1Bien que ce dispositif d’orchestre ait été initié dans le cadre de mes travaux de thèse portant sur une possible transformation du conservatoire en centre de ressources — au sens d’un établissement d’enseignement musical ouvert aux enjeux démocratiques de la culture (Rey, 2022) —, c’est en tant que directeur que je souhaite ici rendre compte de cette expérience singulière. En effet, directement impliqué dans la conception et la mise en œuvre de ce projet musical qui, depuis sa création, a permis à 80 enfants de vivre l’expérience individuelle et collective de cette pratique instrumentale, je souhaiterais préciser en introduction de ce récit que le succès de cette action repose principalement sur une démarche participative, co-construite entre professionnels des secteurs publics de l’enseignement général et de l’enseignement spécialisé de la musique.
2Ainsi, mobilisés par une volonté commune d’expérimenter une forme nouvelle d’accès à la musique par une pratique instrumentale collective qui s’adresse aux élèves d’une école élémentaire située dans le périmètre du quartier politique de la ville (QPV), tous ces acteurs, également attachés à l’idée de réussite éducative, ont su donner à ce projet la forme de l’Orchestre B 612 tel que nous le connaissons aujourd’hui. Une année de réflexion collective aura été nécessaire à cette équipe pluridisciplinaire pour dépasser les frontières professionnelles qui bien souvent constituent un obstacle majeur à la réussite de ce type d’action, et pour s’entendre sur la définition d’objectifs communs qui constituent le socle de ce projet éducatif. Dans cet exemple, ce temps de concertation, préalable au lancement de l’action, a permis à chacun (enseignants, musiciens intervenants) de questionner le sens de cette aventure musicale proposée aux enfants afin de s’assurer que celle-ci s’inscrive dans un continuum d’expériences qui donne au projet toute sa valeur éducative.
3Précisons également que cette démarche coopérative participe à l’amélioration des outils qualitatifs d’évaluation de l’action, notamment en matière de mesure d’impacts du dispositif sur l’amélioration des conditions de réussite du parcours éducatif de chaque enfant.
4Voilà pourquoi nous considérons que le temps consacré à la concertation à chacune des étapes du cycle d’action de l’Orchestre B 612 est un gage de réussite, car comme le mentionne Frédérique Bourgeois (2010) : « Pour engager une telle démarche, il est nécessaire de bien connaître les acteurs en présence et de prendre le temps de s’apprivoiser collectivement ».
5Le concept de l’Orchestre à l’école (OAE) s’inspire de la philosophie éducative et artistique du modèle El Sistema (un projet d’intégration sociale par la pratique collective de la musique) mis en place au Venezuela au milieu des années 1970 par José Antonio Abreu. Comme le décrit Anis Barnat, co-fondateur d’El Sistema Greece (2018), il s’agit d’« un programme social qui s’adresse à tous les enfants et qui promet une société inclusive, où chacun peut développer son potentiel musical individuel dans le cadre d’une activité collective ». Le principe est d’utiliser la pratique de la musique pour favoriser l’intégration sociale des enfants défavorisés du pays par la valorisation de leurs aptitudes, de leurs efforts et de la prise de confiance individuelle dans le travail collectif. Notre démarche ici n’a pas été de reproduire à l’identique ce modèle vénézuélien dont l’organisation répond à un contexte social particulier et dont la fréquence hebdomadaire des répétitions n’est pas compatible avec le système scolaire français, mais plutôt d’en adapter les valeurs éducatives (en situant les élèves au centre du processus d’apprentissage) et sociales (en faisant preuve de solidarité, d’esprit d’équipe, de respect, d’engagement, de plaisir) au contexte local.
6En France, c’est sous l’égide des ministères de la Culture, de l’Éducation nationale et des Collectivités territoriales que se développe, depuis une dizaine d’années (loi du 8 juillet 2013), ce type d’actions au sein des établissements scolaires. De plus, avec le soutien de l’association Orchestre à l’École ou de la Philharmonie de Paris pour ce qui est du dispositif Démos (Dispositif d’Education Musicale et Orchestrale à vocation Sociale), de nombreuses initiatives locales d’orchestres éducatifs ont pu se concrétiser et permettre à de nombreux enfants et adolescents de s’initier à la musique. Ainsi, selon les chiffres communiqués par le ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse, 1500 formations instrumentales étaient recensées en 2024 dans les écoles, collèges et lycées français (ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse, 2024). C’est dans cette dynamique nationale qu’un orchestre de ce type a pu être créé à Apt, sous-préfecture du Vaucluse. Résultat d’une concertation préalable entre le conservatoire, l’école Saint-Exupéry et leurs équipes éducatives respectives, l’Orchestre B 612 (nom donné à cet orchestre par les enfants) a débuté son activité musicale au sein du quartier Saint-Michel à la rentrée scolaire 2018-2019. Organisé sur le temps scolaire, ce projet s’adresse à l’ensemble des enfants non musiciens des classes de cycles 2 et 3.
7L’école Saint-Exupéry se situe dans une Zone Urbaine Sensible (ZUS). Elle compte environ 195 élèves répartis sur huit classes. Cet établissement se caractérise par une grande diversité de populations d’enfants. Selon les années, plus d’une dizaine de nationalités sont présentes dans l’école. Si l’effectif scolaire est majoritairement composé d’élèves issus de milieux sociaux défavorisés, il compte également un nombre important (15 %) d’enfants de militaires appartenant au 2e Régiment étranger du Génie, localisé à Saint-Christol. Cette particularité a une incidence sur le parcours éducatif des enfants, puisqu’un tiers d’entre eux débute ou achève sa scolarité dans un autre établissement. La trentaine d’élèves volontaires qui bénéficient chaque année de ce dispositif d’éducation musicale est recrutée avec l’aide des enseignants de l’école parmi les enfants qui ne pratiquent aucune activité musicale extrascolaire. En cohérence avec l’enjeu social qui prime pour cette action, la sélection des élèves s’effectue suivant des critères de mixité sociale, de parité entre filles et garçons, de motivation et d’engagement sur toute la durée du cycle. L’inscription individuelle des enfants au conservatoire n’est pas l’objectif de ce projet. Toutefois, cette initiative, lorsqu’elle se produit au cours des trois années du cycle ou à son issue, est considérée par l’ensemble des acteurs du projet comme un indicateur de réussite. D’ailleurs, comme pour l’ensemble des habitants du territoire, la démarche d’inscription est facilitée par des tarifs sociaux pour l’adhésion et la location d’instruments.
8Portée par le conservatoire, cette action s’inscrit dans le cadre des appels à projet de la politique de la ville et bénéficie également du soutien de l’Agence Nationale pour la Cohésion des Territoires (ANCT). Pour l’acquisition du parc d’instruments mis à disposition, le conservatoire a bénéficié d’une aide importante de la Région-Sud. Depuis 2020, ce dispositif reçoit en outre le soutien du fonds de dotation Mommessin-Berger qui permet de renforcer son programme par des actions culturelles éducatives en dehors du quartier : visite de l’Opéra d’Avignon, rencontres ou événements avec d’autres enfants autour d’un ou plusieurs artistes, etc.
9Définie par convention entre la Direction des Services Départementaux de l’Éducation Nationale de Vaucluse (DSDEN) et la Communauté de communes Pays d’Apt Luberon (CCPAL), l’organisation générale de cette action est coordonnée par le conservatoire en étroite collaboration avec l’équipe éducative de l’école, sous le regard attentif de l’Inspecteur de Circonscription. Dès son élaboration, le fonctionnement de l’orchestre a été pensé pour s’adapter aux spécificités de l’école Saint-Exupéry : un renouvellement par tiers de l’effectif de musiciens chaque année. L’activité musicale est délocalisée dans un centre de loisirs et un gymnase.
10Concernant l’encadrement de l’activité, le groupe d’enfants sélectionné est accompagné par une équipe de six enseignants du conservatoire (un par discipline) auquel s’ajoute une enseignante de l’établissement scolaire en charge du suivi pédagogique de chacun des jeunes musiciens ; son rôle est également de participer aux réunions du comité de pilotage qui suit le fonctionnement du dispositif tout au long de sa durée. En ce sens, l’enseignante fait remonter certaines observations de terrain à l’équipe de musiciens, prend part aux décisions et assure la transmission des informations auprès de ses collègues et des membres du Conseil d’école. Récemment, cette enseignante a choisi d’intégrer le pupitre des violons et de s’initier à la pratique de cet instrument au même rythme que les enfants.
11De forme classique, l’Orchestre B 612 est constitué de six pupitres d’instruments enseignés au conservatoire : six flûtes traversières, six clarinettes, six violons, cinq violoncelles, trois contrebasses et quatre percussions.
12L’Orchestre B 612 est une action d’initiation à la musique qui s’inscrit dans une démarche de démocratisation culturelle et vise à réduire l’écart des inégalités d’accès à la musique. Il s’agit également de contribuer à l’épanouissement de chaque enfant, d’accompagner celui-ci dans son parcours éducatif afin de favoriser la réussite scolaire de tous. Plus largement, la création de liens de citoyenneté (au sens de l’implication de chacun) et d’accès aux droits culturels est recherchée. Concrètement, l’objectif de cette action est d’accompagner les enfants dans un processus d’éveil et de sensibilisation à la musique par une pratique instrumentale, par la fréquentation des œuvres et des artistes, mais aussi par l’appropriation d’une expérience sensible dans une démarche pédagogique collective.
13Au-delà des éléments quantitatifs d’évaluation que nous relevons sur un modèle standard de grille de renseignements fournie par nos partenaires financiers institutionnels, nous utilisons nous-mêmes un tableau d’évaluation qui, sur toute la durée du processus d’apprentissage, permet d’observer et d’analyser les résultats qualitatifs de l’action et de mesurer son impact social, au regard des objectifs communs fixés en amont de l’action et des indicateurs de réussite.
14Ce tableau d’évaluation, expérimenté au cours de mes travaux de recherche, s’appuie sur un modèle d’évaluation de l’économie sociale et solidaire (ESS) et s’articule en six étapes : le type d’action ; le contexte, les enjeux, les publics ciblés ; les stratégies développées pour susciter l’adhésion ; les conditions et moyens de mise en œuvre de l’action ainsi que les obstacles rencontrés ; les résultats observés ; la mesure d’impacts.
Figure 1 : Grille d’évaluation de l’impact des actions du conservatoire en 6 étapes
Rey (2022), Thèse de doctorat
15Ce modèle d’évaluation permet également une meilleure compréhension et valorisation des actions que nous entreprenons au sein du conservatoire pour répondre aux enjeux du territoire. L’intérêt de cette évaluation est également, pour le conservatoire et son équipe, de parvenir à améliorer l’efficience de ses dispositifs et de les adapter à l’évolution des besoins.
16Au-delà de ces objectifs généraux, l’enjeu de ce projet collaboratif est de créer des conditions d’initiation et de pratique propices à éveiller la curiosité, et de stimuler chez l’enfant l’envie et le plaisir de prendre part à une expérience musicale. Pour cela, il nous a semblé essentiel d’inscrire notre action dans la durée et la régularité. De fait, les enfants sélectionnés vont, durant trois ans, bénéficier d’une initiation instrumentale fondée sur la pédagogie de groupe, l’entraide, la complicité et l’expérimentation. Ainsi, chaque élève va-t-il, tout au long de cette aventure, se familiariser avec la pratique de la musique, s’initier à un geste instrumental, acquérir de nouvelles compétences et établir des relations entre son apprentissage et les savoirs généraux par une réappropriation de certaines notions musicales comme, par exemple, dans le domaine des mathématiques. En effet, se repérer dans une partition de musique à partir de consignes données permet à l’enfant d’éprouver physiquement et de prendre conscience du déroulement du temps, de la répétition, du retour en arrière ou au contraire du saut en avant, ou encore de la hauteur des sons, de leur durée et du rapport de valeurs de temps entre différentes figures de rythme. Toutes ces consignes et bien d’autres encore vont aider l’élève à saisir progressivement certaines notions arithmétiques avec plus de facilité. En ce sens, l’expérience musicale proposée aux enfants s’inscrit bien ici dans un parcours d’éducation musicale structurant.
17Pour répondre aux valeurs républicaines d’égalité d’accès et garantir la stabilité de l’effectif de l’orchestre, le groupe est composé d’un tiers d’élèves par niveau de classe (CE2, CM1 et CM2). Ainsi chaque année, une dizaine d’enfants quittent le dispositif pour entrer au collège et dix nouveaux musiciens intègrent le dispositif. Cette organisation permet de maintenir l’équilibre des pupitres, mais rend complexe la cohésion du groupe (suivre la progression de chacun, maintenir la motivation des plus avancés, atteindre un résultat collectif, etc.). De fait, chaque année, un appel à candidature est lancé au sein même de l’école par le biais des enseignants. Tous les élèves de CE1 sont concernés et quelques séances de médiation sont organisées à leur intention dans les semaines qui précèdent le recrutement. Les classes assistent alors à une répétition de l’orchestre au cours de laquelle les enfants ont la possibilité de découvrir plus en détail chacun des instruments présents.
Illustration 1 : Séance Tutti, OAE Saint-Exupéry, Apt, 2021
18Ce temps de médiation est suivi d’une réunion d’information destinée aux familles des enfants intéressés. Programmé au mois de juin, ce moment d’échange permet aux enseignants du Conservatoire de présenter le projet, de rassurer les familles sur des points particuliers et de répondre à l’ensemble des questions se rapportant à ce projet. Comme l’ensemble des élèves de l’école, les candidats non retenus bénéficient toutefois d’un Parcours d’Education Artistique et Culturelle (PEAC) organisé parallèlement sur un cycle d’ateliers d’éducation à l’art sur des périodes plus courtes. Le conservatoire est également impliqué dans ce parcours, par la présence d’un musicien-intervenant dumiste.
19Selon l’intérêt de l’enfant pour l’une ou l’autre des disciplines proposées et en fonction des places disponibles, un instrument lui est attribué (gracieusement) pour toute la durée de l’action. Chaque année, une cérémonie est organisée en présence du Maire de la commune, de l’Inspecteur de Circonscription et des partenaires culturels pour officialiser cette remise d’instruments à laquelle les familles sont également conviées.
20Les séances de l’orchestre ont une fréquence hebdomadaire. Elles ont lieu le mardi après-midi pour l’apprentissage instrumental et l’orchestre. Cette demi-journée s’articule en deux temps de quarante-cinq minutes avec une pause de quinze minutes. Ainsi, tout au long de l’année les enfants bénéficient-ils d’un cours d’instrument (en pédagogie de groupe) et d’une séance collective d’orchestre de même durée. Cette activité se déroule dans un espace de loisirs à proximité de l’école ; sous la responsabilité de l’enseignante, les élèves effectuent le déplacement à pied depuis l’école jusqu’au lieu de répétition. Les musiciens du conservatoire qui accompagnent les enfants dans cette aventure musicale sont tous volontaires et engagés dans ce projet depuis le début. Sous la coordination de l’un d’entre eux, ils participent à chacune des séances, veillent à maintenir la motivation des élèves en adaptant le contenu musical et en planifiant l’activité de l’ensemble autour de temps forts : concert participatif avec les musiciens de l’ONAP (Orchestre National d’Avignon Provence), rencontre avec d’autres jeunes musiciens, sorties, etc.
21Le programme musical de cet ensemble puise dans le répertoire des œuvres classiques ; il emprunte également une part de son contenu aux musiques de tradition orale. Dans tous les cas, c’est la valorisation d’un résultat musical collectif qui est recherchée. L’apprentissage du programme musical se fait principalement par transmission orale, c’est-à-dire par imitation et mémorisation des voix instrumentales, sans le support immédiat de la partition. En effet, par cette approche directe de la mélodie ou du rythme produits sur l’instrument, l’équipe de musiciens enseignants privilégie la qualité du geste sonore individuel et collectif, l’écoute et l’ajustement aux autres pupitres de l’orchestre. Ainsi l’enfant prend-il progressivement conscience de son rôle et de l’importance de son engagement dans la qualité du résultat musical produit par l’ensemble. L’usage de la partition vient dans un deuxième temps. Elle permet alors de suivre ou de fixer la forme donnée à la pièce musicale étudiée.
22La progression pédagogique, le choix des répertoires, la fréquence des concerts et d’autres actions sont discutés et validés au sein du comité de pilotage qui est composé de cinq personnes : l’enseignante référente de l’école élémentaire, le directeur de l’établissement scolaire, le musicien coordinateur du projet, un agent du conservatoire en charge du suivi des actions éducatives, l’équipe de direction du conservatoire. Des temps de concertation sont également programmés en amont des séances. Ces moments d’échanges sont précieux : ils permettent entre autres de réajuster le contenu ou le déroulement des séances en fonction des besoins des élèves ou des difficultés rencontrées.
23Ce comité s’envisage comme un espace de dialogue ; il permet alors de s’assurer que le vocabulaire employé est commun à tous et il facilite également la circulation de l’information entre les acteurs du projet. Par la distance critique exercée sur l’action en cours, le comité permet également à chacun de s’exprimer et de faire remonter les observations du terrain. Ce temps est également nécessaire pour établir un rapport de confiance entre les musiciens intervenants et l’équipe d’enseignants de l’école Saint-Exupéry. Ces réunions de concertation, programmées deux à trois fois par an, sont indispensables pour établir, dès le début de l’action, la bonne répartition des rôles entre tous, garantir l’équilibre des relations, désigner les référents et veiller à garder le cap fixé pour cette action tout au long de son processus de réalisation. Ces échanges permettent également de veiller à la bonne articulation entre ces actions spécifiques et les autres projets d’EAC présents dans l’école.
Illustration 2 : Séance d’initiation au violon
24Dès la première année, ce projet a remporté un vif succès auprès des enfants et conquis l’ensemble des familles. Alors même que certains parents émettaient quelques réserves quant à la capacité d’investissement de leurs enfants sur la durée ou au choix des instruments jugés trop volumineux, trop lourds ou à l’inverse trop fragiles et trop sonores, le discours rassurant des musiciens intervenants et quelques aménagements ont rapidement permis de dissiper ces craintes. Aujourd’hui, plus que d’obtenir l’instrument de son choix, c’est le désir de participer à cette aventure collective qui l’emporte. En effet, cet intérêt est suscité par les rapides progrès musicaux de l’ensemble en matière de posture du musicien, qualité sonore, exécution de l’orchestre. Mais il l’est aussi en raison du bien-être que l’on perçoit au travers du plaisir de chaque enfant à participer aux séances hebdomadaires de répétition, de leur désir de progresser et de leur participation aux manifestations proposées en dehors du cadre scolaire. La bonne qualité des relations entre les enfants au sein du groupe est également visible dans les domaines suivants : le sentiment d’appartenance au collectif, l’entraide et le parrainage informel des plus âgés envers les débutants. C’est le cas également chez les enseignants, au vu de la valeur éducative qu’ils accordent à cette action et de leur implication.
25Un autre élément contribue à mobiliser les familles autour de ce dispositif : les regards extérieurs qui, indifférents jusque-là aux actions de cette école de quartier, se concentrent aujourd’hui avec une attention particulière sur le travail musical de ces enfants.
26Alors que la crise sanitaire du Covid-19 a longuement bouleversé le fonctionnement de cette action et menacé son maintien, tous aujourd’hui se sont appropriés le dispositif. Ainsi :
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Du côté de l’équipe éducative de l’établissement scolaire, l’activité « orchestre » est bien intégrée dans le programme éducatif général. Cette expérience fait parfois écho aux enseignements généraux abordés en classe. Par exemple, le choix du nom Orchestre B 612 (en référence au Petit Prince de Saint-Exupéry) pour désigner cet ensemble instrumental a fait l’objet d’un projet pédagogique pour certains élèves de l’école et d’une concertation au sein de l’équipe éducative.
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Concernant les élèves, nous avons pu observer que les plus anciens de l’orchestre encouragent les plus jeunes à suivre leur exemple. Ce phénomène est particulièrement présent dans les fratries.
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Les familles suivent également la progression de l’ensemble et sont présentes sur les temps de diffusion. Avec le temps, certaines mères d’enfants ont tissé entre elles, mais aussi avec les musiciens, des liens d’entraide pour l’accueil de nouveaux élèves au sein du groupe, notamment en direction des personnes allophones.
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Enfin, au sein de l’équipe des musiciens enseignants, si à ses débuts certains ont adhéré au projet avec une certaine réserve, tous aujourd’hui sont fiers d’y participer. D’autres enseignants qui, pour différentes raisons, n’avaient pas pu s’engager dans cette aventure, ont depuis fait démarrer un dispositif équivalent dans une autre école de la commune. D’ailleurs, ces deux ensembles ont eu l’occasion de se produire sur la même scène à plusieurs reprises.
27Bien évidemment, s’il est difficile de mesurer le bénéfice individuel de ces actions, les retours réguliers des enseignants, mais également la grille d’indicateurs renseignée lors d’une évaluation collectivement réalisée au mois de janvier 2024 par les membres du comité de pilotage du projet alimentent le constat de réussite de l’action par rapport aux objectifs fixés.
28Voici l’ensemble des indicateurs clés que nous avons relevés à partir des tableaux ci-dessous :
Figure 2 : Tableau avec indicateurs d’apprentissages, Copil, 01-2024
Figure 3 : Tableau avec indicateurs sociaux, Copil, 01-2024
Figure 4 : Tableau avec indicateurs culturels, Copil, 01-2024
29Ainsi, depuis le début de cette expérience, les musiciens constatent-ils avec satisfaction qu’il n’y a quasiment jamais d’élèves absents au cours des séances d’orchestre. En cinq ans d’existence, le taux d’abandon est quasiment nul. L’équipe a également remarqué que malgré les niveaux de classe et d’âges différents, le groupe orchestre progresse de façon homogène et que devant les difficultés qu’éprouvent certains à accomplir un geste musical, l’entraide entre camarades de pupitre est présente. Les élèves sont très attentifs aux consignes et gagnent rapidement en autonomie ; de fait, une certaine complicité s’est installée entre les musiciens-enseignants et l’ensemble des élèves. L’attention et le regard positif que les adultes posent sur ces jeunes musiciens les aident à prendre confiance en eux, à s’émanciper — au sens d’une prise de conscience de soi-même (Caron, 2022, p. 9-34) — et à s’affirmer progressivement au sein de ce collectif. Les projets réalisés en dehors du quartier sont également des moments de découverte, de plaisir et de convivialité que les enfants aiment partager avec leurs parents lorsque c’est possible. Certains enfants intègrent le conservatoire avant même d’avoir achevé ce cycle de trois ans.
30D’autres indicateurs tels que le bien-être de l’enfant, le plaisir de participer, l’écoute de l’autre, le respect des différences ou encore la camaraderie, sont des indicateurs qui nous rassurent également sur l’intérêt de poursuivre et pérenniser ce dispositif.
31À plus long terme, on peut observer un réel effet de l’Orchestre B-612 sur le choix des options à l’entrée en classe de 6e. Alors que très peu d’enfants inscrits dans cette école du périmètre de la politique de la ville (QPV) pratiquaient une activité musicale extrascolaire avant la mise en place de cet ensemble, on observe depuis sa création que 18 des 42 enfants qui ont intégré le collège se sont inscrits en « classe artistique », soit près d’un enfant sur deux. Six d’entre eux poursuivent aujourd’hui cette activité musicale dans les classes de 5e, 4e et 3e artistiques. Un bilan très satisfaisant dans une époque où les effets de la crise due au Covid-19 sont encore perceptibles sur les effectifs de nos établissements qui demeurent en dessous du niveau de fréquentation de la période précédente.
32On peut considérer que les éléments-clés du dispositif sont, d’une part, le cadre structurant que représente cette activité, l’engagement de chacun et la bonne entente qui s’est établie entre les deux équipes impliquées et, d’autre part, la qualité des interventions musicales et les premiers résultats encourageants sur le comportement des enfants en matière d’apprentissage de rapports sociaux entre camarades, qui ont également permis de consolider le rapport de confiance entre l’équipe de direction du conservatoire, le directeur de l’école Saint-Exupéry, l’Inspecteur de Circonscription et son équipe. Le climat bienveillant dans lequel se déroulent les séances permet également aux enfants de vivre pleinement cette expérience.
33Par ailleurs, la qualité des instruments mis à la disposition du projet, la proximité des locaux de pratique, le soutien des financeurs publics et l’apport d’un mécénat participent également à la réussite du projet.
34Plus globalement, après plusieurs années d’existence et toujours plus d’engouement auprès des enfants du quartier prioritaire Saint-Michel, à Apt, la réussite de ce dispositif expérimental se vérifie par la pérennisation de l’action au long court, d’un soutien financier régulier, mais également par l’intérêt que suscite ce projet d’éducation musicale par la pratique instrumentale auprès des enseignants de l’Éducation Nationale, des partenaires du champ de l’éducation populaire et du secteur social.
35Aujourd’hui, l’expérience professionnelle, l’enrichissement culturel et l’ouverture sociale que nous avons pu acquérir au contact de nos partenaires, mais également des enfants et de leurs familles, nous encouragent à étendre ce type d’action à l’échelle d’un périmètre plus vaste. En ce sens, nous avons saisi la proposition de la Philharmonie de Paris de créer, avec le soutien du fonds de dotation Mommessin-Berger, un orchestre Démos sur notre territoire. En effet, dès la rentrée scolaire 2024-2025, le conservatoire aura la charge de piloter la mise en œuvre de ce nouvel ensemble instrumental à vocation sociale qui, sous la direction artistique de Cleophee Barillon (cheffe d’orchestre Démos, Philharmonie de Paris), devrait réunir environ quatre-vingt enfants du territoire.
36L’une des principales difficultés rencontrées dans la mise en œuvre de ce projet et de son maintien dans le temps concerne le renouvellement par tiers de l’effectif. Cette organisation ne facilite pas la cohésion du groupe et limite la progression de l’ensemble, sauf à écrire des parties pour différents niveaux d’exécution, ou en faisant en sorte que les grands soient tuteurs des petits. Si l’on n’y prend garde, cette contrainte pourrait alors rapidement devenir une source de démotivation autant du côté des élèves que de l’équipe d’encadrement freinée dans son ambition musicale.
37Par ailleurs, l’équipe de professionnels inter-métiers (enseignants, musiciens intervenants et équipe de direction du conservatoire) qui encadre cette activité est confrontée à un autre problème qui porte sur le devenir musical des enfants après ces trois années passées au sein de l’Orchestre B 612. En effet, il est difficile pour cette équipe de trouver, dans les programmes d’étude et de formation proposés au collège, mais aussi au conservatoire, le relais professionnel, l’espace éducatif et les moyens nécessaires au développement de passerelles qui permettraient à ces jeunes musiciens de poursuivre leur pratique sans pour autant renoncer à l’esprit collaboratif qui participe à leur désir d’apprendre.
38Bien que nous ayons développé un partenariat avec la Cité scolaire d’Apt (collège et lycée) autour d’un dispositif de « Classe artistique » qui, sans répondre entièrement aux critères de labélisation du dispositif CHAM, donne la possibilité à nos élèves de suivre un cursus musical soutenu et valorisé tout au long de leur scolarité, ce principe de Classe artistique n’offre rien de semblable à l’expérience musicale précédente. En effet, bien que ce parcours musical — qui n’est considéré par le collège que comme une option — fasse l’objet d’une convention entre les deux structures portant sur l’organisation pédagogique de cette activité, les élèves musiciens qui y adhèrent ne bénéficient pas d’allègement d’horaires du programme d’enseignement général. Aussi leur emploi du temps est-il concentré de façon à regrouper les heures de permanences sur une après-midi libérée, permettant ainsi à l’équipe du conservatoire de les accueillir pour un programme d’enseignement musical renforcé. Du fait de ce choix d’option, ces élèves qui, de la 6e à la 3e, représentent à ce jour un effectif de 70 musiciens, bénéficient de modules complémentaires (musique et nouvelles technologies ; création ; musique de chambre), participent à des projets interdisciplinaires portant sur une thématique particulière (maths et musique, musique et littérature, etc.) ou encore profitent de voyages culturels, comme celui qui au mois de mars 2024 leur a permis de visiter le musée de la Cité de la musique, à Paris, et d’assister à un concert à la Philharmonie.
39Toutefois, si l’année de 6e est envisagée comme une classe passerelle, la référence au cadre académique de l’enseignement général (côté collège) et au modèle conventionnel de l’apprentissage instrumental spécialisé (côté conservatoire) contraint à peu d’inventivité pour l’organisation du parcours d’étude proposé à ces jeunes musiciens.
40De fait, dès leur entrée au collège, ces élèves se retrouvent engagés dans un système individuel d’apprentissage musical où sont privilégiés le cours en « face à face pédagogique » et le travail technique instrumental au service d’un résultat esthétique conforme aux normes établies, au détriment d’une conception plus globale de la formation et de l’autonomie du musicien, quel que soit son niveau d’ambition. De plus, ne bénéficiant pas d’allègement d’horaire d’enseignement général, les jeunes musiciens ont très peu de temps de loisir dans la semaine pour participer à des activités proposées par les membres du conseil de vie collégienne, ou s’inscrire sur d’autres options. Certains de ces élèves associent le temps passé au conservatoire sur l’après-midi libérée comme une continuité des cours au collège et éprouvent un sentiment d’injustice par rapport à leurs camarades de classe, lesquels n’ayant pas choisi d’option profitent de cette après-midi libérée pour rentrer chez eux ou pour se consacrer à des activités plus personnelles.
- 1 Chiffres clés, statistiques de la culture et de la communication, 2020, Département des études de l (...)
41En conséquence, un nombre important de collégiens volontaires renoncent à ce parcours de formation dès l’entrée en 5e. Un constat qui n’est pas sans rappeler les chiffres relatifs à la formation artistique et culturelle dans les conservatoires, publiés par le Département des études de la prospection et des statistiques en 20201. En effet, selon les résultats de cette enquête, deux tiers des élèves qui fréquentent un conservatoire abandonnent leur formation avant la fin du premier cycle.
42Un bilan qui, aujourd’hui encore, questionne sur l’appropriation du volet social de ce type de projets collectifs par une partie des professeurs d’enseignement artistique de nos conservatoires et écoles de musique pour qui, manifestement, l’éducation artistique et culturelle demeure un concept peu maîtrisé et une mission secondaire de leurs attributions professionnelles d’enseignement spécialisé. Pourtant, l’exemple de l’orchestre « avancé » que propose la Philharmonie de Paris au travers de son dispositif Démos depuis 2020 pourrait être une source d’inspiration pour nos équipes.
43Peut-on alors espérer qu’un plan de formation d’envergure nationale soit proposé sur la question des droits culturels afin que l’ensemble des acteurs concernés puissent en saisir pleinement les enjeux et parviennent à aborder ce sujet interdisciplinaire avec méthode pour appréhender plus globalement les dispositifs et autres projets qui en découlent ? Il s’agira alors pour les porteurs de projets de créer les conditions nécessaires à la co-construction d’actions concertées. L’action collective que nous venons de décrire, malgré ses difficultés, en est un exemple ; le dispositif Démos qui se développe depuis 2010 et s’étend à présent aux territoires ruraux en est un autre très convaincant. C’est ainsi seulement que les conservatoires pourront exercer, au côté d’une grande diversité d’acteurs, le rôle qui leur est confié — au travers du schéma national d’orientation pédagogique de 2023 — pour la réalisation d’une politique de la Culture plus sociale. Plus largement, il s’agira pour les conservatoires et leurs équipes de développer l’ensemble de leurs missions, non plus dans un rapport exclusivement quantitatif aux objectifs fixés pour chacune des actions engagées, mais bien au contraire en établissant une relation plus qualitative avec l’environnement de celles-ci — c’est du moins le point de vue que défend le sociologue Hartmut Rosa dans sa théorie de la résonance (2016).