« Pour une indépendance socialiste autogestionnaire basée sur la culture du peuple maohi.
No te hoe tiamaraa hau manahune haamauhia i nia i te hiroa tumu o te nunaa maohi. » (Ia Mana n°22, oct-nov 1979 : 1)
1Ce slogan du parti Ia Mana te Nuna‘a, « le pouvoir au peuple », borde une photographie de militants engagés dans le mouvement pour l’autodétermination des peuples du Pacifique réunis en 1979 à Tahiti (photo 1). Fort de son ancrage dans des réseaux transpacifiques, ce parti influencé par le socialisme et le mouvement de Mai 68 occupe une place croissante dans le paysage politique de Polynésie française pendant les années 1980, jusqu’à son déclin au milieu des années 1990 (Regnault, 1994, 1995). Des bancs de la faculté à l’Assemblée territoriale, les militants du Ia Mana composent avec une culture militante cosmopolite, qu’ils adaptent au contexte polynésien. Toutefois, le socialisme qu’ils revendiquent repose largement sur des imaginaires issus de Mai 68 et du militantisme international des années 1970, le dépossédant parfois de sa substance idéologique (Bracke & Mark, 2015). Si des influences marxistes sont bien présentes à l’origine, elles semblent se décomposer au gré de mutations qui répondent aux spécificités sociétales de la Polynésie française.
Photo 1. – Phillipe Siu en haut à gauche, aux côtés de Jacqui Drollet, membres fondateurs du Ia Mana te Nuna‘a. En dessous, de gauche à droite : Lorini Teivi, représentante de la Conférence des Églises du Pacifique, Georges Kalkoa, du Vanua’aku Pati, parti indépendantiste de Nouvelles-Hébrides et Adi Koila Mara, cheffe fidjienne
(Ia Mana n°22, oct-nov 1979)
2En plus d’une présence active sur le terrain local, le Ia Mana te Nuna‘a s’internationalise en établissant des contacts avec des États océaniens hostiles à la politique française dans la région, le parti travailliste australien ou encore des réseaux d’Églises protestantes. Les idées de ce que serait une Polynésie française décolonisée s’énoncent alors sous la forme d’un « socialisme Mā‘ohi » qui permettrait d’accéder progressivement à la souveraineté, en commençant par une émancipation économique, tout en rejetant une approche passéiste qui prône le retour d’un régime de type féodal (Ia Mana n°2, avril 1977).
3Quels réseaux le Ia Mana te Nuna‘a a-t-il mobilisés pour faire circuler ces idées et trouver des soutiens au-delà de la Polynésie française ? Le parti est historiquement lié à des réseaux de peuples autochtones en lutte pour l’accès à la souveraineté dans le Pacifique Sud. Ce tressage transnational participe au développement d’un régionalisme océanien visant à renouer des liens transautochtones dans un espace que les penseurs du mouvement définissent comme une « Mer d’Îles » ou une « nouvelle Océanie » en émancipation politique et culturelle (Hau‘ofa, 1994 ; Wendt, 1982).
4L’histoire de ce parti semble se faire oublier en Polynésie française, il réunissait pourtant deux figures du renouveau culturel et théologique, largement mises en valeur dans les discours identitaires présents : le poète Henri Hiro et le linguiste et théologien Duro Raapoto, des passeurs culturels (Aria & Favole, 2011) mais surtout des militants et co-fondateurs du Ia Mana te Nuna‘a. Nonobstant, l’héritage du parti imprègne encore les écosystèmes culturels, politiques et religieux, mais surtout les liens transnationaux de la politique polynésienne, bien moins étudiés, attestant de la vivacité du militantisme dans le Pacifique Sud des années 1970 et 1980.
5Le Ia Mana te Nuna‘a est créé en 1975 par un groupe d’intellectuels polynésiens revenus de leurs études en Hexagone. Le parti constitue un vivier d’idées du mouvement d’affirmation politique et culturel autochtone des années 1970 (Chappell, 2003 ; Gagné, 2016). Leur noyau dur est influencé par des contacts avec le mouvement de Mai 68, parfois fort d’une expérience du militantisme étudiant, ou d’une rencontre avec une littérature anticolonialiste qui circule abondamment dans le hub universitaire français (Goebel, 2017). Le mouvement de Mai renforce ou induit une prise de conscience politique chez les étudiants polynésiens, amplifiée par l’éloignement du microcosme insulaire (Saura, 2009).
6Dans sa dernière interview, l’artiste polynésien Henri Hiro décrit ses années étudiantes comme décisives dans son engagement. Avec la formule « quand on est loin, on voit mieux ce qui vous touche de près », il souligne toute l’importance de l’éloignement dans la prise de conscience des problématiques de son peuple (Michou, 12/03/1990) . En octobre 1968, quelques mois après la révolte étudiante de Mai, Henri Hiro arrive à Paris avec Duro Raapoto. Les deux jeunes polynésiens sont envoyés par l’Église évangélique de Polynésie française dans des facultés de théologie protestante (Pambrun, 2010). Pendant leurs études, à Strasbourg pour Duro Raapoto, et à Montpellier pour Henri Hiro, ils sont mis en contact avec de nouveaux enseignements théologiques, teintés de tiers-mondisme, et sont témoins des remous du monde militant. Durant cette période, des étudiants des territoires d’outre-mer et d’anciennes colonies se rencontrent, s’initient à la politique et explorent de nouveaux modèles sociétaux (Chappell, 2003).
- 1 « Student life was in turmoil after May 1968: every Marxist group – communist, Trotskyist, gauchist (...)
7Depuis 1963, l’implantation du Centre d’Expérimentation du Pacifique (cep) en Polynésie française bouleverse la région, avec l’arrivée de milliers de militaires et fonctionnaires d’Hexagone venus préparer la première expérience nucléaire en 1966 (Meltz et Vrignon, 2022). De nouvelles classes sociales apparaissent, concentrées autour de Pape’ete, entraînant une paupérisation de travailleurs venus des îles qui accentue les disparités économiques (Robineau, 1971). Face à cette situation, le discours socialiste ou révolutionnaire parle à certains polynésiens qui se mobilisent dans les universités en ébullition. C’est le cas de Jean-Paul Barral, qui devient porte-parole des étudiants de sa faculté pendant le mouvement de Mai (Chabrol et Parau-Cordette 2/05/2018). De la même manière, des étudiants Kanak sont influencés par les idées de gauche et la littérature anticolonialiste, en particulier par Frantz Fanon ou Aimé Césaire (Chappell, 2003). Déwé Gorodé, une figure du militantisme Kanak, étudie à Montpellier en 1968, et raconte avoir rencontré des « groupes marxistes – communistes, trotskystes, gauchistes – ils distribuaient des tracts. Il y avait des protestations, des débats, des grèves. C’était le temps de l’anticolonialisme »1. Les premières organisations indépendantistes Kanak naissent des suites d’expériences similaires, comme les Foulards Rouges en 1969.
8Parallèlement à cette nébuleuse militante Kanak, un groupe d’anciens étudiants mus par une envie de bousculer la société se retrouve à Tahiti en 1973. Pour Henri Hiro, la prise de conscience des dégâts de l’assimilationnisme français provoque une profonde crise identitaire qui le pousse à se détourner d’une Église peu prompte à s’engager sur des sujets politiques, à commencer par le nucléaire (Pambrun, 2010). Il se rapproche du petit groupe de militants qui forme la première association de protection de l’environnement de Polynésie française en 1973, le Ia Ora te Natura. La première Assemblée générale réunit 40 personnes autour d’un bureau dirigé par Jeanne Jacquemin, avec Jacqui Drollet, Gaston Pichon, Philippe Siu, Albert Schneider et Teriivaea Neuffer. Leur première campagne consiste à sensibiliser aux enjeux environnementaux « à l’aide d’affiches, d’autocollants, dans la presse et à la télévision, de débats dans les écoles » (Daussat, 1978 : 16-17). Le premier bulletin d’informations est consacré aux oiseaux, ordures ménagères et autres thématiques moins polémiques que le nucléaire (Te Natura o Polynetia n°1, 1974).
9Mais au sein du noyau dur de l’association, des revendications plus politiques s’esquissent. Selon Philippe Siu, le Ia Ora te Natura permettait de créer une communauté autour d’un sujet fédérateur comme la défense de l’environnement « pour passer ensuite à des sujets plus politiques » (entretien avec Philippe Siu, juillet 2021). Deux ans après la création du Ia Ora te Natura, des militants décident de créer leur propre parti. Le 17 novembre 1975, la presse est convoquée dans une salle de l’Assemblée territoriale pour annoncer la création du Ia Mana te Nuna‘a, « le pouvoir au peuple ». Henri Hiro est un des sept membres fondateurs du parti formé par Duro Raapoto, Jacqui Drollet, Philippe Siu, Peni Atger, Emile Teihotaata-Mervin et Jean-Paul Barral (photo 2). La première Assemblée générale a lieu à Tīpaeru’i chez Do Carlson, militante très active dans le parti, et compagne de Henri Hiro (entretien avec Do Carlson, 2021).
Photo 2. – Affiche de campagne
(Ia Mana n°11, fév 1978)
10Tandis que Duro Raapoto retourne en France pour poursuivre des études en linguistique, le parti démarre plusieurs réflexions sur l’avenir du territoire, et élabore un programme économique, culturel et éducatif qui se découvre au fil de ses bulletins publiés à partir de 1977. Les débuts s’orientent vers la constitution d’un projet d’État socialiste adapté au contexte polynésien, dont Bruno Saura relève le fond marxiste (Saura, 1993 : 298). Les premières publications concluent : « Notre socialisme ne pourra donc qu’être aux couleurs de la Polynésie » (Ia Mana n°9, déc 1977). Mais cette idéologie qui imprègne les fondateurs du parti semble moins marquer certains de leurs électeurs (entretiens avec Philippe Siu et Do Carlson, 2021). Un militant, engagé à la fin des années 1980, va jusqu’à refuser la filiation avec le socialisme, qu’il attribue à « la première génération de militants » du Ia Mana, donc à leurs fondateurs passés par Mai 68 (entretien avec Moana’ura Walker, 2021).
11La première définition que le parti donne de l’idéologie socialiste transposée à la Polynésie s’affirme comme un rejet du capitalisme, qui s’accompagne d’une décentralisation des prérogatives de l’État aux collectivités locales en autogestion. En 1977, Ia Mana se fixe d’abord sur une grande réforme de l’économie dans la perspective d’une arrivée de l’Union de la Gauche au pouvoir. La dénonciation de l’assistance de la France est constante : « Plus le temps passe, plus la Polynésie se transforme en mendiante ou en prostituée » (Ia Mana n°2, avril 1977) écrit Jean-Paul Barral dans le deuxième bulletin. Leur premier programme politique propose la création d’un impôt progressif sur le revenu, mais surtout une large réforme agraire. Les grandes lignes politiques sont posées, avec la proposition d’un modèle de développement faisant place à une revalorisation de la langue et de la culture. Mais avant tout, une remise en forme du secteur primaire :
« La véritable indépendance passe par un rééquilibrage de la balance commerciale, une favorisation des exportations agricoles, de la pêche. La réduction de la dépendance économique extérieure étant la seule voie qui mène à une véritable autonomie politique. » (ibid.)
12Le Ia Mana dénonce les spéculations foncières faites dans le cadre d’une politique agricole qui profite aux grands propriétaires terriens, désignés comme les « capitalistes », et laisse de côté les petits agriculteurs « exploités ». Ils mentionnent le rapport de l’agronome et pionnier de l’écologie politique française René Dumont, sur les problèmes agricoles en Polynésie française réalisé en 1969 (Dumont, 1970). Une écologie socialiste est prônée par le Ia Mana te Nuna‘a, pour que « la nature devienne un droit pour tous », avec la création de zones protégées couvrant plusieurs forêts, lagons et fonds sous-marins (Ia Mana n°10, janv 1978). Leur programme prévoit également une profonde réforme de l’éducation se détachant du modèle français qu’ils mettent en relation avec la perpétuation de « la domination d’une classe bourgeoise » aggravant les écarts socio-économiques :
« Nous considérons l’état d’acculturation d’une partie croissante de la population en zone urbaine comme un effet déterminant du déséquilibre social actuel, comme un facteur des troubles sociaux à venir et comme un obstacle au développement du Territoire. » (ibid.)
13L’année 1977 est une période de sursauts militants à Tahiti, avec des violences politiques qui conduisent à l’arrestation de militants de Te Toto Tupuna (« le sang des ancêtres ») responsables de vols d’explosifs et du meurtre d’un métropolitain. Les avocats des militants, notamment Jean-Jacques de Félice et François Roux (Bassirou, 2015), mobilisent un réseau de soutien en Polynésie, en France et en Nouvelle-Calédonie pour former des groupes de pression visant à faire reconnaitre la dimension politique du procès (Roux, 2002). Les iamanistes apportent un soutien tacite, sans cautionner l’usage de la violence. Ils relèvent cependant que les injustices induites par le système de domination français accroissent le développement de telles violences politiques :
« S’ils se révoltent aujourd’hui – et ce n’est que le début d’un mouvement plus vaste – c’est parce que la décolonisation n’a pas encore été faite chez nous. Parce que tout le système administratif, judiciaire, foncier, éducatif et économique de ce pays est entièrement français et, par conséquent, totalement incompréhensible pour l’immense majorité des habitants de ce pays.
L’erreur est de vouloir perpétuer la fiction que les Polynésiens sont des Français comme les autres. Nous avons nos propres mœurs et traditions […] aussi bien que les Bretons, les Alsaciens et les Corses. » (Ia Mana n°7, sept 1977)
14Le parti fait de nombreuses références à l’histoire de la lutte des classes, complétées par des articles sur les droits des peuples autochtones, tandis que des luttes anticolonialistes et antiracistes animent le Pacifique Sud (Swan, 2022). Leur argumentaire s’axe sur les maux de la société polynésienne, une « maladie sociale » nécessitant de « soigner le malade et non les poussées de fièvre » en pointant les transformations sociales depuis 20 ans, les « migrations vers les centres urbains, bidonvilles, la perte de l’identité et de la culture » (Ia Mana n°12, fév 1978). Le discours se fixe sur les écarts de richesses et l’exclusion sociale amplifiés par l’installation du cep, pointant les dérives d’une classe économique et politique désignée comme « affairiste » et « capitaliste ».
15Le parti s’oriente vers davantage de réflexions identitaires lorsque Duro Raapoto rentre à Tahiti en septembre 1978. Ce dernier vient de présenter sa thèse en théologie sur les marae à la faculté de Strasbourg, et débute un doctorat en linguistique à l’inalco. Les foyers polynésiens connaissent une francisation galopante depuis les années 1960 (Launey, 27/05/2022). Pour le linguiste Jacques Vernaudon : « Si le cep n’est pas le point de départ d’une politique de francisation de la population polynésienne, il va permettre de concrétiser cette velléité. Il fallait déployer une politique linguistique d’exception. C’était un enjeu majeur de la volonté d’arrimer la Polynésie à la France, en raison des essais nucléaires » (ibid.). Ce déclin est identifié comme une conséquence de l’expansion du secteur public, le français devenant attractif pour accéder à des postes administratifs, car à cette époque « la maîtrise de la langue française donnait davantage de chances de profit matériel et symbolique. De nombreux couples polynésiens, bien que n’ayant parfois qu’une connaissance limitée du français, ont préféré parler cette langue à leurs enfants » (Paia et Vernaudon, 2002).
- 2 L’article « Maohi » de Duro Raapoto est entièrement reproduit dans le bulletin du parti de mars 1 (...)
16Porté par une volonté de réhabiliter la langue tahitienne en perte de locuteurs, Duro Raapoto signe l’article « Maohi » en 1978, texte majeur dans la définition de l’autochtonie Mā‘ohi, qui reste cependant largement discutée dans la société (Raapoto, 1978). L’auteur y décrit l’identité Mā‘ohi dans sa racine linguistique, au long de métaphores végétales qui soulignent le lien viscéral de son peuple avec la terre2.
17En juillet 1979, les sept fondateurs se réunissent à nouveau chez Peni Atger à Pā’ea. Quelle philosophie politique le parti a-t-il menée depuis trois ans ? Les notions d’identité et de culture Mā‘ohi sont discutées, ainsi que les stratégies pour le développement d’une Polynésie indépendante (« Bilan des trois années », Ia Mana, juillet 1979). Duro Raapoto étend sa pensée sur les enjeux identitaires à travers le Ia Mana te Nuna‘a. Son père, Samuel Raapoto, est président de l’Église évangélique de Polynésie française (eepf). Il s’ensuit une période de tensions internes au sujet de l’identité polynésienne autochtone et du nucléaire (Vidal, 2016 ; Fer-Malogne, 2003).
18L’Église, autonome vis-à-vis de la Mission de Paris depuis 1963, reste prudente quant à la contestation de certaines décisions étatiques. Le pasteur Henri Vernier relève « le désir de la génération actuelle d’échapper aux disciplines d’antan » au sein d’une institution marquée par un « manque d’ouverture à la base », et le « poids d’une structure pesante » (Vernier, 1985 : 193). Une nouvelle génération s’affirme, avec une volonté de rompre avec la domination des anciens pasteurs ou diacres, qui exercent une autorité hiérarchique forte. Les membres du Ia Mana te Nuna‘a reprochent à l’eepf d’entretenir une trop grande proximité avec le pouvoir politique. Ils évoquent le rôle de l’Église dans la société, en se référant à la lutte menée par le pasteur Martin Luther King :
« À chaque fois que l’homme est menacé dans sa dignité, l’Église DOIT PARLER sous peine de se renier. Comme Jésus, Luther King aussi fut accusé de “faire de la politique” par les mêmes pharisiens qui s’accommodent des marchands dans le temple, du pouvoir des Césars et des silences de l’Église. » (Ia Mana n°22, oct 1979)
19En 1979, Henri Hiro (photo 3) est représentant de la section de Pape’ete du Ia Mana te Nuna‘a. Le mot d’ordre est de remobiliser des liens inter-insulaires coupés par la colonisation. Le parti lance un appel à l’ensemble des peuples autochtones du triangle polynésien à constituer une seule nation, un état fédéral, et à rompre avec les puissances coloniales et le système capitaliste :
« À chaque fois que l’homme est menacé dans sa dignité, l’Église DOIT PARLER sous peine de se renier. Comme Jésus, Luther King aussi fut accusé de “faire de la politique” par les mêmes pharisiens qui s’accommodent des marchands dans le temple, du pouvoir des Césars et des silences de l’Église. » (Ia Mana n°22, oct 1979)
Photo 3. – Henri Hiro lors d’une réunion du comité directeur du Ia Mana te Nuna’a, Arue
(Ia Mana n°22, oct 1979)
20Leur combat politique s’inscrit dans le concept de lutte des classes transposé au contexte polynésien. Le parti se positionne contre le passéisme, appelant ne pas revenir « à une société féodale » dans laquelle la masse des Polynésiens, les « manahune-vao » servaient les intérêts de la famille royale, le « hui’arii », et d’une « minorité de petits chefs, les hui raatira » (ibid.). Dans leurs écrits, la lutte des classes est transposée au contexte local, par une curieuse juxtaposition uchronique :
« Le système capitaliste n’a pas détruit la hiérarchie des classes, elle a simplement remplacé la hiérarchie d’autorité par la hiérarchie d’argent. Pour le territoire, existe toujours en 1978, trois classes : la classe bourgeoise hui ona, qui détient la réalité du pouvoir grâce à l’argent, la classe moyenne hui raatira, classe intermédiaire indispensable aux capitalistes pour continuer à exercer son pouvoir, le peuple manahune qui subit les conséquences du système politique, économique et social du capitalisme. » (ibid.)
21L’appellation manahune, terme utilisé pour désigner les basses castes de la société polynésienne préchrétienne (Henry, 2004 : 236), opère un glissement sémantique, désignant ici une classe prolétaire formée après l’arrivée du cep. Bruno Saura relève une importante création lexicale au sein du parti, reposant sur les travaux de Duro Raapoto, à une époque où « naissent les concepts hiro’a tumu et iho tume, correspondant plus ou moins à ceux de culture et d’identité » (Saura, 2009 : 71). La traduction en reo tahiti de concepts faisant référence à la lutte des classes ancre des réflexions politiques influencées par Mai 68 dans les imaginaires politiques Mā‘ohi. Ces idées se popularisent dans la sphère politique locale au cours des années 1980, puisque « la nouvelle référence en matière de libération n’est plus la Bible, mais un curieux alliage de rhétorique socialiste et de références polynésiennes pré-européennes » (Saura, 2009 : 70).
22Dans une Océanie en voie de décolonisation, de jeunes États comme Fidji, indépendant depuis 1970, deviennent des carrefours des circulations anticolonialistes dans le Pacifique Sud. De Suva à Pape’ete, le militantisme ne cesse de se frayer de nouveaux passages transpacifiques.
23Le Ia Mana te Nuna‘a s’engage dans les luttes pour la souveraineté des peuples autochtones, contre la militarisation de l’Océanie, ou encore la valorisation de la culture à travers la réhabilitation des langues et une refonte du système éducatif. Des combats qu’ils souhaitent partager avec d’autres océaniens avec qui ils tressent un réseau transnational.
24Dans son autobiographie romancée, l’anthropologue Jean-Marc Pambrun (1953-2011) retrace l’éveil politique d’un jeune Polynésien à Paris au milieu des années 1970. Il raconte être influencé par la lecture de L’Utopie ou la mort de René Dumont, agronome et candidat écologiste « qui avait un jour résumé la situation agricole polynésienne par cette phrase lapidaire : “terre sans hommes et hommes sans terres” » (Pambrun, 2005 : 37). Souhaitant défaire la représentation paradisiaque associée à la Polynésie, et influencé par les échos des violences politiques survenues en 1977 à Tahiti, Jean-Marc Pambrun explique la nécessité d’écarter « les rideaux de fleurs confectionnés pendant des décennies de commerce de séduction » (Pambrun, 2005 : 39).
25Pendant cette période, un groupe de sympathisants du Ia Mana te Nuna‘a s’affirme au sein de l’association des étudiants de Tahiti où une dizaine de jeunes mènent une réflexion « sur l’avenir politique et économique de la Polynésie française inspirée des thèses prônées par un parti local qui s’était créé trois ans auparavant, le Ia Mana te Nuna‘a » (Pambrun, 2005 : 54). Lors des réflexions collectives, le groupe souligne l’importance de l’engagement étudiant, afin que « les futurs cadres polynésiens ne finissent pas tous à la botte du pouvoir pour éviter que les partisans de la présence française ne gouvernent un jour le pays » (Pambrun, 2005 : 70). Un manifeste expose les dérives du colonialisme et du régime autonomiste, revendique l’arrêt des essais nucléaires, la reconnaissance de l’identité culturelle Mā‘ohi, l’opposition au capitalisme et l’accès à l’indépendance.
26L’engagement de Jean-Marc Pambrun s’affirme lors d’une campagne de soutien aux militants de Te Toto Tupuna. Les milieux non-violents et protestants d’Hexagone mobilisent des Polynésiens sensibles à la dégradation du contexte social et politique sur leurs îles. En janvier 1978, plusieurs membres de l’Association des Étudiants de Tahiti de Paris annoncent leur démission :
« Plus sensibles, parce que plus loin de leur terre natale, certains comme nous, ont éprouvé le besoin de se rencontrer à la suite d’expérience diverses : les uns ont milité aux côtés de nos camarades kanaks, un autre a contribué à mieux faire connaître le mouvement indien aux États-Unis… Et récemment, au soir du 7 janvier, une partie des étudiants a démissionné de l’Association des Étudiants de Tahiti […] pour dénoncer cette association qui prétend ne pas faire de politique alors qu’elle défend à tous ceux qui ont des idées contraires aux siennes et à celles du pouvoir territorial de les proclamer devant le peuple. » (Comité Opuhara pour le rassemblement de l’émigration polynésienne en France, 9/01/1979)
27Ils signent « comité Opuhara pour le rassemblement de l’émigration polynésienne en France ». Ce nom est une référence à un chef de Papara tué en 1815 lors des guerres franco-tahitiennes pendant la célèbre bataille de Fe’i Pi, une figure de la résistance au colonialisme « pour avoir voulu défendre contre l’Occident et les Pomare – branche usurpatrice du trône de Tahiti – les coutumes et la culture de notre peuple » (ibid.). Les étudiants protestent contre l’élite à la tête du pouvoir politique et économique et dénoncent le système scolaire qui transmet un mode de pensée capitaliste et perpétue la domination occidentale : « Notre peuple a des règles, une culture tout comme le peuple français, le peuple vietnamien, le peuple indien, ou le peuple saharaoui » (ibid.). Un discours politique similaire à celui du Ia Mana, qui s’appuie en partie sur la communauté étudiante pour se constituer un vivier de militants.
28À l’échelle locale, l’association écologiste Ia Ora te Natura reste un levier influent du Ia Mana te Nuna‘a, mais uniquement en son centre, car de nombreux adhérents ne souscrivent pas aux idées du parti indépendantiste (entretien avec Tea Hirshon, mai 2021). En 1979, Henri Hiro est élu président de l’association, puis une motion contre les essais nucléaires est votée lors de l’Assemblée générale le 19 janvier :
« Le Ia Ora te Natura : proclame son opposition à toute expérimentation nucléaire dans le Pacifique ; Se déclare favorable à la création d’une zone dénucléarisée dans le Pacifique-Sud ; Réclame l’arrêt de toute expérience nucléaire dans cette zone et en particulier en Polynésie française. » (Ia Ora te Natura, janv 1990)
29Les membres de l’association exposent leurs revendications aux autorités politiques et religieuses lors de la journée internationale pour la dénucléarisation du Pacifique. Ils tissent leurs réseaux à travers des conférences contre les armes nucléaires. Philippe Siu, membre fondateur du Ia Mana te Nuna‘a, est ainsi invité par l’Association Japonaise contre les bombes A et H pour une conférence internationale à Hiroshima et Nagasaki en août 1979. Au début du mois de décembre 1980, c’est le militant Myron Mataoa qui se rend à Rotterdam comme représentant de Ia Ora te Natura au tribunal Russell sur le désarmement et les droits des populations autochtones. Myron Mataoa milite au sein d’une autre formation indépendantiste, le Front de Libération de la Polynésie, renommé Tāvini Huira’atira. Ce parti créé en 1977 étoffe également son carnet d’adresse international grâce à ses conférences, et se différencie du Ia Mana te Nuna‘a par un discours plus tranchant sur le nucléaire et l’indépendance (Les Nouvelles, 3/12/1980).
30Les services de renseignement du Haut-Commissariat scrutent de près les contacts pris par l’association Ia Ora te Natura, qu’ils soupçonnent de renforcer l’influence politique du Ia Mana à travers ses réseaux dans le milieu culturel polynésien. Le Bureau d’Études (be), le service de renseignement français sur les territoires d’outre-mer est omniprésent en Polynésie française depuis le début des essais nucléaires (Bat, 2006 : 190). Le be fournit régulièrement des informations sur les militants au Haut-Commissariat à qui il signale en 1987 que le Ia Mana chercherait « par le biais du Ia Ora te Natura (actuellement en sommeil) à s’implanter au sein des organismes socio-culturels qui lui permettent de développer, auprès des jeunes, ses thèses indépendantistes et antinucléaires » (anf, 19950175/24).
31Les activités et prises de contact de son Secrétaire général, Jacqui Drollet, restent sous surveillance, en particulier à l’Office territorial de l’Action culturelle (otac) faisant dire aux analystes du be que « depuis la transformation de la mjmc [Maison des jeunes et Maison de la culture] de Papeete en otac [Office territorial de l’Action culturelle] et surtout depuis l’arrivée du Tahoeraa au pouvoir, son influence s’est faite beaucoup plus discrète » (ibid.).
32Le Pacifique Sud s’affirme comme un lieu de luttes anticolonialistes et antinucléaires, faisant émerger une nouvelle génération de leaders politiques autochtones. Aux Fidji, l’organisation Against Testing on Moruroa (atom) jette les fondations du mouvement Nuclear Free and Independent Pacific (nfip) fondé en 1975, qui réunit des militants autochtones autour du rejet de la militarisation et du colonialisme (Enomoto, Case, Dawrs, DeLise, Diaz, Griffen, Kava, Kleiber, Kuper, MacKenzie, Michel, Mangioni, Perez, Robinson, Slatter, Wheeler & Williams, 2021 : 6).
33L’internationalisation de ce type de militantisme permet une affirmation des femmes océaniennes en politique. Une branche féminine du nfip est créée en 1983, le Women Working for a Nuclear Free and Independent Pacific (Eschle, 2020), animé par la militante féministe et sociologue Zohl dé Ishtar qui collecte de nombreux témoignages de femmes dans le Pacifique (dé Ishar, 1994). Ces actrices se raccrochent ainsi à des réseaux transpacifiques qui donnent une voix aux femmes sur la scène politique, en suscitant des engagements et des carrières politiques (Eschle, 2023).
34Des femmes polynésiennes se retrouvent également à des événements internationaux non-mixtes. Sur l’invitation de l’Association des Jeunes Femmes Chrétiennes du Pacifique, qui finance le voyage d’une militante, le Ia Mana te Nuna‘a est représenté au Congrès International des Femmes à Copenhague en juillet 1980. Il s’agit d’un Forum d’associations non-gouvernementales en marge d’une conférence officielle sous l’égide des Nations-Unies. Le choix se porte sur une militante de Huahine, Georgette Taerea, membre du Comité Directeur du parti (photo 4). Au sein de la délégation polynésienne, elle retrouve alors Marie-Thérèse Danielsson, représentante de l’association Ia Ora te Natura, Ida Bordes représentante du parti Here A’ia, ainsi que Roselin Courbon et Déborah Escandre pour la Fédération des Œuvres Laïques (photo 5).
Photo 4. – Georgette Taerea à Copenhague
(Ia Mana n°29, oct 1980)
Photo 5. – Marie-Thérèse Danielsson
(Ia Mana n°29, oct 1980)
35À l’Université de Copenhague, les colloques, débats et marches organisées sont autant d’occasion de tisser un réseau et de se lier avec d’autres militantes océaniennes, représentantes de la Conférence des Églises du Pacifique et de l’Université du Pacifique Sud de Fidji. Au sein de la Commission du Pacifique Sud qui se réunit chaque matin, la délégation de Polynésie française s’affirme. Georgette Taerea fait un discours pendant leur première réunion générale, et dénonce les intérêts impérialistes et stratégiques de la France qui a « su acheter les faveurs de la classe bourgeoise en l’associant à ses projets en la couvrant d’honneurs et d’argent, en lui donnant une partie de son pouvoir colonial. Il a su acheter le silence des Églises de Polynésie » (Ia Mana n°29, oct 1980 : 16). Plaidant pour une émancipation politique, économique et culturelle, elle demande le soutien des pays du Pacifique, qui se montrent sensibles à leurs revendications.
36Lors de la seconde réunion générale, priorité est donnée à la question de l’indépendance des îles du Pacifique. Des représentantes officielles des puissances régionales sont conviées (Australie, Nouvelle-Zélande, États-Unis, Grande-Bretagne). Les représentantes françaises déclinent cependant l’invitation, l’ordre du jour étant la création d’une zone dénucléarisée dans le Pacifique et l’accélération des décolonisations. En marge du congrès, une manifestation contre les essais nucléaires est organisée le 19 juillet. Ce voyage leur permet de resserrer leurs liens avec des pays indépendants du Pacifique, notamment Hilda Lini, femme politique du Vanuatu. Cette militant engagée contre les essais nucléaires est membre du nfip, et se trouve être la sœur du président Ni-Vanuatu Walter Lini, ouvertement hostile à la présence française en Océanie.
37Tout au long des années 1970-80, le Ia Mana te Nuna‘a entretient des contacts réguliers avec des militants Kanak, alliés dans la lutte pour l’accès à la souveraineté (photo 6). Le Secrétaire général Jacqui Drollet souhaite multiplier les contacts avec les partis indépendantistes et socialistes dans le Pacifique Sud. Une prise de contact avec des militants kanak est réalisée pendant le procès de Te Toto Tupuna en janvier 1978, dont le leader, Charlie Ching est proche de Yann Céléné Uregei, leader du Front Uni de Libération Kanak (Ia Mana n°14, juin 1978).
Photo 6. – Séance de travail avec le Front indépendantiste Kanak, Peni Atger et Georgette Taerea
(Ia Mana n°23, déc 1979)
38Yann Céléné Uregei est accompagné par son avocat, Me Gustave Tehio, un tahitien installé en Nouvelle-Calédonie, ainsi que par Nidoish Naissline, conseiller territorial et leader du Palika – le Parti de Libération Kanak, formé par des militants imprégnés par les idées de Mai 68. Le groupe est reçu au siège du Ia Mana, et ils décident de mettre en place des contacts plus réguliers entre leurs partis. Une première délégation tahitienne est envoyée en Nouvelle-Calédonie en mai 1978, renouvelée en décembre 1979, et des rencontres sont organisées avec les différentes formations du Front indépendantiste, guidées par Me Gustave Tehio (Ia Mana n°23, déc 1979).
39Les conférences du nfip ainsi que les rencontres avec des militants Kanak deviennent des rendez-vous immanquables dans l’agenda du Ia Mana, mais également d’autres partis indépendantistes qui souhaitent consolider leur réseau régional. Le leader du Front de Libération de la Polynésie (futur Tāvini Huira’atira), Oscar Temaru, y fait également ses armes militantes. Ce parti fait peu à peu de la concurrence au Ia Mana, en se constituant une solide base électorale Fa’a’ā où Oscar Temaru est élu maire en 1983. Il bénéficie déjà d’un réseau en Nouvelle-Calédonie, où il a suivi le petit séminaire adolescent, et y rencontre Jean-Marie Tjibaou, futur leader du Front de Libération Nationale Kanak et Socialiste (flnks). Oscar Temaru s’engage ensuite dans la Marine française en 1961, à tout juste 17 ans et est envoyé en Algérie. Il est témoin d’une guerre de décolonisation où il reste très marqué par « les brimades à l’égard des “bougnoules” » (témoignage du frère d’Oscar Temaru in Fralon, 09/10/2004).
- 3 Il s’agit alors de la 3ème conférence du nfip (entretien avec Tea Hirshon, Puna’auia, avril 2021)
40Oscar Temaru est largement influencé par Marie-Thérèse Danielsson et désigne cette militante comme un « mentor » qui l’aide à rencontrer des militants internationaux lors de dîners qu’elle organise dans sa maison à Pā’ea (entretien avec Oscar Temaru, Fa’a’ā, juin 2021). Elle milite aux côtés de son époux, l’anthropologue suédois Bengt Danielsson. Ce couple aux multiples connexions internationales lui transfère une partie de son capital relationnel, et le pousse à se rendre à une conférence du Nuclear Free and Independent Pacific en 1978 à Pohnpei3. Oscar Temaru est accompagné par Tea Hirshon, militante polynésio-américaine qui se charge de traduire les échanges. Elle s’engage activement dans le militantisme jusqu’à devenir le point de contact entre le Tāvini Huira’atira et les organisations internationales à Tahiti (Wikipeacewomen.org).
41Le 11 octobre 1979, une réunion de tous les partis indépendantistes de Polynésie française vient accueillir les délégués de pays indépendants du Pacifique Sud. C’est à cette occasion que les fondateurs du Ia Mana te Nuna‘a, Jacqui Drollet et Philippe Siu, sont photographiés avec des représentants de la Conférence des Églises du Pacifique et du Vanuaaki Pati des Nouvelles-Hébrides. Dès l’indépendance du pays, qui devient le Vanuatu en 1980, le Premier ministre Walter Lini prône un socialisme mélanésien. Ce modèle imprègne le Ia Mana te Nuna‘a, qui célèbre l’indépendance du Vanuatu et le socialisme promut par Walter Lini dans une représentation totalement idéalisée du Vanuaaki (Ia Mana n°28, août 1980). Le mythe d’un socialisme mélanésien s’est depuis déconstruit, Walter Lini ne parvient pas à faire émerger une société plus égalitaire, son parti s’étant engagé dans un développement capitaliste au profit des élites économiques. L’expérience fidjienne tiendrait davantage à une synthétisation d’un nationalisme anticolonial avec le socialisme, qui brouille la compréhension de cette idéologie (Howard, 1993). Ces modèles idéalisés, à l’image de la Papouasie-Nouvelle-Guinée, attestent ainsi des limites d’un Pacific Way en vogue dans le régionalisme océanien des années 1980 (Pannoff, 1991 : 3).
42Pendant cette période, les diplomaties française et australienne s’inquiètent exagérément des liens avec Cuba, la Libye et la Tanzanie, comme le souligne Éric Wittersheim qui avance que l’idéologie socialiste de type occidentale est alors « complétement absente en Mélanésie » (Wittersheim, 2006 : 134). Le Vanuatu ne fera jamais de révolution socialiste. Cette politique se tarit depuis la chute de Walter Lini en 1991. Surnommé autrefois « la petite fourmi qui pince », son pays était toutefois le seul dans le Pacifique Sud à appartenir au groupe des non-alignés (Huffer, 1993). Walter Lini et son gouvernement « ne manquant jamais une occasion d’interpeler l’Australie ou la Nouvelle-Zélande sur leur politique indigène, ou la France à propos des essais nucléaires et de sa présence coloniale en Nouvelle-Calédonie » (Wittersheim, 2006 : 129) (photos 7 & 8).
Photo 7. – Arrestation de Jacqui Drollet et de membres du Comité Directeur du Ia Mana venus manifester lors de la visite de Valéry Giscard d’Estaing à Tahiti
(Ia Mana n°21, juil 1979)
Photo 8. – Arrestation de Jacqui Drollet et de membres du Comité Directeur du Ia Mana venus manifester lors de la visite de Valéry Giscard d’Estaing à Tahiti
(Ia Mana n°21, juil 1979)
43Tout au long des années 1980, le Ia Mana te Nuna‘a reste mobilisé sur le terrain tahitien. Lors d’une visite de ministres français, ils tentent d’alerter le gouvernement sur les incidences sociétales des essais nucléaires qui « ont déformé notre économie en nous rendant de plus en plus dépendants. Elles ont détruit notre cellule familiale et acculturé notre peuple » (Ia Mana n°105, août 1983 : 4). De plus, les militants du parti ne manquent pas de rappeler que le programme du Parti Socialiste sur le désarmement de 1977 comprenait une action en faveur d’un traité international interdisant tous les essais nucléaires (Drollet, 1983b). Le leader du parti, Jacqui Drollet, n’a de cesse de dénoncer le colonialisme nucléaire qu’incarne le Centre d’Expérimentation du Pacifique :
« Ce monstre a déformé le peuple en assisté, en mendiant, en être sans âme. Mais, me direz-vous, l’aérodrome de Fa’a’a, le front de mer, les beaux bâtiments : tout cela c’est le cep. Oui bien sûr, mais à qui sont-ils et à quoi servent-ils s’ils ne profitent qu’à quelques-uns et qu’ils rendent le peuple encore plus dépendant, encore plus étranger dans son propre pays ? » (Drollet, 1983a : 8)
44Le programme du Ia Mana s’axe alors autour d’un développement économique permettant de s’affranchir de la tutelle française et de développer les échanges économiques régionaux à travers la pêche, l’agriculture et le tourisme.
45Avec l’élection de trois conseillers territoriaux en 1982, le parti décide de consacrer davantage de temps à ses relations extérieures, « de congrès en congrès, élections après élections, l’accent fut mis sur la nécessité du travail militant et l’implantation géographique » (Ia Mana n°107, sept 1983). En novembre 1983, Peni Atger et Jacqui Drollet se rendent à Canberra au 14e Forum du Pacifique. Les réunions de cette organisation inter-gouvernementale se tiennent à huit-clos entre États membres. La démarche des militants consiste alors en des prises de contact parallèles. Ils rencontrent des représentants sensibles à la question de la décolonisation et de la lutte antinucléaire.
46Les environs du Forum deviennent un lieu de réseau où le Ia Mana tisse de nouveaux liens, parfois difficilement avec la « barrière de la langue, en pays inconnu » (ibid.). Ils parviennent à se lier avec le parti travailliste australien et ses associations parallèles, notamment les puissants réseaux de syndicats, les Trade Unions. Ces derniers sont actifs dans l’opposition aux essais nucléaires, et mènent régulièrement des campagnes de boycott de produits français (Mohamed-Gaillard, 2010). Au fil des discussions informelles avec les travaillistes de l’Australian Labour Party, Drollet et Atger sont invités à une conférence à l’Australian National University. Ils prennent contact avec des professeurs et étudiants auprès de qui ils trouvent des « oreilles très sensibles au problème de décolonisation et par extension aux essais nucléaires français » (Ia Mana n°107, sept 1983). La tentative de faire passer une motion soutenant une zone dénucléarisée dans le Pacifique ne fait toutefois pas l’unanimité au Forum.
47La Nouvelle-Calédonie est à l’ordre du jour, dans un élan favorable à une reconnaissance du droit à l’autodétermination du peuple Kanak. La priorité est d’inscrire le territoire sur la liste des territoires à décoloniser de l’onu. Les Polynésiens souhaitent profiter de la présence des Fidji et de l’Australie dans le Comité des 24 pour y soumettre leur cas. Ils décident de modérer les arguments « sensationnalistes » autour des risques sanitaires des essais nucléaires pour privilégier une argumentation basée sur les « pollutions économiques, sociales et culturelles » (ibid.) du cep. Malgré des déclarations communes avec la délégation Kanak, ces solidarités trouvent leurs limites. Les Kanak demandent aux Polynésiens de ne pas interférer dans leur démarche auprès du Forum, afin de ne pas phagocyter les négociations en cours. Les Polynésiens profitent toutefois de la présence de nombreux journalistes pour multiplier les interviews, et souligner les contacts pris avec l’Australie, la Papouasie-Nouvelle-Guinée et les Tuvalu (photo 9).
Photo 9. – Un représentant de la délégation Kanak et Peni Atger
(Ia Mana n°107, sept 1983)
48Cette stratégie du réseau est gagnante. Deux mois après le Forum, le Ia Mana reçoit la visite de Chris Schacht, vice-président de l’Australian Labor Party, et responsable de la Commission des Affaires Étrangères. Les trois conseillers territoriaux lui font faire un tour de l’île, en passant par les quartiers insalubres, lotissements sociaux et zones rurales. Le travailliste australien donne une conférence de presse, déclarant que les points d’accords avec le Ia Mana « sont plus nombreux et plus importants que les points d’opposition, à savoir la politique nucléaire de la France et le problème de la décolonisation dans le Pacifique Sud » (Ia Mana n°111, nov 1983).
49Parallèlement, le Ia Mana continue de manifester à Tahiti. Dans son bulletin mensuel de renseignement de février 1985, le Bureau d’Études du Haut-Commissariat décrit minutieusement les « traditionnelles manifestations antinucléaires (1° quinzaine de mars) qui, à l’initiative du Ia Mana et du flp et compte tenu de la situation calédonienne, pourraient avoir cette année une assez forte prédominance indépendantiste » (anf, 19950175/24). Les mouvements indépendantistes seraient selon eux forts d’une « activité débordante », avec de nombreux contacts pris à l’international par Oscar Temaru et Jacqui Drollet. Les réseaux construits avec les Kanak sont minutieusement scrutés, puisque la manifestation sera « précédée d’un meeting essentiellement indépendantiste, auquel deux leaders du flnks (Yewene Yewene et Yann Céléné Uregei) ont d’ores et déjà été invités par O. Temaru […]. Elles [les manifestations] devraient avoir cette fois-ci une tournure beaucoup plus politique que les précédentes » (ibid.).
50La montée du Tāvini Huira’atira d’Oscar Temaru éclipse peu à peu le Ia Mana dans les urnes. Le parti se fixe toujours sur une accession progressive à la souveraineté, par de vastes réformes économiques. « Une indépendance oui, mais dans 10 ans, par étapes. C’est le seul moyen pour mettre en place un modèle économique viable. Finalement, l’électorat n’a pas suivi », nous raconte l’un des fondateurs du parti, Philippe Siu. Selon lui, les idées du Ia Mana te Nuna‘a n’ont su galvaniser les foules, parfois perçues comme « trop “intello”, trop popa’a » (entretien avec Philippe Siu, juillet 2021). Dans l’imaginaire de l’électorat indépendantiste, le discours d’Oscar Temaru prônant une indépendance immédiate semble plus séduisant. La baisse de popularité du Ia Mana te Nuna‘a se couple à une image d’intellectuels ayant des idées venues de l’extérieur (Regnault, 1994 : 323-333).
51Le déclin du Ia Mana te Nuna‘a est acté pendant les élections territoriales de 1996, lorsque son leader historique, Jacqui Drollet, rejoint la liste du Tāvini Huira’atira. En 2015, tandis que son parti fête ses 40 ans d’existence, Jacqui Drollet dresse un bilan des luttes, et s’il ne donne pas le nombre d’adhérents, qui semble être au plus bas, il réaffirme faire cause commune avec le Tāvini (Viatge, 04/11/2015).
52Bien que le Ia Mana te Nuna‘a se soit mis en retrait de la sphère politique, ces héritages se retrouvent dans un champ lexical qui imprègne de nombreux écosystèmes politiques et militants. Les idées et discours de Henri Hiro et Duro Raapoto ont investi les modes d’expression politique, culturelle et religieuse. Les idées du parti imprègnent désormais les discours militants tout comme la théologie contextuelle de l’Église Protestante Mā‘ohi, (ex-Église Évangélique de Polynésie française depuis 2004). La révolution théologique qui s’opère au sein de l’institution est imprégnée par l’anticolonialisme, et bien sûr un vif engagement dans le mouvement pour la reconnaissance des conséquences des essais nucléaires (Vidal, 2016).
53Au fil des luttes, l’histoire des réseaux de ce parti politique témoigne ainsi de l’évolution d’un mouvement d’affirmation autochtone profondément transnational, vivifié par l’effervescence du socialisme dans les années 1970. Autant de pièces de l’entrelacement de luttes qui se décèlent dans l’histoire des souverainetés projetées en Polynésie française.