II, 2, comme la condition permettant à l’homme accompli de recevoir la considération qu’il mérite, devient ici la source de la paix sociale, grâce à la circulation de l’argent et aux harmonieuses relations qu’elle permet entre riches et pauvres. L’eunomie libère le temps humain des tracas judiciaires et favorise les vraies activités de la vie. Sommeil et veille sont également sereins et ouverts à l’espérance. La menace de la guerre pèse moins sur les hommes qui bénéficient de bonnes lois.
- 24 Nous suivons, pour ce passage difficile, l’interprétation de Roller 1931, 53 : (...)
18L’anomie au contraire ôte tout loisir aux hommes, prisonniers des tracas judiciaires ; la méfiance engendre la thésaurisation et le refus des relations entre riches et pauvres aggrave le malheur des défavorisés, tout en rendant vulnérable aux complots la prospérité des hommes favorisés par le sort. La menace de la guerre s’accroît et, pire mal encore, celle de la στάσις, la sédition. Sommeil et veille sont également troublés. Enfin l’anomie prépare, par le développement de la volonté de puissance (πλεονεξία), l’avènement de la tyrannie (VII, 13). La ruine de la loi qui sert l’intérêt de la masse permet en effet au tyran ou au roi d’imposer son pouvoir personnel (μοναρχία) en apparaissant comme celui qui restaure la loi24 sans laquelle les hommes ne sauraient vivre. Ici reparaît l’image de l’homme d’acier ; le surhomme n’existe pas, mais le tyran, homme de chair et de sang, se sert de la loi pour asseoir son pouvoir personnel (μοναρχήσειεν ἄν) VII, 16, avec la complicité inconsciente de la masse, victime de sa propre anomie.
19Le chapitre 20 s’achève sur une conclusion de Jamblique, trahi par son ton de prédicateur, conclusion certes vigoureuse mais bien éloignée de la puissante originalité du penseur chez qui il a puisé ces analyses. Cette conclusion affirme la prééminence universelle de la loi désignée comme le discours droit (ou la droite raison) ὀρθὸς λόγος, dernier mot de la philosophie commune, immédiatement suivi de l’exposé des symboles pythagoriciens. Or l’ὀρθὸς λόγος apparaissait déjà dans le fragment introducteur d’Archytas de Tarente, dans une perspective théologique, ὁ θεὸς ἀρχά τε καὶ τέλος καὶ μέσον ἐντὶ πάντων τῶν κατὰ δίκαν τε καὶ τὸν ὀρθὸν λόγον περαινομένων (« la divinité est commencement, fin et milieu de tout ce qui s’accomplit selon la justice et la droite raison »), et ainsi, avec la conclusion du chapitre 20, le cercle se trouve refermé.
20En dépit de l’entreprise d’unification philosophique et littéraire de ses emprunts menée par Jamblique, la situation de l’Anonyme est absolument originale par rapport au sort fait aux autres auteurs cités, soit anonymement (Platon et Aristote), soit nommément (Archytas).
21Les emprunts à Platon sont massifs (au moins un tiers du Protreptique) et d’une fidélité textuelle rigoureuse. Ils ont été signalés par les scholiastes puis par les érudits humanistes au fil des éditions (d’ailleurs peu nombreuses) du traité : celle d’Arcerius en 1598, celle de Kiessling en 1813, celle de Pistelli en 1888, dont la pagination sert encore de référence aux éditions plus récentes. L’anonymat ici ne peut évidemment relever d’une volonté de dissimulation, s’agissant de pages particulièrement célèbres des grands dialogues platoniciens.
22B. Dalsgaard Larsen, étudiant l’activité d’exégète de Jamblique, a privilégié dans son étude les emprunts à l’Euthydème, sans doute parce que l’intervention exégétique de Jamblique y était plus manifeste. Il reproduit sur deux colonnes le texte de Jamblique et celui de Platon pour suivre la façon dont Jamblique résume le texte, parlant à ce propos de « reproduction condensée ». Il s’agit d’un dialogue extraordinairement lent et diffus dont Jamblique résume à grands traits les acquis en reprenant çà et là des expressions platoniciennes. Cependant, tout en relevant l’importance des emprunts au Phédon, au Théétète, à République VII, au Gorgias, au Ménexène et aux Lois dans les chapitres 13 à 15, puis 17 à 19, A. Dalsgaard Larsen note simplement que le choix des extraits de Platon met l’accent sur l’exhortation à la vraie vie philosophique, à une contemplation toujours en progrès, et qu’ainsi Jamblique « souligne les aspects pythagoriciens de la pensée de Platon ».
- 25 CUF, 105, l. 28 – 111, l. 3, cinq pages restituant République 514 a-519.
23Or il nous semble que le détail de l’insertion, dans le chapitre 15 du Protreptique25, du mythe de la caverne (République VII) mérite plus d’attention. Les mêmes remarques valent d’ailleurs pour l’insertion des pages célèbres du Théétête sur l’atopie du philosophe, nous l’avons constaté, et du Gorgias sur le but de la vie philosophique, ou bien sûr celles du Phédon, que nous n’avons pas étudiées d’aussi près.
24La fidélité textuelle de Jamblique dans l’exposé du mythe de la caverne est si totale que les éditeurs de Platon font figurer ses leçons dans leur apparat critique. Nous avons noté cependant la présence de quelques formes post-classiques substituées aux formes classiques attestées dans les manuscrits de Platon. Par ailleurs la transposition du dialogue en un discours suivi n’est pas dépourvue de finesse, contrairement à ce qui est dit parfois. Certes le dialogue platonicien original est, ici tout particulièrement, un monologue seulement coupé de très brèves remarques de l’interlocuteur ; Jamblique n’a donc aucune difficulté à faire disparaître tous les verbes en incise qui marquent le changement d’interlocuteur (εἶπον, ἔφη, ἦν δ᾽ἐγώ). Cependant les autres marques de dialogue, quoique plus essentielles, ne sont nullement supprimées : ainsi sont conservés des impératifs ou des indicatifs à la 2e personne destinés à attirer l’attention de l’interlocuteur (ὅρα, οἴει, σκόπει, τί δ᾽ἂν οἴει αὐτὸν εἰπεῖν ; – « vois, crois-tu, réfléchis, que penses-tu qu’il dirait ? »).
25Loin de témoigner d’une négligence de Jamblique, comme l’ont dit certains commentateurs, cette place faite à l’interlocuteur s’accorde parfaitement avec le tour personnel de son exposé, où la première personne du singulier ou du pluriel est fréquente, ce qui suppose l’adresse à un destinataire. Ce dialogue implicite est d’ailleurs constitutif du genre protreptique : il faut peut-être voir là, à notre avis, une explication du fait que les érudits qui ont retrouvé des fragments du Protreptique d’Aristote dans celui de Jamblique, ne sont pas en mesure de dire avec certitude s’il s’agissait ou non d’un dialogue.
- 26 Hutchinson & Johnson 2005, 203-242, pour l’étude des « Plato chapters 13-19 » et (...)
26La fidélité de Jamblique au texte de Platon sert de guide aux recherches méthodiques de D. S. Hutchinson et M. R. Johnson26, actuellement engagés dans la recherche de fragments inaperçus jusqu’ici du Protreptique d’Aristote. À partir d’une étude attentive de tous les emprunts à Platon, qui leur a permis d’en isoler presque chirurgicalement les interventions personnelles de Jamblique dans ce qu’ils nomment « opening », « brigde(s) », « closing » entre les différents éléments, ils s’appuient sur la familiarité ainsi acquise avec le style particulier de Jamblique pour le reconnaître dans les chapitres « aristotéliciens » et identifier par soustraction les éléments proprement aristotéliciens. Nos recherches limitées au seul Anonyme nous ont toutefois permis d’entrevoir la difficulté de leur entreprise, comme nous le montrerons plus loin par quelques exemples tirés du tissu conjonctif qui cimente les différents extraits de l’auteur inconnu.
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- 27 De Antiphonte sophista Iamblichi auctore, Blass 1889, 3 ; Blass se livre ensuit (...)
- 28 Voir le fragment fameux (Gernet 4) du Περὶ τῆς ἀληθείας : « Ainsi celui qui transgresse l (...)
27Pour ce qui est du troisième anonyme du traité de Jamblique, ce n’est pas l’isolement de ses fragments, réalisé depuis longtemps par F. Blass et jamais contesté, qui est problématique, mais bien les modalités de son insertion dans le Protreptique, beaucoup plus heurtée, linguistiquement d’abord, que celle des grandes pages platoniciennes. Le dialecte marqué d’ionisme de l’Anonyme tranche avec la langue de Jamblique, presque uniformément attique dans le Protreptique. C’est précisément le point sur lequel s’est appuyé F. Blass pour isoler le fragment et proposer des rapprochements entre la langue de l’Anonyme et l’attique ancien de Thucydide ou Antiphon, avec des traits ioniens conservés comme le -σσ- là où l’attique classique a -ττ-, des formes à initiale en σμ-. Cette coloration dialectale attique avait orienté F. Blass vers Antiphon27, au terme d’une démonstration qui établissait que l’auteur inconnu appartenait à la deuxième moitié du Ve siècle avant J.-C., identification écartée par les commentateurs postérieurs en raison des divergences profondes entre Antiphon le sophiste28 et l’Anonyme concernant le respect de la loi.
- 29 CUF, chapitre 4, 48-55.
28Outre les citations des « Vers d’or » (chapitre 3) et des « Symboles » pythagoriciens (chapitre 21) qui usent de la langue d’Homère et des tragiques, il existe une autre exception – significative – à l’atticisme de Jamblique, les fragments d’Archytas, le seul auteur nommément cité, dont cinq fragments occupent le chapitre 429, pendant de notre chapitre 20. Le traitement de ces fragments (deux pages et demie environ au total) est exactement l’inverse de celui qui est appliqué à l’Anonyme : ils sont tous rapportés au style direct (introduit par οὕτως ou ὧδέ πως) et le dialecte dorien y est scrupuleusement conservé. Cependant le dorien d’Archytas est comme « traduit » dans les commentaires, qui glosent sur le contenu de chaque fragment, véritablement dépecé et répété sous une forme atticisée ; on a là des commentaires vraiment exégétiques qui s’efforcent d’éclairer la pensée rapportée, en commençant par éliminer la difficulté matérielle du dialecte.
- 30 Ainsi Cole 1961, 153-154, élargissant une suggestion de Cataudella, suggère-t-il la prise (...)
29Or, si Jamblique fait preuve d’un si littéral respect du texte de Platon et d’Archytas, il en va tout autrement pour notre Anonyme. En regard de la précision scrupuleuse de Jamblique dans la retranscription de certaines pages de Platon, la structure grammaticale des pages attribuées à l’Anonyme est d’un relâchement qui n’a pas d’équivalent dans le reste du Protreptique, sans que pourtant cette négligence parvienne à dénaturer la vigueur et l’originalité de la pensée, qui se marque à la fois par la cohérence du développement et par des recherches d’expression magistrales. Il faut d’abord signaler la complexité de l’entrelacement entre les sutures et commentaires de Jamblique et le texte de l’auteur qu’il reproduit, ce qui introduit une difficulté supplémentaire – et artificielle – lorsque l’on isole les fragments de l’auteur inconnu, avec parfois de menues divergences entre les commentateurs depuis F. Blass30.
30L’élément le plus déroutant est la bizarrerie du style indirect présent dans le chapitre 20. Après Blass et Diels, R. Cadiou31 a signalé ce discours indirect, sans toutefois en relever les anomalies.
- 32 Humbert 1960, 194, § 322.
31Certes, l’on connaît la grande souplesse du style indirect grec, dont J. Humbert32 souligne qu’il se réduit souvent à des « touches espacées qui rappellent, en se servant de l’infinitif, qu’il s’agit des paroles ou de la pensée d’un autre » ; mais cette souplesse n’exclut nullement la rigueur, comme le montre l’exemple qu’il choisit : l’échange de « notes diplomatiques » entre Athéniens et Thébains lors de la bataille de Délion (Thucydide IV, 98 et 99).
32Or la syntaxe de Jamblique, dans la retransmission de l’Anonyme, outrepasse à coup sûr les tolérances de la souplesse du style indirect grec. Le discours indirect apparaît sans mot introducteur, verbe ou substantif même implicite, avec une principale à l’infinitif en I, 1, puis se poursuit en I, 2 ; tandis qu’en I, 3, la deuxième partie de la même phrase est au style direct, continué en II ; en III, 1, le style indirect est introduit régulièrement par une conjonction complétive dans la suture de Jamblique – évidemment omise dans l’édition du texte propre de l’Anonyme – ἔτι τοίνυν καὶ ἥδε ἡ παραίνεσις ἐπὶ τὸ αὐτὸ τέλος φέρει, ὡς, ὅταν τις ὀρεχθείς τινος… (« voici de surcroît une exhortation qui tend à la même fin et assure que… ») ; que la complétive personnelle (introduite par ὡς) fasse ensuite place à une infinitive est admis par la syntaxe classique. Le retour au style direct de III, 2, rendrait plausible que cette phrase soit une insertion personnelle de Jamblique, d’autant que l’expression est assez plate. III, 3 et 4 mélangent allègrement les deux types d’expression. Fin de III, 4 à milieu de 6, le style direct reprend ses droits pour s’effacer en fin de 6 (une infinitive libre). IV et V sont au style direct. Les mêmes à-coups, qu’il serait fastidieux d’énumérer, se succèdent dans les chapitres VI et VII, particulièrement importants pour la pensée. Le style indirect est d’ailleurs parfois hérissé de difficultés, y compris un locus desperatus VII, 5. L’emploi de ce style indirect étrange, par un auteur qui ne cite pas ses sources, est pour le moins surprenant puisqu’il attire l’attention sur le fait même de l’emprunt.
33On ne peut même pas dire avec certitude si ces fragments insérés au prix d’une syntaxe rude proviennent d’une seule œuvre, ce qui est néanmoins probable. Quelles que soient les difficultés en tout cas, en dépit des fâcheuses distorsions introduites par la transmission, il est clair que l’auteur est un penseur et un styliste rigoureux, offrant un vif contraste avec le « tissu conjonctif » du Protreptique qui environne les fragments. Concernant l’Anonyme en effet, l’intention syncrétiste de l’exégèse jamblichéenne s’avère particulièrement décevante.
- 33 CUF, Protreptique, 125, l. 13-18, avec une variation l. 15 sur l’expression platonicienne (...)
34Les ajouts de Jamblique qui introduisent l’ensemble, servent de ciment entre les différents morceaux du puzzle, ou proposent une conclusion, ont souvent une tonalité « décalée » par rapport aux développements de l’Anonyme. Ainsi l’introduction du chapitre 20 (Pistelli 94 et début de 95) commence-t-elle par affirmer la primauté de la piété et, dans un long paragraphe sur la vertu et la philosophie, martèle à deux reprises leur importance pour la participation aux biens divins et humains. Ceci offre un total contraste avec le silence absolu de l’Anonyme sur les dieux, sur lequel nous reviendrons. Il y a ici comme un effort pour ôter son tranchant à une pensée puissante et originale. Certaines sutures, à plusieurs reprises, « jurent » avec le texte lui-même, d’autant plus qu’elles portent une empreinte platonicienne ou aristotélicienne et relèvent d’un véritable tour de force syncrétiste. Ainsi entre les fragments III et IV33 figure cette articulation :
Εἰ γὰρ τὴν ὀρθὴν χρῆσιν πάντων τῶν ἐν τῷ βίῳ πραγμάτων καὶ τὴν τοῦ νοῦ διανομὴν ἣν καλοῦμεν νόμον φιλοσοφία παραδίδωσι γνησίως, οὐδὲν ἄλλο δεῖ πράττειν ἢ φιλοσοφεῖν ἀληθινῶς τοὺς βουλομένους τῆς τελειοτάτης ζωῆς μεταλαμβάνειν.
- 34 Traduction des Places 1989, modifiée.
Si c’est la philosophie qui livre généreusement le droit usage de toutes les choses de la vie et la distribution <opérée par> l’esprit que l’on appelle loi, il ne reste rien d’autre que de philosopher vraiment à quiconque désire participer à la vie la plus parfaite34.
35Le rapport paraît un peu forcé avec la mise en garde de l’Anonyme contre la tentation d’assimiler la bienfaisance à des dons d’argent, qu’il oppose au devoir, pour se rendre utile aux hommes, de se mettre au service des lois et du droit. Le rapprochement, ingénieux, est cependant troublant : dans le texte des Lois IV, la loi ainsi définie est la gestion des affaires humaines qui se conforme au modèle divin du règne de Cronos.
- 35 CUF 126, l. 12-14, puis 15-17.
- 36 Phédon, 114e.
36Une autre suture discordante apparaît entre les fragments IV et V35. Nous engloberions d’ailleurs volontiers dans la suture la dernière phrase admise dans l’édition Diels-Kranz du fragment IV qui passe, de la recherche de l’argent comme protection et moyen de se procurer le pouvoir, à l’argent convoité comme source d’une gloire extérieure, avec une expression ἀλλοτρίῳ κόσμῳ attestée, en dehors de l’Anonyme, pour la première fois chez Platon36. Cette touche platonicienne est confirmée par les lignes suivantes qui amplifient le thème de l’indépendance, à l’égard des passions παθῶν (terme absent du vocabulaire de l’Anonyme) et des biens extérieurs, de l’homme pourvu de la véritable ἀρετή.
- 37 CUF, 126, l. 27 – 127, l. 4.
- 38 Voir supra n. 21. La référence la plus évidente est homérique : Sarpédon exhort (...)
- 39 CUF, 127, traduction des Places 1989.
37Également troublante est la dissonance entre le fragment V et le commentaire de jonction avec VI37. L’incitation, de tonalité héroïque38, au mépris de la mort, qui permet à l’homme accompli l’échange d’une vie mortelle contre une gloire éternelle et immortelle, est reprise par des considérations puisées dans le Phédon sur la philosophie μελέτη θανάτου et sur son rôle τὴν ἀθάνατον καὶ ἀεὶ οὗσαν ζωὴν ἐπανάγει (« elle prépare la vie immortelle et sans fin »39). Or la gloire seule, et non l’âme, est dans la perspective de l’Anonyme, immortelle.
38De même, dans ce chapitre 20 – qui n’a rien a priori d’aristotélicien – la suture entre les fragments VI et VII comporte les mots typiquement aristotéliciens δικαιοπραγεῖν / ἐλαττώματα :
- 40 CUF, 128, traduction personnelle.
même si aucun avantage extérieur ne devait en provenir, même s’il devait en résulter humainement des dommages, il vaut la peine de pratiquer la justice, avec la conviction que là est le bien universel le plus précieux40.
- 41 Voir notre article Lacore 1997, 417, n. 81.
- 42 Éthique à Nicomaque, V, 1138 a. Voir les commentaires de Romilly 1979, 189-196 (...)
39Nous avions pensé dans un premier temps41 que cette suture, qui permet des rapprochements intéressants avec le De officiis de Cicéron, pourrait être rendue à l’Anonyme. Cela nous paraît maintenant hautement improbable, étant donné l’abondance de ces termes chez Aristote (20 occurrences de chacun de ces deux mots), en raison aussi des rapprochements qui s’imposent à l’esprit avec la notion de l’ἐπιείκεια, l’équité, définie dans l’Éthique à Nicomaque42. Cette suture, sans rapport clair avec le développement précédent de l’Anonyme sur la défaite finale du surhomme face à la communauté rassemblée, illustre bien, au-delà même du style, l’imprégnation profonde de Jamblique par l’aristotélisme. La divergence entre la suture et le texte précédent illustre aussi, nous semble-t-il, le syncrétisme dans sa pratique et ses limites.
40L’Anonyme apparaît donc très singulier par l’état du texte qui nous est proposé mais aussi par ses thématiques que Jamblique peine visiblement à ajuster à son dessein, car il s’agit d’une pensée forte, capable de résister aux aléas de sa transmission. Le problème de l’identification de l’auteur est d’autant plus irritant.
- 43 Romilly 1980, 19-34. L’auteur cite, p. 20, les études de Töpfer, « Die sogennanten Fragme (...)
- 44 Untersteiner 1954, 141-147.
41J. de Romilly, qui a souvent traité de l’Anonyme, dont elle avait envisagé de faire une édition commentée, a étudié, dans un article important43, les affinités entre les recherches stylistiques de l’Anonyme et celles de Thucydide. Cette parenté a été également reconnue par M. Untersteiner, qui, partant de l’hypothèse que l’Anonyme était Hippias, a rattaché, dans son édition commentée44, au texte de l’Anonyme extrait de Jamblique, un chapitre d’authenticité parfois contestée de Thucydide III, 84, l’évocation terrible de la στάσις de Corcyre. Outre la langue et le vocabulaire étudiés depuis le début du XXe siècle, J. de Romilly relève des procédés de style analogues chez l’Anonyme et Thucydide (goût pour les substantifs abstraits, rigueur de l’expression obtenue par le choix des verbes composés, recherche de la variatio).
42Cette étude précise répond aux reproches de pauvreté et maladresse d’expression que H. Gomperz45 adressait à ces pages. À notre avis, les reprises que l’on relève dans ce texte, tout particulièrement la reprise de l’image de l’homme d’acier, ne sont pas des répétitions traduisant le manque d’inspiration mais des vestiges qui subsistent, en dépit d’une transmission mutilante, de la cohérence d’un développement puissant, capable d’embrasser à la fois la question des origines de la société humaine (où l’homme d’acier n’a pas sa place) et celle du surgissement de la tyrannie, où toute aura de surhomme est refusée au tyran. On peut aussi également noter la maîtrise parfaite de l’antithèse traditionnelle dans le développement sur l’eunomia et l’anomia.
- 46 Cataudella 1932, 5-22 ; 1937, 182-210 ; 1950, 74-106.
- 47 Cole 1961, 150-155.
43La conviction que l’Anonyme est en fait non seulement un styliste mais un penseur de tout premier plan (comme les deux autres grands anonymes du Protreptique) a guidé Q. Cataudella46, le plus ardent défenseur de l’attribution de ces pages à Démocrite, puis ses successeurs, parmi lesquels A. Cole47, qui croit cependant à un disciple athénien de Démocrite.
- 48 Voir une étude très approfondie de cette liste et des autres indications transmises (...)
- 49 Farrar 1988, 193-194.
- 50 Luria 2007, 1290-1291.
44C’est naturellement dans la substance du texte qu’il faut rechercher les convergences, mais cette recherche est compliquée par la pauvreté des fragments qui nous sont parvenus des œuvres éthiques de Démocrite et certains traits étranges de la transmission : les fragments ne sont jamais attribués à une œuvre spécifique, alors même qu’une liste de ces traités48, établie par Thrasylle, a été transmise par Diogène Laërce. Ces fragments présentent d’ailleurs curieusement le défaut, relevé par C. Farrar49, d’être déformés et mutilés par la transmission, parfois syntaxiquement incomplets et réduits à des infinitifs. Ce trait les rapproche de l’Anonyme, puisque nous avons vu qu’il se caractérise par un style indirect truffé d’anomalies. Or ce défaut apparaît dans l’un des fragments les plus importants pour la définition de l’éthique démocritéenne (fr. B 84), qui, de surcroît, se présente sous plusieurs avatars, tous imparfaits comme le fait remarquer S. Luria à propos des fragments fr. B 244, 84 et 264, regroupés dans son édition qui complète et renumérote les fragments (fragment Luria 60450).
45La lecture de l’Anonyme fait découvrir un texte traversé par des thématiques, certes partagées par beaucoup de penseurs contemporains, mais vigoureusement présentes chez Démocrite, même si l’on ne relève malheureusement aucune coïncidence frappante d’expression. Ces rapprochements ont été faits par de nombreux commentateurs, nous les rappellerons rapidement : l’importance de l’éducation y est soulignée (fr. B 33) :
- 51 Traduction Dumont 1988, pour tous les fragments de Démocrite, sauf indication (...)
Nature et éducation sont choses très voisines. Car il est vrai que l’éducation transforme l’homme et cette transformation confère à l’homme sa nature (φυσιοποιεῖ)51.
appuyée sur la valeur du πόνος :
fr. B 182 τὰ μὲν καλὰ χρήματα τοῖς πόνοις ἡ μάθησις ἐξεργάζεται.
ce n’est que grâce à l’effort que l’étude conquiert les belles choses.
46Nombreux sont les fragments célébrant la loi comme profitable à la vie des hommes pourvu qu’ils acceptent de s’y soumettre (fr. B 248), en particulier comme seul moyen de prévenir le φθόνος (fr. B 245) :
Les lois n’interdiraient pas à chacun de vivre selon son penchant (ἐξουσία), si les gens ne se faisaient pas tort mutuellement. Car c’est l’envie qui est au commencement de la discorde.
47Mais l’éloge démocritéen de la loi, en opposition absolue à la position d’Antiphon, engage aussi l’éthique personnelle, témoignant d’une élévation de pensée qui n’est pas inférieure à celle de Socrate. Il s’agit du fragment que nous venons de mentionner pour ses difficultés textuelles (fr. B 264) :
- 52 Traduction Dumont 1988 modifiée : le terme grec est αἰδεῖσθαι. Le fragment est un exemp (...)
On ne doit pas manifester davantage de <vergogne>52 devant les autres que devant soi-même, ni davantage mal agir, si cette action doit demeurer ignorée au lieu d’être connue de tous.
C’est devant soi-même que l’on doit manifester le plus de <vergogne>,
καὶ τοῦτον τὸν νόμον τῇ ψυχῇ καθεστάναι ὥστε μηδὲν ποιεῖν ἀνεπιτήδειον.
et la loi qui s’impose à l’âme est de ne rien faire de malhonnête.
48Les fragments de Démocrite préconisent aussi l’usage intelligent des richesses (fr. B 282) et les secours que les riches doivent aux pauvres pour assurer la concorde (fr. B 255) en mettant fin à l’isolement :
ὅταν οἱ δυνάμενοι τοῖς μὴ ἔχουσι καὶ προτελεῖν τολμέωσι καὶ ὑπουργεῖν καὶ χαρίζεσθαι, ἐν τούτωι ἤδη καὶ τὸ οἰκτίρειν ἔνεστι καὶ μὴ ἐρήμους εἶναι καὶ τὸ ἑταίρους γίγνεσθαι, καὶ τὸ ἀμύνειν ἀλλήλοισι καὶ τοὺς πολιήτας ὁμονόους εἶναι καὶ ἄλλα ἀγαθά…
- 53 Traduction Dumont 1988 modifiée.
Lorsque ceux qui ont les moyens prennent sur eux de venir en aide à ceux qui n’ont rien, de les secourir, de leur rendre service, cela implique la pitié, la fin de l’isolement, le compagnonnage, le secours mutuel, la concorde entre les citoyens et d’autres biens53…
49Dans le domaine de l’éthique personnelle, le refus manifesté par l’Anonyme de l’accaparement par les affaires liées à une vie politique malsaine et l’apologie du loisir disponible pour l’accomplissement personnel s’accordent avec l’éloge démocritéen de la tranquillité (fr. B 3) et le refus des tracas de la vie publique (fr. B 253).
50La sérénité de l’homme juste fait écho à la description de la vie sous le régime de l’eunomia :
fr. B 174 ὁ μὲν εὔθυμος εἰς ἔργα ἐπιφερόμενος δίκαια καὶ νόμιμα καὶ ὕπαρ καὶ ὄναρ χαίρει τε καὶ ἔρρωται καὶ ἀνακηδής ἐστιν· ὃς δ’ ἂν καὶ δίκης ἀλογῆι καὶ τὰ χρὴ ἐόντα μὴ ἔρδηι, τούτωι πάντα τὰ τοιαῦτα ἀτερπείη, ὅταν τευ ἀναμνησθῆι, καὶ δέδοικε καὶ ἑωυτὸν κακίζει.
L’homme heureux, porté à accomplir des actions justes et légales, est jour et nuit réjoui, sûr de lui et sans souci. Mais celui qui ne tient pas compte de la justice et n’accomplit pas ses devoirs, trouve en toutes choses sujet de s’affliger lorsqu’il y repense : il connaît la crainte et se blâme lui-même.
- 54 Voir Robinson 2007, 112-113.
51La défense de la démocratie et l’horreur de la tyrannie sont aussi des thèmes chers à Démocrite, qui vivait à Abdère sous un régime démocratique54. En témoignent les fragments B 251 et 252 :
La pauvreté en régime démocratique est aussi préférable au prétendu bonheur en régime tyrannique que la liberté l’est à la servitude.
Une cité bien administrée est la meilleure des sauvegardes : c’est en cela que tout repose ; son salut constitue le salut de tout et sa ruine la ruine de tout.
52Cependant ces parallèles fragmentaires sont, il faut bien le reconnaître, assez limités et décevants. Il semble plus fructueux d’examiner l’originalité des grands développements de l’Anonyme. Le plus frappant d’emblée est la référence exclusive à la loi humaine et l’absence de toute référence, fût-elle polémique, aux dieux ou à la divinité.
53L’évocation des origines de l’humanité est dépourvue de toute référence mythique, manifestant une totale rationalisation dans le traitement de ce thème, qui représentait déjà pourtant une révolution intellectuelle par rapport aux mythes de l’âge d’or.
- 55 Prométhée enchaîné, v. 447-468.
- 56 Fr. B 8 d’un Traité sur les dieux : « Touchant les dieux, je ne suis pas en mesure de s (...)
54La dimension mythique et religieuse reste marquée lorsque, dans le Prométhée enchaîné d’Eschyle55, Prométhée revendique toutes les inventions qui ont permis à l’homme d’émerger de sa misérable confusion originelle. Le mythe de Protagoras, dans le dialogue platonicien qui porte son nom, conserve lui aussi une coloration mythique : le sophiste donne un rôle décisif aux dieux, non seulement dans la création de l’espèce humaine, mais aussi dans le passage de la dispersion primitive de l’humanité à la constitution de cités, rendue possible par les dons qu’Hermès communique aux hommes de la part de Zeus, αἰδώς et δίκη, la pudeur et la justice. Certes il ne s’agit chez Protagoras que de « dieux de papier » : même si la tradition suivant laquelle Protagoras fut accusé d’impiété est considérée comme peu fiable, l’un des rares fragments ne provenant pas de Platon témoigne de l’agnosticisme du sophiste56. Or Protagoras est l’une des identifications proposées pour l’Anonyme et il existe, selon la tradition, des liens mal définis entre Démocrite et Protagoras, tous deux originaires d’Abdère, l’un ayant peut-être été l’élève de l’autre.
- 57 Voir Salem 2002, 77-88, « le hasard : un sobriquet de la nécessité ».
- 58 Fr. Maehler 169 a.
- 59 Voir le commentaire de Romilly 1971, 63-69.
55Dans sa représentation des origines de l’humanité, l’Anonyme se refuse absolument la facilité du mythe et met son lecteur en présence d’une sorte d’épure parfaitement abstraite, qui relève uniquement du raisonnement logique, presque physique, avec pour pivot la notion de la force des choses (ἀνάγκη), notion de la physique et de la cosmologie démocritéennes57. Cette abstraction s’accompagne d’une variation audacieuse, parfaitement rationaliste, sur le nomos basileus, que Pindare58 avait célébré comme la loi de Zeus qui réconcilie le droit et la force, en justifiant la violence du rapt des bœufs de Géryon par Héraclès59. Chez l’Anonyme cette loi souveraine est la loi de la société des hommes :
- 60 Fragment VI, 1, CUF 127, avec une divergence de texte. Notre traduction s’appuie sur la (...)
Car s’il est vrai que les hommes sont par nature incapables de vivre isolés et que c’est en cédant à la nécessité qu’ils se sont rassemblés, que leur vie tout entière et les arts qui la favorisent ont été inventés par eux, qu’il leur est impossible d’être ensemble et de vivre dans l’absence de lois (car un dommage en résulterait pour eux pire que la vie dans l’isolement),
διὰ ταύτας τοίνυν τὰς ἀνάγκας τόν τε νόμον καὶ τὸ δίκαιον ἐμβασιλεύειν τοῖς ἀνθρώποις καὶ οὐδαμῆι μεταστῆναι ἂν αὐτά· φύσει γὰρ ἰσχυρὰ ἐνδεδέσθαι ταῦτα.
c’est en raison de ces contraintes que la loi et le droit règnent chez les hommes et ils ne sauraient aucunement en être déplacés ; car c’est leur enracinement dans la nature qui fait leur puissance60.
- 61 Bibliothèque historique, I, 7-8, inclus par Diels dans les fragments de Démocrite fr. D (...)
- 62 Salem 2002, 267-278.
- 63 Taylor 2007, 5. Voir également Taylor 1999, 229-230 pour l’intégration forte de nomos e (...)
56Or les commentateurs ont souvent vu en Démocrite la source directe d’un chapitre de Diodore de Sicile61 qui, partant d’une évocation cosmologiste mécaniste des origines du monde, évoque en termes de découvertes purement humaines les progrès de l’humanité depuis des origines bestiales, texte inclus par Diels, convaincu par la démonstration de J. Reinhardt (1912), dans les fragments de Démocrite. Le texte de Diodore, qui se borne aux progrès techniques et matériels de l’humanité, n’évoque que le langage comme lien social dans des communautés réduites, et reste muet sur la loi, apparaît plutôt complémentaire de la perspective de l’Anonyme de Jamblique. L’attribution de ce texte à Démocrite a suscité depuis 1928 (J. H. Dahlmann) d’âpres débats. Au terme d’un commentaire très prudent, J. Salem conclut en faveur d’une empreinte démocritéenne62. Le texte de l’Anonyme nous paraît cependant beaucoup plus vigoureux que le passage de Diodore dans l’affirmation de l’enracinement de la loi dans la nature, l’expression τόν τε νόμον καὶ τὸ δίκαιον nous paraît en effet englober les deux valeurs de νόμος justement distinguées par C. C. W. Taylor63 dans la pensée de Démocrite, convention normative et loi positive. Le commentateur estime d’ailleurs que les idées essentielles de l’Anonyme sont présentes « in a comparatively inexplicit form » chez Démocrite.
57Chez l’Anonyme, les dieux sont absents et l’invention des lois suffit par elle-même à assurer la solidarité harmonieuse de la société humaine. Sa façon d’ignorer les dieux est encore plus radicale que le cynisme de Critias64 (auquel on a proposé de l’identifier), qui fait des dieux une invention humaine astucieuse, destinée à ruiner par la terreur le sentiment d’impunité des coupables de transgressions secrètes.
- 65 Voir par exemple Salem 2002, 293-300. Voir aussi le chapitre 5 de Zeppi 2011, « Démocri (...)
- 66 Voir Warren 2007, 87-104 et Nill 1985, 75-91.
58Cette absence totale des dieux combinée à une foi absolue dans l’obéissance aux lois pourrait orienter vers Démocrite, souvent considéré comme athée dans l’Antiquité, encore que les spécialistes modernes se montrent, en l’état actuel des fragments, très prudents sur l’athéisme de Démocrite65 et que la question de la solidarité entre la physique atomiste matérialiste de Démocrite et ses positions éthiques soit toujours débattue66.
59Pourtant il est tentant de rapprocher de la conception démocritéenne des atomes sphériques qui constituent l’âme, la remarque de l’Anonyme expliquant l’attachement à la vie de l’humanité ordinaire : une position non idéaliste sur les rapports de l’âme et du corps se manifeste dans un des loci desperati du passage, que le contexte permet cependant d’interpréter assez sûrement, il s’agit de IV, 2 :
- 67 Amendement économique, mais rude, retenu par Diels (DK) – tous les manuscrits (...)
φιλοψυχοῦσι μέν, ὅτι †τοῦτο ἡ ζωή ἐστιν, ἡ ψυχή†67· ταύτης οὖν φείδονται καὶ ποθοῦσιν αὐτὴν διὰ φιλίαν τῆς ζωῆς καὶ συνήθειαν ἧι συντρεφονται.
ils sont attachés à la vie parce que leur existence se résume à ce souffle de vie ; ils le ménagent donc et en sont épris par amour de l’existence et par les habitudes de leur éducation.
60Or l’Anonyme n’objecte rien à cette identification (et réduction) de l’âme au souffle vital et blâme uniquement les conclusions de lâcheté qui en sont tirées. Le rapprochement s’impose avec un passage du début du traité De l’âme d’Aristote où le philosophe rappelle la théorie de Démocrite et de son école sur l’âme (I, 2, 404 a) :
ὑπολαμβάνοντες τὴν ψυχὴν εἶναι τὸ παρέχον τοῖς ζῴοις τὴν κίνησιν‧ διὸ καὶ τοῦ ζῆν ὅρον εἶναι τὴν ἀναπνοήν‧
- 68 Traduction Bodéüs 1993.
Ils font donc l’assomption que l’âme est ce qui fournit aux animaux leur mouvement. C’est pourquoi également, selon eux, la norme de la vie, c’est la respiration68.
- 69 Les rapports entre Platon et l’Anonyme sont étudiés par Cole 1961, 144-150.
61Le rapport de l’Anonyme et de Platon est, lui, à notre avis certain et franchement conflictuel de la part du second69. Nous l’avons constaté en étudiant, dans un article consacré à la métaphore de l’homme d’acier, la façon dont Platon (République II, 360 b) reprend cette métaphore pour la retourner : chez lui l’homme d’acier n’est plus le surhomme impensable de l’Anonyme, mais le sage à la vertu inébranlable. Mais d’autres analyses de l’Anonyme trouvent un écho qui est une remise en cause de la part de Platon.
62L’Anonyme prend place dans un courant de pensée qui s’interroge sur les différents régimes politiques, dont la première manifestation se trouve dans Hérodote III, 80-82, le débat entre Otanès, Mégabyze et Darius, sur le choix entre monarchie, oligarchie et démocratie. L’Anonyme, cependant, reste un peu en retrait, se contentant d’opposer le pouvoir personnel, tyrannique ou royal indifféremment, au régime qui sert l’intérêt du grand nombre (VII). On peut d’ailleurs remarquer l’absence de vocabulaire strictement institutionnel dans le développement, le seul terme qui s’en approche est τὸ πλῆθος, 3 fois en VII. Cependant l’analyse de la méthode qui permet au tyran de s’installer fait écho aux paroles de Darius « un homme s’étant fait le protecteur du peuple met fin aux agissements <des comploteurs qui mettent l’État à mal> […] admiré par le peuple, il est proclamé monarque ».
- 70 République 564 a, traduction Robin 1950.
63Platon au contraire, lorsqu’il analyse le surgissement de la tyrannie au Livre VIII 562-569 de la République, voit, comme terreau unique de la tyrannie, une démocratie déréglée et son attaque est meurtrière : « aucun autre régime ne peut donner lieu à la constitution d’une tyrannie, sinon la démocratie ; la liberté parvenue aux plus hauts sommets donne naissance à la servitude la plus étendue et la plus sauvage »70.
64Chez l’Anonyme, la forme politique du régime anomique n’est pas explicitement précisée, bien que le contexte suggère plutôt un régime démocratique, et par ailleurs monarchie et tyrannie sont confondues dans le même rejet. Platon au contraire oppose l’un à l’autre les deux régimes de pouvoir personnel, voir en particulier le Politique 301 a.
- 71 Ménexène, 246 e.
- 72 Voir Clavaud 1980.
65Même les accents héroïques de l’Anonyme incitant à ne pas ménager sa vie et à préférer la gloire à une survie déshonorée, trouvent un écho ironique dans la célèbre prosopopée des morts à leurs fils, recueil de lieux communs, qui conclut l’oraison funèbre du Ménexène71, l’intention ironique de ce dialogue nous semblant indubitable72. Il y a même quelques rapprochements très précis dans l’expression :
χρὴ οὖν μεμνημένους τῶν ἡμετέρων λόγων, ἐάν τι καὶ ἄλλο (e.) ἀσκῆτε, ἀσκεῖν μετ’ ἀρετῆς, εἰδότας ὅτι τούτου λειπόμενα πάντα καὶ κτήματα καὶ ἐπιτηδεύματα αἰσχρὰ καὶ κακά. οὔτε γὰρ πλοῦτος κάλλος φέρει τῷ κεκτημένῳ μετ’ ἀνανδρίας...
- 73 Traduction personnelle.
le souvenir de nos paroles doit vous inciter, quelle que soit l’activité que vous pratiquez, à la pratiquer avec l’accompagnement de la vertu, sachant bien que faute de cela toute possession et toute occupation sont honteuses et viles ; car la richesse ne procure pas d’éclat à qui la possède accompagnée de lâcheté73…
66La notion de ἀσκεῖν (s’exercer, pratiquer) revient plusieurs fois dans l’Anonyme et la subordination des divers avantages extérieurs aussi bien que des accomplissements personnels à la vertu est aussi affirmée par lui.
67Plus nette encore et illustrant deux conceptions de la vertu est l’opposition de Platon à l’importance que l’Anonyme attache à la δόξα, particulièrement vigoureuse à la fin du Gorgias (527 d), où Socrate incite Calliclès à accepter l’abjection comme prix de sa pratique de la vertu :
Laisse-toi mépriser, traiter d’insensé ; souffre même que l’on t’insulte, si l’on veut […] ; tu n’en éprouveras aucun mal, si tu es vraiment un honnête homme, appliqué à l’exercice de la vertu (ἀσκῶν ἀρετήν).
- 74 Ferwerda, 1972, 337-378, réfute cette « tradition » et procède à une comparaison nuancé (...)
- 75 Chiesa 2004.
68La conception de l’ἀρετή de l’Anonyme est étrangère à la dimension absolue de l’idéalisme platonicien. J. de Romilly discerne chez ce penseur une première étape de l’affranchissement de la réflexion morale ici encore proche de la réflexion politique, son affranchissement total n’étant réalisé que chez Platon. Les antagonismes que nous avons relevés traduisent à notre avis clairement une prise de position de Platon contre ce penseur, son contemporain, mais plus âgé, puisque son œuvre lui était connue, nous pensons l’avoir établi pour la métaphore de l’homme d’acier. Il devait s’agir d’un adversaire considérable. Or Platon est, de façon surprenante, muet sur Démocrite, le cadet de Socrate d’une dizaine d’années ; il est impossible qu’il ne l’ait pas connu. Par ailleurs, la tradition a conservé (ou inventé ?) le souvenir de l’hostilité de Platon, lui prêtant même le souhait de voir brûler tous les ouvrages de Démocrite74. Une explication plus honorable au silence de Platon – alors même que le Timée témoigne du fait qu’il connaissait l’atomisme – est proposée par C. Chiesa75 : selon ce commentateur, Démocrite partage le sort d’Anaximène, Anaximandre, Archytas et d’autres encore, qui ne sont jamais nommés non plus par Platon et cette non-citation s’expliquerait par un souci de préserver la dignité philosophique, qui s’accommode mal de « la volonté subjective de citer, de se référer, de nommer ou de polémiquer », et la « recherche de la vérité objective : une recherche qui est celle de la raison […] essentiellement anonyme ».
- 76 Cole 1961, 127-144, à la suite de Cataudella.
- 77 Dyck 1996.
69Une dernière piste, non négligeable, a été ouverte par Q. Cataudella et A. Cole : elle consiste à s’intéresser à la postérité de ce texte, c’est-à-dire aux ressemblances saisissantes que présentent avec lui des développements du Livre II du De officiis de Cicéron, qui n’évoque pourtant que le stoïcien Panétius comme source. Les thèmes communs aux deux sont commentés par A. Cole76. La question est reprise dans un commentaire récent du De officiis77, qui tout en déclarant la question peu claire, attire l’attention sur des coïncidences très précises à propos de II, 15 (progrès de l’humanité), II 44-45 (coïncidence être / paraître), et surtout II 52-64, la liberalitas, avec toutes les nuances nécessaires s’agissant d’époques si différentes.
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- 78 Il est à noter que ce catalogue présente un mélange de titres en dialecte i (...)
70En dépit du problème linguistique – dont l’importance est relativisée par la corruption qui entache la transmission des fragments assurés de Démocrite – les parallèles existant entre les analyses de l’Anonyme et la réflexion éthique de Démocrite, comme l’ensemble des rapprochements ou confrontations que l’on peut établir entre l’Anonyme et les contemporains de Démocrite, plaident à notre avis en faveur de l’attribution à Démocrite des fragments isolés par F. Blass, peut-être au traité Περὶ ἀνδραγαθίας (Sur la valeur humaine), dont le titre figure – avec une forme attique notable78 – dans le catalogue de Thrasylle reproduit par Diogène Laërce. Le problème des intermédiaires entre Démocrite et Jamblique reste entier, mais tout dans le texte de l’Anonyme, de son atticisation incomplète au style indirect corrompu qui le défigure, suggère qu’il s’agit d’une citation de citation. Si l’auteur inconnu est bien Démocrite, ce chapitre 20 pourrait témoigner du fait que la tradition textuelle était déjà notablement altérée à l’époque de Jamblique.
- 79 Vies et doctrines des philosophes illustres IX, 38. Voir Leszl 2007, 28.
- 80 Voir sur les rapports entre Démocrite et les pythagoriciens, Salem 2002, 47 (...)
- 81 Voir l’introduction de Salem 2002, déplorant que Démocrite n’ait pas reçu d (...)
71La présence de Démocrite dans un traité placé sous le signe de la pensée de Pythagore, et en réplique complémentaire à un philosophe pythagoricien nommément désigné, Archytas, n’a rien de surprenant en soi. Quantité de témoignages anciens lient à Pythagore et aux Pythagoriciens le nom de Démocrite, spécifiquement dans le domaine de l’éthique. Le plus intéressant est sans doute la liste des ouvrages de Démocrite établie par Thrasylle, selon Diogène Laërce79, qui comportait, parmi les ouvrages éthiques, un Pythagore ; Jamblique lui-même prétend (Vie de Pythagore 104) que Leucippe, le maître de Démocrite, dans sa jeunesse suivit l’enseignement de Pythagore âgé80 et au premier chapitre du De mysteriis, il nomme quatre vénérables anciens parmi les Grecs qui ont tiré profit de la science égyptienne : Pythagore, Platon, Démocrite et Eudoxe ; Démocrite se trouve ainsi inclus dans un quatuor pythagoricien. La présence d’un long extrait de Démocrite, à cette place du Protreptique, n’aurait donc rien d’invraisemblable. Par ailleurs la stature immense de Démocrite aux yeux des Anciens81, qui pouvaient encore lire son œuvre autrement que par des fragments toujours frustrants, quel que soit leur intérêt, fait de lui une source aussi digne de figurer dans le Protreptique que Platon et Aristote, bien plus que les différents sophistes que l’on a proposés.
- 82 Nous ne pouvons que rappeler ici l’attachement hautement avoué de Démocrite à la μουσικ (...)
72La maîtrise de l’auteur inconnu paraît extraordinaire dans l’association de l’héritage poétique82 et gnomique (étudié par nous précédemment) et d’une pensée originale – d’un pessimisme marqué mais serein –, sur les rapports sociaux entre l’élite et le grand nombre, étonnamment moderne pour ce qui est du lien établi entre l’harmonie sociale et la circulation de l’argent, d’une puissance confondante sur les origines de la tyrannie, le tout émanant d’un véritable zélateur de la loi, d’une loi purement humaine toutefois.