- 1 Le monde de la musique classique est hiérarchisé et structuré comme un champ très concurrentiel, ta (...)
- 2 Pour alléger l’écriture de cet article, nous avons privilégié le masculin grammatical et utilisons (...)
1La musique « classique », qui couvre la musique occidentale écrite de l’époque baroque à l’époque contemporaine, n’est qu’une musique patrimoniale parmi d’autres (Small, 2019). Elle a toutefois acquis, du fait d’une part des milieux sociaux qui la pratiquent et l’écoutent, et d’autre part de l’attention des politiques publiques de la culture à son égard, des caractéristiques de musique savante. De tradition écrite, cette musique est transmise dans un cadre institutionnalisé dès le XIXe siècle. Son enseignement est dominé par la forme « scolaire-scripturale » (Bonnery, 2013) ; il se déploie dans des établissements dédiés (les conservatoires), dont les programmes sont codifiés, contrôlés par l’État et marqués par une logique de sélection visant à produire des « élites musicales »1. Le cursus s’adresse majoritairement à des enfants issus de milieux sociaux privilégiés (Tranchant, 2016) et est mis en œuvre par des professionnels2 dûment formés et durement sélectionnés, majoritairement issus de ces milieux, et adhérant à une vision de la pratique de la musique comme « talent » et comme « ascèse » (Pégourdie, 2017). Dans la suite d’un train de réformes pédagogiques initiées depuis les années 1980 par le ministère de la Culture, les référentiels ont largement évolué dans ces établissements publics d’enseignement artistique, conduisant à des positionnements plus ambivalents des enseignants quant au sens de leur mission et à leurs pratiques pédagogiques (Cintero, 2020). Les transformations dans les publics visés et les manières de transmettre la musique classique se jouent également dans des dispositifs en dehors de ces institutions dédiées.
2Le dispositif Démos, Dispositif d’Éducation Musicale et Orchestrale à vocation Sociale, porté depuis 2010 par la Philharmonie de Paris / Cité de la musique, a ainsi contribué à ce renouvellement des « conditions d’accès à la musique classique en s’adressant à des enfants issus de quartiers relevant de la politique de la ville ou de zones rurales insuffisamment dotées en institutions culturelles » par la mise en place d’orchestres symphoniques d’enfants3. « La coopération entre acteurs de la culture et acteurs du champ social » (travail social, éducation prioritaire, institutions socio-éducatives ou socio-culturelles) est une composante centrale du dispositif, supposée combler les écarts entre les publics populaires et les professionnels de la musique classique et constituer un cadre éducatif adéquat, support d’une pédagogie d’enseignement musical plus inclusive. Le principe de coopération entre des univers professionnels différents est visible tant dans la sélection et l’accompagnement des enfants et des familles, que dans l’encadrement des ateliers, le montage institutionnel des orchestres ou encore le choix des territoires d’intervention4.
- 5 Dans le cadre d’un appel à projet de la Philharmonie de Paris centrée sur les transformations de l’ (...)
3La réalité est toutefois plus nuancée et plus complexe, chaque orchestre Démos étant spécifique et dépendant des partenariats et des modes de construction des coopérations nouées localement, largement liées aux politiques culturelles antérieures sur le territoire d’implantation. C’est ce que montre l’étude que nous avons menée entre 2021 et 2023 sous la direction de Lionel Arnaud5. Elle nous conduit à réinterroger l’évidence de cette coopération entre le secteur social et le secteur musical, qui s’est avéré être très variable d’un territoire à l’autre.
- 6 Conscientes du caractère peu stabilisé de la définition de ce terme émergent, nous retenons à la su (...)
4Ainsi, les conditions et les effets de la coopération interprofessionnelle entre acteurs sociaux et acteurs culturels à l’œuvre dans une partie des orchestres Démos, notamment dans les métropoles (Roubertie Soliman et al., 2021, Arnaud et al., 2023) peuvent invisibiliser une autre forme d’intermétiers6 interne au champ artistique. Dans les territoires périphériques, éloignés des centres de production et de diffusion de la musique classique et des formes instituées de l’enseignement musical, les professeurs spécialisés ancrés dans cette esthétique sont en effet en nombre insuffisant. Cette contrainte conduit à une ouverture des recrutements à des musiciens au parcours moins professionnalisés, c’est-à-dire moins diplômés, mais qui peuvent localement bénéficier pour certains d’une forte reconnaissance comme artiste. Ces « musiciens ordinaires » (Perrenoud, 2007) vont construire un monde commun avec les professionnels de la transmission de la musique classique, en intégrant largement la part sociale de Démos, invisibilisant le champ professionnel du travail social. Les cas de deux orchestres Démos, implantés pour l’un en Guadeloupe (Démos Cap Excellence) depuis 2017 et pour l’autre en centre Bretagne (Démos Kreiz Breizh) depuis 2018 permettent de défendre cette hypothèse. Nous voudrions montrer, sur la base d’enquêtes de terrain portant sur ces deux orchestres, que la tension entre social et artistique, les dilemmes quant aux missions et au sens du métier des professionnels de chaque champ, se déplacent à l’intérieur même du monde musical, entre une conception généraliste de l’éducation musicale et une conception plus spécialisée de l’enseignement instrumental. Loin de mettre en prise des groupes sociaux éloignés (musiciens classiques et enfants de classes populaires) dont la co-présence nécessiterait d’être médiée par l’intervention de professionnels du champ social, ces deux orchestres donnent à voir des intervenants artistiques prenant en charge la dimension sociale de l’orchestre symphonique, à distance d’une conception spécialisée tant du travail social que de l’enseignement musical.
Présentation des territoires d’enquête et des données de terrain
La communauté de communes du Kreiz Breizh (centre Bretagne en langue bretonne) située au sud-ouest des Côtes d’Armor, en Bretagne intérieure, est un territoire « hyper rural »*. Dix-huit mille cinq cents habitants vivent sur 23 communes, dans un réseau de bourgs, de hameaux et de petites villes dont la principale, Rostrenen, compte 3000 habitants, sur un territoire grand comme les trois départements de Paris, la Seine-St-Denis et le Val-de-Marne réunis, à plus d’une heure de route de centres urbains plus importants (Rennes, Brest, St-Brieuc, Vannes). Le tissu économique est surtout résidentiel : secteur tertiaire tourné vers les administrations publiques (santé, enseignement), vers le commerce et le service aux personnes, secondairement agricole ou agro-industriel, avec une petite activité touristique. Le faible coût des logements, la disponibilité du foncier et la qualité de vie en font un territoire d’accueil pour des néo-ruraux en quête d’alternatives** ou des retraités. Le taux de pauvreté est proche de 20 % en 2019, le taux de chômage de 12,7 % ; les disparités socio-économiques y sont relativement faibles, aucun territoire n’y est spécifiquement prioritaire.
La Communauté d’Agglomération de Cap Excellence réunit les villes de Baie-Mahault, Les Abymes et Pointe-à-Pitre. Ce territoire, central dans la configuration du département guadeloupéen, représente 8 % de la superficie totale, concentre plus d’un quart de la population, soit environ 100 000 habitants, et près de la moitié des emplois. La population y est assez jeune (39 % a moins de 30 ans), et légèrement plus diplômée que l’ensemble du territoire (31 % sans diplôme, 23 % de diplômés de l’enseignement supérieur). Le taux de chômage est élevé, semblable à celui du département (28 %) tout comme le taux de pauvreté (44,7 % en 2018 dont 11,8 % en grande pauvreté)***. Cap Excellence comprend de fortes disparités socio-géographiques : les quartiers prioritaires de la ville couvrent une grande partie de Pointe-à-Pitre, débordent sur les Abymes, tandis qu’il n’y en a pas à Baie-Mahault.
Nous avons mobilisé, pour enquêter sur les orchestres Démos de ces deux territoires, les ressources classiques des méthodes ethnographiques : observations répétées des répétitions de l’orchestre et des ateliers, entretiens approfondis avec les acteurs de terrain, mais aussi avec les personnes ayant effectué les recrutements des intervenants artistiques et sociaux, analyse des traces écrites, identification de l’ensemble des acteurs centraux et périphériques dans le dispositif avec reconstitution des scènes musicales locales et des écosystèmes institutionnels. Nous privilégions ici une analyse des intentions des acteurs, mais les observations permettent partiellement de croiser ces intentions avec des pratiques. Les observations sont en effet des moments d’entretiens informels et de commentaires des pratiques qui donnent à voir non seulement ce que font les personnes, mais aussi ce qu’elles pensent et disent de ce qu’elles font, au-delà de verbatim spécifiquement énoncés à l’intention de l’enquêtrice.
Les équipes d’animation des ateliers de pratique artistique et de tutti sont composées, au départ, en Guadeloupe, de seize intervenants artistiques et d’une vingtaine d’intervenants sociaux. Rapidement, on passe à une dizaine d’intervenants réellement présents. Seize entretiens approfondis ont été menés, dont huit individuels avec des intervenants artistiques et un collectif, avec une équipe de six travailleurs sociaux, ceci complété par une dizaine d’heures d’observation directe de l’orchestre. En Kreiz Breizh, dix-sept intervenants artistiques et huit référentes sociales composent les équipes d’animation. Dix-huit entretiens ont été menés, dont cinq avec des intervenants artistiques, quatre avec des référentes sociales. Plus de quarante-cinq heures d’observation directe de l’orchestre ont été réalisées.
En Guadeloupe comme en Kreiz Breizh, les chefs d’orchestre sont des hommes et les coordinatrices des équipes administratives tout comme les danseuses et cheffes de chœur, sont des femmes. Le groupe des instrumentistes est presque exclusivement masculin en Guadeloupe, comme les deux tiers des travailleurs sociaux. En Kreiz Breizh en revanche, toutes les référentes sociales sont des femmes, et le groupe des musiciens compte autant de femmes que d’hommes.
* https://geoconfluences.ens-lyon.fr/glossaire/rural-isole-hyper-rural-rural-profond
** Pruvost, G. (2021). Quotidien politique. Féminisme, écologie et subsistance. La Découverte.
** Audoux L., Prévot P. (2022). La grande pauvreté bien plus fréquente et beaucoup plus intense dans les DOM. INSEE Focus, n° 271 (paru le 11/07/2022).
5L’analyse des configurations territoriales de l’enseignement musical et des caractéristiques des différents acteurs impliqués propres à ces territoires permet de comprendre comment et pourquoi les situations d’interprofessionnalité entre les secteurs artistique et social ont laissé place à des situations d’intermétiers internes au monde de l’éducation artistique.
6En 2016-17, quand le projet d’implantation d’un orchestre Démos commence à se dessiner dans les deux territoires enquêtés, les scènes classiques (Guibert et Bellavance, 2014) tant du côté des musiciens interprètes que du public auditeur, sont fortement réduites en Guadeloupe comme en Kreiz Breizh. On n’y compte ni orchestre symphonique professionnel ou amateur, ni lieux dédiés à l’écoute de la musique classique. ll n’existe pas non plus de structures d’enseignement musical labellisées par le ministère de la culture. En Guadeloupe, un chapelet de petites écoles de musique publiques ou privées assure la trame de l’enseignement musical. Le manque de moyens et de volonté politique empêche la structuration du secteur. Les enseignants en musique, nombreux, n’ont pas nécessairement les certifications pédagogiques et professionnelles acquises par les consécrations propres aux institutions de la musique classique (Pégourdie, 2015). La scène classique, pour partie composée de concertistes issus de conservatoires européens, est ainsi rarement exclusive : nombre d’entre eux pratiquent également d’autres genres musicaux et s’ouvrent aux influences artistiques caribéennes et sud-américaines. En Kreiz Breizh, la scène classique, encore très marginale, a commencé à se structurer : la communauté de communes soutient financièrement « son » école associative de musique, de danse et de théâtre. Créée au début des années 1990 par des parents soucieux d’offrir des activités de loisirs éducatifs et socioculturels à leurs enfants, mais aussi militants pour la défense des langues, des musiques et des danses de Bretagne, elle s’est progressivement institutionnalisée et spécialisée dans l’enseignement artistique. Une quarantaine d’intervenants plus ou moins certifiés y enseignent à plus de 650 élèves, enfants et adultes. Son directeur, recruté en 2009 par la communauté de communes, saxophoniste dûment diplômé du Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris, joue un rôle important dans l’installation progressive de la musique classique et de sa diffusion dans le territoire local (organisation de festivals, de concerts, de résidences d’artistes). Elle reste toutefois limitée et un des enjeux de l’implantation de Démos est précisément de contribuer à cette structuration par la recherche d’une labellisation par le ministère de la Culture de cette école associative.
7La mise en place d’un orchestre symphonique Démos se heurte à l’insuffisance locale de professionnels spécialisés de la pratique et de la transmission de la musique savante selon les canons codifiés de la discipline. Ces territoires ne manquent toutefois pas de musiciens ni de musique : la Guadeloupe comme le centre Bretagne sont des territoires avec une forte identité culturelle, revendiquée avec fierté, dont la musique est une composante centrale. Gwoka en Guadeloupe et Fest-noz en centre Bretagne en sont les formes les plus visibles, reconnues l’une et l’autre patrimoine immatériel de l’humanité. Arts musicaux globaux, incluant chant, musique instrumentale et danse, ils sont joués sur des instruments ou avec des techniques vocales spécifiques, et transmis oralement. Les performances sont interprétées dans des formes circulaires (rondes, gavottes…), et impliquent généralement la participation du public. Production et réception sont peu clivées et la musique est associée à d’autres activités sociales et festives. Ces arts musicaux restent partiellement enchâssés dans des réalités sociales et culturelles plus larges, mêlant art, communauté et revendications sociales et politiques : ils rythment encore la vie quotidienne, les saisons et les temps forts, animent les fêtes locales et les festivals, bien au-delà de leurs origines agricoles. À partir de formes traditionnelles, gwoka et fest-noz modernes ont fait l’objet de multiples réappropriations, se sont ouverts à d’autres musiques, construisant des formes métissées et plus esthétisées. Les rapports « esthético-formels » à ces musiques populaires émergent en effet fortement, mais des rapports « éthico-pratiques » se maintiennent aussi (Bonnery, 2013). Les musiciens de ces territoires sont donc marqués par d’autres traditions musicales, d’autres formes de reconnaissance et de légitimation, et d’autres approches de la transmission de la musique et de l’éducation musicale que la musique classique. Leurs diplômes et certifications y comptent moins que les opportunités et les réputations, autant musicales que sociales, liées à des réseaux serrés d’interconnaissance. À la frontière entre amateurs et professionnels, leur intermittence d’artistes est souvent couplée à de l’enseignement, de la pluriactivité, des formes multiples de « débrouille » (Bureau et al., 2009) : ces musiciens ordinaires sont le socle des intervenants artistiques susceptibles d’être disponibles pour et intéressés par Démos.
8Dans ce contexte, les enseignants spécialisés de musique, formés au répertoire classique et détenteurs de certifications, ont été rejoints dans le recrutement pour l’orchestre Démos par d’autres profils de musiciens plus proches de l’écosystème musical local, dont nous donnons ici quelques exemples.
- 7 Six intervenants sur seize sont spécialisés dans la musique / danse classique sans forcément s’y li (...)
9En Guadeloupe, à côté d’enseignants et concertistes spécialisés7 de musique classique, la plupart des musiciens pratiquent et enseignent du jazz caribéen, de la biguine ou du gwoka moderne et n’ont pas tous été formés à la musique classique. Le chef d’orchestre, directeur d’une école de musique communale, titulaire d’un diplôme d’État de professeur de musique du conservatoire d’Orléans en orgue et en clavecin, a une formation classique, une expérience de chef d’orchestre et pratique habituellement ce répertoire. Mais il est également compositeur-musicien pianiste de jazz caribéen expérimenté et reconnu. À l’autre pôle, l’intervenant en clarinette est un musicien amateur et retraité d’une grande entreprise publique qui a toujours pratiqué la musique comme loisir. Originaire d’une famille ouvrière, il a commencé la clarinette à 9 ans, grâce à un dispositif mis en place par la municipalité de son village ouvrier de Lorraine, proposant un accès gratuit aux cours de musique et aux instruments au sein de la fanfare locale ; il a ensuite appris le saxophone en école de musique et en autodidacte.
- 8 Neuf intervenants sur dix-sept sont spécialisés dans la musique / danse classique sans forcément s’ (...)
- 9 Diplôme Universitaire de Musicien Intervenant.
10En Kreiz Breizh, le volontarisme des élus a permis d’élargir l’aire de recrutement sans recours aux amateurs, en mobilisant des musiciens extérieurs au territoire défrayés pour leurs déplacements8. Le pôle des spécialistes de l’enseignement et de la pratique de la musique classique a ainsi été renforcé. Il est toutefois exclusivement recruté dans le groupe des « enseignants inspirés » (Cintero, 2020), critiques à l’égard des pédagogies traditionnelles en conservatoire, militants de la démocratisation culturelle et volontaires pour Démos. Les musiciens du territoire sont davantage ancrés dans les musiques traditionnelles, parfois autodidactes ou assez éloignés de la formation classique. Dans l’un des pôles, un intervenant en violon vient du département voisin : après une formation intégrale en conservatoire, une longue expérience de concertiste, il a commencé à donner des cours particuliers ainsi que dans un petit conservatoire de la région. Ses souvenirs de jeunesse le ramènent au plaisir pris, loin du conservatoire, dans des expériences heureuses de colonies ou de stages de musique l’été, immergé dans « la “marmite à sons”, l’expérience sonore de l’orchestre ». De manière intermédiaire, une intervenante en alto, résidente depuis plusieurs années sur le territoire, a une double formation : en musique classique reçue en conservatoire au Pays-Bas, et en musique traditionnelle apprise « sur le tas » en Irlande. Elle joue dans différents groupes, de la musique irlandaise et klezmer, accompagne des cercles celtiques, se forme et joue à la Kreiz Breizh Akademi, haut lieu de défense des musiques modales de tradition orale et de réinvention des musiques traditionnelles. À l’autre pôle, une personne titulaire d’un DUMI9 et fonctionnaire territorial de la communauté de communes depuis 2006, est un musicien autodidacte qui n’a jamais fréquenté de conservatoire ni pratiqué la musique classique : guitariste, touche-à-tout, amateur de « chanson à textes », il démarre la clarinette pour accompagner un groupe d’enfants dans Démos.
- 10 Pour la seule profession d’enseignant spécialisé de la musique en école de musique ou conservatoire (...)
11Ainsi, on trouve parmi ces intervenants artistiques une très grande diversité de trajectoires et de rapports à la musique. Elle se lit dans les statuts (amateurs, professionnels stabilisés, professionnels précaires) et dans les expériences professionnelles (interprète, compositeur, improvisateur, professeur particulier d’instrument, professeur spécialisé en écoles de musique, en conservatoire, au collège, musicien intervenant en milieu scolaire). Elle se lit également dans les modes d’apprentissage de la musique et les certifications (confirmé, débutant, autodidacte, diplômé de conservatoire, diplômé d’écoles de musique publiques ou privées). Elle se lit enfin dans le répertoire joué (uniquement classique, classique hybridé ou joué à côté d’autres esthétiques, absence totale de répertoire classique comme auditeur et comme pratiquant, attachement à une musique improvisée ou à l’exécution fidèle d’une partition, expérience plus ou moins importante de l’orchestre symphonique)10. Ces différences de profils conduisent les intervenants à donner un sens très différent à l’éducation musicale ou à l’enseignement artistique, selon qu’ils se vivent comme des généralistes ou des spécialistes. L’ouverture à une diversité d’esthétiques musicales, de techniques instrumentales, d’influences artistiques et culturelles, réduit toutefois la distance entre la musique classique et le public des enfants et permet d’établir des formes de médiation entre la culture liée à la musique classique symphonique et l’environnement culturel des enfants… sans nécessité de mobiliser spécifiquement le secteur social.
12Le recrutement des intervenants sociaux de Démos est systématiquement laissé à la charge des opérateurs locaux, les situations diffèrent donc assez fortement d’un territoire à l’autre.
13En Guadeloupe, le Conseil Départemental, partenaire du dispositif, a mis à disposition des éducateurs spécialisés qui ont été de fait, affectés au projet sur leur temps de travail dans les ateliers présents sur leurs secteurs d’intervention, sans rémunération supplémentaire. Fonctionnaires territoriaux, ils sont porteurs d’une identité forte et professionnalisée du travail social spécialisé et qualifié dont la vocation est essentiellement de contribuer à l’insertion des personnes et d’engager les publics dans un processus actif de « retour à la norme et d’accès à l’autonomie » (Alberola, Dubéchot, 2012). L’une des éducatrices spécialisées explique :
« Au début, la commande c’était exclusivement du transport physique. Progressivement, le statut des éducateurs spécialisés a été reconnu et on n’était plus que dans du transport de jeunes en ateliers, on était aussi sur de la création de lien. Un accompagnement spécialisé s’est mis en place pour une toute petite partie des jeunes qui ont participé au projet Démos. Mais c’est resté très très limité, les jeunes initialement inscrits n’étaient pas particulièrement en grande difficulté sociale, scolaire ou familiale ».
14L’accompagnement social de longue durée et individualisé des familles, au cœur de leur identité professionnelle, est resté relativement marginal et le retrait du travail social spécialisé a été de plus en plus marqué. Les familles participant à Démos n’étaient par ailleurs pas toujours habitantes du quartier ce qui a limité d’autant l’intervention de ces éducateurs au cadre du projet. La mobilisation individuelle et collective a certes été pour partie assurée par eux, mais bien plus largement, elle a engagé l’ensemble des adultes se percevant comme éducateurs du projet : intervenants artistiques, coordinateurs et familles. Gestion du groupe d’enfants (ponctualité, discipline), travail sur leur motivation, leur relation aux autres, tout comme le lien avec les familles ont concerné l’ensemble des acteurs du dispositif, loin d’en faire un domaine spécifiquement dédié aux travailleurs sociaux, maintenant leur implication. L’écart entre le niveau de spécialisation et les missions attribuées à ces intervenants a conduit à un effacement des professionnels du social comme de leur professionnalité, dans les ateliers au quotidien comme dans le fonctionnement global de l’orchestre.
- 11 La coordinatrice territoriale détient toutefois un diplôme du travail social, un DUT de Carrières S (...)
15En Kreiz Breizh, presque aucune des référentes sociales mobilisées pour encadrer les sept groupes d’enfants qui se déploient sur le territoire n’a été formée dans le champ du travail social spécialisé11. A côté de deux professeurs des écoles et d’une directrice de centre de loisirs, qui incluent Démos dans leur activité de travail en acceptant des formes de débordement bénévole, les quatre autres référentes sont recrutées et payées directement par l’école de musique. Arrivées plus ou moins récemment sur le territoire, dans des situations de précarité économique et de multiactivités, elles trouvent dans Démos un petit complément financier. Une professeure de musique vacataire en collège côtoie une professeure d’art dramatique, une art-thérapeute libérale intervenante en éveil du jeune enfant et en formation sociale se définissant comme « comédienne — danseuse — intermittente — dirigeante de compagnie — metteuse en scène » ou une joaillière d’art animatrice d’ateliers de dessin, et vendeuse de bijoux sur les marchés. Ces référentes sociales ont une même appétence pour des pratiques artistiques et partagent par ailleurs avec les musiciens, y compris dans leur vie privée, des préoccupations éducatives, ce dont témoignent la scolarisation de leurs enfants dans des écoles aux pédagogies alternatives. Engagées pleinement dans l’apprentissage de l’instrument de musique comme co-apprenantes avec les enfants dans les ateliers, elles partagent ainsi un profil comparable, à la frontière de l’artistique et de l’éducatif, dans la continuité de leurs engagements pour l’enfance et pour l’art (Eloy et al., 2021). Intervenants artistiques et référentes sociales occupent donc ensemble des positions ouvertes à la fois sur le domaine culturel et sur le domaine socioéducatif. Le « social » de Démos est localement interprété comme relevant de l’animation socio-culturelle généraliste, voire de la médiation artistique ou culturelle.
16Dès lors, dans ces deux orchestres, pour des raisons radicalement différentes, il n’y a pas eu à proprement parler d’interprofessionnalité entre l’action sociale et l’action culturelle, tant le travail social en tant que domaine d’activité spécialisé dépositaire de compétences et de savoir-faire spécifiques dans l’accompagnement de personnes et des groupes en difficultés y est marginalisé.
- 12 Son enquête menée en 2016 portait sur les parents des enfants des orchestres d’Ile-de-France, Borde (...)
17Les enfants recrutés dans Démos sont en effet loin de correspondre au public habituel du travail social spécialisé (personnes et groupes en grande difficulté sociale) et relèvent d’une action sociale généraliste, d’éducation populaire ou d’animation sociale ou socio-culturelle. La Philharmonie impose a priori que le dispositif Démos touche des enfants socialement désavantagés, « éloignés » de l’enseignement musical c’est-à-dire n’ayant jamais été inscrits dans un établissement d’enseignement musical. Myrtille Picaud (2018) a toutefois déjà montré que les enfants présents dans Démos étaient, tout en respectant ces critères, plutôt issus des fractions les plus stabilisées des classes populaires, voire des petites classes moyennes12. Dans la mesure où l’enfant, soutenu par sa famille, doit pouvoir s’investir de façon régulière pour une durée de trois ans, que le recrutement se fait généralement sur une base volontaire, en dehors du temps scolaire, les publics les plus précaires et les plus vulnérables (enfants en situation de handicap, relevant de l’aide sociale à l’enfance, vivant dans des situations de très grande précarité, etc.), et en l’absence d’un travail spécifique, n’ont de fait pas toujours accès à Démos.
- 13 Centres Communaux d’Action Sociale.
- 14 Des enfants de chaque commune ont été recrutés en nombre équivalent, alors même que les quartiers p (...)
18En Guadeloupe, l’absence de sens donné par les travailleurs sociaux à leur participation tient en partie à ce décalage perçu entre leur public habituel et le public de Démos : les enfants y sont bien plus « faciles à gérer », leurs situations bien moins complexes que celles auxquelles ils sont confrontés au quotidien. Le recrutement des enfants a bien été effectué par les CCAS13 des trois villes composant la communauté d’agglomération de Cap Excellence. Mais les critères sociaux de sélection des enfants imposés par la Philharmonie ont été interprétés de manière assez souple et la mixité sociale est au final importante. Considérée par les promoteurs du dispositif comme un facteur favorable à l’ouverture culturelle, elle découle de l’enjeu de garantir une « équité territoriale »14, mais aussi de la difficulté d’accessibilité à l’enseignement artistique en l’absence de structuration du secteur, pour des familles ordinaires : toute la Guadeloupe pourrait à ce titre être considérée comme « prioritaire », selon les propos de la coordinatrice territoriale de Démos. L’adhésion des enfants et des familles ainsi que leur implication à long terme, clé de la réussite du projet, ont primé sur les autres critères dans la composition du groupe. En Kreiz Breizh, le principal défi a consisté à recruter une centaine d’enfants dans un territoire où quelques centaines seulement étaient potentiellement dans la classe d’âge visée par le dispositif. Identifier et convaincre les enfants et leurs familles de rejoindre un atelier Démos est passé par les conseils d’école et par l’action du musicien intervenant dans toutes les écoles du territoire sur un cycle de deux ans. C’est donc depuis le pôle de l’action culturelle et éducative que s’est effectué le recrutement des enfants, expliquant le fait qu’ils ne sont pas d’abord ciblés par leur milieu ou leurs difficultés sociales, mais comme des enfants du territoire, intéressés par la musique et non inscrits dans des dispositifs formels d’apprentissage de la musique.
19Une partie des musiciens sont par ailleurs largement partie prenante de l’identité territoriale locale. En Guadeloupe comme dans le Kreiz Breizh, la plupart d’entre eux ne se perçoivent pas comme éloignés des enfants rencontrés dans Démos. Dans le contexte d’hyper-ruralité du Kreiz Breizh, une dizaine d’enfants de l’orchestre sont pris dans des liens familiaux avec les intervenants, des élus, des professionnels de la collectivité ou des partenaires. Au-delà, la fréquentation des mêmes écoles et des mêmes lieux de sociabilité tisse des liens nombreux d’interconnaissance, d’amitié ou de voisinage. De même à Cap Excellence, les intervenants artistiques ont tous affirmé avoir déjà été en contact avec le public de Démos, dans un cadre professionnel, ou plus personnel. Plusieurs d’entre eux travaillent ou ont travaillé dans l’Éducation Nationale, notamment au sein du Réseau d’Éducation Prioritaire. D’autres racontent les liens de voisinage et la scolarisation de leurs enfants dans les mêmes écoles que les enfants de Démos. L’intervenant en ka (tambour traditionnel constitutif du gwoka) nous a reçus dans la maison de son père, au cœur du quartier où se déroule un atelier Démos dans lequel le chef d’orchestre a par ailleurs grandi. Il a toujours fait, dit-il, « du travail social avec le gwoka », faisant ici référence à une conception non spécialisée du travail social, et à une perception de l’éducation musicale comme partie prenante d’un travail socio-éducatif plus large.
20Ce sont donc une partie des musiciens qui assurent la part sociale de Démos : par nécessité dans la mesure où les travailleurs sociaux sont absents ou effacés, par sentiment de proximité avec les enfants et les familles dans un contexte d’interconnaissance et d’absence de cloisonnement socio-culturel ou territorial marqué et par adhésion à une conception du métier d’intervenant artistique comme animateur socioculturel ou médiateur artistique. La collaboration entre les différents acteurs et les situations d’intermétiers se construisent donc autour de la figure centrale des intervenants artistiques, dans leur diversité.
- 15 Nous rappelons que cinq orchestres ont été observés au-delà des deux ici présentés.
21L’absence de l’action sociale en tant que secteur spécialisé et la prédominance du pôle des musiciens dans la structuration du groupe ne signifie toutefois pas un accord entre tous les acteurs quant aux priorités, aux objectifs et aux manières de faire vivre en pratique le projet. À la croisée des questions artistiques, éducatives et sociales, les musiciens, et dans leur orbite, les coordinateurs, les danseuses et les référents sociaux, traversent des tensions quant au sens de leur activité et à ce qu’ils visent pour les enfants impliqués dans l’orchestre. Quel musicien et quel citoyen cherchent-ils à former ? Comment s’y prennent-ils pour y parvenir ? Sur quelle base se fabrique le consensus pour les acteurs engagés de ces deux orchestres, malgré les divergences et les dilemmes ? La dimension comparative de l’étude menée15 nous conduit à insister sur ce qui apparaît comme la caractéristique « locale » de l’orchestre Démos, la manière dont s’est stabilisé le sens donné au projet. Même si la stabilisation reste toujours provisoire et contestable par les acteurs eux-mêmes, le départ des personnes qui ne se retrouvent pas dans ce consensus (non reconduction des contrats, démission…), montre bien l’existence d’une norme partagée. C’est à la fois sur l’enseignement — apprentissage de la musique et sur la valeur éducative prêtée à l’enseignement musical et plus spécifiquement à l’orchestre que porte l’essentiel du travail d’explicitation et de recherche d’accords et que s’élaborent des « négociations de sens », caractéristique des situation d’intermétiers et de la construction d’un monde commun (Allenbach et al., 2021 : 93).
22Le cahier des charges du projet Démos valorise un mode d’apprentissage par la pratique (« par corps »), l’imitation (« voir-faire ») et l’immersion (« ouïe-dire »), par opposition à la forme « scolaire-scripturale » plus théorique (Bonnery, Deslyper, 2020 ; Deslyper, 2018). Les cours ont lieu en ateliers collectifs et non dans un face-à-face enseignant/élève. Chaque enfant n’apprend qu’une partie simplifiée de la partition, et reste donc dépendant du groupe et notamment des musiciens expérimentés pour entendre et faire entendre l’ensemble de la ligne mélodique jouée. La fluidité et la transversalité entre les différentes composantes de l’apprentissage musical (cours d’instruments, formation musicale, chant et danse) sont valorisées, loin de la segmentation encore souvent en vigueur dans l’enseignement spécialisé. La transmission orale domine, au moins au démarrage où la partition et la théorie musicale sont tenues à distance. L’accent est mis dans Démos sur le plaisir de jouer, sur l’émotion partagée plus que sur la compréhension théorique de la musique ou la répétition d’exercices formels déconnectés des œuvres jouées. Un savoir procédural est transmis, répété et acquis par la pratique. Il permet aux enfants de suivre les directions du chef d’orchestre et d’effectuer les gestes attendus pour produire le bon son au bon moment afin de participer à l’œuvre collective (Havard Duclos, Lozano, 2022). Cet ensemble d’écarts à l’égard de l’enseignement musical spécialisé, est plus ou moins valorisé par les intervenants artistiques dans leurs discours comme dans leurs pratiques, notamment parce que ce savoir n’est pas aisément transférable à d’autres situations musicales.
23Pour les musiciens proches des musiques de tradition orale et des musiques d’improvisation, une conception pratique de l’enseignement de la musique tenant à distance la norme écrite et la théorie, et intégrant des éléments de danse et de chant, permettant l’incorporation de la musique, est fortement valorisée. Ils y reconnaissent leurs propres expériences d’entrée dans la musique ou leurs propres pratiques pédagogiques antérieures. Un intervenant en violon de Guadeloupe, amateur autodidacte formé par les musiques traditionnelles, improvisateur de jazz et de biguine antillaise, a appris à lire la musique dans Démos, mais ne pratique ni musique classique, ni musique d’exécution :
« Je vois un peu mon parcours dans ce projet, ils apprennent sur le tas, en ateliers, c’est pas des cours. On apprend en jouant, comme le font la plupart des musiciens dans ce monde, à part en Occident où les écoles sont très diplômes, où on apprend avant de jouer. Là, on joue pour apprendre ».
24En Kreiz Breizh, l’intervenante en alto valorise également la pédagogie pratique de Démos :
« Je suis complètement fan ! ça a toujours été ma façon de faire, je montre toujours des pas de danse s’il y a une danse à apprendre, je leur fais chanter leur partition parce que pour moi, la lecture de musique a toujours été assez compliquée. (...) La musique, ça passe par l’oreille, par les jeux, pour moi c’est très important d’installer ça. La lecture est un super outil comme aide-mémoire ou pour pouvoir se débrouiller quand on est avancé, mais il faut d’abord que tu sois musicien. »
25Si un accord s’est construit autour de l’acceptation de ne pas introduire trop vite et trop tôt la partition (pas avant la fin de la première année), permettant aux enfants de se fier d’abord à l’oreille, la question du moment opportun de sa mobilisation est restée source de questionnements et de tensions dans les deux équipes.
26Sans surprise, le pôle spécialiste est plus attaché à son introduction précoce comme outil d’autonomisation dans l’apprentissage des enfants. Toutefois, y compris dans ce pôle, les musiciens reconnaissent l’intérêt que les enfants communiquent au départ davantage avec le collectif (en prêtant attention aux directions du chef, en cherchant à s’ajuster en regardant et en écoutant les autres) plutôt que de rester rivés à, voire « prisonniers de [leur] partition », comme l’exprime le chef d’orchestre du Kreiz Breizh. L’apprentissage pratique d’un instrument par transmission orale, acquisition d’un savoir procédural et mobilisation des autres arts (danse et chant) est donc aussi valorisé par une partie du pôle spécialiste composé des musiciens-interprètes plus habitués à jouer et enseigner la musique classique, quand bien même ils sont passés par des formations scolaires-scripturales. Violoniste classique professionnel dans des orchestres symphoniques, un intervenant du Kreiz Breizh a souffert de son isolement antérieur au conservatoire, où les échanges avec les autres enseignants étaient rares et les occasions de décloisonnement des pratiques et des spécialités difficiles à mener. Les ateliers Démos, en lien avec d’autres intervenants artistiques, permettent a contrario d’imaginer des temps diversifiés, et de travailler autrement les gestes techniques :
« Dans les séances d’une heure et demie, on ne va pas faire que de l’instrument, on va faire un peu de soundpainting, on va utiliser des éléments de danse, on va chanter… C’est ça qui est intéressant, on sort de la problématique purement instrumentale et on va vers un cours un peu total pour l’enfant… ».
27La danse et le chant sont, pour ce pôle spécialiste, perçus comme des disciplines préparatoires efficaces à l’entrée dans la pratique instrumentale et qui l’enrichissent : le travail corporel avec les danseuses en début de tutti ou avant les concerts améliore la concentration, l’échauffement, la tonicité ; le travail avec les cheffes de chœur préparent l’oreille. Danser ou/et chanter facilite la mémorisation, la fluidité des mouvements, aide à acquérir la gestuelle pour développer détente et justesse du son. Ils s’accordent avec les autodidactes sur le fait qu’être musicien passe essentiellement par l’aller-retour entre écoute et placement correct du corps, et peut tenir pour partie à distance l’apprentissage théorique.
- 16 Gwoka, quadrille, salsa, rumba, samba, calypso, etc. désignent aussi bien les musiques que les dans (...)
28Au-delà de la question de l’oralité et de l’incorporation par la pratique, commencent aussi à se dessiner des tensions quant au statut de la danse et du chant : ces disciplines sont-elles des outils d’entrée dans l’apprentissage pratique de la musique, donc subordonnés à la formation d’instrumentiste ? Ou participent-elles d’un art musical global remettant en cause clivage et hiérarchie des arts présents dans la musique classique ? En Guadeloupe où les musiques caribéennes sont d’abord des musiques à danser16, le consensus s’est rapidement fait autour d’une place forte laissée à la danse et au chant, au-delà de leur dimension préparatoire à la pratique instrumentale. Une pièce musicale intégrant l’art du conte créole a été composée pour l’orchestre et présentée en concert ; les ateliers pensés comme des ateliers d’éveil corporel et pas uniquement musical, voire instrumental, comprenaient systématiquement un apprentissage rythmique basé sur le gwoka. En Kreiz Breizh, l’ambiguïté s’est davantage maintenue, mais l’évolution entre la première et la deuxième cohorte a renforcé la place laissée à la danse, au chant, ou à des techniques de type body percussion, contre l’avis des conseillers pédagogiques de la Philharmonie pour lesquels ces arts sont des détours stratégiques qui ne doivent pas faire perdre de vue l’enjeu de la formation classique.
29Ainsi, cohabitent dans les équipes des valorisations différentes de la pratique et de la place de l’apprentissage par le corps, tout comme de la place de la danse et du chant.
30Les musiciens de Guadeloupe s’accordent sur le fait que la formation classique conventionnelle développe des compétences techniques et comportementales permettant aux enfants d’acquérir assez rapidement une autonomie dans leurs apprentissages. « Tout le monde connaît les bienfaits de la musique classique, c’est une musique exigeante techniquement et qui te permet d’avoir une maîtrise de l’instrument, bien utile pour s’exprimer après », dit l’intervenant en ka. Il estime par ailleurs que l’objectif de Démos est « d’amener du plaisir dans l’enseignement classique », mais déplore le fait que « même au bout de cinq ans, les enfants n’ont pas un niveau musical sérieux ». Même les plus autodidactes reconnaissent que la pratique du répertoire classique dans Démos améliore leur propre niveau de jeu par son exigence technique, et constatent le niveau insuffisant acquis par les enfants. Les résultats prêtés aux modalités d’enseignement de la musique classique (maîtrise de son instrument, justesse, autonomie) sont salués comme plus satisfaisants que la pédagogie pratiquée dans Démos et restent une référence y compris pour des musiciens peu formés par la musique classique. Tout se passe alors comme si le processus de la pédagogie pratique était plébiscité, alors même que des doutes quant aux résultats atteints par les enfants par cette pédagogie s’expriment, quand ils se comparent ou comparent les acquis des enfants au standard de la maîtrise instrumentale classique et à sa pédagogie davantage scolaire scripturale.
31En Kreiz Breizh, la discipline de la formation classique conventionnelle, également reconnue comme efficace en termes d’acquis, est davantage considérée négativement. Le pôle le plus généraliste et le plus proche des médiateurs culturels dénonce les risques d’un apprentissage de la musique trop contraignant dans lequel les enfants doivent se mobiliser pendant de longues heures pour répéter, se conformer aux exigences du chef d’orchestre, accepter une discipline des corps et une ascèse « un peu austère » ou « pas très agréable ». « On ne peut pas sortir des travers d’années d’apprentissage de la musique classique en claquant des doigts et en disant “on va faire Démos !” On rencontre encore des freins chez mes collègues. Je reconnais en eux des grandes qualités de musiciens, de spécialistes et avec une richesse à apporter aux enfants, mais parfois dans un sens un peu brut… peu à l’écoute des besoins de l’enfant », dit un musicien ayant appris la musique en autodidacte.
32Pour le pôle le plus proche des enseignants spécialisés de ces deux orchestres, il est difficile de sacrifier le résultat, à la fois le rendu esthétique visible et audible lors des concerts de l’orchestre, la justesse des sons et la précision des gestes, mais aussi l’autonomie acquise par l’enfant dans sa capacité non pas à jouer un morceau unique pendant le concert parce que suffisamment répété pour être incorporé, mais tous les morceaux qu’il veut grâce à sa connaissance plus théorique de la musique. Le plaisir des enfants doit venir pour eux, de la fierté de la maîtrise acquise de son instrument, de la reconnaissance qu’apporte le public lors d’un concert à la réussite esthétique suffisante, nécessitant de pousser les enfants à se dépasser par un surcroît d’exigences et de pression. Des tensions existent donc entre ceux pour qui le processus (les ateliers, les tutti, le vécu du dispositif) est infiniment plus important que le résultat (les concerts publics, le devenir musicien à plus long terme) et ceux pour qui la qualité intrinsèque du concert et du jeu musical et le devenir musicien sont une composante centrale de l’épanouissement de l’enfant. L’on observe ainsi un dilemme dans l’activité même de transmettre la musique entre un pôle de l’éducation, attentive au bien-être de l’enfant, à son développement personnel, au plaisir qu’il y prend et pour qui la musique est au service d’une expérience collective et éducative large ; et un pôle de l’enseignement, attaché aux disciplines au double sens de matière et d’ascèse et pour qui l’orchestre est d’abord un apprentissage musical, une manière de devenir musicien. Ce dilemme redouble partiellement le clivage entre musiciens ordinaires et professeurs de l’enseignement spécialisé sans toutefois s’y confondre, tant les mêmes interlocuteurs peuvent incarner un pôle ou un autre selon les moments.
33La formation à la musique classique est habituellement marquée par un apprentissage individuel, préalable à l’intégration de pratiques collectives. Or n’entrer dans des pratiques collectives que dans un second temps pose problème aux intervenants en termes d’aridité ou de découragement. Cela prive les enfants d’une logique fortement motivante (« ne pas être tout seul dans son coin », comme le disent dans des termes très proches l’intervenant en ka en Guadeloupe ou l’intervenante en alto du Kreiz Breizh, « apprendre pour aller jouer avec les copains », comme l’énonce un clarinettiste autodidacte du Kreiz Breizh). Jouer à plusieurs est par ailleurs perçu comme libérateur de la « tyrannie de la justesse », ou de la « peur de la faute » grâce à la protection du groupe comme l’exprime un intervenant en violon du Kreiz Breizh. Le démarrage par cette pédagogie collective permet en outre, selon la plupart des musiciens, de développer des qualités d’écoute des autres et de synchronisation collective. « La musique, ça se joue à plusieurs, et on n’apprend pas ça dans les écoles de musique, on apprend à jouer tout seul. C’est important d’apprendre dès le départ à s’écouter les uns les autres, à apprendre les uns des autres. Quand je vois mes élèves de l’école de musique, ils sont bons tout seuls, mais si tu les mets en groupe, ils ne savent pas jouer ensemble, ils jouent les uns à côté des autres. Dans Démos ils apprennent tout de suite à s’écouter et à jouer ensemble », dit un intervenant de violon en Guadeloupe, propos entendu également chez des musiciens en Kreiz Breizh. Cet apprentissage collectif fait assez largement consensus.
34La situation collective d’enseignement-apprentissage nécessite toutefois de gérer la dynamique du groupe et notamment les temps perdus du fait d’une concentration inégale, l’hétérogénéité des progressions et des acquis individuels et la tendance à freiner les plus « doués ». Pour éviter l’ennui, nourrir les enfants qui progressent à vitesse inégale, essayer de rester au plus proche du rythme de chacun, il faut alors, selon différents propos entendus, en Kreiz Breizh : « donner carrément des trucs à faire à côté… », veiller à ce que « chacun trouve son compte et qu’aucun enfant ne se sente abandonné », « solliciter certains pour apprendre aux autres », retravailler les arrangements proposés par la Philharmonie qui, malgré les apports salués par les intervenants musicaux, ne tombent pas toujours sous les doigts de manière « naturelle » pour les enfants… sans toujours y parvenir. L’approche collective est ainsi accueillie avec davantage de réserve chez une partie des spécialistes, notamment quand ils évoquent le niveau des apprentis-musiciens à l’issue du projet, surtout en comparaison avec leurs élèves de l’enseignement conventionnel.
35Démos est bien perçu par tous comme une initiation musicale visant à développer au préalable le goût de jouer de la musique en groupe, l’entrée dans la discipline et l’ascèse venant au mieux plus tard. C’est notamment le cas pour tous ceux qui, proches de la formation classique, se vivent comme des rénovateurs pédagogiques des conservatoires, valorisant le plaisir et le développement personnel des élèves, fortement engagés dans l’enjeu de démocratisation culturelle de la musique classique et qui « n’ambitionnent pas autre chose que de donner le goût de la pratique musicale, quitte à se situer en dehors de l’idée de performance et d’effort traditionnellement attachée à l’enseignement en conservatoire » (Cintero, 2020, 262). Pour ces musiciens formés par et formateurs de la pédagogie classique, la mise à distance du conservatoire en tant qu’« usine à dépressions », comme l’a formulé un intervenant de Guadeloupe, est largement partagée.
36Un observateur, militant culturel des musiques traditionnelles de Bretagne, commente ainsi le dispositif :
« Pour moi, l’ambition, c’est de faire naître le rapport à l’instrument, de faire vivre la sensation de ce que ça procure de jouer ensemble dans un orchestre… Quand on commence un instrument, ça peut être “on va d’abord apprendre les bases”. Là c’est “vas-y, je t’apprends quelques trucs et puis on va jouer tous ensemble”. Et là tu te dis “Ah ouais, mince, donc si je veux prolonger cette expérience, je vais peut-être devoir travailler un petit peu pour voir les bases”, mais c’est pas grave, j’aurais au moins eu cette sensation-là une fois ».
37Pour les musiciens, c’est généralement « grave » si les enfants ne poursuivent pas du fait d’acquis trop fragiles. Le pari des musiciens, et d’autant plus qu’ils sont spécialistes, est ainsi que la dimension positive du collectif, le caractère ludique et agréable de cet art total, l’apprentissage par immersion et imitation soient des stimulants suffisamment forts à l’engagement, pour que les enfants poursuivent leurs apprentissages dans la durée. Le fait que des enfants continuent la musique au-delà du dispositif, vient a posteriori attester de la pertinence ou non du pari pédagogique réalisé.
38La moins grande efficacité du collectif en termes de résultats pour apprendre à jouer d’un instrument par rapport aux cours individuels spécialisés est régulièrement regrettée ou dénoncée. Mais c’est particulièrement quand elle ne débouche pas sur la poursuite des apprentissages musicaux que ces opinions font davantage consensus dans le groupe. En Guadeloupe, la faiblesse du nombre d’enfants qui a continué la musique au-delà des quatre années du dispositif a de fait renforcé le pôle spécialiste, lui donnant finalement raison quant aux critiques de l’insuffisance du niveau instrumental acquis par leurs élèves. Pour la deuxième cohorte, les musiciens ont réorienté leur pédagogie dans le sens d’une transmission plus formelle et plus ascétique de la musique (introduction plus précoce de la partition, de la théorie musicale, d’exercices d’entraînement).
39Ainsi la hiérarchisation des priorités sur ce qu’enseigner la musique veut dire et sur ce qui doit être enseigné traverse le groupe des musiciens. Entre valorisation des pédagogies pratiques, collectives et centrées sur le plaisir, et doutes quant aux résultats de ce curriculum, les intervenants hésitent donc et oscillent, renégociant sens et priorités, selon les moments et les situations. Toutefois, l’enjeu du dispositif est aussi d’apporter aux enfants des acquis éducatifs et sociaux sur un autre plan que les seuls acquis musicaux, permettant de relativiser la question du niveau instrumental et musical atteint, voire la pérennité de l’apprentissage musical. Ceci est d’autant plus vrai pour ceux qui se vivent moins strictement comme des enseignants.
40Les intervenants artistiques, parce qu’ils prennent au sérieux la dimension sociale de Démos, valorisent d’autres dimensions que le seul devenir de musiciens des enfants. En quoi faire pratiquer de la musique, a fortiori classique, est-il un outil éducatif pour la vie des enfants ? En quoi cette activité est-elle source de leur développement ? Parce que le cadre est collectif, les intervenants artistiques cherchent à y travailler, au-delà de l’apprentissage technique de l’instrument ou de l’éducation à la musique, la transmission de valeurs prêtées à la vie d’un orchestre (relations aux autres, responsabilité, discipline, rigueur, écoute, persévérance au service du groupe, respect et reconnaissance mutuelle).
41Une autre tension nécessitant des négociations de sens se fait alors jour entre une recherche de disciplinarisation et une recherche d’épanouissement des enfants dans et par l’orchestre. L’orchestre symphonique repose en effet sur une division du travail rigide, un ensemble instrumental fixe, une musique écrite avec un enjeu de reproduction : la performance réside dans l’interprétation et doit être fidèle au compositeur (Lehmann, 2002). Il obéit ainsi à des codes et des normes bien différentes de ce qui fait le cœur même des musiques pratiquées par une part importante des musiciens engagés dans Démos. L’équivalence et la complémentarité du chant, de la musique et de la danse, la valorisation d’une performance qui repose sur la créativité personnelle du musicien avec une grande place laissée à l’improvisation et à la personnalisation de l’interprétation, l’intégration et la participation des publics, le plus grand lien entre musique et activités politiques et sociales… sont autant de marqueurs difficilement solubles dans l’orchestre symphonique. Ces formes musicales ne sont pas que des formes esthétiques, elles sont aussi des formes politiques de rapport des individus au collectif et de construction du collectif, valorisant de manière implicite des modèles de société très différents.
42Tous les musiciens attentifs à la musique comme un outil éducatif valorisent ainsi le collectif, mais dans des sens relativement différents. Pour les plus proches de la formation classique, l’orchestre symphonique est perçu comme un cadre d’apprentissage d’une certaine ascèse et d’un sens de sa place dans le groupe qui, du fait même de la disciplinarisation qu’il amène, est un outil éducatif intéressant. Pour l’intervenant ka :
« Je me souviens du premier tutti de Démos c’était l’enfer ! Premier rassemblement où on a eu 110 gamins, à Baie-Mahault, dans des locaux qui sont pas adaptés, avec des jeunes qui n’avaient jamais fait ça, avec des gamins difficiles, c’était un festival ! (…) Dans les derniers tutti, les mêmes gamins, le bus arrive, nous on reste assis là. Ils descendent, ils vont ouvrir leurs étuis, ils amènent leur siège dans la ronde. Donc ça c’est déjà un truc incroyable parce qu’ils ont commencé à 8-12 ans et y a des nanas qui sont déjà ados, des jeunes hommes. Ils ont grandi, mais ça n’a rien à voir avec les gamins qui ont commencé, et c’est palpable, c’est le résultat de cette histoire-là ».
43De la même manière, le chef d’orchestre de l’orchestre de Guadeloupe exprime l’adhésion progressive des enfants à une « discipline de groupe » grâce au travail important réalisé pour obtenir la ponctualité, le respect des autres et des consignes, etc. Cette discipline est non seulement ce qui permet d’installer les conditions de la transmission et de l’enseignement de la musique, mais elle a aussi, pour ce pôle spécialiste, de la valeur en soi. Ainsi, de chaque côté de l’Atlantique, les chefs d’orchestre partagent l’idée que l’orchestre symphonique est une forme socialisatrice positive, qui permet à chacun de comprendre qu’il a sa place dans le collectif, mais une place fixe et hiérarchisée, le temps de la réalisation collective, et qui nécessite une forme d’« obéissance », sans discussion, permettant la reconnaissance de la complémentarité des rôles et des personnes, toutes nécessaires à la réussite collective. Le chef d’orchestre du Kreiz Breizh, extérieur au territoire et reconnu selon les canons internes du champ spécialisé de la musique classique, travaille régulièrement avec la Philharmonie et dans la direction d’orchestres d’enfants ou de jeunes : il amène notoriété et excellence tout en adhérant fortement au volet social de Démos et en militant pour la plus grande inclusivité possible.
« L’orchestre en tant que discipline collective, mais organisée permet de travailler le respect des autres et de soi-même, comme dans le sport en équipe : si l’attaquant défend, ça ne marche pas ou si le défenseur attaque, ça ne marche pas. Donc c’est des règles de jeu en commun. C’est comme un bateau, tout le monde est indispensable. Mais un orchestre si ce n’est pas hiérarchisé, s’il faut discuter à chaque fois si on fait le 1er temps avant le 2ème, on ne s’en sort pas. On peut bien sûr discuter, la musique appelle la discussion, il n’y a pas de problème, mais alors on ne va pas remplir notre objectif d’aller au bout du morceau ! »
44Ne cachant pas ses engagements politiques à gauche et ses parents communistes, la valorisation de la discipline et de l’exigence n’est de son point de vue pas incompatible avec l’épanouissement des enfants, elle en est la condition.
45Du côté du pôle le plus proche des musiques traditionnelles ou des autodidactes, l’adhésion à la dimension collective prend toutefois un autre sens. L’enjeu est l’ouverture aux autres, la rencontre, l’égalité potentielle dont la musique est porteuse quand elle permet une reconnaissance croisée et une plus grande fluidité des places, comme l’indique l’intervenant en clarinette autodidacte du Kreiz Breizh :
« Ce qui m’a plu dans ce projet, c’est la dimension collective. Sans doute que ce serait dix fois plus efficace individuellement, ou si ce n’était que des cours individuels. Sans doute si t’as ton élève tout seul, tu travailles beaucoup plus. Mais dans l’ouverture à l’autre, pour faire grandir l’enfant, je pense que l’apprentissage avec les autres, pour l’autre et avec l’autre c’est mieux. »
46Porteurs d’une conception plus égalitaire et plus décloisonnée de la pratique musicale, telles qu’ils la vivent dans les musiques traditionnelles de leurs territoires respectifs, l’orchestre symphonique peut leur sembler excessivement rigide et contraignant. La disciplinarisation par la structure de l’orchestre symphonique est vécue comme une part négative du dispositif et ils s’expriment alors dans des termes proches de ceux utilisés par des sociologues critiques de ces dispositifs (Deslyper, Eloy, 2020). Ces musiciens vont alors travailler à sortir le dispositif de la forme de l’orchestre symphonique dès que possible, et chercher à en limiter sa dimension « normalisatrice » telle qu’ils la perçoivent.
47Un monde commun doit alors se construire dans chacun des orchestres, pour réduire les écarts entre les professionnels attachés à l’enseignement artistique spécialisé, à la musique classique et à l’orchestre symphonique dans sa capacité de disciplinarisation, et ceux plus attachés à une éducation musicale généraliste et défendant des collectifs plus égalitaires, plus proches des musiques qui font sens localement.
48Les musiciens proches des musiques traditionnelles, moins nombreux mais à des positions stratégiques de l’organisation (coordination pédagogique, cheffes de chœur, proximité avec la coordination territoriale du fait de leur appartenance géographique commune…) et davantage soudés par des interconnaissances préalables, ont ainsi réussi à différencier le temps de la prestation orchestrale qui nécessite la discipline collective et à laquelle ils se sont soumis, de ce qui se joue dans les autres temps du dispositif. Réciprocité, plus grande égalité entre musiciens et référentes sociales, professeurs spécialisés et musiciens ordinaires, musiciens et danseuses ont été réintroduites dans les ateliers, dans les moments de débriefing collectif au début ou à la fin de chaque journée de tutti organisés sous forme de stages. Le chef d’orchestre dont la posture de chef charismatique est incontestable le temps strict du travail de l’orchestre, l’abandonne dès que les acteurs sont dans des temps plus informels ou centrés sur les ateliers et l’apprentissage des techniques instrumentales. Les observations permettent d’attester que les modes relationnels privilégiés (organisation en cercle, circulation de la parole, tutoiement, convivialité) cassent la dimension hiérarchique de l’orchestre et facilitent la prise de parole la plus égalitaire possible. Dans les moments d’échanges quant à l’organisation des séances de travail, les difficultés des répertoires ou les techniques à mettre en place pour mieux faire comprendre un rythme ou une mélodie aux enfants, identifier des images ou des techniques corporelles pertinentes pour faciliter mémorisation et apprentissage, les autodidactes s’autorisent autant que les « dominants » selon l’échelle interne de la musique classique à prendre la parole et à proposer des stratégies éducatives. Les moments de convivialité sont très nombreux en marge des tutti. Le coordinateur pédagogique, autodidacte, parle ainsi du chef d’orchestre : « On s’appelle régulièrement pour échanger et puis on est contents d’aller boire une bière aussi ensemble, tu vois, c’est des trucs importants ! » De même, dans les temps informels impliquant la prise en charge des enfants (pique-nique, pause, déplacements, jeux libres des enfants), on constate une relative interchangeabilité des places entre adultes : référentes sociales et musiciens se sentent également concernés par la vie du groupe enfantin, par la qualité de ces temps éducatifs hors de l’enseignement au sens strict et sont également interpellés par les enfants. Il en est de même pendant les temps de travail artistique. Il est pour ainsi dire impossible pour un adulte (y compris la sociologue enquêtrice) d’assister à un atelier ou à un tutti sans pratiquer avec tout le monde, chanter, participer aux échauffements corporels, aux danses ou aux body percussions. La norme locale impose l’engagement de tous, au-delà des questions de statut ou de professionnalité : les enseignants d’instruments, les référentes sociales, le chef d’orchestre exécutent la direction donnée alors par les danseuses ou chanteuses avec et comme les enfants. Ainsi, les adultes incarnent quasiment tous, successivement, même dans des proportions différentes, cette possibilité d’obéir et de commander. Enfin, les musiciens du territoire réintroduisent lors des ateliers de nombreuses autres références artistiques et culturelles que celles prévues par le dispositif, se distanciant de la rigidité des répertoires de musique classique imposés : on y travaille de la musique klezmer ou de la musique traditionnelle, on y joue Harry Potter ou Jul, on offre aux enfants des petites séquences d’improvisation et de créativité pour favoriser le plaisir et l’implication, loin des enjeux de performance et de transmission formelle, et systématiquement en travaillant à l’oreille et par imitation.
49Partisans d’un enseignement instrumental et militants d’une éducation musicale ouverte investissent par ailleurs l’orchestre d’une expérience communautaire où l’émotion joue un rôle central. Les rassemblements en tutti ou lors des concerts sont salués dans tous les témoignages, comme des moments de partage, pour vivre un moment ensemble, pour rassembler et pour entretenir l’attachement au territoire. Le président de la communauté de communes, ardent militant du projet Démos, explique :
« Je crois que le portage du pays est lié aux liens que l’on crée, enfant, parce qu’on grandit ensemble, qu’on partage des aventures ensemble. Là se crée le tissu de la vie politique et associative future, c’est le creuset de la vie locale. De ce point de vue, personne n’oubliera Démos. D’avoir vécu ça ensemble deviendra une empreinte constitutive de la personnalité de ces enfants et la source de leur attachement au territoire. »
50Et en effet, l’orchestre Démos n’est pas vécu uniquement comme une aventure musicale d’enseignement alternatif de la musique classique ou comme une expérience artistique, il est une composante d’une politique tournée vers l’enfance d’une part et vers des expériences communautaires fédératrices d’autre part. Musiciens, référentes sociales, familles se fréquentaient parfois auparavant dans la vie culturelle et musicale locale, mais ils ont intensifié leurs relations dans des temps de convivialité débordant le dispositif. Et les musiciens venant d’ailleurs ont été inclus dans cette communauté, sous la condition qu’ils acceptent de ne pas jouer d’une domination symbolique héritée de leur longue fréquentation des institutions spécialisées et hiérarchisées de la musique classique… Certains ont quitté le dispositif parce que les sources de la reconnaissance propres à ce territoire ne leur convenaient pas.
51Le monde commun s’est également construit en Guadeloupe autour de la communauté, mais dans un sens à la fois plus marqué par les esthétiques et les répertoires joués localement et par un enjeu d’encadrement et de protection de la jeunesse. En effet, bien autre chose que de la musique classique a été travaillé dans Démos, ce qui a permis d’inclure tous les musiciens y compris quand leurs références musicales en étaient très éloignées. L’intervenant en violon, autodidacte, a précisé :
« Avec Démos on a fait tellement d’autres choses que du classique ! On a fait beaucoup de musique traditionnelle [...]. Pour moi ce qui compte c’est la matière son, c’est une matière qui sonne classique, mais on peut faire autre chose. »
52Les intervenants artistiques ont ainsi œuvré pour dilater ce qu’ils percevaient comme une rigidité de l’orchestre symphonique même si les musiques locales restent difficilement compatibles avec lui. Un pupitre de ka a été introduit pour faciliter l’appropriation collective de la forme orchestre. En concert, l’orchestre a présenté aussi bien des morceaux classiques issus du cahier des charges de Démos qu’une chanson traditionnelle très populaire réarrangée par le chef d’orchestre pour l’occasion, et d’autres musiques arrangées issues de répertoires de zouk, biguine, gwoka moderne, rumba, salsa cubaine ou jazz caribéen.
53Prenant donc largement de la distance par rapport à l’esthétique classique, le consensus entre spécialistes et généralistes s’est fait sur la dimension socio-éducative du projet. L’orchestre propose une activité de découverte culturelle et artistique et une expérience collective significative en « ouvrant les esprits des enfants et des familles », selon la coordinatrice territoriale. Pour l’intervenant trompette, directeur d’une école de musique associative et instrumentiste dans un groupe de carnaval : « il s’agit avant tout de faire découvrir aux enfants les bienfaits de l’art ». Au-delà de ce discours générique, la musique est perçue comme une manière de donner aux enfants des possibilités de s’en sortir, d’échapper aux maux qui rongent une société très paupérisée. Pour la cheffe de chœur qui dirige la « chorale des mamans », le projet Démos est précieux en tant qu’il développe le sens de la communauté, en réunissant des personnes d’horizons différents autour de la découverte et de la pratique de la musique. La préoccupation largement partagée par les adultes impliqués dans le projet est de créer un cadre éducatif renforcé, de donner aux enfants davantage de règles et d’investir les parents dans la parentalité. Pour le chef d’orchestre, l’objectif est :
« que le maximum d’enfants puisse accéder à la culture ! Ce n’est pas un luxe, c’est juste pour moi la formation d’un bon individu, d’un bon citoyen. Parce que quelqu’un qui a la chance d’avoir de la culture très tôt dans sa vie, ce n’est pas un voyou demain ! Ce n’est pas quelqu’un qui battra quelqu’un d’autre, il sera équilibré, c’est pas quelqu’un qui va faire des magouilles, la musique lui aura donné tellement de rigueur qu’avant de magouiller, il va réfléchir. »
54La musique offre alors un support à un cadre socio-éducatif structurant pour les enfants et engageant pour leurs parents, et constitue pour les intervenants un ciment fort de leur action.
55Même s’ils partagent aussi un souhait de rendu esthétique et d’apprentissage technique d’un instrument, les intervenants mobilisent donc leurs savoir-faire artistiques et pédagogiques pour mener un projet d’éducation et de cohésion sociale à destination de la jeunesse et des familles du territoire. C’est ainsi que se joue l’ouverture professionnelle : à la fois musiciens, artistes, enseignants, ils assument et investissent pleinement la dimension socio-éducative de l’activité, prenant en charge à la fois un enjeu d’instruction musicale et d’encadrement pour ouvrir des possibles aux enfants et aux familles, construire la communauté, promouvoir des actions collectives. La musique, et ce d’autant plus qu’elle est liée à la culture du territoire, devient alors un support d’éducation. À ce titre, et même en l’absence de travailleurs sociaux, les musiciens, qu’ils soient des musiciens ordinaires ou des enseignants artistiques spécialisés dépassent le rôle habituellement assigné aux intervenants artistiques dans Démos pour investir d’autres conceptions de leur métier : la priorité donnée à l’acquisition de valeurs de responsabilités, de discipline, de ponctualité, de persévérance au service du collectif, et la transmission d’un patrimoine musical et culturel varié et métissé, ont permis de construire le consensus. Le dispositif leur permet de renouveler, de développer voire de légitimer le sens donné à leur activité musicale, au service de la communauté, dans un département où difficultés sociales et revendications identitaires sont prégnantes.
56Démos a été conçu par des acteurs du champ artistique et par une institution, la Philharmonie de Paris / Cité de la musique, qui incarnent au plus haut degré l’autonomie du champ artistique par rapport aux autres éléments de la vie sociale. C’est depuis cette position de domination dans le champ musical, et par l’intermédiaire d’acteurs qui en son sein, cherchent à renouveler non seulement l’éducation musicale, mais aussi la fonction sociale de la musique, que s’opère une volonté de rapprochement avec le champ social (Delebarre, Laborde, 2017). À partir de ce point de vue, la mise en relation de partenaires de cultures professionnelles différentes (professionnels de la transmission de la musique classique et professionnels de l’action sociale) et leur travail conjoint semblent, aux yeux de ses promoteurs, incontournable et de nature à permettre de dépasser la coupure engendrée par la construction d’un champ artistique de la musique classique comme espace séparé et spécialisé. Dans ce renouvellement pédagogique, les enseignants spécialisés de la musique classique sont doublement mis à l’épreuve. Ils doivent enseigner d’une manière collective et pratique en s’adaptant à des enfants éloignés de leurs références habituelles ; ils doivent apprendre à travailler avec des professionnels avec lesquels ils n’ont pas l’habitude de collaborer, spécialistes du champ social ou socioculturel, dépositaires d’autres priorités, d’autres valeurs, d’autres modalités de travail. Démos fait alors généralement l’objet d’une double lecture et appropriation : pour les uns, c’est un projet social qui prend appui sur l’apprentissage d’un instrument de musique pour travailler ce qui fait sens d’un point de vue socio-éducatif (émancipation individuelle et collective, épanouissement, insertion, lien social, cohésion sociale, ouverture culturelle) ; pour les autres, c’est un projet artistique s’appuyant sur une équipe sociale pour parvenir à ses fins (création d’un orchestre opérationnel, initiation à la pratique musicale, découverte culturelle et socialisation à la musique classique pour les enfants, montée en compétence et formation pour les intervenants artistiques). Et les désajustements peuvent alors être nombreux, les tensions difficiles à surmonter pour permettre l’action conjointe quand les points de départ des métiers et des priorités sont si éloignés (Roubertie Soliman et al., 2021) ou quand les asymétries et les formes de « surplombance » sont trop importantes (Thomazet, Mérini, 2018).
57Toutefois, à travers les deux exemples ici développés, nous avons vu que l’interprofessionnalité peut être remplacée par l’intermétiers. Les musiciens en mesure d’enseigner des pratiques instrumentales ne sont pas forcément si spécialisés et le travail social spécialisé pas si nécessaire quand le recrutement des enfants, en dehors du public du champ social spécialisé, permet une prise en charge du double enjeu de formation artistique et d’expérience sociale depuis le pôle musical. Plutôt que de travailler à rapprocher des cultures trop différentes, d’imposer un décloisonnement en forçant des personnes qui ont des conceptions du métier trop différentes, à travailler ensemble, ces orchestres montrent qu’il est aussi possible de recruter des musiciens soucieux d’investir la part sociale de l’éducation musicale et des référents sociaux proches d’un profil de médiateur culturel. Les différences continuent d’exister entre des musiciens généralistes proches d’un pôle plus éducatif, et des musiciens proches de l’enseignement spécialisé, mais engagés dans des réformes pédagogiques du système conventionnel. Toutefois, des évolutions sont possibles : les plus généralistes ont trouvé dans l’orchestre un support pour travailler les enjeux sociaux et éducatifs, pour monter en compétences, pour mieux articuler discipline et plaisir et pour élever le niveau de leurs exigences artistiques. Les plus spécialistes ont enrichi leur métier par davantage de transversalité, accepté davantage d’égalité, ouvert les esthétiques abordées, pris en compte des enjeux d’épanouissement au-delà de la seule performance musicale. Pour faire face aux dilemmes ou tensions entre différentes conceptions du métier (entre attachement à un enseignement efficace en termes d’apprentissage de la musique et enjeux socio-éducatifs), ils ont construit un monde commun. Les uns et les autres ont pu évoluer pour construire une expérience communautaire où l’enjeu de la cohésion sociale, voire territoriale, a été le ciment principal du vécu de l’orchestre.