Capredon Élise
2021 « Compte rendu de M. Robinaud, Religieuses et Amérindiens. Anthropologie d’une rencontre dans l’Ouest canadien », Revue d’histoire, 20-21, p. 197-198.
Marion Robinaud, Religieuses et Amérindiens. Anthropologie d’une rencontre dans l’Ouest canadien
Marion Robinaud, Religieuses et Amérindiens. Anthropologie d’une rencontre dans l’Ouest canadien, Presses universitaires de Rennes (Des Amériques), Rennes, 2020, 242 p., bibliogr., index, photos (en noir et en coul.), carte.
Texte intégral
1L’ouvrage de Marion Robinaud met en lumière le rôle des femmes missionnaires catholiques dans les territoires amérindiens de l’Ouest canadien, en particulier dans l’aire subarctique et au nord des Plaines. Les missions d’évangélisation, dont l’auteure retrace l’implantation du xixe siècle à nos jours, sont ici perçues comme des « laboratoires d’expériences » (p. 15) qui permettent, selon l’hypothèse générale de travail, de mettre en lumière « deux cultures dans le rapport de chacune à l’altérité́ » (p. 18). Au fil de ses sept chapitres, l’ouvrage tente ainsi de comparer successivement les points de vue des religieuses sur les Amérindiens, et inversement.
2Pour mener à bien un tel projet, Robinaud nous introduit simultanément dans les archives de diverses congrégations catholiques, dans la vaste littérature consacrée aux cultures amérindiennes du Nord-Ouest, ainsi que dans des enquêtes auprès d’anciennes missionnaires (principalement à Québec, Montréal ou encore Vancouver) et de quelques familles cree de la réserve de Saddle Lake, en Alberta. Devant l’ampleur de la tâche et des conditions de sa réalisation – l’ouvrage est issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2017 –, l’analyse historique et bibliographique prend cependant le pas sur le volet « ethnographique », déséquilibre qui ne manque pas de susciter quelques déceptions de lecture, comme l’avait déjà pointé Élise Capredon (2021).
3La première partie de l’ouvrage nous enseigne notamment que la féminisation du missionnariat n’interviendra qu’à partir de la seconde moitié du xixe siècle, à la faveur d’une évolution doctrinale venue glorifier l’action des mères de famille, « naturellement » enclines à la dévotion et à la résipiscence. Le « façonnage idéologique » (p. 50) des femmes missionnaires sera alors largement indexé sur ces représentations catholiques du féminin. Dédiées essentiellement aux activités de soin (care), d’enseignement et d’entretien, elles n’en seront pas moins indispensables à l’entreprise d’évangélisation des autochtones canadiens. Les Sœurs grises de Montréal et les Sœurs de Sainte-Anne seront ainsi les premières congrégations à envoyer des femmes dans l’Ouest du pays (respectivement en 1844 et en 1858).
4Toutefois, contrairement aux hommes qui sont parfois encouragés à se familiariser avec les langues vernaculaires, voire à se faire ethnographes, les religieuses sont au contraire incitées à se consacrer à l’espace de la mission qui, du fait de l’isolement, devient parfois pour elles un « nouveau couvent ». C’est ce que montre les propos d’anciennes missionnaires recueillis par Robinaud, qui oscillent entre, d’une part, la tentation de demeurer « en retrait » du monde commun (conformément à leurs vœux de profession), et d’autre part, l’étonnement que suscitent les confrontations, peu à peu inévitables, avec les groupes autochtones. Les extraits d’entretiens témoignent alors des évolutions personnelles face à la découverte de nouvelles pratiques culturelles, éléments parmi les plus intéressants du livre. Le lecteur aura ainsi plaisir à se reporter aux pages singulières dans lesquelles certaines religieuses infirmières racontent leurs échanges, voire leur amitié, avec des spécialistes rituels amérindiens, auxquels elles sont parfois amenées à ménager une place dans les protocoles de soins.
5Mais de « façonnage idéologique », c’est également celui qui s’exerce sur les Amérindiens dont il est question, les « soldats » du catholicisme devenant rapidement les meilleurs alliés d’un État pressé de les « civiliser ». Tout au long du xixe siècle, l’administration et l’encadrement juridique des populations autochtones concordèrent alors étroitement avec le développement des missions chrétiennes dans l’ensemble du pays. Scolarisation et sédentarisation constituèrent en outre le diptyque, si courant dans les processus de colonisation dans les Amériques, au moyen duquel le gouvernement canadien tenta d’imposer, par l’entremise de ces corps missionnaires, les standards moraux eurocanadiens.
6L’auteure décrit en particulier le dispositif des « écoles résidentielles » qui, jusqu’à une époque récente, furent un outil privilégié d’assimilation. Reposant sur un principe de coupure avec les familles, ces pensionnats plaçaient les jeunes autochtones sous l’autorité directe de religieuses qui, dans ce cadre, assuraient un rôle de « mères » de substitution. Autant que possible, les Amérindiens devaient alors prendre l’apparence de la population dominante (en appliquant par exemple les codes vestimentaires et les principes de l’hygiénisme occidental) et se soumettre aux horaires stricts des activités liturgiques – manière, aussi, de lutter contre l’« oisiveté » que les Occidentaux n’ont cessé d’imputer aux autochtones. « À l’image de la religieuse, écrit Robinaud, qui contraint son corps dans le dévouement à Dieu et à la collectivité́, il est demandé aux autochtones de contraindre leur corps pour répondre à l’objectif de leur assimilation » (p. 88). Les récentes découvertes d’un nombre effarant de dépouilles anonymes (plus d’un millier en 2021) sur les sites de certains de ces anciens pensionnats autochtones, preuves très vraisemblables des violences et mauvais traitements infligés à un grand nombre d’enfants, rendent alors les descriptions de Robinaud – légèrement antérieures aux révélations qui agitent aujourd’hui le Canada – d’autant plus glaçantes et tragiques.
7Face à un tel scénario, l’autre versant de l’ouvrage, qui entend montrer combien le catholicisme a été l’objet d’une « appropriation-adoption » de la part des autochtones de l’Ouest canadien, peut alors sembler un peu vain. En puisant néanmoins dans un vaste fonds ethnographique nord-américain, ainsi que dans l’intuition lévi-straussienne d’une propension amérindienne d’« ouverture à l’autre », Robinaud s’attache à démontrer que les groupes autochtones nord-canadiens auraient globalement réinterprété les principes de l’altérité́ religieuse catholique (pratiques liturgiques, panthéon de saints, etc.), de manière à ce qu’ils soient réutilisables à l’intérieur de leurs propres eschatologies – une capacité intégrative qui l’amène d’ailleurs à rejeter une interprétation en termes de « syncrétisme ». Au cœur de ces logiques d’adoption-appropriation, les nomenclatures de parenté, qui permettent de distinguer ce qui relève de l’« intériorité » et de l’« extériorité » des groupes, joueraient un rôle fondamental, avec toutefois des dynamiques spécifiques à chaque système classificatoire (type Salish/Dogrib, type Mackenzie, etc.). Le propos est souvent engageant, servi par une écriture agréable, mais en l’absence d’éléments de terrain suggestifs et susceptibles de complexifier cette hypothèse, le discours sur cette « épistémologie de l’appropriation » (p. 100) paraît un peu emphatique pour emporter totalement la conviction du lecteur. Les multiples incendies (visiblement criminels) d’églises catholiques en territoires autochtones (en Alberta et Colombie britannique notamment) qui ont succédé aux découvertes macabres de ces derniers mois encourageraient peut-être aussi à s’intéresser davantage, et de manière complémentaire, aux troubles et malentendus suscités par cette « rencontre » entre autochtones et missionnaires catholiques.
8Malgré quelques bémols donc, le projet général de cet ouvrage ambitieux reste néanmoins attachant. Le livre défriche des pistes de recherche séduisantes et susceptibles de nourrir des réflexions bien au-delà de l’Ouest canadien.
Bibliographie
Pour citer cet article
Référence papier
Raphaël Colliaux, « Marion Robinaud, Religieuses et Amérindiens. Anthropologie d’une rencontre dans l’Ouest canadien », Journal de la Société des américanistes, 107-2 | 2021, 235-237.
Référence électronique
Raphaël Colliaux, « Marion Robinaud, Religieuses et Amérindiens. Anthropologie d’une rencontre dans l’Ouest canadien », Journal de la Société des américanistes [En ligne], 107-2 | 2021, mis en ligne le 31 décembre 2021, consulté le 17 février 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/jsa/19908 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/jsa.19908
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