1La problématique des migrations littéraires transatlantiques dans “The Yellow Bird”, nouvelle que Tennessee Williams rédige entre 1941 et 1947, ne se pose pas de la même façon que, disons, dans les nouvelles de Henry James ; elle parcourt la plus grande partie du texte de manière implicite et marginale. En revanche elle devient manifeste dans la dernière section de la nouvelle pour révéler son importance sur plusieurs plans. Un narrateur hétérodiégétique omniscient raconte le processus de transformations endossées par l’héroïne, Alma, pour accomplir sa destinée. Ce processus est tacitement amorcé par l’oiseau jaune du titre qui, pourtant, reste invisible d’un bout à l’autre de la nouvelle.
2À travers un récit analeptique sur un canevas qui ressortit à l’histoire, au folklore et à la fiction, l’incipit présente l’implication du premier des ancêtres américains de l’héroïne, The Reverend Tutwiler, et de sa femme, Goody Tutwiler, dans les procès de sorcellerie de Salem :
Goody Tutwiler was cried out against by the Circle Girls, a group of hysterical young ladies of Salem who were thrown into fits whenever a witch came near them. They claimed that Goody Tutwiler […] had appeared to them with a yellow bird which she called by the name of Bobo and which served as interlocutor between herself and the devil to whom she was sworn. The Reverend Tutwiler was so impressed by these accusations […] that he himself finally cried out against her. (232)
- 1 Exploité d’ailleurs par Arthur Miller dans The Crucible (1952).
3Très court, cet épisode renferme néanmoins un potentiel dramatique,1 d’autant plus qu’il se termine avec la pendaison de la “sorcière”. Dépouillé des détails de la narration, il relate la mise à mort d’un personnage féminin par une bande de femmes hystériques, assistées par un membre de sa propre famille, dans un contexte religieux. Toutes proportions gardées, cette histoire minimale évoque la trame des Bacchantes d’Euripide où, pour avoir refusé de reconnaître la nature divine de Dionysos, Penthée est tuée par Agavé, sa mère, et les femmes de Thèbes frappées de folie. D’ailleurs, l’appellation “Circle Girls” peut suggérer le chœur de la tragédie antique évoluant sur le cercle de l’orchestre et dont la fonction était d’exprimer la voix de la cité, comme le font ces filles dans “The Yellow Bird” de Williams. Si ces hypothèses sont justes, la problématique des migrations transatlantiques dans cette nouvelle pourrait être essentielle, malgré sa marginalité apparente, et nous conduire loin aussi bien dans l’espace que dans le temps.
4Marqué par l’oralité d’un narrateur manifeste et malgré son potentiel dramatique, ce récit de l’incipit n’est toutefois pas émouvant. La série d’actions rapides, imbriquées les unes dans les autres, repose sur un principe de répétition systématique et exagérée (cf. whenever) qui, ajouté au pas accéléré de la narration, confère aux personnages un air d’automates et à l’action un rythme mécanique. Ce qui n’est pas sans rappeler la définition du comique par Bergson : “Est comique tout arrangement d’actes et d’événements qui nous donne, insérées l’une dans l’autre, l’illusion de la vie et la sensation nette d’un agencement mécanique” (Bergson 29).
5L’incipit confronte ainsi deux voix, deux genres, deux modes : le tragique et le comique. La rencontre se fait par la réécriture d’un épisode dramatique sous forme de parodie, “forme à deux voix” selon Margaret Rose (Rose 131) dont l’une des caractéristiques est sa coloration comique (Rose 127). Dans l’analyse qui suit nous verrons que la confrontation de ces deux voix atteint une polyphonie qui se poursuit dans le reste de la nouvelle. Elle participe à la création d’une tension qui parcourt le récit. Celui-ci se compose de cinq unités dont les quatre premières s’articulent à l’intérieur d’un cadre mimétique, selon des schémas temporels, spatiaux et actionnels conventionnels ; la cinquième, en revanche, plonge dans l’espace du fantastique que la fin du récit situe dans un univers marin entre l’ancien et le nouveau monde.
6La première unité relate un épisode survenu dans l’église du père de l’héroïne, prédicateur au long souffle qu’Alma ose, un jour, interrompre outrageusement :
Increase Tutwiler was a long-winded preacher. His wife sat in the front pew of the church with a palm-leaf fan which she would agitate violently when her husband had preached too long for anybody’s endurance. […] On one occasion […] the minister’s wife had plucked nervously at the strings of her palm-leaf fan till it began to fall to pieces, but […] Increase Tutwiler ranted on and on, exceeding the two hour mark. It was by no means a cool summer day, and the interior of the church was yellow oak, a material that made you feel as if you were sitting in the middle of a fried egg. At last Alma […] picked up the hymnbook and brought it down with such terrific force on the bench that dust and fiber spurted in all directions. The minister stopped short. (233)
7En dépit du contexte mimétique de la narration, la comparaison de l’intérieur de l’église à un œuf-au-plat et l’insistance du narrateur sur le bruissement de la feuille de palme violemment agitée, convoquent le fantastique. Ils suggèrent la présence d’un oiseau invisible dont l’identité migratrice est révélée par le choix du vocabulaire : en grec, la feuille de palme “plumée” par la mère d’Alma s’appelle phénix, comme l’oiseau mythique dont l’œuf, exposé aux flammes, au lieu de se consumer, donne naissance à un nouvel être qui se nourrit de ses propres cendres. Si l’oiseau invisible est ici l’oiseau jaune du titre, la nouvelle toute entière reposerait alors sur la problématique palingénésique du phénix.
8Figure majeure de l’imagerie de D. H. Lawrence (Zaratsian ix), le phénix est, sans doute, importé de l’œuvre de ce dernier. Williams insiste sur l’importance symbolique de cette figure chez Lawrence dans I Rise in Flame Cried the Phoenix (Williams, 2000: 291), pièce consacrée à l’écrivain britannique, terminée en 1941, l’année où le premier jet de “The Yellow Bird” est rédigé. Venant d’Égypte, de la mythologie grecque et du modernisme britannique, le phénix se présente clairement ici comme un oiseau migrateur transatlantique. Son nom de Bobo indique également une origine latine qui peut venir certes, elle aussi de l’Ancien Monde, même si elle passe par le nouveau – l’Amérique latine.
9La filiation plurielle de l’oiseau jaune introduit dans l’histoire d’Alma l’hétéroglossie. Sur le plan étymologique, ce terme indique la présence d’une autre langue dans la première et sur un plan théorique, la présence d’un deuxième discours dans le premier (Bakhtin, 1981: 263). L’hétéroglossie s’exprime ici sous une forme polyphonique. Car l’identité de l’oiseau se manifeste non seulement à travers la présence littérale d’une deuxième langue (dans la poétique de son nom latino-américain), mais aussi par le télescopage d’un discours mythologique ancien (le mythe du phénix) avec un discours littéraire moderne (l’œuvre de D.H. Lawrence) et un discours “pré-historique” américain (les procès de Salem). Procédant du mode parodique, cette polyphonie crée une dialectique entre le mimétique et le fantastique, le comique et le tragique, entre le sens littéral et le sens implicite de certains énoncés.
10En tant que concept, le terme de transatlantique rentre dans cette dialectique par le truchement de deux définitions identitaires qui se rencontrent dans la personne d’Alma : l’une puritaine, linéaire et monosémique (celle des Tutwiler, pasteurs de père en fils “depuis que la réforme est venue en Angleterre”), l’autre reposant sur une pluralité discursive (celle de Bobo). Elles seront antagonistes jusqu’à ce que l’espace imaginaire transatlantique les fasse fusionner à la toute fin du récit.
11La deuxième unité de l’histoire se développe autour de l’addiction d’Alma à la cigarette. Sur le plan mimétique, cette accoutumance révèle un changement profond dans la nature réservée de la jeune puritaine, changement perçu d’un mauvais œil par ses parents car il préfigurerait une vie de plaisirs.
“You know what I’ve always said. […] If Alma gets to smoking, out she goes.”
“Do you want her to go into a good-time house?” inquired Mrs. Tutwiler.
“If that’s where she’s going, she can go,” said the preacher, “but not until I’ve given her something that she’ll always remember.” (235)
12Sur le plan du fantastique, la fumée qui enveloppe l’héroïne indique ses affinités avec le phénix : Alma-la-puritaine se consume symboliquement par le feu pour suivre la voie tracée pour elle par l’oiseau jaune. Ce qui suscite la présence d’un discours comique à côté d’un discours tragique : en évoquant les bouffonneries d’un Punch et d’une Judy, les menaces du père et les craintes de la mère au sujet du mauvais chemin que pourrait suivre leur fille inscrivent le dialogue et la gestuelle qui l’accompagne dans une logique de guignol ; néanmoins, leur peur concernant l’avenir de leur fille inscrit l’action dans une logique de prédestination. Alma se lie à sa destinée pour évoluer sur un axe vertical, comme si elle était un personnage tragique.
13Au cours de la troisième unité, les transformations identitaires d’Alma sur le plan mimétique la font de plus en plus “ressembler” à l’oiseau jaune qui hante le plan fantastique. Malgré eux, les parents de l’héroïne favorisent ces transformations, alors que leur objectif est de les censurer. Par exemple, lorsqu’Alma reçoit la gifle promise de son père, sa lèvre saigne. Au lieu de la raisonner, cette violence la débarrasse de ses restes de timidité en la transformant en femme, voire en femme “libre”. Ouvertement théâtral, grâce à un rythme vif et moyennant nombre d’entrées et sorties rapides, l’épisode évoque toujours une scène de guignol ou de slapstick comedy. Lorsqu’Alma rend la gifle à son père, elle disparaît et réapparaît sous peu en blonde, avec du rouge à lèvres et cigarette au bec. La voyant, sa mère s’évanouit mais personne ne s’occupe d’elle. “‘Alma,’ she said weakly, ‘Alma!’ Then she said her husband’s name several times” (235). La polyphonie ou plutôt ici le dialogisme de cet épisode nous met face à deux discours opposés. Ainsi, si l’on analyse cette citation sur le plan littéral, il s’agit d’un appel au secours de la mère d’Alma qui demande de l’aide à sa fille et à son mari; mais sur le plan du discours fantastique qui est ancré dans une logique de prédestination, il en est autrement: le prénom du mari étant Increase, nom propre mais aussi verbe, l’appel au secours de la mère exhorte Alma à suivre la voie de Bobo: ‘Alma, increase!’. De plus, le propos se charge d’une valeur performative qui lui permet de fonctionner comme une formule magique. Au lieu de raisonner Alma, le propos de sa mère l’invite à grandir, à croître ou à s’accroître. Car, grâce au discours fantastique latent et à l’hétéroglossie, on perçoit aussi à travers la voix de Mme Tutwiler celle de Bobo. Performatif, l’énoncé agit sur l’héroïne en investissant le propos d’un pouvoir du type “dire c’est faire” (Austin 8). Ainsi, Alma grandit rapidement en poursuivant l’accomplissement de sa destinée par le plaisir. En tant que blonde, elle plaît aux hommes (233): elle en ramasse plusieurs sur la route, fait la fête avec eux jusqu’au petit matin sans jamais perdre de sa vigueur.
14À partir de ce moment, l’intérêt transatlantique du récit repose, en grande partie, sur la matérialisation des différents sens du prénom de l’héroïne, car en tant que nom commun, Alma a, en effet, un sens dans plusieurs langues. Servie par l’hétéroglossie, Alma les interprète l’un après l’autre, telle une actrice sur la scène de la nouvelle. Son identité passera, ainsi qu’on le verra, de l’un au multiple, du puritanisme littéral au métissage littéraire.
15Ainsi que l’indique le narrateur, le puritanisme fervent de plusieurs générations d’ancêtres croyants nourrit l’ardeur inflexible d’Alma : “Alma had all the vigor that comes from generations of firm believers. It could have gone into anything and made a sensation” (236). L’ardeur de la foi des disparus est donc recyclée dans les plaisirs de leur héritière. Le processus décrit ici s’inscrit dans le paradigme palingénésique du phénix dans la mesure où, par la symbolique de la fumée dont il a déjà été question, la vieille fille puritaine se consume pour que ses cendres nourrissent un être nouveau. Alma se voit ainsi interpréter le sens de son prénom en latin: alma est la forme féminine de l’adjectif almus, qui signifie nourricier/ère (Gaffiot 104). Le puritanisme ardent de la jeune fille nourrit l’ardeur épicurienne de la femme libre. Ce faisant, Alma illustre le principe de “ceci tuera cela”, processus qui fait partie de sa destinée et s’apparente à la trame d’inspiration tragique du récit ; néanmoins, la manière dont la narration expose cette fatalité suscite sinon le rire, du moins le sourire. Langue morte, le latin traverse ainsi le Styx, le temps et l’océan Atlantique pour migrer vers le puritanisme américain, l’investir de toute sa logique de mythe issu de l’ancien monde et hanter discrètement la poétique de la nouvelle. Ce même chemin sera également emprunté par le grec et l’hébreu dans lesquels le mot “Alma” résonne de significations supplémentaires.
16La voie d’accomplissement par le plaisir conduit Alma au Quartier Français de la Nouvelle Orléans où elle se tourne vers l’exercice du plus ancien métier du monde. Elle coupe les ponts d’avec ses parents et accomplit un “saut” dans le passé qui la conduit de l’autre côté de l’Atlantique, pour la mettre en rapport “direct” avec les plus anciens de ses ancêtres de la France galante : “Alma kicked over the traces and jumped right back to the plumed-hat cavaliers” (237). Nouvel exemple de performativité, ce saut expose la mise en scène du sens grec de son prénom: Alma en grec signifie “saut” (Dimitracos, I, 268, b).
17Alma est aussi un mot hébreux de l’Ancien testament qui intègre la tradition occidentale par l’intermédiaire du grec παρθένος, “vierge”, ainsi qu’alma a été traduit dans le verset d’Isaïe VII, 14-15 sur lequel repose le la doctrine de la virginité de Marie.2 La vie d’Alma parodie ainsi quelques aspects du culte ou épisodes de la vie de la Vierge, à commencer par la doctrine de la virginité perpétuelle.3 Le puritanisme qui nourrit la galanterie d’Alma confère aussi de la pureté à son physique : malgré le temps qui passe et sa vie de débauche, le physique d’Alma ne change pas. Son miroir lui renvoie l’image d’un visage virginal qui n’accuse ni les effets du temps ni les excès physiques :
It might have seemed to some people that Alma was living a wasteful and profligate existence, but if the penalty for it was death, well, she was a long time dying […] It apparently did not have a dissipating effect on her […] it wouldn’t […] Her face had a bright and innocent look in the mornings. (239)
18Tout en évoquant de façon implicite The Picture of Dorian Gray, ce passage ouvre la voie pour une nouvelle mise en scène du prénom d’Alma en Vierge. Elle se déroule dans sa chambre, décrite comme une “crèche” : “[a] miserable little furnished room—or crib, as it actually was” (238). Alma y reçoit une émissaire de ses parents naturels qui constate que dans ce lieu tout est saleté et macule:
The bed was unmade and looked as if it had been that way for weeks. The two-burner stove was loaded with unwashed pots in some of which grew a pale fungus […] the doors of the big armoire hung open on white summer dresses that were covered with grass stains. (237-238)
19Parodie de l’immaculée conception, cette visite, qui clôt la quatrième unité, se parachève avec l’annonce de la “bonne” nouvelle : “Shortly thereafter Alma discovered that she was becoming a mother” (238).
20En traduisant les différents sens de son nom en images et en action, Alma traverse ainsi l’hétéroglossie, qui affecte son identité monosémique pour la redéfinir à travers un processus polyphonique et transatlantique: celui du récit dont elle est issue.
21La naissance d’un garçon, très blond, qu’Alma prénomme John d’après le prénom de son amant préféré, ouvre la cinquième et dernière section. Puis, de manière ironique, voire arrogante, le narrateur révèle la prédominance clandestine du fantastique qui, à partir de ce point, transparaît :
Now from this point on the story takes a strange turn that may be highly disagreeable to some readers, if any still hoped it was going to avoid the fantastic. (238)
22En faisant tomber les contraintes de la fiction mimétique, le narrateur intègre la magie dans la littéralité du texte et l’importance implicite de l’océan qui sépare l’ancien du nouveau monde devient explicite : enfant ensorcelé, le fils d’Alma rend sa mère riche en lui apportant de l’or, des joyaux qui sentent la mer et autres trésors issus de l’espace marin. Comblée de richesses, Alma s’en va vivre “up North.”
- 4 Hymne religieux baptiste, composé en 1877 par George C. Stebbins sur un texte de Charles C. Luther. (...)
- 5 La transformation d’Alma commence six mois après l’épisode de l’Église, lorsque celle-ci a 30 ans ( (...)
- 6 La formulation s’inspire du titre Le Tiers Pictural de Liliane Louvel (Rennes: PUR, 2010).
23Les mises en scène d’épisodes de la vie de Marie se poursuivent avec une parodie du récit de sa dormition selon les apocryphes où la Vierge est miraculeusement rapprochée de Jean (Rhodes 194-277) et se terminent par la consécration d’Alma qui constitue une parodie de l’ascension de la Vierge. Tandis qu’elle agonise, l’héroïne souhaite que son fils, parti dans la marine, vienne à son chevet ; mais, au lieu de cela, son lit la conduit à John, son amant préféré qui, tel Neptune, l’accueille au milieu de l’océan, tenant une corne d’abondance remplie de joyaux récupérés dans les épaves de galions espagnols. Il couvre le corps d’Alma de ces joyaux et l’emmène avec lui en disant “Some people don’t even die empty-handed” (239). Avatar de Jean l’apôtre, chez qui le lit miraculeux conduit la Vierge mourante dans la version originale du texte apocryphe, de par son rôle baptismal et sa citation parodique de l’hymne baptiste “Must I Go, and Empty-Handed”4, John s’avère être aussi l’avatar de Jean-Baptiste. Amant et fils à la fois, il est également une figure de l’Antéchrist, ainsi que l’indique une numérologie savante qui rattache la naissance du garçon à différentes combinaisons du chiffre 666.5 La boucle est bouclée lorsqu’on remarque que, sous sa forme de Neptune, John est aussi Hadès, le maître des enfers dont la corne d’abondance présentée à Alma est l’emblème. En souvenir, peut-être du Diable mélancolique dans “Young Goodman Brown” à qui Hawthorne fait dire “Evil is the nature of mankind” (Hawthorne 146), Williams superpose ici les enfers païens et l’enfer chrétien. A travers un syncrétisme et une concentration que seule la nouvelle peut atteindre, l’espace entre les deux continents acquiert ici un sens nouveau : au-delà des profondeurs chthoniennes infernales, au-delà des hauteurs célestes lumineuses, au-delà du bien et du mal, la nouvelle propose un tiers aquatique6 de nature fantastique qui, par la réécriture parodique d’un héritage mythologique et chrétien partagés des deux côtés de l’océan, réunit, plutôt qu’il ne sépare, l’ancien monde et le nouveau. Le fond de l’Atlantique apparaît alors comme un univers patrimonial, tel que Dante le représente dans L’Inferno, texte qui restaure aux enfers mythiques la continuité rompue par le christianisme dans la réalité historique entre le passé païen et l’époque moderne. L’espace transatlantique de Williams est, en effet, un réservoir.
- 7 Je remercie Aurélie Guillain qui a attiré mon attention sur l’origine de cette citation lors de la (...)
24Pour décrire cet espace et le rapport d’Alma à celui-ci, le texte a recours à des citations. Leur recyclage illustre toujours le symbolisme palingénésique du phénix. “Consumées” par la parodie, les citations sont engagées dans un processus performatif qui les “ressuscite” en images. Nourrie de la consumation du texte original, l’image qui émerge crée un sens nouveau. Par exemple, dans la phrase : “And while […] she lay there dying, the bed began to rock like a ship on the ocean” on reconnaît sur la scène de la nouvelle le titre du roman de William Faulkner As I Lay Dying (1930), qui indique l’ancrage d’Alma dans la littérature du Sud et dans la littérature grecque (puisque le titre de Faulkner est lui-même une citation du livre XI de l’Odyssée).7 Ce titre croise d’autres qui viennent de l’autre côté de l’Atlantique et qui ne sont pas cités mais évoqués par théâtralisation (i.e. par recréation visuelle dans l’espace de ce qui est décrit). Ainsi, lorsqu’au bout de son ultime voyage, au lieu de rencontrer son fils, Alma rencontre son amant, on reconnaît la mise en scène du titre Sons and Lovers (1913) de D. H. Lawrence; ou encore lorsqu’au moment de sa consécration, son corps de courtisane est couvert de joyaux, on devine la mise en scène du titre de la pièce d’Oscar Wilde, La Sainte Courtisane or the Woman Covered With Jewels (1892). Ces titres, qui traversent l’océan pour gagner le récit, restent néanmoins invisibles sur le plan textuel; tout comme les ancêtres européens d’Alma, tout comme Bobo, ils participent d’une stratégie de mise en scène implicite. Cependant, la nouvelle semble insister sur l’importance des migrations invisibles.
25Invisibles, les échanges et migrations qui ont lieu dans cet espace métatextuel nous le présentent comme un réservoir de trésors de l’imaginaire des deux continents qui permet à Alma de plonger littéralement dans des œuvres d’auteurs qui nourrissent le texte dont elle est issue. Et force est de constater qu’il existe un rapport métaphorique entre les joyaux qui couvrent le corps d’Alma et ces œuvres qui fonctionnent comme une synecdoque de l’espace où elles reposent. Jonché de trésors, l’Atlantique est un lieu de rencontre entre les littératures du vieux et du nouveau monde. Un lieu privilégié qui abrite la création du passé pour qu’elle soit découverte et recyclée par Bobo et ses élus. Son caractère imaginaire permet à Alma d’y réaliser ce rêve utopique d’unité recherchée par tant d’écrivains.
26Un dernier sens du prénom d’Alma est enfin explicité à la fin de la nouvelle par le biais d’une ekphrasis. Le récit se clôt avec la description d’un monument funéraire que le fils d’Alma élève à la mémoire de sa mère :
It was a curious thing, this monument. It showed three figures of indeterminate gender astride a leaping dolphin. One bore a crucifix, one a cornucopia, and one a Grecian lyre. On the side of the plunging fish, the arrogant dolphin was a name inscribed, the odd name of Bobo, which was the name of the small yellow bird that the devil and Goody Tutwiler had used as a go-between in their machinations.
27Cette association entre christianisme et paganisme, privation et abondance, puritanisme et luxure, lyrisme et baroque, proposée par le symbolisme du monument, l’union entre Alma et Bobo a eu lieu dans l’espace transatlantique qui, par conséquent, est un espace de fusion. Il s’agirait d’un univers où tout serait en communion avec tout et qui aurait pu être platonicien s’il n’était pas artiste. De par son ouverture, sa pluralité et une touche de mysticisme que l’ironie et le comique n’empêchent pas de poindre, l’espace transatlantique n’est pas sans évoquer le concept emersonien de l’âme universelle. Si c’est le cas, le monument funéraire représenterait alors le sens espagnol du prénom de l’héroïne, “âme”. Unie à Bobo, figure de la métamorphose et de l’entre deux, l’esprit d’Alma aurait donc fusionné avec celui du monde dans cet univers transtextuel de recréation littéraire qu’est l’espace transatlantique dans cette nouvelle, le tiers aquatique de l’imaginaire de Williams.
28“The Yellow Bird” correspond à ce type de textes qui fonctionnent comme des biographies détournées, selon le modèle proposé par Joyce dans A Portrait of the Artist As A Young Man. Comme le roman de Joyce, la nouvelle de Williams questionne le concept du genre, et va bien au-delà. En associant les concepts de gender et de genre, la part autobiographique qui incombe à la nouvelle se retrouve dans The Glass Menagerie, A Streetcar Named Desire et Summer and Smoke, pièces composées également entre 1941 et 1947 qui reprennent des larges portions de “The Yellow Bird” pour les parodier à travers une réécriture qui est tout aussi polyphonique et qui pourrait être tout aussi autobiographique. Même si Williams n’y raconte pas sa vie dans la perspective d’en laisser une trace ou un témoignage, il utilise la réalité de son expérience vécue comme source, comme point d’ancrage esthétique et idéologique qui sert de prétexte à la parodie. Confidentielle, voire confessionnelle, imaginaire et comique, cette réécriture révèle bien plus l’auteur dans son intimité que ne le fait son autobiographie officielle, Memoirs. Ainsi, “The Yellow Bird“ est-il un “portrait de l’artiste en prostituée” où Williams montre comment, pour atteindre la maturité et la conscience de soi, il a dû, d’abord, assumer sa sexualité. Le saut d’Alma à travers l’Atlantique pour rencontrer ses galants ancêtres est suscité par la même logique libératrice que le saut du narrateur dans le fantastique. Les deux sauts font écho à un “coming out” que Williams a pu effectuer grâce à ce qu’il découvre de l’autre côté de l’Atlantique, chez Lawrence, chez Wilde, chez les Anciens, des matériaux qu’il reprend pour mettre en scène sa propre identité et devenir lui-même en les parodiant. La figure de la Vierge Marie qui lui sert de modèle pour fabriquer sa sainte courtisane est, par définition, une figure métaleptique : la mère de Dieu est créatrice de son créateur; de même qu’Alma est une figure matricielle de son auteur. Son histoire ancre délibérément l’identité de Williams, la nature de son art et sa réflexion sur les genres (gender et genre) dans les profondeurs océanes d’un imaginaire transatlantique.