1Les valeurs de la musique à l’école au XXI^e siècle… un titre qui peut interpeller les néophytes, tant la discipline historiquement instable dans les curricula manque encore aujourd’hui de visibilité dans le système scolaire français. Depuis sa thèse en 2009, Frédéric Maizières centre ses travaux sur le rapport à la musique des enseignants du premier degré, travaux qui trouvent une forme de premier aboutissement dans cet opus richement étoffé du point de vue bibliographique (pas loin de 15 pages de références en fin d’ouvrage, sans compter leur multitude d’un bout à l’autre de l’analyse) et où chaque idée forte s’adosse à un concept théorique précis. Si l’on regrette un peu la photo non référencée de la première de couverture ainsi que quelques coquilles, la maitrise théorique dont cette étude témoigne en fait un ouvrage de synthèse complet pour une approche scientifique de la musique comme discipline scolaire. Relativement court (200 pages, dont les 100 dernières sont en grande partie consacrées à une sélection de verbatims issus de l’enquête que le chercheur mène depuis une vingtaine d’années sur cette question), le livre met en perspective un éventail choisi de données historiques, sociologiques, politiques et didactiques. Par leur approche croisée, ces données permettent au lecteur de se saisir des ambiguïtés du statut de l’éducation musicale de la part du législateur comme celle des enseignants.

2Le premier mouvement réflexif de l’ouvrage fait surgir une question autant épistémologique que didactique : l’éducation musicale peut-elle être une « discipline » scolaire comme les autres ? C’est tout l’enjeu de la première partie qui se poursuit par une approche théorique de la question. En tant que chercheur exigent et fin pédagogue, Frédéric Maizières convoque plusieurs concepts pour apporter, point par point, des éclairages à la question, tout en interrogeant les limites de chacun de ces concepts quand il est appliqué à l’enseignement de la musique à l’école : si les quatre composantes d’une discipline, selon le modèle de Chervel (p. 46-56), s’appliquent à l’éducation musicale, elles se heurtent violemment au degré historiquement pauvre de la formation musicale des enseignants du premier degré, tout autant qu’au flou relatif des contenus de ses programmes  d’enseignement ; le modèle d’Hasni (p. 57-60) renchérit sur le caractère très contextuel de l’éducation musicale à défaut d’en solidifier les éléments identitaires : « toutes ces questions montrent la difficulté de traiter de l’origine, des enjeux et des contenus d’une discipline en dissociant le contexte historique et institutionnel, le contexte scientifique et épistémologique, le contexte social et politique à partir desquels s’est construite et a évolué la discipline éducation musicale. » (p. 70). Ainsi, le premier moment de réflexion met en avant la difficulté que rencontre l’éducation musicale à s’ajuster aux limites, ou trop étroites, ou trop lâches, d’un cadre conceptuel. En creux de cette analyse se dit aussi la manière dont la musique à l’école reflète les grands mouvements de tensions et de contradictions d’une société. A l’issue de cette première partie surgit alors dans l’esprit du lecteur une question qui pourrait constituer l’épigraphe de l’ouvrage : Pourquoi certains enseignants persistent-ils au XXI^e siècle à pratiquer l’éducation musicale dans leur classe ? Ainsi la notion de valeur(s) à transmettre apparait-elle comme une réponse forte, ce qui donne du même coup sa pertinence au propos de l’ouvrage. Loin d’être étrangère aux concepts qui ont exploré le fait éducatif à travers les disciplines scolaires (les références à ce sujet sont nombreuses), l’éducation musicale est interrogée ici selon une variable qui pourrait lui donner une forme de stabilité : les valeurs qu’elle véhicule.

3La deuxième partie, intitulée « les valeurs de la musique à l’école », aborde le cœur de la réflexion en regard des tensions qui attaquent encore aujourd’hui la discipline dans son identité, pourtant âprement défendue par ses concepteurs. En passant au peigne fin les différentes approches philosophiques de l’idée de valeur, de Dewey à Reboul en passant par Houssaye, Frédéric Maizières met en lumière les nombreuses connexions que la notion entretient avec les préoccupations éducatives, les manœuvres politiques et surtout, avec le savoir musical. Le fil conducteur de la réflexion, jusque-là fluide, se divise ici en des directions historiques, philosophiques, didactiques, laissant entrevoir à quel point la question des valeurs de la musique à l’école au XXI^e siècle revient en fait à poser celle de son historicité, c’est-à-dire le rapport, depuis que la discipline existe, de l’école et des enseignants au savoir musical, la manière dont cette question culturellement vive reste criante, quels que soient les choix politiques et esthétiques d’une société. Dans ces conditions, les éléments de compréhension et d’identification des valeurs ne peuvent être trouvés qu’à travers le discours des enseignants, principaux acteurs de la mise en œuvre de l’éducation musicale. Dans le flot de leurs verbatims, imposant abruptement un changement de régime littéraire qui se prolonge, la parole du chercheur se perd un peu, laissant le lecteur seul à ses propres conclusions, en proie à quelques passages confus (p. 135). On espérait un tri qui facilite la lisibilité des entretiens ici livrés, mais si les conclusions apportées sont fines, elles paraissent un peu brèves et éparses comparativement à la somme des données déclaratives. On s’interroge alors sur la nécessité d’une telle masse de données dans un ouvrage relativement court. Cependant, ce qui peut apparaitre comme un mouvement de repli dans la conduite de l’analyse participe de la compréhension de la question, en mettant l’accent sur le caractère nécessairement individuel et pluraliste de ce qui fait « valeur ».

4La conclusion du livre, non sans une pointe de morosité quant au contexte sociétal peu facilitateur — dont Frédéric Maizières a démontré tout au long de l’ouvrage l’attaque brutale qu’il fait subir à la discipline — identifie cependant clairement certaines variables quant à la nature des valeurs défendues par les enseignants interrogés, à travers leur pratique en classe de l’éducation musicale : les motivations de ces derniers, indépendamment de leur formation musicale personnelle ou de leur expérience du métier, nous dit Frédéric Maizières, tendent vers la défense de valeurs psychosociales de la musique plutôt que vers la conviction de la nécessité d’une éducation musicale comme expression de la chose artistique. Comme le soulignait l’auteur dès le début de son analyse, c’est donc bien encore et toujours le rapport au savoir musical qui est en jeu. Aucun ouvrage n’avait à ce jour proposé une telle synthèse des enjeux théoriques de ce « petit objet » qu’est l’éducation musicale à l’école primaire, invitant d’une part à revisiter la notion de discipline scolaire, et d’autre part à s’interroger sur ce qu’enseigner veut dire.