Entretien croisé : Marianne Blayau (OAE) et Gilles Delebarre (Démos)
Texte intégral
1L’entretien a été réalisé le 16 février 2024, avec Marianne Blayau, déléguée générale et fondatrice de l’association Orchestre à l’École (OAE), et Gilles Delebarre, directeur délégué du Dispositif d’Education Musicale et Orchestrale à vocation Sociale (Démos). L’entretien s’est déroulé à distance avec les deux partenaires. Lors de la transcription, peu de modifications ont été apportées, dans le but de préserver le caractère spontané des échanges.
Les premiers Orchestres à l’École sont créés en 1999, à l’initiative de la Chambre syndicale de la facture instrumentale qui souhaite développer la pratique instrumentale sur l’ensemble du territoire. C’est un projet culturel, mais avec un fort enjeu social. Deux orchestres sont alors montés, l’un en zone rurale et l’autre en quartier prioritaire, en lien étroit avec l’Éducation nationale, les écoles de musique et les luthiers locaux. En 2004, Marianne Blayau est recrutée en tant que déléguée générale, avec pour mission de développer le dispositif Orchestre à l’École (OAE). Après quelques années d’observation et d’analyse des évolutions sur le terrain, elle crée l’association Orchestre à l’École en 2008, dans le but de structurer ce qui n’était jusqu’ici qu’une expérimentation (mais on compte alors déjà plus de 200 orchestres sur le territoire). Des fonds sont levés et l’association peut désormais financer la moitié du parc instrumental de chaque nouvel orchestre. Une convention est signée avec les ministères en charge de la Culture (il s’agit d’un dispositif d’éducation artistique et culturelle), de l’Éducation nationale (le dispositif est inscrit dans le temps scolaire) et de la Cohésion des Territoires (chaque orchestre étant un projet de territoire, ce qui lui permet de s’intégrer à toutes les spécificités locales). En 2017, un appel est lancé auprès des acteurs de terrain et des ministères de tutelle pour l’élaboration collective d’une Charte de qualité nationale, cadre de référence pour établir une exigence de qualité au-delà des singularités de chaque orchestre. Depuis, le dispositif ne cesse de croître : 163 000 enfants en ont bénéficié depuis son origine. 45 000 enfants sont actuellement membres d’un Orchestre à l’École.
Démos, Dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale, voit le jour en 2010, à l’initiative du directeur de la Cité de la Musique - Philharmonie de Paris, Laurent Bayle. Celui-ci fait appel à Gilles Delebarre qui est nommé directeur adjoint du Département éducation, délégué au projet Démos. La création de Démos n’est pas dissociable des enjeux politiques qui ont marqué l’implantation de la Philharmonie de Paris dans l’Est parisien. Initié en Ile-de-France, il se déploie en région à partir de 2012, passant progressivement à une cinquantaine d’orchestres à partir de 2019, soit près de 5000 enfants concernés, dans les Quartiers relevant de la Politique de la Ville (QPV) et en Zones de Revitalisation Rurale (ZRR).
Les deux dispositifs se distinguent dans leur construction et leur fonctionnement. Là où le projet Orchestre à l’École part de l’initiative d’une équipe pédagogique, à l’école ou au collège, qui est dès lors amenée à tisser des liens avec l’école de musique ou le conservatoire local, Démos est proposé par la Philharmonie de Paris aux différents territoires. Le dispositif est alors adapté au contexte et aux ressources locales. Si OAE se déroule sur le temps scolaire, l’apprentissage de la musique dans Démos se fait prioritairement sur le temps péri-scolaire et extra-scolaire. Au-delà de ces différences importantes, qui ont pu nourrir certains débats, les deux dispositifs sont bel et bien cousins. Ils s’unissent notamment dans leur lien fort autour des enjeux de démocratisation culturelle et d’ouverture de l’apprentissage orchestral à différents types de publics.
Dans cet entretien croisé autour des questions d’inter-métiers, Marianne Blayau et Gilles Delebarre interrogent la notion de communauté éducative qui les rassemble, les différents partenariats que cela suscite et les éventuelles asymétries ressenties entre acteurs issus de différents milieux professionnels. Ils reviennent sur les grandes lignes de partage entre les deux dispositifs, tout en les envisageant en termes de complémentarité.
Adrien Bourg : Cela fait déjà une quinzaine d’années que les deux dispositifs, Orchestre à l’École et Démos, ont été créés. Pourriez-vous revenir sur les enjeux qui animaient alors la mise en œuvre de tels projets ?
Marianne Blayau : A l’origine, ce n’était pas un dispositif, c’était une expérimentation de la Chambre syndicale de la facture instrumentale, autrement dit les fabricants d’instruments de musique, importateurs et éditeurs. Ils sont partis du constat que la pratique instrumentale demeurait trop souvent réservée à une élite : lors de la création des Orchestres à l’École, moins de 3 % des enfants scolarisés pratiquaient un instrument, les raisons étant tout autant culturelles, que financières ou géographiques. Il existait aussi de fortes inégalités territoriales dans l’enseignement musical, avec des listes d’attentes dans les conservatoires des grandes villes, quand des écoles de musique fermaient des classes dans les campagnes. Ils ont donc décidé de lancer un programme visant à développer la pratique instrumentale, avec un focus sur les territoires éloignés des cœurs des métropoles. Ça, c’était le premier objectif. Il a tout de suite été associé à un enjeu social et de démocratisation culturelle. Ainsi, les premiers orchestres ont d’abord été créés dans les quartiers difficiles et les zones rurales, même si aujourd’hui ils couvrent l’ensemble du territoire.
Gilles Delebarre : L’histoire de Démos est liée à l’histoire précédente. Histoire précédente, d’ailleurs, qui, si on va un peu plus loin, renvoie aux années 1980 et à tous les mécanismes de démocratisation culturelle impulsés par Lang et Fleuret. Donc, moi, je suis un pur produit de ça. J’ai dirigé pendant longtemps la Galerie sonore, à Angers, qui est un lieu dédié aux musiques de tradition orale. Donc voilà, c’est juste pour vous situer très rapidement l’histoire. Pour faire court, je peux dire qu’il y a deux éléments fondamentaux dans la genèse de Démos. Le premier est le contexte politique dans lequel c’est arrivé, les affrontements très forts entre Fillon et Sarkozy autour de l’implantation d’une institution comme la nôtre dans l’Est parisien. En gros, le débat c’était : « ça ne sert à rien de mettre la Philharmonie dans l’Est parisien parce que ce n’est pas le public qui va venir et vous tuez les racines et la légitimité de la musique classique ». Et de l’autre côté, c’était : « Il faut absolument que ça s’ouvre pour toutes sortes de publics et que ce soit un outil de démocratisation culturelle beaucoup plus fort ». Dans ce contexte d’affrontement philosophique sur la place d’un établissement culturel national comme celui-là, à cet endroit-là, Laurent Bayle est venu me trouver en me disant : « Pour montrer que ce lieu, sa programmation, son entité culturelle est tout à fait adaptée à notre projet, et bien il faut qu’on ait l’occasion de le démontrer. Et une des occasions de le démontrer, c’est par le vivant, par la pratique et avec justement des enfants appartenant à des catégories de la population qui ne sont pas considérées comme pouvant avoir accès à ce type d’outils culturels ». Donc, en gros, la première chose liée à l’existence de Démos, c’était le fait que ce soit un levier pour montrer que tous les publics pouvaient avoir accès à ce type de pratiques culturelles.
AB : Pour quelles raisons Laurent Bayle s’est-il adressé à vous en particulier pour porter ce projet ?
GD : Je me suis longtemps posé la question parce que je n’ai pas d’expertise très forte dans le champ de la musique classique - il me l’a demandé parce que mon expertise était dans d’autres registres, justement sur les questions d’ouverture à toutes sortes de publics, à toutes sortes de musiques et dans toutes sortes de situations. Et on a co-porté le projet au départ avec un travailleur social qui est le directeur actuel de la PSV, l’association pour la Prévention sur le Site de la Villette. On a formé un binôme pour construire ça et donc votre réflexion sur l’interprofessionnel, elle est au cœur de notre réflexion initiale. C’est-à-dire, on s’est dit : on ne peut faire exister un projet comme Démos qu’en créant une communauté éducative autour des enfants et en dépassant un accompagnement par les acteurs professionnels du monde de la culture seuls. En dehors de ce premier objectif affiché par Laurent Bayle, il y en a eu tout de suite un autre, qui était incarné par les valeurs éducatives de notre institution. Pour ne rien vous cacher, moi, le fait de montrer que le public peut s’élargir pour les concerts de musique classique, bien sûr ça m’intéresse, mais pas du tout autant qu’un autre sujet, beaucoup plus fort, qui est : comment on agit sur les barrières sociales, dans notre pays et comment on fait pour qu’il y ait des porosités entre les catégories de la population. Comment on fait pour avoir une nation plus égalitaire, moins déchirée par toutes les questions qui la traversent, y compris sur des questions qui ont été plus tard nommées, comme sur les questions post-coloniales, réflexion sur les droits culturels, etc. Un de nos objectifs, c’est aussi de montrer que démocratisation culturelle peut rimer avec démocratie culturelle et avec droits culturels, que ça ne s’oppose pas.
AB : Cette ouverture à ces différents publics implique de travailler des formes de partenariats spécifiques, d’aller à la rencontre des différents acteurs du terrain. Les partenariats relèvent parfois d’une forme extrêmement complexe, en fonction des régions, des territoires sur lesquels ces dispositifs se développent.
MB : Oui, c’est bien la spécificité d’Orchestre à l’École : il n’a pas été conçu comme un dispositif qui se déploie dans les territoires, mais bien comme des projets de territoire qui sont accompagnés et coordonnés avec une exigence de qualité dans le cadre d’un dispositif national. C’est, en soi, un dispositif agile. Les objectifs affichés du dispositif ont d’ailleurs aussi évolué avec le temps, ils se sont considérablement enrichis. La pratique instrumentale reste un enjeu d’ouverture culturelle, mais elle est aussi devenue un outil pour permettre à l’enfant de s’épanouir personnellement et collectivement, de prendre confiance en lui et d’acquérir des valeurs et des compétences transversales tout en prenant du plaisir. Il s’agit de mieux entrer dans les apprentissages à l’école, certes, mais pas seulement : ce qu’il acquiert au sein de l’orchestre lui sera utile toute sa vie. Compte tenu de ses impacts, c’est un projet qui embarque toute la communauté éducative. Pas simplement les enseignants de la classe-orchestre (professeurs des écoles en primaire et professeurs de musique au collège), mais bien l’établissement scolaire dans son ensemble : les autres enseignants, les personnels sociaux qui accompagnent les enfants et les personnels administratifs. Il s’étend bien au-delà de l’enfant et de son école : il touche également tous les partenaires du territoire (structures culturelles, artistes, luthiers…), sans oublier bien entendu les parents. Il rayonne en dehors de l’école, et à ce titre constitue un véritable enjeu de développement du territoire. Les projets Orchestre à l’École doivent répondre aux besoins d’un territoire, à ses contraintes, à ses habitudes culturelles, à ses infrastructures et aux ressources humaines qui y figurent. On a là une approche qui est quand même très différente de Démos : chaque projet part du terrain, est co-construit par les acteurs du terrain et peut prendre des formes très différentes selon le territoire où il se situe.
AB : Gilles, êtes-vous d’accord avec le rôle du « local » dans le développement du dispositif ? Est-ce que vous partagez ce que Marianne vient de dire ?
GD : Bien sûr que je le partage, c’est une nécessité de le faire comme ça, dans la co-construction. La différence, peut-être, c’est qu’on est perçu comme une institution nationale et que, en gros, on pourrait penser que Démos, c’est un modèle qui se reproduit à l’identique quel que soit l’endroit. Or, ce n’est évidemment pas le cas. Toute la règle est justement de faire en sorte que chaque Démos ait son identité, que chaque Démos ait une relation avec un territoire qui est personnalisé et adapté à ses besoins. L’idée, c’est de travailler sur toutes ces initiatives qui vont dans le même sens afin qu’elles puissent être les plus complémentaires possible, éviter qu’elles soient concurrentes, qu’elles s’inter-choquent. Par exemple, ça fait deux fois trois ans qu’on travaillait en Gironde, plutôt de manière urbaine, dans Bordeaux et les villes périphériques. Le département de Gironde et l’opéra ont souhaité qu’il y ait un développement dans la ruralité. Or, il y a je crois 36 Orchestres à l’École en Gironde, tu m’arrêtes Marianne si je me trompe. Donc, il est évident que ça constitue un maillage territorial dans lequel, si se développe Démos, il faut que ça s’insère de manière cohérente et pas en concurrence. Démos est là aussi pour se mettre au service des politiques publiques sur les territoires. Ce serait absurde si on ne regardait pas comme ça. Ça n’empêche pas qu’on puisse se tromper. Ça m’est arrivé de constater que sur certains territoires, à Toulouse en particulier, on avait pu un peu écrabouiller des dispositifs existants parce que personne ne nous les avait signalés ou parce que personne ne nous avait alerté sur le fait qu’il fallait être en vigilance pour articuler tout ça. Ce sont des sujets complexes. Démos n’est pas un rouleau compresseur qui est censé avancer tout seul.
Lorraine Roubertie Soliman : Si je peux me permettre cet exemple, j’ai habité dans l’Aveyron, où j’avais rencontré le directeur pédagogique du Conservatoire à Rayonnement Départemental de l’Aveyron, qui est donc un conservatoire extrêmement rural et où ils étaient foncièrement contre l’idée que Démos arrive, parce que justement, Orchestre à l’École était fortement implanté. La compréhension était celle que vous venez de souligner. Est-ce que ce genre de réaction arrive encore aujourd’hui avec certains territoires ?
GD : Oui, tout à fait.
MB : Comme nous n’avons pas le même fonctionnement et que nous ne sommes pas présents sur les mêmes zones, nous devons assumer nos différences et jouer la complémentarité. Il y a suffisamment d’enfants, d’écoles, de territoires qui ont besoin d’être accompagnés pour permettre le bon développement des deux dispositifs. La vraie concurrence se situe au niveau des financements, et il arrive souvent que des Orchestres à l’École ne voient pas le jour car les collectivités ont investi dans Démos. Les collectivités ont un choix à faire, en fonction notamment du mode de fonctionnement souhaité. Nous n’avons pas la même approche : un Orchestre à l’École nait d’une volonté du terrain. Les acteurs locaux (Éducation nationale, conservatoires et collectivités) dessinent ensemble les contours de leur projet, dans le cadre de la Charte de qualité des Orchestres à l’École. Ils sollicitent l’association pour les accompagner dans la création et le développement de leur projet, via notamment notre soutien en ingénierie : formation, ressources pédagogiques ou pour participer à de grands projets artistiques. C’est ce qui rend les projets pérennes et permet la croissance si forte du nombre d’Orchestres à l’École. Avec 1600 Orchestres à l’École en activité, il est évident que ce n’est pas l’association qui les pilote tous au quotidien !
LRS : Le partenariat avec l’Éducation nationale est aussi un des marqueurs d’OAE.
MB : Orchestre à l’École est en effet en convention-cadre avec le ministère de l’Éducation nationale, mais aussi avec celui de la Culture et celui chargé de la Cohésion des territoires. Le partenariat avec l’Éducation nationale est un partenariat évolutif, soumis aux nombreuses réformes dont elle fait l’objet. Au-delà du soutien financier, consacré à l’achat des instruments, nous bénéficions de l’investissement des personnels du Ministère. Notre association s’appuie ainsi sur les corps d’inspection de l’Éducation nationale pour garantir la qualité des projets. En effet, lors de la phase de montage, nous vérifions que toutes les conditions sont réunies pour que le projet puisse fonctionner au mieux. Mais, en dehors des bilans annuels que nous analysons pour chaque orchestre, nous ne pouvons évidemment pas nous rendre dans les 1600 Orchestres à l’École chaque année, pour vérifier que le cahier des charges initial est appliqué dans la durée. C’est là que nos partenaires jouent un rôle primordial, notamment l’Éducation nationale. Nous sommes en contact permanent, à la fois avec les conseillers pédagogiques, les IEN [Inspecteurs de l’Éducation Nationale 1er degré], les IPR [Inspecteurs Pédagogiques Régionaux 2nd degré] : soient tous les échelons de l’Éducation nationale. Et c’est notre Charte de qualité qui sert de référentiel. C’est cette Charte qui définit le cadre réglementaire et que l’on fait évoluer régulièrement, avec ces ministères et avec les acteurs de terrain. C’est là le garde-fou de la qualité des projets. Aujourd’hui, c’est même la plupart du temps l’Éducation nationale qui nous envoie des porteurs de projets pour monter des Orchestres à l’École. Nous avons deux contacts « Orchestre à l’École » par département désignés par l’académie, une décision prise par Jean-Michel Blanquer, lorsqu’il était ministre.
GD : Pardon Marianne, qui sont ces référents ? C’est plutôt dans la hiérarchie...
MB : Ça dépend des départements, ça peut être des CPEM [Conseiller Pédagogique d’Éducation Musicale], des professeurs qui ont des missions spécifiques, ou des inspecteurs. Chaque territoire est traité différemment, selon les ressources. Pour revenir au lien entre OAE et le Ministère de l’Éducation nationale, je rappelle que le dispositif est ancré dans le temps scolaire. En primaire, c’est une classe entière qui fonctionne souvent avec 2 heures d’enseignement de la musique dans le temps scolaire, parfois 1 heure dans le temps scolaire, 1 heure dans le temps périscolaire. En collège, nous fonctionnons, soit par classe, soit avec deux demi-classes pour permettre le jeu des options sur les trois ou quatre années que dure l’aventure Orchestre à l’École. Là aussi il y a forcément un ancrage dans le temps scolaire. En revanche, l’Orchestre à l’École ne vient jamais remplacer l’heure d’éducation musicale qui est un enseignement obligatoire, ça vient en plus.
AB : Concernant Démos, un virage a été pris ces derniers temps. Le dispositif était positionné en dehors du temps scolaire, fortement ancré dans le territoire, s’appuyant sur des acteurs locaux issus du champ social… Pourriez-vous nous rappeler ces éléments et la réorientation récente de certains orchestres dans le temps scolaire ?
GD : Il y a plusieurs raisons pour lesquelles on ne pensait pas que Démos se déroulerait à l’école. La première, c’est que le volume d’heures hebdomadaire devait être de 4 heures par semaine en moyenne pour considérer qu’on était dans nos objectifs Philharmonie de Paris. Donc, forcément, le premier interlocuteur, c’était le champ social. Et en plus - ça s’est vérifié après -, la question de l’après-atelier a été déterminante. La question, c’est : si toutes ces belles initiatives, depuis Malraux et Lang, on ne sent pas qu’elles produisent de profonds changements dans notre système national, et bien, est-ce que ce n’est pas parce que, justement, il se passe peu de choses après le moment où l’atelier a eu lieu, où le bel événement a eu lieu ? C’est pourquoi on s’est dit : il faut mettre une communauté autour des enfants, et si on veut 4 heures c’est le champ social. En plus, on y trouve des expertises sur des tas de sujets qui traversent notre société. Les acteurs du centre social regardent des choses qui sont liées notamment aux histoires de parentalité, à l’histoire des familles, à l’histoire des migrations. Et toutes ces choses-là sont bien mieux maîtrisées par eux que par les professionnels de la culture et de l’Éducation nationale. Donc, c’était notre premier territoire d’exploration.
Ensuite, on a eu quelques demandes qui venaient de certains territoires en disant : « C’est tellement bien quand c’est l’école, c’est le lieu de l’éducation pour tous, ne pas y être, c’est vraiment un problème ». Alors, partout où on a accepté, c’est avec la condition que l’on puisse garder ces 4 heures, ce qui signifie qu’il y ait des temps dans l’école et des temps en dehors de l’école et, avec autour des enfants, nos travailleurs sociaux dont on estimait que les compétences étaient fondamentales. Il y a eu aussi des difficultés sur ces sujets, par exemple il y a eu des gens extrêmement forts dans l’encadrement social à Clermont, tandis qu’à d’autres endroits, c’est plus faible. Par exemple, le premier endroit où on a accepté de lier Démos à l’école, c’était à Mulhouse. Il y avait ce qu’on appelle des adultes relais pour les ateliers périscolaires. Or, les adultes relais sont, en termes de compétences professionnelles, des gens qui sont dans des dispositifs d’insertion professionnelle et ce qui s’est très vite vérifié, c’est que les meilleurs, dès qu’ils acquièrent des compétences ils quittent ce statut-là et ils entrent dans un statut plus pérenne. Donc on ne peut pas dire qu’on avait parfaitement réussi à accorder travail social, école, etc. Bon, par contre, ce qu’il est important de signaler, c’est que l’école, de toute façon, est quand même toujours dans la boucle. Par exemple, je crois que les chiffres c’est à minima, pour la moyenne nationale, 30 % des enfants qui participent au projet Démos sont recrutés via les écoles et via les enseignants.
Ce qui est intéressant, c’est quand vous avez à proximité, dans un même espace géographique, un centre social, une école et que le centre social est équipé, par exemple, d’une petite salle de spectacle. Ça, c’est absolument génial. J’ai vu ça à Mulhouse. Le quartier est animé en permanence, les enfants et les familles sont familières à la fois de l’école et à la fois du centre social qui est en même temps un lieu de culture.
AB : En intégrant le cadre scolaire, est-ce que ça ne change pas une partie de la manière de travailler, ou des objectifs ? Finalement on embrasse aussi tout ce qui est autour de la forme scolaire, avec ses systèmes de fonctionnement, de règles qui lui sont propres. Je pense aussi au rapport que l’enfant peut avoir avec l’expérience musicale, en dehors et dans l’espace scolaire. Ça doit changer des choses, peut-être y compris pour les intervenants extérieurs ? Tout à l’heure, Marianne évoquait la notion de plaisir qui reste centrale. On sait que d’autres acteurs et intervenants qui peuvent intervenir ont peut-être des objectifs qui se traduisent davantage en termes d’excellence, plutôt que de plaisir. Il y a donc des objectifs qui peuvent être différents.
MB : Nous n’opposons pas exigence et plaisir. Au contraire : ces notions ne sont pas contradictoires, elles sont intimement liées. L’enfant apprend d’autant mieux qu’il apprécie l’expérience, il est heureux de progresser, d’apprendre, de découvrir. La pédagogie sur-mesure d’Orchestre à l’École permet de remettre le plaisir au centre de l’apprentissage, et donne l’opportunité à tous de réussir. Un point essentiel, c’est qu’il n’y a pas de sélection : tous les enfants de la classe participent quel que soit leur profil. Cette mixité est très bénéfique pour tous : chacun a l’occasion de mettre ses compétences au service du groupe et tout le monde progresse en harmonie. Concrètement, on peut avoir quatre partitions différentes dans un pupitre de quatre enfants. C’est vraiment l’idée : arranger, faire en sorte que tout le monde s’y retrouve, que chacun trouve sa place, et que tous réussissent.
Je veux aussi souligner ici que l’Orchestre à l’École n’est pas un enseignement isolé, « à part ». Il est en lien avec tous les autres apprentissages. C’est bien pour cela qu’on parle de classe-orchestre, qui crée une dynamique collective vertueuse pour toute la scolarité. Tout ce qui se passe lors de ces 2 heures hebdomadaires en orchestre rejaillit sur tous les autres apprentissages. Le projet étant coconstruit, son approche pédagogique est partagée par la communauté éducative de l’école et les professeurs qui viennent des écoles de musique et des conservatoires du territoire. Ainsi, s’il y a un projet pédagogique dans l’école, il est repris au niveau de l’équipe du conservatoire ou de l’école de musique. Et réciproquement, pour qu’il y ait des allers-retours permanents entre les différents acteurs.
Mais pour revenir à votre question, je rappelle que notre objectif, partagé avec tous les acteurs d’Orchestre à l’École, c’est l’épanouissement de l’enfant. C’est vraiment notre ADN, le point de départ. C’est pour cela que, dès l’origine, nous avons imaginé cet ancrage dans le temps scolaire et le fait que les enseignants participent au projet de sa conception à sa mise en œuvre. Beaucoup débutent d’ailleurs eux-mêmes l’apprentissage d’un instrument avec les enfants. C’est formidable de les voir partager leurs progrès ! La réussite est collective. De nouveaux liens se créent au sein de la classe, avec une très forte cohésion entre les enfants, mais aussi avec tous les adultes qui les entourent. Et ça, ça apporte beaucoup plus que l’apprentissage de la musique : l’Orchestre à l’École participe pleinement à la construction de ces adultes en devenir. Ce projet permet également d’impliquer les parents dans la vie de l’école de conforter ou même de créer un lien qui n’existait pas toujours. Globalement, plus on est dans les quartiers défavorisés, plus ce lien est fragile.
Toute cette approche pédagogique change les postures, que ce soit celles des professeurs de conservatoire, comme celles des enseignants de l’Éducation nationale. Et cela n’empêche en rien l’excellence, au contraire, c’en est une condition : le niveau atteint par nos Orchestres à l’École le prouve.
LRS : Tout à l’heure vous parliez de partenariat évolutif par nécessité avec l’Éducation nationale du fait qu’il y a eu beaucoup de changements dans les règles. Est-ce que vous auriez des exemples concrets de retours, de remontées de terrain par rapport à ces changements ? Parfois ça fonctionne bien, parfois moins bien…
MB : Effectivement, les textes de l’Éducation nationale sont interprétés quelque peu différemment selon les territoires et les priorités locales. Dans une majorité des cas, on arrive sans problème à obtenir les 2 heures dans le temps scolaire. Mais parfois, un IEN [Inspecteur de l’Éducation Nationale] peut décider que ce n’est pas réglementaire. D’autres changements émanent directement des réformes dont l’Éducation nationale fait l’objet. Par exemple : jusqu’à présent les enseignants pouvaient se former dans le temps scolaire, aujourd’hui ce n’est plus possible. Or toutes les formations Orchestre à l’École se font en réunissant l’équipe de l’école de musique et l’équipe de l’Éducation nationale, en un même lieu et sur un temps commun, pour justement construire ensemble ce projet pédagogique. Au-delà de l’enseignement musical, il s’agit d’apprendre à travailler en groupe, autour d’un projet… Ainsi nous avons dû revoir toute notre organisation pour la formation continue. Autres exemples : l’annonce récente de la généralisation des ateliers théâtre dans tous les établissements et l’instauration des groupes de niveau, remettent en question la répartition de la dotation horaire globale dans les établissements. Nous sommes dépendants des objectifs de l’Éducation nationale : cela nécessite une adaptation permanente de la part des équipes pour faire perdurer les projets. Être un dispositif agile est de ce point de vue un réel atout.
LRS : Et au niveau des écoles de musique ou des conservatoires ?
MB : Les règles peuvent être amenées à changer, les cadres à évoluer, mais c’est beaucoup moins fréquent. Et puis on dépend également des collectivités, qui ont, elles aussi, leurs propres enjeux. Les contraintes viennent donc de partout et le projet doit s’adapter. Ça veut dire qu’il faut, pour que cela fonctionne, qu’il y ait des phases de concertation avec tous les acteurs, à intervalle régulier, pour anticiper ou pour régler les problèmes qui se posent.
LRS : Et donc elles s’organisent au cas par cas, selon les territoires, ces phases de concertation ?
MB : Oui, des comités de pilotage sont régulièrement organisés. Pour certains Orchestres à l’École, il y a même une concertation en présentiel chaque semaine entre les enseignants de l’Éducation nationale et ceux qui viennent de l’extérieur. Mais ce n’est pas toujours possible, notamment en zone rurale éloignée, les professeurs d’instruments ont souvent plusieurs employeurs et travaillent sur des sites éloignés les uns des autres. Pour d’autres orchestres, le rythme sera donc mensuel, trimestriel ou parfois semestriel, selon les acteurs locaux. Mais il y a au minimum deux phases de concertation dans l’année. En parallèle, les échanges se font via les outils numériques pour gérer l’organisation hebdomadaire des séquences.
AB : Vous évoquez la question des objectifs qui peuvent être partagés, plus ou moins, en fonction des acteurs qui participent. En effet, les profils des intervenants en termes de diplômes (DE, DUMI…), de statut, d’esthétique musicale, peuvent être assez différents dans le rapport à la musique, à l’élève, à la pédagogie. Par ailleurs, l’école, historiquement, a souvent opposé émotion et raison, dans la lignée du rationalisme. Même si l’émotion a aujourd’hui intégré les programmes, c’est toujours dans une perspective de maîtrise et de canalisation des émotions, ce qui semble aller à l’encontre d’une dimension essentielle de vos dispositifs : faire en sorte que l’enfant puisse vivre une expérience esthétique.
MB : En soi, Orchestre à l’Ecole est une expérience qui permet à l’enfant de vivre et d’exprimer des émotions. Il ne pourrait en être autrement. Il faut lire les témoignages des bénéficiaires, ou voir les visages des élèves quand ils se produisent devant leurs familles ou dans de grandes salles de spectacle. La fierté, le bonheur, la joie immense…
Dans un Orchestre à l’École, chacun des acteurs à l’origine du projet arrive avec ses propres objectifs et c’est bien normal. Tout l’enjeu pour nous est de faire en sorte que l’enfant reste au centre du projet. Le seul objectif qui doit toujours être respecté, qui doit même être prioritaire par rapport aux autres, c’est l’épanouissement de l’enfant. Par exemple, un conservatoire peut vouloir monter un orchestre de cuivres parce que ses classes de cuivres sont vides. C’est un objectif tout à fait entendable. Mais si le professeur de cuivres n’est pas en phase avec la pédagogie collective ou l’approche bienveillante et inclusive du dispositif, il ne pourra pas participer à un Orchestre à l’École au risque de ne pas remplir cet objectif. Et le même principe est appliqué à tous les niveaux. C’est le rôle de l’association que d’accompagner les porteurs de projets pour faire en sorte que l’on soit bien au clair sur les objectifs des uns et des autres, et qu’aucun de ces objectifs ne soit à contre-courant par rapport à la mission ou à la pédagogie d’Orchestre à l’École. Nous nous appuyons sur des équipes très diverses, mais adhérant toujours totalement au projet, pour faire évoluer les postures pédagogiques, à la fois dans l’Éducation nationale et dans les écoles de musique.
AB : Mais indépendamment de l’engagement, de l’investissement et de l’enthousiasme que l’on peut avoir en participant à ce type de projet, il y a quand même des expériences qui sont propres à chacun, par rapport aux dimensions pédagogiques, par rapport à un répertoire, à sa propre culture… Les personnes ne s’attribuent pas aussi les mêmes rôles ou ne portent pas forcément exactement les mêmes valeurs, même s’ils partagent un objectif commun, celui de participer au projet.
MB : Bien sûr, mais nous faisons de ces différences une force ! Si vous mettiez les milliers d’adultes qui accompagnent aujourd’hui les Orchestres à l’École dans toute la France, vous seriez surpris par l’extraordinaire diversité qui s’en dégagerait, à la fois géographique, culturelle, sociale et même politique puisque nous avons des élus. Or il n’y a pas de problème, il n’y a que des solutions et tous ces partenaires les trouvent en visant le même objectif prioritaire : l’épanouissement de l’enfant. C’est bien ainsi que le dispositif fonctionne depuis l’origine, et c’est ce qui a permis son développement sans précédent à ma connaissance. Si vous essayez d’abord de gommer ces disparités, vous ne pourrez pas donner l’envie de créer durablement des projets de territoire. C’est pour ça que la co-construction du projet entre les acteurs qui le portent est essentielle, et que la concertation est si importante. Bien sûr, il faut un cadre, et c’est l’objet de la Charte de qualité, mais même elle laisse beaucoup de liberté sur le plan pédagogique (la nomenclature instrumentale, les esthétiques abordées, les choix pédagogiques, les projets artistiques…) pour permettre de s’appuyer sur de bons intervenants et de prendre en compte les différentes approches et sensibilités. Par ailleurs, les rencontres entre porteurs de projets favorisent le partage d’expérience, les ressources pédagogiques que nous mettons à disposition des orchestres et les formations sur-mesure que nous concevons pour eux aident les équipes qui pourraient être en difficulté.
AB : Peut-être, Gilles, souhaites-tu réagir par rapport à ce point-là ? Parce que dans le dispositif Démos, il y a des acteurs issus du champ social et d’autres issus du champ culturel, avec des profils différents. Comment est-ce que tu vois cette rencontre ? Il y a des rôles qu’on s’attribue soi-même, par rapport aux autres, et ce n’est pas forcément le rôle attribué par les nécessités du dispositif et son fonctionnement. Comment chacun se voit et s’attribue aussi son propre rôle ?
GD : Très clairement, il s’agit de cultures professionnelles différentes. Je vais vous donner un exemple qui n’est pas Démos, mais qui m’a frappé. Je suis allé il y a un mois au Brésil pour voir ce projet GURI. C’est assez incroyable dans la structuration de l’action sociale et de la musique comme un outil d’insertion sociale. C’est un dispositif qui, à mon avis, n’existe nulle part ailleurs, cette action dans les quartiers où y a le plus de difficultés sociales et la même direction qui pilote le conservatoire de Sao Paulo, qui est l’équivalent du CRR de Paris. C’est un modèle extrêmement intéressant ; il y a trois travailleurs sociaux dans le CRR en question. J’ai essayé d’imaginer ça au CRR de Paris, trois travailleurs en tout dédiés aux gamins des quartiers populaires ! Bon, peut-être qu’on y viendra, mais en tout cas, c’est très fort et ça fait vingt-cinq ans que ça existe. J’ai discuté avec tous les cadres du dispositif et je sais très bien que la directrice du pôle social s’entend très bien avec le directeur du conservatoire, Paolo Zuben. Mais quand après des heures d’explication, je lui dis : Bon, alors c’est quoi votre principal problème dans le projet ? Elle me répond : les musiciens. C’était quand même très drôle, ça fait vingt-cinq ans qu’ils travaillent ensemble, ça fait vingt-cinq ans qu’ils trouvent des voies communes, mais il reste des choses qui sont à éclairer.
LRS : De quelle nature sont ces difficultés rencontrées avec les musiciens ?
GD : Chez nous, c’est pareil. Il y a effectivement des représentations que chacun a de son métier et qui créent des malentendus au départ. Par exemple, mais on a beaucoup évolué depuis, Démos, au départ, c’était des musiciens qui, pour beaucoup, venaient pour des raisons compassionnelles : « Je vais m’occuper de jeunes dans les quartiers populaires et leur apporter quelque chose ». Et puis, le travailleur social était considéré comme quelqu’un qui devait juste faire « chut ! » quand les enfants n’étaient pas sages. Je caricature, ce n’était évidemment pas que ça, mais il y avait cette chose-là qui pouvait apparaître. Et puis, de l’autre côté, des travailleurs sociaux qui faisaient des trucs du genre : « c’est moi qui suis chargé de recruter les enfants dans le quartier, je vais leur en prendre des pas trop durs quand même, parce qu’autrement ils pourront pas tenir le coup ». Ou alors, des gens qui tenaient le raisonnement inverse : « je vais leur donner les plus difficiles parce que c’est ceux-là qui en auront besoin ». Et puis c’était un énorme problème, parce qu’ils étaient incapables de gérer des enfants en grosse difficulté comportementale, sociale, etc. Ceux qui sont allés travailler dans Démos à Marseille pour les enfants des Apprentis d’Auteuil, par exemple, je crois que maintenant ils peuvent aller travailler n’importe où parce qu’ils ont vu vraiment ce qu’était une difficulté de comportement. Là, en l’occurrence les Apprentis d’Auteuil, c’était à l’école, mais c’était des gamins qui sont refusés dans toutes les autres écoles. Ces différences de culture, elles existent toujours. Par exemple, à Clermont-Ferrand, je ne devrais pas donner de nom, mais Lorraine sait très bien qui c’est, le travailleur social qui pilotait l’ensemble me dit : « Gilles, ils comprennent rien tes copains de la culture ! ». Ils ne « comprennent rien aux enjeux parce qu’ils ne voient pas ce que nous on fait au quotidien dans le quartier, ils ne savent pas ce que c’est qu’une famille issue de l’immigration maghrébine sur tel et tel sujet… et ils ne peuvent pas avancer parce qu’ils ont une vision qui ne correspond pas du tout à ce que sont ces gens ». C’est très compliqué comme sujet. On est en train de créer des associations de parents à certains endroits. Je vois bien que parfois, quand la présidente vient, elle parle de son enfant qui est inscrit dans le projet et du plaisir qu’elle a à le mettre dans le projet. Elle ne parle pas de la représentation des familles dans la gouvernance d’un projet culturel. D’abord, son premier raisonnement, c’est : je suis au niveau de ce que moi je vis et de ce que moi je raconte. Je ne dis pas cela pour dire que ça ne marche pas, je dis juste que c’est une question de complexité de compréhension des enjeux, et de nécessité d’avancer en profondeur sur ces questions-là en étant de plus en plus précis et de plus en plus attentifs à tout ce que ça suscite. Et pour revenir sur l’exemple de Clermont-Ferrand, lorsque les familles étaient associées à la réflexion sur le projet, le référent social savait faire en sorte qu’elles prennent des positions qui correspondent à une vraie responsabilité et a une vraie place dans la réflexion. C’est work in progress. Il faut déconstruire toutes sortes de représentations, toutes sortes de réflexes et je pense qu’on n’y est pas encore, très clairement. Y compris nous, agents de la culture. Je vous donne un dernier exemple. Lorsque j’ai demandé à ce que soient inclues les musiques de tradition orale dans le projet pour que les gamins, dans leur éducation, n’aient pas une vision monolithique selon laquelle : culture élevée, civilisation égale musique classique. Et bien, très clairement, le premier regard porté par les musiciens sur ces objets musicaux qui sont arrivés dans le paysage de Démos, c’étaient des objets dont la nature intéressante était le fait qu’ils allaient procurer du plaisir aux enfants et que ça allait être ludique et que ça allait les ouvrir sur des choses qui étaient d’abord musicales. J’ai bien senti que tout l’intérêt éprouvé était d’abord à ce niveau-là. Aujourd’hui, on n’en est plus là. Vous pouvez parler avec pas mal de musiciens Démos, et vous allez voir qu’ils savent très bien pourquoi une pièce de Lully est à côté d’une pièce de musique classique ottomane dans la programmation du Poème Symphonique à Rouen. On n’est pas au bout du chemin, loin de là, et c’est ça qui est excitant. Je suppose que Marianne est comme moi. Si on soutient encore ces projets-là, c’est qu’on sait que notre capacité de créativité et d’innovation est encore extrêmement forte.
MB : Oui, nous devons conserver ce plaisir d’innover, d’inventer, d’ouvrir de nouveaux chemins. Et pour cela de garder une posture d’ouverture par rapport aux différences d’approche des intervenants. Je préciserais seulement qu’au sein d’un même métier aussi, on peut sans peine observer différentes approches, que ce soit dans une école de musique ou au sein de l’Éducation nationale. Ce n’est pas uniquement un fait inter-métiers, on peut parfois observer plus de proximité entre deux personnes exerçant des métiers différents.
LRS : Absolument. Un des constats faits à Clermont-Ferrand, c’est qu’il pouvait y avoir parfois plus de proximité entre certains acteurs du champ culturel et certains acteurs du champ social qu’au sein même du champ artistique.
GD : Oui, ce n’est pas faux, Lorraine.
MB : D’où la nécessité d’avoir un cadre, avec des objectifs clairs et assurés, et dans le même temps, d’entretenir un dialogue permanent et une forte capacité d’adaptation. Ainsi, pour tous les Orchestres à l’Ecole, et c’est la même chose pour tout type de projets d’ailleurs, il faut faire preuve d’une une vigilance constante parce que tout est mouvant : ce que l’on a mis en place à un instant T peut ne plus être valable à un moment M. Le secret pour que cela fonctionne et perdure, c’est de mettre en place des concertations, des temps de dialogue et des possibilités d’évoluer dans un cadre.
AB : Dans ces dispositifs il y a des personnes avec des statuts très différents qui interviennent. Ces moments de régulation, sont-ils posés institutionnellement ? Je vais parler très directement, sont-ils rémunérés ?
MB : À certains endroits, on parvient à dégager un temps rémunéré pour les personnels de l’école de musique. En ce qui concerne l’Éducation nationale, soyons clairs : tout ce qui se fait autour de ce type de projets se fait toujours avec une implication au-delà du temps de travail. Et cela se base notamment sur la bonne volonté et l’engagement des personnels. Enfin, pour les représentants des collectivités territoriales, c’est compris dans leur temps de travail.
GD : On a un problème avec ça, notamment dans le champ social où, on ne peut pas dire qu’ils ne sont pas rémunérés parce qu’en général, c’est des gens qui sont à plein temps, mais l’énergie qu’on leur demande dans l’accompagnement du projet Démos, c’est quelque chose qui va au-delà de l’énergie qu’ils dépensent par rapport à un individu ou à une famille dans leur temps professionnel habituel. Donc nous, on a un problème global, qui s’aggrave. On s’aperçoit que ça ne va pas mieux dans le champ social aujourd’hui, c’est même encore pire. Et donc, pour avoir quelque chose de qualitatif, on a vraiment un problème avec le niveau global, non pas de rémunération des individus, mais avec le niveau de moyens financiers des structures. Concernant nos musiciens, il y a effectivement beaucoup de vacataires et c’est vrai, beaucoup de gens ont un statut tout à fait correct quand ils sont portés par des institutions comme la nôtre où comme des grands orchestres. Sur certains territoires, c’est un peu plus délicat, même si on leur a dit : vraiment, ajustez-vous sur le niveau de rémunération nationale, soyez le plus près possible. Il y a des gens qui n’arrivent pas tout à fait à faire ça et ça peut être problématique.
Marianne, j’ai entendu parler d’une nouvelle chose qui m’a surpris. Et là, j’en viens à l’Éducation nationale et aux enseignants avec qui on travaille. Il y a un inspecteur qui m’a dit qu’ils avaient la possibilité maintenant, si un instit veut aller à une réunion avec un travailleur social et un musicien impliqué dans le projet, ils auraient la possibilité de lui payer des heures supplémentaires. Ce serait un dispositif national récent.
MB : Je n’ai pas entendu cette histoire d’heures supplémentaires. Ce que je sais, c’est que la tendance en ce qui concerne les DGH [Dotation Globale Horaire] est plutôt à la réduction des heures payées pour les projets. Donc même si une règle le permet, je ne me réjouirais pas trop vite. En réalité, au sein de l’Éducation nationale, on maintient un lien très serré avec les différents corps d’inspection parce que c’est aussi une affaire d’individus et de personnalités. On obtient sur certains secteurs énormément, là ou ailleurs le minimum n’est même pas autorisé. On le sait, les textes peuvent être interprétés différemment.
LRS : À Clermont-Ferrand, on a pu constater des tensions entre certains musiciens qui sont à temps complet rémunérés par un orchestre, par exemple, et puis d’autres qui sont à leur compte, les « petits musiciens du coin », comme j’ai entendu dire. Cette différence de statut a des répercussions, aussi, sur la manière d’accepter ou non de faire des heures supplémentaires. C’était très repérable, à Clermont, comme un manque de compréhension fine du métier de l’autre, y compris quand on fait a priori le même métier.
GD : À Clermont, une des raisons pour lesquelles ils ont voulu que Démos existe, c’est qu’il y avait une tension historique entre le conservatoire et l’orchestre. Leur idée, c’était d’avoir un projet commun, pour fédérer les équipes. Les musiciens d’orchestre, souvent, s’identifient comme ayant un statut plus élevé musicalement, ce sont des artistes, et ils considèrent un peu les autres comme des professeurs, un peu besogneux. Et du côté des professeurs, c’est un peu, oui, moi je sais enseigner et pas lui, etc. Il y a souvent des débats de ce genre, et ce qui est formidable, c’est quand on arrive à ce que les compétences deviennent complémentaires. Le fait d’être fédéré autour d’un projet commun avec des enfants, qu’on doit amener d’un point vers un autre, ensemble, avec des ambitions sociétales, fait qu’on arrive à ce que certaines de ces différences soient gommées parce que les gens mettent un intérêt supérieur au-dessus des historiques de ce type. Mais bon, là encore c’est work in progress.
MB : On n’est pas confronté au même problème parce qu’on ne travaille pas avec les musiciens d’orchestre au quotidien. Nous collaborons avec eux sur de grands projets artistiques, mais ils n’interviennent pas dans l’apprentissage au long cours. Il y a de facto moins de différences entre plusieurs professeurs au sein d’une même école de musique. On a constaté qu’il était primordial lors de la phase de montage du projet de bien faire cerner aux uns et aux autres l’étendue de leurs compétences respectives. Et cela ne concerne pas uniquement les compétences liées à leur métier, cela comprend également les aptitudes des uns et des autres en termes de communication, de coordination, de management… Autant de compétences nécessaires pour monter et faire vivre un projet. Ainsi, lors de la création des orchestres, nous incitons les équipes à organiser une discussion « tous champs », hors enseignement, sur lesquels ils peuvent se positionner, pour que chacun trouve sa place. On observe toujours des niveaux très différents en termes d’enseignement de la musique, d’organologie... On peut avoir d’excellents musiciens qui ne sont pas des pédagogues nés, tout comme des musiciens moins virtuoses qui sont d’excellents pédagogues, même si les compétences n’en demeurent pas moins essentielles pour faire progresser les enfants avec les bons réflexes.
LRS : Et donc vous disiez que ça fait partie de la construction du projet, que de prendre ce temps, de faire une sorte de bilan de compétences des uns et des autres. Un bilan partagé ?
MB : Oui, mais ce n’est pas présenté comme un « bilan de compétences ». L’idée, c’est plutôt de valoriser les savoir-faire des uns et des autres pour que chacun puisse apporter sa contribution au projet. Un peu comme dans l’orchestre, où chacun apporte quelque chose à ses pairs. C’est pareil dans l’équipe enseignante : il faut cerner là où chacun peut être le plus utile et apporter une compétence que les autres n’ont pas, pour que tous ensemble ça fonctionne. Parfois, on est appelé « au secours » par une équipe et on découvre des situations très étranges. Souvent, une bonne concertation permet de remettre les choses à leur place. On se rend alors compte qu’il y a des personnes qui n’ont pas conscience de ce qu’elles peuvent apporter au projet ou qui n’arrivent pas à porter leur voix dans le groupe. Quand d’autres au contraire se sentent plus compétentes alors qu’elles ne le sont pas réellement, ce qui peut vraiment mettre en péril une équipe. Mais ce n’est pas propre à la musique, c’est le lot de toutes les aventures humaines !
LRS : Bien sûr, ces questions de partenariat sont propres à tous les milieux.
GD : Ce que je n’ai pas dit tout à l’heure et qui est de l’ordre de l’anecdote, mais je ne sais pas bien l’expliquer… sur ces questions de compréhension des enjeux, des différences interprofessionnelles, la manière de les prendre en compte, je trouve que les gens qui sont dans le métier de chef d’orchestre sont plus rapides et prennent plus facilement en considération ces choses… Je ne sais pas l’analyser, mais je l’ai vraiment constaté. Nos 40 chefs d’orchestre ont souvent une longueur d’avance !
AB : J’aurais souhaité vous interpeller tous les deux par rapport au fait que vous ayez utilisé le terme de « communauté éducative ». C’est un terme relativement récent. Il est dans la loi d’orientation de 1989, mais il est de plus en plus présent, alors qu’historiquement c’est en rupture avec la mission d’intégration républicaine, qui a imposé une séparation entre l’univers scolaire et l’univers familial. Et donc, les parents, la famille reviennent au-devant de la scène. Vous l’aviez évoqué, Marianne, par rapport au fait qu’ils participent aux instances de l’école, dans des commissions, et puis il y a un exemple aussi sur le site de Démos d’une partition d’un muwashah qui illustre, au-delà d’une ouverture culturelle, le fait que les parents soient intégrés au dispositif, comme musiciens, aux côtés de leurs enfants. Vous avez évoqué l’idée que la musique est faite non pas pour rester simplement dans ce petit univers, mais qu’elle doit imprégner le tissu social, la ville dans son entier. Quelles sont vos positions par rapport à ces aspects ?
MB : Alors concernant les parents, oui effectivement, veiller à les associer est une des clés du succès des Orchestres à l’École. Je crois qu’il y a un consensus aujourd’hui sur le fait que l’épanouissement de l’enfant passe par la bonne articulation entre tous les éducateurs qui l’entourent, à l’école comme à la maison. Les liens entre les deux sphères sont essentiels. Il y a beaucoup de façons de les mettre en place, au-delà des simples rencontres avec les équipes pédagogiques de l’école. Dans le cadre d’OAE, l’Orchestre à l’École vient à la maison (l’enfant emmène souvent son instrument chez lui, il peut en jouer et en tous cas il parle souvent avec plaisir et fierté de son expérience) et, en sens inverse, la maison vient à l’orchestre (en particulier lorsque les parents assistent aux concerts). Mais nous allons plus loin. Il arrive que les familles des élèves bénéficiaires se réunissent au sein d’associations de parents ou des « amis de l’orchestre ». Les parents peuvent également s’investir en contribuant directement à la vie de l’orchestre : en apportant leurs spécialités culinaires pour l’inauguration, en participant à la collecte de répertoires… Certaines équipes acceptent même des parents dans l’orchestre, sous réserve d’un suivi régulier. Dans d’autres cas, les parents montent leur propre orchestre, en miroir de celui des enfants. Encore une autre initiative pour illustrer : à Montereau, en zone QPV [Quartier Politique de la Ville], les mamans viennent dans la classe et apprennent à chanter les notes des morceaux que les enfants jouent. Comme ça, elles peuvent les aider une fois à la maison. Et lors des concerts, les mamans viennent toujours interpréter un morceau avec les enfants. Il existe donc une multitude de possibilités d’intégration des parents. Mais il est vrai que toutes les équipes ne le font pas. Nous, nous permettons le partage d’expérience et la diffusion de bonnes pratiques : libre aux porteurs du projet de s’en emparer ou non. Mais il est indéniable que c’est un facteur de réussite très important pour l’orchestre.
Pour ce qui est d’irriguer sur l’ensemble du territoire, oui là encore, parce que la musique, ça se partage par essence. Les enfants membres des orchestres à l’école se produisent en concert entre trois et dix fois par an. Les concerts font partie intégrante de la pédagogie Orchestre à l’École car ils constituent pour les enfants des objectifs à atteindre, essentiels pour maintenir la motivation. Par ailleurs, c’est lorsqu’ils sont sur scène, qu’ils entendent les applaudissements, que les enfants ressentent de la fierté. Et c’est à ce moment-là, qu’ils prennent confiance en eux ou qu’ils se rendent compte qu’ils n’ont pas assez travaillé, ça peut être les deux, mais dans tous les cas, c’est ça qui fait avancer les troupes. Les concerts sont également l’occasion de faire franchir aux enfants et à leurs parents les portes de structures culturelles qu’ils ne s’autorisent pas à fréquenter. Les enfants se produisent aussi parfois dans des EHPAD et se portent à la rencontre des personnes âgées, cela offre toujours de merveilleux moments d’échanges intergénérationnels. Enfin, certains Orchestres à l’École, à l’instar d’une équipe de football qui enchaîne les victoires, sont devenus le « fer de lance » du bourg et le font rayonner dans le département, voire sur le plan national.
AB : Gilles, vous souhaitiez réagir ?
GD : L’avantage qu’on a avec ces deux dispositifs, c’est qu’ils ne s’adressent pas qu’à un seul endroit. Ça va avec cette idée de communauté éducative, de réseau éducatif autour du sujet. On peut faire profiter certains territoires de ce qui se passe dans d’autres territoires. C’est très important. On ne peut pas transposer le modèle tel quel, mais par exemple, quand je vois l’ingéniosité de la Bretagne pour faire se déplacer des enfants en territoire rural et favoriser la mobilité, c’est quelque chose qui n’existe pas forcément ailleurs. Tout à l’heure, j’ai utilisé le terme communauté éducative pour le mettre en regard des fonctionnements en silo qui nous plombent depuis bien longtemps… Enfin, il me semble que les politiques culturelles ont longtemps été pensées comme autosuffisantes avec les acteurs de la culture. Je ne veux pas faire de la fausse modestie, mais il me semble que Malraux a quand même flingué l’éducation populaire de manière assez nette. L’idée de projets comme Démos, c’est bien de redonner leurs lettres de noblesse à des identités professionnelles, sociétales de ce type, et de faire en sorte que ces compétences, on les retrouve au cœur d’une action pour faire citoyenneté, pour faire société. Je suis ravi quand j’arrive dans un comité de pilotage et que je vois qu’il y a autour de la table 40 personnes, alors que ça concerne 100 gamins. On pourrait dire : Ah, mais ça coûte bien cher cette affaire-là ! Oui, d’accord, mais là, s’il y a une chose dont je suis persuadé, c’est que si on veut faire de l’éducation quelque chose comme un outil pour réparer la société, alors il faut mettre les moyens, il faut faire travailler les gens ensemble. On est des militants, et tous les jours on le voit. Parfois, je suis dans une grande ville, je ne dirais pas où, et j’entends l’élu à la culture dire : Ça coûte trop cher Démos, il faut de l’EAC pour tout le monde. Et quand je vois la préfète qui se lève et répond : bien sûr qu’il faut des projets pour tous, mais il faut aussi qu’il y ait des gens qui soient touchés par des choses qui aillent un peu plus loin sur certains sujets, ça va nous aider pour notre construction sociétale. Ces enjeux-là sont complexes. Bien évidemment, moi je préférerais qu’il y ait des Orchestres à l’École partout où qu’il y ait des Démos partout et que tout le monde puisse en profiter. Mais on voit bien que ce n’est pas le cas, donc il faut bien faire avec les moyens dont on dispose. L’idée d’une communauté éducative, c’est l’idée d’un partage. Ça va avec vos réflexions sur l’inter-métiers. On essaie d’aller tous dans le même sens avec des ambitions sociétales.
AB : Très bien. Est-ce que vous souhaitez ajouter quelque chose ?
GD : Vive la République !
Pour citer cet article
Référence électronique
Lorraine Roubertie Soliman et Adrien Bourg, « Entretien croisé : Marianne Blayau (OAE) et Gilles Delebarre (Démos) », Journal de recherche en éducation musicale [En ligne], 15 1-2 | 2024, mis en ligne le 01 décembre 2024, consulté le 22 mars 2025. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/jrem/542 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/134z4
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