1À Clermont-Ferrand, un premier orchestre Démos (Dispositif d’Education Musicale et Orchestrale à vocation Sociale) voit le jour en septembre 2017. La Philharmonie de Paris pilote le dispositif qui est alors entré dans une phase de déploiement sur l’ensemble du territoire national1. Version française des orchestres de jeunes qui se développent en Amérique latine depuis le milieu des années 1970, à l’instar d’El Sistema au Venezuela, Démos vise à offrir un apprentissage collectif de la musique principalement classique à des enfants de 7 à 12 ans recrutés « dans des quartiers relevant de la Politique de la ville (QPV) ou dans des zones de revitalisation rurale (ZRR) éloignés des lieux de pratique »2. Son ambition première est la démocratisation culturelle : « La raison d’être de Démos est de placer et de maintenir sur un pied d’égalité les enjeux sociaux et culturels de l’accès à la pratique artistique. La méthodologie déployée pour répondre à ces enjeux se doit donc de faire miroir à ce principe : un système de coopération », explique Gilles Delebarre (Delebarre et Laborde, 2019, p. 32-33). Et un peu plus loin : Démos est « un levier pour réduire les écarts entre les strates de la société » (p.42). Pour sa mise en place à la rentrée 2017, l’orchestre Démos de Clermont-Ferrand recrute une centaine d’enfants issus de sept quartiers de la ville. Chaque enfant se voit confier gratuitement un instrument durant trois ans afin de suivre quatre heures d’atelier hebdomadaires, des répétitions d’orchestre toutes les six semaines ainsi que des stages pendant certains congés scolaires. Les enfants sont répartis en sept groupes, par quartier, les ateliers se déroulant à proximité de chez eux dans une salle allouée par la ville.
2Dans la majorité des cas, les ateliers et les stages Démos sont encadrés par une équipe de vingt à vingt-cinq adultes au total, composée de musiciens enseignants (deux par groupe-atelier) et de professionnels du champ social (un par groupe-atelier), auxquels se joignent ponctuellement des danseurs-chorégraphes (trois à cinq), sans oublier le ou la chef d’orchestre lors des tutti. Dans tous les orchestres Démos, la collaboration interprofessionnelle est centrale. A Clermont-Ferrand, le collectif interprofessionnel est encore plus conséquent qu’ailleurs puisque l’équipe encadrante est élargie à environ cinquante personnes en raison du doublement d’acteurs associés au champ social. C’est dans ce contexte que le laboratoire ACTé (Activité, Connaissance, Transmission, éducation) de l’Université Clermont Auvergne a été sollicité pour mener, à partir de septembre 2019, une enquête qualitative portant sur l’activité des professionnels et des structures partenaires impliquées. L’objectif de cette recherche-action de dix-huit mois, financée par la Métropole Clermont Auvergne et la ville de Clermont-Ferrand, était de mieux comprendre les modalités de coordination inter-métiers au sein de ce collectif partenarial hétérogène. Le présent article émane de cette recherche-action menée de septembre 2019 à mars 2021, intitulée « L’orchestre Démos Clermont-Ferrand, l’œuvre d’un travail interprofessionnel : que pouvons-nous apprendre des modalités de coordination entre les acteurs ? ».
3Démos s’inscrit dans un mouvement international de valorisation des initiatives d’éducation musicale à vocation sociale. En France, ce dispositif s’est imposé dans le sillage d’Orchestre à l’école (1999)3. Démos s’est très vite accompagné d’un dispositif d’évaluation interne faisant appel à des équipes de recherche françaises et européennes. Parmi les études expérimentales et parfois longitudinales qui ont été menées sur le projet Démos depuis 2010, le rapport d’étude de Deslyper et al. (2016) souligne l’intérêt d’une collaboration entre artistes, travailleurs sociaux, associations et familles. Il montre aussi la diversité d’appropriation du dispositif en fonction des dynamiques territoriales et pointe certaines tensions générées par le co-portage des initiatives par des intervenants artistiques et sociaux et le manque de cadrage du rôle de chacun dans l’animation des ateliers (p. 83-85).
4Depuis sa construction administrative jusqu’à son pilotage effectif, en passant par la composition des équipes encadrantes, sans oublier la mise en place, courant 2019, du projet de recherche-action mené par ACTé, l’orchestre Démos Clermont-Ferrand repose sur un réseau partenarial particulièrement vaste et intriqué. La construction de ce réseau s’est faite de manière transversale, ce qui était inédit à l’échelle de la ville pour un projet de cette ampleur, et en plusieurs phases, certaines n’étant pas nécessairement connues de tous les acteurs. En outre, cette construction a lieu dans le prolongement d’une restructuration majeure d’une partie des services de la ville, ce qui ralentit le processus et génère de la complexité et des incompréhensions supplémentaires dans la mise en place du réseau partenarial. A l’automne 2018, au moment où le laboratoire ACTé est sollicité par la coordinatrice du projet à Clermont-Ferrand, l’orchestre entame sa deuxième année et s’apprête à vivre un certain nombre de bouleversements majeurs au niveau des ressources humaines. Des bouleversements qui affectent à la fois l’équipe artistique et l’équipe sociale (cf. L’intégration de la chercheuse à l’équipe projet réactive les tensions). C’est au sein d’un réseau partenarial particulièrement fragilisé par ces mouvements de personnels à tous les niveaux que la recherche-action a commencé, venant elle-même augmenter le nombre d’acteurs et ainsi participer à renforcer la complexité du maillage humain. Ce manque de lisibilité à différentes échelles alimente par ailleurs un sentiment d’ambiguïté et d’asymétrie au niveau du pilotage du projet. Pour les acteurs impliqués, trouver sa place au sein de ce réseau complexe et dynamique est une tâche compliquée et sous-estimée au moment de la prise de fonctions de chacun.
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5La recherche-action dont les résultats sont discutés dans cet article repose sur une enquête ethnographique, un mode d’investigation notamment choisi pour sa propension à faire apparaître certaines pratiques peu visibles des acteurs in situ (Becker, 2002 ; Cefaï, 2003). Les modalités de coordination du projet ont été observées à partir de l’activité effective des acteurs, de septembre 2019 à mars 20204, à trois niveaux principalement : 1) celui de la gouvernance du projet lors de réunions du comité de pilotage et du comité technique ; 2) celui du suivi de l’équipe projet lors de ses réunions ; et 3) celui des ateliers et des rassemblements en tutti sur le terrain de la pratique musicale collective.
6Trois groupes-ateliers (sur les sept), correspondant aux secteurs Nord, Centre et Sud de Clermont-Ferrand, ont été ciblés afin d’y mener une observation approfondie, participante ou non. Ces trois groupes (A, B, C) représentaient trois familles d’instruments (cordes, cuivres, bois). Un total de 23 ateliers en présentiel a pu être observé entre octobre 2019 et mars 2020. Les ateliers suivants, de mars à décembre 2020, ont été réalisés en distanciel (7 ateliers observés). Douze ateliers et/ou tutti ont été filmés, intégralement ou partiellement.
7La première étape de la recherche-action a consisté en la réalisation d’une cartographie des partenariats montrant différentes échelles de relations : 1) au niveau du pilotage institutionnel (niveau macro) ; 2) au niveau de la réalisation (niveaux méso : tutti; et micro : ateliers).
- 5 Nous avons veillé à ce qu’il y ait un nombre d’entretiens à peu près équivalent entre personnes app (...)
8Trente-quatre entretiens individuels semi-directifs ont été menés, dans un premier temps avec les responsables des services impliqués, puis avec l’équipe projet et les acteurs de terrain5. Une grille a été établie selon les professions engagées. Ces entretiens visaient à mieux comprendre : 1) la manière dont chacun concevait Démos à son démarrage et à l’instant T ; 2) l’activité de chacun dans les moments de travail collectif et « ce qui conduit l’acteur au moment où il agit à agir comme il agit » (Rix-Lièvre, 2010, p. 358) ; 3) les fondements de l’engagement de chacun dans les différents temps du projet. Certains de ces entretiens étaient inspirés de la technique de l’auto-confrontation, dans l’idée de reconnecter la personne avec une expérience passée (filmée et diffusée devant la personne) et de l’inciter à exprimer ses préoccupations, ses focalisations, ses émotions, ses interprétations au moment de l’action, en d’autres termes l’aider à exprimer ce qui reste, le plus souvent, largement implicite. Environ 60% des entretiens ont été retranscrits. En s’appuyant sur les méthodes de l’analyse de contenu (Bardin, 2013), un recueil systématique des déterminants institutionnels et organisationnels exprimés par les acteurs en termes de freins et/ou de leviers pour l’avancement du projet a été effectué à partir des entretiens individuels.
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9Quatre temps d’échange et de réflexion conçus comme des temps de recherche à part entière ont été organisés avec les acteurs et parfois les membres des Directions ou structures impliquées. Le but était de faire discuter les participants autour de leurs pratiques effectives en situation de partenariat (Mérini, 1999). A partir de situations concrètes filmées pendant des temps de travail ou des temps informels en atelier et en tutti, les acteurs étaient invités à s’exprimer sur les différentes manières de faire des uns et des autres, sans se référer à aucune norme ou « référentiels de “bonnes pratiques” »6. Par manières de faire, nous entendons les actes conduits par les individus dans les situations concrètes vécues par eux et visionnées a posteriori à travers les extraits filmés, au sens où « situation et réalisation corporelle se co-construisent mutuellement (Quéré, 1999) » (cité par Rix-Lièvre 2010, p. 360). Il s’agissait aussi de susciter une verbalisation des ressentis de chacun au moment de l’action. Le principal objectif de ces temps d’échange était de permettre à chacun de mieux connaître comment les autres agissent dans telle et telle circonstance, de prendre conscience de la manière dont ils travaillent et coopèrent, de mettre à plat et discuter ces manières de faire a posteriori, sans jugement normatif.
10La mise en œuvre d’un orchestre Démos implique un travail collectif entre différents partenaires issus d’horizons professionnels variés. C’est ici que la notion d’inter-métiers telle que l’ont définie Corinne Mérini et Serge Thomazet (2016, pp. 27-28) devient utile. Cette dernière doit ainsi être prise en considération non pas dans le sens d’une juxtaposition, voire d’une articulation, mais plus exactement dans un effort de réticulation, comme ces auteurs l’expliquent au sujet de la cohabitation des métiers dans l’école inclusive : « Travailler ensemble c’est, de notre point de vue, co-agir et co-décider dans un espace professionnel ancré dans des réseaux » (2016, p. 27). Et cette organisation en réseaux doit être assimilée au périmètre de travail des différents acteurs ; elle doit intégrer la conception même que chacun a de son métier, qui est donc à redéfinir en incluant ce travail en réseau où « l’action de chacun intègre de manière quasi hologrammatique les logiques des autres partenaires » (2016, p. 27). Le travail collectif auquel sont confrontés les acteurs de Démos se situe bien dans une logique d’inter-métiers.
11La définition du partenariat que nous retenons pour cet article est « le minimum d’action commune négociée visant la résolution d’un programme reconnu commun » (Mérini, 2001). Le partenariat est une situation particulièrement complexe où le travail est « simultanément conduit avec et contre l’autre », dans une relation paradoxale où le risque de « confusion identitaire » avec l’autre est intuitivement contrebalancé par une réaffirmation de « ses propres convictions (…) contre l’autre » (Mérini, 2001, p. 2). Cette relation paradoxale des partenaires est doublée « [d’]une relation d’association qui organise le travail commun en mettant acteurs et organisations en interdépendance par une réticulation d’actions référant à un problème commun » (Mérini, Thomazet, 2017, p. 24). L’activité de personnes qui travaillent ensemble dans un projet commun est ainsi traversée par des tensions et des conflits de nature variée (de codes, de langage, d’expertise, de statut, de réglementation), dus notamment à l’hétérogénéité dans la conception du projet, de ses objectifs et des manières de les concrétiser. Si les statuts, les positions, les expertises, les compétences, les ancrages professionnels des uns et des autres ne sont pas connus, discutés et intégrés en connaissance de cause dans l’action de tous, dans une logique d’équité, cela rend difficile le « agir sur… » ayant vocation à « produire des effets en commun » (ibid.). Car l’activité partenariale est soumise à une horizontalisation des prises de décision (Mérini, 2001). Elle est donc soumise à des mouvements contradictoires qui génèrent nécessairement des questionnements, des doutes, des équivoques, des conflits et des dilemmes inter et intra-individuels que les acteurs doivent affronter à différents moments du cours de leur action. Ces équivoques, conflits ou dilemmes sont intrinsèques à l’activité partenariale. Au-delà du « programme reconnu commun », la rencontre des métiers est donc source de tensions et de dilemmes inter-métiers et au sein de chaque métier. Le partenariat inter-métiers est donc une donnée majeure à prendre en considération, une dimension nouvelle à mobiliser et à observer à chaque moment du projet.
12Les premiers temps de la recherche-action ont été consacrés à la compréhension du maillage interprofessionnel à l’œuvre au sein de l’orchestre Démos Clermont-Ferrand. Un maillage peu lisible au premier abord, traversé par des dynamiques nombreuses et parfois contradictoires. Deux sortes d’enjeux s’y entremêlent : territoriaux et axiologiques.
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13C’est à la fin de l’automne 2015 que la Philharmonie de Paris propose à la municipalité de Clermont-Ferrand la mise en place d’un orchestre Démos. La proposition est alors entendue comme étant du ressort de la Direction de la Culture (DC) à qui revient la première étude de faisabilité du projet. La dimension transversale de Démos incite immédiatement la DC à solliciter d’autres services de la Ville pour se répartir les missions. A ce stade, c’est l’Orchestre National d’Auvergne et sa nouvelle direction administrative qui se montrent les plus favorables pour assurer le portage du Démos local, en lien avec la Philharmonie de Paris et d’autres services de la Ville. D’une manière générale, les témoignages des directions sollicitées montrent une certaine réticence face à une demande de mise en place jugée trop rapide. En effet, à cette époque le souhait de l’équipe municipale est de faire démarrer le nouvel orchestre dès le début de 2016, ce qui, aux yeux de certains, est jugé bien trop précoce pour « se coller sur une réalité territoriale qui n’était pas adaptée »7. De plus, la mise en place rapide de Démos est perçue par certains comme « une méthode et un projet parachutés par Paris », dans un contexte où l’enseignement musical collectif ouvert aux publics élargis se joue alors principalement à l’échelle de la Métropole8 à travers le dispositif Orchestre à l’école9. La question se posait alors de développer ce dispositif dans les quartiers prioritaires de Clermont intra-muros. L’arrivée de Démos vient donc bousculer le processus. Fin 2015, la Direction de la Culture est en partie réticente au lancement du projet Démos. En outre, la prise en charge sociale prescrite par la Philharmonie de Paris implique de faire appel au tout nouveau pôle Ville Harmonieuse créé en 2015, au sein duquel l’ancienne Direction de l’Animation, de la Jeunesse et des Loisirs avait été fondue et restructurée, passant de trois directions à cinq, réparties sur cinq services distincts : la Direction de l’Enfance (DE), de la Petite Enfance (DPE), la Direction du Développement Social et Urbain (DDSU), la Direction de l’Animation et de la Vie Associative (DAVA), le CCAS (Centre Communal d’Action Sociale), plus le Guichet Unique. Cette récente restructuration, avec des agents nouvellement repositionnés et des recrutements en cours, constitue une base de travail confuse à partir de laquelle le volet social de Démos doit se construire. D’après un certain nombre d’agents impliqués à la DDSU et à la DE, les deux services qui prendront finalement en charge le volet social, cette période de transition et de flottement à certains niveaux a constitué un frein à l’accueil, à l’acceptation du projet par leurs équipes, puis à sa mise en place sur le territoire10.
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14De son côté, la direction du Conservatoire à Rayonnement Régional (CRR), pressenti comme un acteur-clé de Démos, pointe, elle aussi, quelques freins à son adhésion et se positionnera plutôt sur l’après-Démos, pour accueillir le dispositif Passerelle à destination des élèves désireux de poursuivre au CRR à la suite des trois années passées au sein de Démos. Outre l’équipe enseignante très divisée au sujet de ce que le directeur appelle les « enseignements intégrés »11 (au sein desquels un projet comme Démos trouverait sa place), le CRR qui dépend de la DC (Ville) jusqu’en 2019, doit ensuite être géré par la Métropole Clermont Auvergne, ce qui constitue un autre bouleversement administratif et organisationnel conséquent.
- 12 D’après plusieurs entretiens réalisés au sein de la DC et de l’ONA en décembre 2019 et janvier 2020
- 13 Entretien avec un agent de la DDSU, réalisé le 20 décembre 2019.
15C’est donc la direction administrative de l’Orchestre National d’Auvergne (ONA) qui accepte le portage financier et la gestion des ressources humaines de Démos du côté de l’équipe artistique. Elle est enthousiaste mais un peu pressée par des délais là aussi jugés trop courts, d’autant plus que le volet social, lui, n’avait pas encore répondu favorablement12. Il faudra attendre l’été 2016 pour que la DDSU et son nouveau directeur adhèrent au projet. La DE est également sollicitée, en appui à la DDSU alors jugée fragile. En outre, il se trouve que certains agents de ces deux services (qui constitueront le « noyau dur » de la future équipe projet) avaient eu l’occasion de travailler ensemble, « dans une vie antérieure »13, à la Direction de l’Animation, de la Jeunesse et des Loisirs.
16Au dire des différents directeurs et agents interrogés, une période extrêmement chargée en réunions interservices autour de la répartition des rôles de chacun commence, dans un contexte où la gestion des ressources humaines est jugée chaotique. Suite à la première note de refus envoyée au maire par la DC, une deuxième note est rédigée, allant dans le sens d’un démarrage de Démos courant 2017.
17La mise en place de l’orchestre Démos à Clermont-Ferrand se fait au début de la première mandature du socialiste Olivier Bianchi, élu au printemps 2014. Parmi les grands axes de sa politique figurent la transversalité et la démocratisation culturelle. Démos s’inscrit résolument dans cette vision et fait partie des premiers projets transversaux qui occuperont les différents services de la Ville et de la Métropole, dont il est président. Dès le début de son mandat, Olivier Bianchi a pour objectif de faire de Clermont-Ferrand un « véritable laboratoire culturel pour le territoire »14 en préparant, depuis 2015, la candidature de la ville pour devenir Capitale européenne de la culture en 202815. C’est dans ce contexte qu’est recrutée la Responsable du secteur musique pour la Ville de Clermont dont le poste évoluera rapidement pour devenir Chargée du secteur musical et des politiques transversales, à qui reviendra notamment d’étudier la faisabilité du projet Démos. Les différents entretiens effectués avec des agents de la DC ont confirmé, avec parfois une certaine amertume liée à ce qui est ressenti comme une forme de pression verticale et de précipitation, cette volonté forte de l’équipe municipale de labelliser des projets transversaux d’envergure nationale sur le territoire clermontois.
18La transversalité entre les services de la ville s’impose dans de nombreux projets ; Démos est le premier d’une telle envergure financière et humaine en ce qui concerne la politique de démocratisation culturelle. Le second semestre 2016 et le premier semestre 2017 sont consacrés au montage de Démos, impliquant donc la DC (dont l’ONA et dans une moindre mesure le CRR) pour la partie artistique, la DDSU et la DE pour le volet social. Ce type de partenariat interservices est nouveau pour les équipes.
19C’est dans ce contexte de travail inédit qu’une première ébauche de ce qui deviendra l’équipe projet est constituée au début de l’hiver 2017. Elle réunit alors la Chargée du secteur musical et des politiques transversales (DC), un chargé de mission Talents à la DDSU qui assurera la coordination du volet social pour Démos, un chargé de mission pour le Programme de Réussite Educative qui deviendra coordinateur du champ associatif Démos (DE), deux médiateurs culturels. Ces deux médiateurs qui occupaient jusque-là des postes de directeurs de maisons de quartier (ancienne Direction de l’Animation, de la Jeunesse et des Loisirs) se voient intégrés à la DC. Cette première équipe projet entame donc concrètement le travail collectif interservices, le dossier Démos ayant été auparavant essentiellement investi par la DC. Un premier niveau d’ambiguïté dans le pilotage se crée ainsi avant même l’implantation de Démos à Clermont. En effet, du côté de la DDSU et de la DE qui se trouvent associées en tant que « volet social » à ce dossier, la plupart des acteurs estiment que c’est en raison du manque de structuration de la DDSU durant la période de « gestation » de Démos Clermont que le dossier est arrivé entre les mains de la DC en premier lieu, sans doute par défaut. Le fait que la Philharmonie de Paris ait dû, alors, insister sur la nécessité et l’importance du volet social dans ce dispositif à vocation sociale a sans doute confirmé un premier sentiment de déséquilibre. Les entretiens avec les responsables et agents de la DDSU et de la DE ont tous montré une forme d’incompréhension et/ou d’amertume vis-à-vis de cette construction perçue comme asymétrique dès l’origine.
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- 18 Entretien réalisé au sein de la DE, le 3 décembre 2019.
- 19 Entretien réalisé au sein de la DE, le 3 décembre 2019.
20Ce premier sujet de tension au sein de l’équipe projet est alimenté par le recrutement, en partie financé par la Philharmonie de Paris, d’une coordinatrice de projet par l’Orchestre d’Auvergne. Dans chaque orchestre Démos, il revient en effet à l’opérateur principal de pourvoir ce poste, mais dans le cas de Clermont-Ferrand, le fait que ce soit le pôle Culture (à travers l’ONA) qui s’impose dans ce poste-clé renforce le sentiment d’asymétrie sociale et professionnelle à l’œuvre entre ce que nous appellerons désormais champ social et champ artistique, pour reprendre la terminologie utilisée par la Philharmonie de Paris en l’appliquant de manière égalitaire entre les deux pôles16. En effet, aux yeux des responsables et agents DDSU et DE interrogés, il eut été logique de prévoir un poste équivalent du côté de l’équipe sociale17. En outre, la nomination d’un référent pédagogique au sein de l’équipe artistique par la Philharmonie au début de la deuxième année (2018), selon le processus mise en œuvre dans les autres Démos sur le territoire national, renforce ce que les acteurs locaux voient comme un « déséquilibre » intrinsèque au projet lui-même puisque des moyens financiers sont prodigués par la Philharmonie de Paris, représentant les acteurs du champ artistique, pour rémunérer les musiciens, le référent pédagogique et le coordinateur projet, mais pas les acteurs du champ social. Certains parlent d’un projet « à deux jambes mais qui n’a qu’une demi-jambe d’un côté »18. En outre, le sentiment de déséquilibre est accentué par le fait que la coordinatrice projet est recrutée à la fin de l’été 2017, alors que la première équipe projet constituée du « noyau dur » (coordinateur volet social, coordinateur volet associatif et médiateurs DC venant de l’ancienne Direction de l’Animation, de la Jeunesse et des Loisirs) a déjà travaillé pendant plusieurs mois et terminé le recrutement des enfants. Sur ce point, l’un d’entre eux exprime son ressenti : « Elle est arrivée sur un vécu… elle a pas vécu ça avec nous. Donc on représente déjà une force, qui a créé une dynamique… »19.
21Face à un maillage interservices aussi complexe, la recherche-action s’est intéressée aux différentes manières dont les acteurs, aussi bien du côté de l’équipe projet que des équipes de terrain, pouvaient se repérer ou non et se faire une place dans ce réseau.
- 20 Rapport d’évaluation Orchestre DEMOS Clermont-Ferrand, Direction générale des ressources humaines e (...)
22Après une année 1 d’appropriation du dispositif par les équipes (2017-18), l’année 2 est celle des premiers bilans et questionnements. A Clermont-Ferrand, elle est également marquée par de nombreux changements au niveau des équipes. C’est aussi cette année-là que la Direction des Etudes, du Pilotage et de l’Evaluation (DEPE) de la ville organise une enquête évaluative auprès des enfants Démos et de leur famille dans un premier temps, puis auprès des équipes sociale et artistique. Cette enquête quantitative, achevée en novembre 2019, montre « un effet positif (de DEMOS) sur la majorité des bénéficiaires directs que sont les enfants (…) fortement lié à un accompagnement social soutenu par les équipes de la DDSU et à la diversité des acteurs (…) qui est une spécificité clermontoise »20. Parallèlement, différents questionnements ont principalement émergé autour de trois enjeux : 1) la poursuite des enfants au conservatoire après Démos ; 2) l’engagement des acteurs dans Démos ; 3) le fonctionnement empirique d’équipes hétérogènes. C’est à ce moment-là que le laboratoire ACTé (Université Clermont Auvergne) est sollicité, et que lui sont présentés ces questionnements multiples qui s’avéreront révélateurs de l’hétérogénéité dans la conception du projet au sein même de son équipe de pilotage. Face à cette multiplicité de questionnements, mener un travail de recherche dans le laps de temps donné supposait de faire des choix, de cibler une thématique. Ce sera finalement celle des modalités de coordination au sein d’équipes interprofessionnelles qui sera retenue, et présentée dans le cadre de l’appel à projets Clermont Innovation / Recherche-action, à la fin de l’hiver 2018-19.
23La troisième et dernière année d’un orchestre Démos correspond à la fin d’une étape-clé qui est chargée d’enjeux importants pour les enfants comme pour les adultes engagés. A Clermont-Ferrand, le passage de l’année 2 à l’année 3 est marqué par de nombreux changements dans les équipes : nouvelle coordinatrice projet, nouveau chef d’orchestre, nouvelle coordinatrice pédagogique Philharmonie de Paris, nouveaux Agents de Développement Social (ADS) et musiciens dans deux quartiers. C’est dans ce contexte humain non stabilisé que démarre, mi-septembre 2019, la recherche-action. Certaines tensions au sein des équipes sont palpables dès la réunion de rentrée de Démos. Les nouveaux acteurs y sont présentés, dont moi-même en tant que chercheuse recrutée par ACTé. J’expose alors les principaux enjeux et la méthodologie de la recherche en précisant qu’il ne s’agit pas d’une démarche d’évaluation mais d’une ressource et d’un appui supplémentaires pour le travail collectif. Loin d’être comprise ainsi, l’enquête de terrain adossée à la recherche a tout d’abord posé des questions sur la charge de travail supplémentaire qu’une telle organisation pourrait engendrer. La fixation d’un premier temps d’observation d’un groupe-atelier souleva ainsi des réticences de la part des deux premiers agents sollicités, un troisième acceptant finalement de m’accueillir, mais sans caméra et après un échange téléphonique tendu entre la coordination du volet social et la Philharmonie de Paris. Les entretiens et temps d’échange avec les acteurs ont montré par la suite que ces premières réticences étaient en partie liées à l’inconfort généré par les nombreux changements dans les équipes, s’ajoutant à une fin de deuxième année éprouvante à divers égards. Le renouvellement important et l’instabilité des équipes semblaient, dans certains groupes-ateliers, rendre la venue d’une personne extérieure en observation, de surcroît possiblement avec une caméra, un élément perturbateur de trop. Dans un équilibre fragilisé où la place des personnes les unes par rapport aux autres n’était pas forcément stabilisée, l’objet recherche semblait introduire une indétermination supplémentaire, y compris au niveau de l’équipe projet, voire une dimension normative souvent reliée à l’idée d’une « évaluation » extérieure émanant de la Direction de la Culture. Je me retrouvais dans une position « dominocentrique » selon l’expression de Grignon et Passeron (1989). A savoir une position nécessairement inégalitaire dans laquelle la chercheuse, de par son statut professionnel, serait inéluctablement liée aux classes dominantes et par la même associée à l’équipe artistique. Le sentiment d’asymétrie au niveau du pilotage éprouvé par une partie de l’équipe sociale vis-à-vis de l’équipe artistique (cf. Enjeux axiologiques : ambiguïté au niveau du pilotage) se trouvait en quelque sorte réactivé par mon insertion dans l’équipe projet. La déconstruction progressive de cette figure archétypale a fait partie intégrante du processus de recherche. Dans certains cas, il aura fallu attendre la toute fin de la recherche-action, après de nombreux temps de travail collectifs où j’aurai régulièrement tenté de clarifier mon positionnement épistémologique et le paradigme compréhensif auquel il obéit (oralement et à l’écrit), pour observer une baisse de la défiance, voire la naissance d’un intérêt manifeste pour l’objet recherche. Quelques événements ont même révélé une prise de conscience de la part des acteurs du rôle possible de la recherche-action comme élément facilitateur de la coordination inter-métiers. Ainsi, au printemps 2020, une personne issue du champ social dans l’un des trois groupes-ateliers étudiés, vint spontanément me demander si je ne pourrais pas lui fournir un organigramme des acteurs car elle « n’y voyait pas clair ». Un peu plus tard, au moment de la mise en route du dispositif Passerelle, un musicien impliqué dans Démos me sollicita pour une intervention auprès de ses collègues du CRR dans le but de leur présenter le projet Démos à travers la recherche-action. Pour un autre musicien nouvellement recruté pour le dispositif Passerelle, la présence d’un tiers chercheur non seulement ne semblait pas peser sur les cours observés, mais était considérée comme bénéfique pour la compréhension du dispositif. Durant l’entretien, visiblement attendu et préparé de son côté, il est apparu clairement que cette personne souhaitait témoigner dans le détail de son vécu parfois difficile lors de sa prise de fonction ainsi que de ses interrogations et de ses doutes quant à la suite du projet. Durant les séances qui suivirent, un certain niveau de confiance était visible chez ce musicien à l’égard de la recherche, vécue alors dans sa dimension active.
24Parallèlement aux tensions liées à certaines asymétries de statut au sein de et entre les équipes, réactivées par la construction du projet de recherche-action, on remarque un décalage au niveau organisationnel entre différentes logiques de communication parfois antinomiques entre acteurs de terrain et équipe projet / équipes de pilotage.
25Sur la figure 1 représentant le réseau partenarial de l’orchestre Démos Clermont-Ferrand au niveau macro, on voit différentes dynamiques parfois contradictoires traverser le projet. La circulation des informations, consignes, questions et autres régulations entre l’équipe projet et les ateliers se fait, par exemple, selon des logiques différentes selon que l’on est acteur de terrain ou membre de cette équipe projet. Cette dernière, interlocutrice privilégiée des acteurs de terrain, qui a été conçue de manière transversale, affiche une forme d’horizontalité interservices. A contrario, les acteurs de terrain l’investissent par le biais des canaux habituels de communication, en fonction de leur direction de rattachement. L’horizontalité voulue de l’équipe projet est contrée au niveau du terrain par un mode de communication vertical. Ainsi se fait sentir un sentiment d’écartèlement ou d’ambivalence entre des dynamiques contradictoires concentrées au niveau de l’équipe projet.
- 21 Entretien avec un acteur du CRR, le 26 novembre 2019.
26A l’échelle des directions, le désir d’horizontalité concentré dans l’équipe projet suscite parfois une forme de rejet. Certains vont jusqu’à évoquer une espèce de « pot [où] tout le monde fait tout », ce qui « crée des mélanges intellectuels sur la gouvernance, sur les responsabilités (…) des questions d’auto-génération de pouvoir, de perte de lucidité sur les rôles des uns et des autres, sur les champs d’action des uns et des autres »21. Dans le même ordre d’idées, certains acteurs de terrain regrettent explicitement que l’autorité du coordinateur projet n’ait pas été plus affirmée dès le départ, de manière à recentrer le pilotage. Très vite, la nécessité s’est fait ressentir de clarifier le périmètre de collaboration institutionnelle du projet. C’est à ce moment-là qu’a été élaborée la figure 1, à la fois comme point de repère pour la poursuite de la recherche, mais aussi en réponse aux déclarations recueillies lors des entretiens qui, pour beaucoup et à différents échelons hiérarchiques, révélaient un manque de lisibilité au niveau de la répartition des responsabilités.
Figure 1 : Cartographie du réseau partenarial de l’orchestre Démos Clermont-Ferrand, niveau macro
- 22 Entretien réalisé le 20 mai 2020.
- 23 Entretien réalisé le 23 janvier 2020.
27Malgré le mode de gouvernance horizontal que l’équipe projet ambitionne d’incarner, certains acteurs de terrain retournent à une forme de verticalité plus familière. Le manque de lisibilité des missions et fonctions au sein du projet Démos a conduit ces acteurs à se référer à des rapports hiérarchiques plus habituels par le canal des coordinateurs de chaque service présent dans l’équipe projet. Ces rapports constituaient un repère sécurisant, une ressource dans le réseau partenarial peu compréhensible. Pour autant, au sein de l’orchestre Démos Clermont, la verticalité des rapports interpersonnels semble être vécue de manière différente par les individus. Elle apparaît comme ambivalente, appréciée comme une ressource ou un appui sécurisant par les uns, comme un fardeau, voire un frein, pour les autres, qui ont parfois exprimé le regret d’être empêchés dans leur action de terrain par des « barrières administratives ». Ainsi, une personne embauchée dans le cadre d’un service civique, après une année d’expérience, témoigne d’un sentiment d’empêchement causé par trop de verticalité : « on était des agents qui étaient là pour mettre en place les choses, on n’avait pas souvent d’emprise sur ce qu’on voulait mettre en place, et cetera. C’était souvent... quelque chose d’assez pyramidal »22. Des freins que certains Agents de Développement Social ont attribués au manque de temps d’échange, regrettant de ne pas pouvoir « faire partie un peu de l’organisation, que ce soit moins descendant, qu’on puisse avoir quelque chose d’ascendant. (…) pouvoir avoir des temps d’échanges... [hésitation] dans les quartiers entre les musiciens et les équipes sociales, parce qu’en fait on se voit pas. On se voit aux ateliers, c’est tout. (...) Et je trouvais que ça manquait, sur les quartiers, d’avoir des temps d’échanges de pratiques. Et donc ce dossier-là après a été remonté à ma direction, mais il a jamais vraiment été redescendu »23.
28A l’échelle macro du partenariat, les acteurs ont largement exprimé le sentiment d’être surplombés dans la mise en œuvre de Démos. Côté équipe sociale, certains regrettent de n’avoir pas davantage d’espaces de dialogue « avec les étages au-dessus », voire de « ne pas être tous au même niveau en termes d’informations » ou de ne pas pouvoir agir plus dans les décisions prises. D’autres semblent désapprouver certains arbitrages de la Philharmonie de Paris, comme par exemple à un moment où, face à la crise sanitaire au printemps 2020, une des éventualités évoquées par l’équipe projet avait été de différer à la fin de l’année le concert initialement prévu (et annulé) à la Philharmonie de Paris le 21 juin 2020, cette dernière ayant alors répondu qu’il était impossible de le mettre sur pied pour des raisons de calendrier. Cette réponse catégorique avait alors été perçue comme « descendante » et éloignée des préoccupations premières du projet. En dépit de ce ressenti négatif, il faut souligner l’enthousiasme des équipes suscité par la venue de Gilles Delebarre (directeur adjoint du Département éducation de la Philharmonie de Paris, délégué au projet Démos) sur le territoire clermontois, et l’accueil chaleureux qui lui est réservé à deux reprises durant l’enquête. Ses interventions en ateliers ou au sein des équipes sont appréciées pour leur effet de remobilisation, bien qu’il incarne l’institution parisienne et la verticalité qui lui est souvent reprochée.
29Pour l’équipe artistique, l’aspect « descendant » au sein de Démos s’exprime surtout en ce qui concerne le répertoire imposé par la Philharmonie de Paris sans concertation ou presque. Des pièces comme La Marche pour la cérémonie des Turcs de Jean-Baptiste Lully, interprétée à la fin de la première année ou la Symphonie n° 9 Du Nouveau Monde d’Antonín Dvořák, jouée en troisième année, sont régulièrement jugées inadaptées au niveau technique des enfants. Leur caractère imposé par l’institution parisienne paraît sinon descendant, du moins un peu « déconnecté » vis-à-vis du territoire.
30Le vécu des acteurs relativement à ce qui s’apparente à un manque de lisibilité dans la gouvernance diffère de l’un à l’autre (se raccrocher à la verticalité plus familière ou au contraire la dénoncer), mais s’accorde sur ce qui est ressenti comme un manque de repères. Autrement dit, la volonté de changement dans les modalités de coordination interservices, qui émane du niveau macro, bouscule largement les habitudes de travail et les pratiques quotidiennes aux niveaux micro (les ateliers) et méso (les tutti), ce qui génère une forme de désorientation et de ce fait rend le changement difficile. Notons que cette difficulté n’est en rien spécifique à Démos et se révèle analogue dans bien d’autres projets impliquant de l’interprofessionnalité (Mérini, Marcel et Piot, 2020).
31Le manque de lisibilité dans la gouvernance et le pilotage sur le terrain n’est pas la seule difficulté d’appréciation à avoir été signalée à la fois par les membres des Directions et par les acteurs de terrain. La lourdeur de la charge de travail induite par l’engagement dans Démos a régulièrement été dénoncée en entretien, comme n’ayant pas ou trop peu été considérée au démarrage du projet. A cela s’est ajouté le constat d’une méconnaissance réciproque des métiers et des tâches des uns et des autres.
- 24 Entretien avec un ADS réalisé le 23 janvier 2020. Une personne recrutée en service civique déclarai (...)
32Par exemple, les entretiens auprès des ADS ont montré qu’au démarrage du projet, une partie de l’équipe sociale n’avait pas ou peu connaissance des contraintes d’emploi du temps des musiciens en dehors de Démos. Leur double statut de musiciens professionnels et (souvent) d’enseignants génère une multitude de sollicitations parfois non-prévisibles. En outre, pour les musiciens indépendants en particulier, qui déclarent souvent « courir après la montre », ne pas être « hyper dispo », il s’avère souvent très difficile de renoncer à une opportunité d’emploi venant alors s’ajouter inopinément à l’agenda en cours et donc, à Démos. Cette pression temporelle et économique liée aux conditions d’exercice du métier des musiciens, si elle n’est pas connue des autres acteurs, notamment ceux qui sont salariés de la Ville, peut être perçue comme un manque de disponibilité vis-à-vis de Démos (en dehors des créneaux horaires des ateliers et des tutti). A l’inverse, il est apparu que peu de musiciens avaient connaissance de la diversité des profils et des savoir-faire professionnels réunis derrière l’appellation Agent de Développement Social (ADS). Ainsi, il a été constaté, voire déploré par plusieurs membres de l’équipe sociale, à l’échelle de leur atelier, un recours parfois jugé trop limité à leurs compétences de la part de musiciens qui les considéraient surtout là pour « faire la police »24.
33Les théories de la cognition collective ont montré que dans les équipes (de travail ou sportives) hétérogènes la connaissance réciproque des tâches des uns et des autres favorise la collaboration. Autrement dit, « une ‘’équipe experte’’ ne peut se réduire à une ‘’équipe d’experts’’ (...) la performance collective diffère de la somme des performances individuelles » (Sève et al. 2009, p. 72). Ces études tendent à montrer que l’expertise de l’équipe se fonde notamment sur la visibilité et la compréhension réciproque des missions individuelles des personnes engagées dans une même tâche. A ce sujet, les acteurs de Démos ont mentionné à plusieurs reprises un défaut de « temps de régulation » spécifiques entre musiciens et équipe sociale pour travailler « le positionnement » de chacun.
- 25 Entretien réalisé le 1er mai 2020.
- 26 Entretien réalisé le 23 avril 2020.
34Au sein même de l’équipe artistique, l’observation et les entretiens ont révélé des pratiques parfois divergentes et des conceptions variées de l’apprentissage musical, liées à des ancrages différents dans le métier de musicien. Ainsi, la place qu’occupent la danse et le chant dans Démos a pu être investie collectivement de manière parfois contradictoire d’un groupe-atelier à l’autre, selon le profil des musiciens. Pour certains, ces activités (qui sont au cœur du projet Démos) paraissent presque superflues car « on n’a pas le temps »25. La danse et le chant sont alors perçus comme venant empiéter sur des créneaux horaires jugés insuffisants pour travailler l’instrument et progresser techniquement. Pour d’autres au contraire, il s’agit d’apports essentiels pour l’apprentissage musical et c’est, de surcroît, un aspect fédérateur du projet : « Ce que je trouve génial dans Démos, et qu’il n’y a pas dans l’orchestre à l’école, c’est toutes les interventions qu’il y a à côté, la danse, le chant, ça je trouve ça vraiment indispensable, et c’est là (…) où ça rassemble un peu tout le monde »26. Pour ces musiciens, l’apprentissage musical semble être conçu comme quelque chose de collectif avant tout, tandis que pour d’autres, c’est la situation de face-à-face maître-élève qui fait référence. À travers ces exemples et d’autres encore, notamment en lien avec la pression du résultat attendu pour les concerts, on peut constater des attentes et orientations pédagogiques diverses au sein d’un même corps de métier, donnant lieu à des pratiques tout aussi diverses, au sein d’un même projet, où les acteurs sont pourtant amenés à travailler ensemble. Inévitablement, certaines tensions que l’on qualifiera d’intra-métiers ont émergé, en partie liées à la diversité des profils professionnels chez les musiciens recrutés et à la moindre mise en lumière au démarrage et tout au long du projet de ces différences.
- 27 Entretien réalisé le 22 janvier 2020.
- 28 Entretien réalisé le 22 janvier 2020.
- 29 Il convient toutefois de souligner que la Philharmonie de Paris a depuis lors affiné son positionne (...)
35À Clermont-Ferrand, du côté du champ social plus spécifiquement, la restructuration récente des services ayant abouti au transfert des agents de la Direction de l’Animation, de la Jeunesse et des Loisirs vers la Direction du Développement Social (cf. Enjeux de territoire) implique un travail important d’adaptation et de renouvellement de leurs missions, notamment dans Démos, que le Directeur de la DDSU explique en termes de « logique de croissance ». Autrement dit, il s’agit selon lui de « prendre des objets simples au départ (…) [être] sur un positionnement un peu minimaliste, mais au moins des choses sur lesquelles les équipes vont pouvoir se rassurer, se dire : ‘’ça on est capables de le faire’’, pour après progressivement grandir »27. C’est ainsi que les nouveaux ADS orientés sur Démos se sont vu adresser pour mission initiale un travail en direction des familles, un objet « simple », connu des équipes. « Au début ça c’était notre positionnement, donc on n’était pas sur l’encadrement social »28. Ce centrage « simple » des missions des ADS s’est bien sûr enrichi par la suite. Mais un lien peut sans doute être fait entre ce positionnement initial et un sentiment d’indétermination au niveau des missions : « J’ai fonctionné longtemps à tâtons ». Par ailleurs, le contexte de travail est perçu comme confus en raison du très grand nombre d’acteurs : « Pour moi y’a trop d’interlocuteurs, y’a trop de gens qui sont là pour coordonner, un au DDSU, un à l’OA, un à la Philharmonie... (…) moi des fois je me sens paumée à mon petit niveau », a déclaré un Agent de Développement Social. L’observation et les entretiens ont rapidement révélé ce manque de lisibilité quant à la répartition des prérogatives entre les différentes équipes et à l’intérieur des équipes. Cette sensation de flottement, concentrée au démarrage du projet, a continué pour beaucoup d’entre eux tout au long des trois années.29
36La souplesse des prescriptions correspond à un positionnement de la Philharmonie de Paris, que l’on peut lire notamment dans cette note à destination des personnes recrutées dans un orchestre Démos :
- 30 Ce paragraphe est extrait d’un document de 5 pages réalisé par la Philharmonie de Paris, intitulé L (...)
Le projet Démos se base sur la coopération de professionnels aux identités plurielles. Dans la répartition des rôles au sein du projet Démos, les musiciens œuvrent du côté de la pédagogie musicale et les référents sociaux œuvrent du côté de la pratique sociale. Ensemble, ces acteurs du projet Démos viennent se souder autour d’un objectif commun : l’enfant.30
37On y constate en effet une imprécision du prescrit pour les modalités de coordination inter-métiers. Cette souplesse reflète ainsi une dimension voulue de Démos : un cadrage souple et évolutif selon les territoires, et une flexibilité laissée à la construction du partenariat inter-métiers. Cet apparent paradoxe d’une instance, la Philharmonie de Paris, perçue comme le sommet de la pyramide hiérarchique et prête à « prendre les rênes » (cf. Verticalité ambivalente : entre ressource et frein) tout en laissant beaucoup de degrés de liberté par endroits semble être vécu comme une forme d’ambivalence induisant pour les acteurs un sentiment de flou quant à leurs marges de manœuvre, c’est-à-dire les possibilités de régulation qu’offrent le cadre institutionnel et ce qu’il accepte comme variabilité des manières de faire (Coutarel et al., 2015).
38Au-delà du flottement ressenti parfois au niveau des missions et du positionnement ambivalent de la hiérarchie, donnant lieu tous les deux à un sentiment d’empêchement, de multiples manières de travailler ensemble aux différents moments du projet s’inventent. L’observation des ateliers et des tutti associée aux entretiens et aux temps d’échange a pu montrer que les modalités de coordination inter-métiers étaient le plus souvent mises en œuvre de manière implicite au moment de l’action, et de ce fait rendues invisibles aux yeux de partenaires venus d’horizons professionnels variés. Les trois situations-types qui ont été abordées lors des temps d’échange et de réflexion de la recherche-action ont révélé aux yeux des personnes présentes un certain nombre de pratiques effectives des acteurs en situation d’inter-métiers. Le moment de la mise au travail des enfants, par exemple, en début d’atelier ou de tutti, est envisagé de diverses manières par les adultes encadrants, sans que cela ait nécessairement été discuté en amont. Lors de l’une des séances filmées, on peut voir une mise en route progressive, où les adultes laissent les enfants s’installer dans la séance, faire une transition avec la journée qui est derrière eux, reprendre contact avec leurs camarades. Cette entrée en matière souple ne s’accompagne pas de consignes explicites de la part des musiciens qui se mettent à improviser à deux sur leur instrument, essayant visiblement de capter l’attention de la sorte. Les enfants et les autres adultes prennent un certain temps pour comprendre ce qu’il leur faut faire. D’autres séances, avec d’autres acteurs, montrent une mise en route plus rapide, où les adultes, musiciens et intervenants sociaux conjointement, invitent explicitement les enfants à prendre leur instrument et à démarrer. Ces deux manières d’envisager la mise au travail n’avaient visiblement pas été explicitées entre les acteurs, qui coagissent en temps réel et n’ont souvent pas le temps de faire le point en fin de séance.
39Les entretiens et les temps d’échange ont par ailleurs montré une grande part d’implicite dans la régulation de l’attention des enfants. La répartition des tâches et des rôles entre adultes pour ces moments-là n’est pas discutée collectivement, les uns comptant sur les autres et inversement sans que ces attentes ne soient explicitées. Les temps d’échange ont par exemple permis aux musiciens présents de constater qu’un certain nombre d’acteurs sociaux « se calaient » sur eux en cas de flottement de l’attention des enfants. Tandis que certains acteurs sociaux ont pu découvrir (ou avoir confirmation de) que tel et tel musicien « comptaient » littéralement sur eux pour régler les éventuels problèmes d’attention.
40La place et le rôle des intervenants sociaux dans l’apprentissage musical sont d’autres aspects du travail collectif qui restent en grande partie de l’ordre de l’implicite. Si un encouragement à la pratique instrumentale au même niveau et en même temps que les enfants, pour les acteurs du champ social, a bel et bien été formulé en début de projet, il n’a pas (ou peu) été réitéré par la suite et a parfois même été rendu impossible en pratique, par le manque d’instruments disponibles. La recherche-action a pourtant révélé que du côté de l’équipe artistique, beaucoup d’acteurs appréciaient ou auraient apprécié que tous les adultes présents participent en continu et activement aux ateliers musicaux et/ou dansés. Du côté de l’équipe sociale, il est apparu, par exemple, que pour certains cela pouvait être compliqué d’être à la fois « à l’intérieur du groupe et à l’extérieur », autrement dit d’apprendre un instrument auprès des enfants tout en assurant leur suivi ainsi que celui des familles. D’autres ont dit avoir préféré s’abstenir de participer de peur de gêner les musiciens, sans que cela n’ait jamais été discuté collectivement. L’observation a pu montrer par ailleurs que pour les acteurs engagés dans l’apprentissage instrumental auprès des enfants, cette position spécifique leur permettait de jouer un rôle de relais des musiciens en cas de nécessité. Si l’un des enfants avait été absent, l’acteur social en question pouvait par exemple lui transmettre certains éléments vus lors de l’atelier manqué. Ce rôle de point d’appui dans l’apprentissage musical, passant souvent inaperçu, a pu être relevé lors d’un entretien de type auto-confrontation avec un membre de l’équipe sociale qui n’en avait pas conscience jusque-là.
41Le caractère éminemment transversal de Démos en fait un projet disruptif en tant que tel. Son adaptation au territoire clermontois révèle à plus d’un titre les dynamiques complexes et parfois paradoxales qui l’accompagnent et se mêlent aux enjeux propres du terrain. Issu d’une impulsion politique peu discutée collectivement au niveau des acteurs des différentes échelles, le dispositif s’est accompagné, dès le départ, de certaines ambiguïtés de gouvernance qui n’ont rendu que plus complexe sa mise en place.
42A tous les niveaux de sa construction et de sa mise en œuvre, ou presque, l’orchestre Démos clermontois repose sur le partenariat inter-métiers : entre les différents services de la Ville et de la Métropole mobilisés pour sa construction et son pilotage, entre les acteurs de terrain côté champ social, côté champ artistique et au sein même de ces équipes. La figure 1 schématise, à un niveau macro, certaines dynamiques d’échange interservices à l’échelle de la Ville, entre le travail de terrain dans les quartiers au niveau des ateliers et l’équipe projet, mais aussi l’insertion de ce réseau interservices à l’échelle plus large de la Métropole Clermont Auvergne et du pilotage parisien à travers les Comités de Pilotage et Technique. Cette échelle de coordination inter-institutionnelle est particulièrement complexe et peu lisible pour une large partie des acteurs de terrain. Ils s’adaptent de diverses manières à ce manque de lisibilité (cf. Horizontalité voulue, verticalité vécue et Des modalités de coordination qui s’inventent sur le terrain).
43La complexité du réseau inter-institutionnel qui s’est mis en place progressivement, chargé d’asymétries réelles et/ou ressenties, a généré un manque de lisibilité de la gouvernance pour les équipes de terrain qui, de surcroît, se trouvaient elles-mêmes mêlées à différents réseaux partenariaux inter-métiers aux échelles micro (groupe-atelier) et méso (tutti). Immergés dans cet immense maillage « inter » (-services, -professionnel), les acteurs des différentes échelles de coordination (directions, équipe projet, ateliers et tutti) éprouvent des difficultés à se repérer, à se situer et à agir conjointement. L’impression de manquer de cadrage, ou au contraire d’en subir trop par moments, sont quelques-unes des réactions possibles face à cette complexité très peu élucidée sur des temps de travail ou de formation. Le manque de visibilité réciproque sur l’expertise, les codes, les contraintes, les habitudes de métier des autres acteurs impliqués constitue un frein supplémentaire à la coordination inter-métiers. La part d’implicite et d’invisibilité dans le travail collectif est conséquente. Les modalités de coordination inter-métiers s’inventent en temps réel, sur le terrain, mais de manière non négociée, non discutée.
44L’exemple de Clermont-Ferrand n’est pas isolé, même s’il reste, à certains égards, emblématique. Dès 2013, Dominique Le Tirant avait du reste alerté au sujet des premiers orchestres Démos instaurés en Ile-de-France :
« Le dispositif bouscule les pratiques professionnelles tant des acteurs sociaux que des conservatoires. Remise en cause des fonctionnements institutionnels, des formes de transmission des savoirs, questionnement des échelles de valeurs, découverte de l’altérité, ont la capacité à repousser les limites de l’action, à transformer les dispositifs, à les faire évoluer. Il faut pour cela être informé, formé, pouvoir confronter ses pratiques, échanger ses idées. » (p. 73)
45Comme Solène Bessemoulin l’a relevé au sujet de l’orchestre Démos de Pau, El Camino est « un projet mouvant » à plus d’un titre (2022, p. 41). Le relevé qui est fait du champ lexical utilisé par les musiciens pour évoquer le début de leur expérience dans Démos est édifiant (« saut dans le vide », « désarmés », « bousculés »… 2022, p. 41). La relation « prof-élève » qui s’instaure au sein de Démos fait bouger les lignes de l’enseignement musical traditionnel, relève-t-elle. « Le rôle de l’intervenant du champ musical Démos dépasse le seul rôle de ‘’professeur’’ » (2022, p. 38) et déborde bien souvent sur celui du ou des acteurs du champ social sans que le partage des tâches dans cette nouvelle zone de pratiques « inter » n’ait été anticipé ni explicité formellement : « les musiciens se sont trouvés confrontés, de façon brutale, à cette situation nouvelle sans aucun repère ou modèle d’identification. Ils se sont alors particulièrement interrogés sur la discipline, les limites et le cadre à poser dans leur atelier » (2022, p. 41). Le pas à franchir, « le choc » est important entre les habitudes des professeurs d’instrument pratiquant en cours individuels la plupart du temps et ce que le projet Démos, dans sa dimension sociale et collective, leur impose, sans transition ou presque. La notion de travail inter-métiers n’est pas abordée explicitement et chacun s’arrange avec ce dispositif qui « remue » et l’apprivoise au fil des mois et au fil de l’eau, en fonction de ses propres ressources.
- 31 Enseignement qui est amené à devenir éducation dans le cadre de Démos.
- 32 Titulaire du Diplôme Universitaire de Musicien Intervenant (DUMI).
46L’article de Havard Duclos et N’Garoné dans ce même numéro, portant sur Démos Kreiz Breizh en Centre Bretagne et Démos Guadeloupe, souligne lui aussi cette problématique du rapprochement du monde de l’enseignement31 musical classique avec le champ social et montre comment, dans ces deux exemples, « même en l’absence de travailleurs sociaux, les musiciens sortent de leurs rôles initiaux pour investir d’autres conceptions de leur métier : l’acquisition de valeurs de responsabilités, de discipline, de ponctualité, de persévérance au service du collectif, et d’un patrimoine musical et culturel varié et métissé, a finalement permis de construire le consensus ». Selon les auteures, « la musique devient un support d’éducation et d’ouverture ». Pour autant, « les désajustements peuvent être nombreux, les tensions difficiles à surmonter ». Dans le même ordre d’idée, les difficultés déclarées par les enseignants impliqués dans le projet CHAM orchestre du collège Bellefontaine, classé REP+, au Mirail à Toulouse, évoquent « un rapport au travail en pleine crise de transition pour les professeurs d’instrument » (Roubertie Soliman et al., 2019, p. 10). Le choc des cultures professionnelles amenées à travailler en partenariat dans un contexte où la part du musical et la part du social ne sont pas explicitement délimitées en termes de répartition de tâches, est facteur de difficultés, ce d’autant plus que dans ce projet de type Orchestre à l’école, la présence d’acteurs du champ social n’est pas requise : « Le métier leur échappe (…) d’un point de vue didactique (remise en question de la place exclusive de la transmission d’un savoir-faire musical en raison de la place prise par les enjeux éducatifs, sauf pour la dumiste32) » (Roubertie Soliman et al., 2019, p. 11). Dans ce cas, le déficit de formation « apparaît comme la cause des difficultés la plus fréquemment déclarée » (Roubertie Soliman et al., 2019, p. 14) par les professeurs d’instrument. Pour mieux mettre en lumière et discuter ces difficultés nouvelles rencontrées par les acteurs de projets d’éducation musicale à vocation sociale, la création de temps de formation spécifiques mettant, par exemple, en relation acteurs de terrain et chercheurs intéressés par ces questions semble une piste possible, voire nécessaire.
47Les situations de travail mettant en jeu l’interprofessionnalité, quelles qu’elles soient, où les asymétries sont nécessairement nombreuses, sont particulièrement propices à l’apparition de tensions, voire de conflits inter et intra-personnels car différentes logiques et manières de faire y cohabitent sans être identifiées. En effet, ce que vivent les personnes est régulièrement de nature dilemmique. Sans espace dédié pour en discuter et mettre en mouvement les différents points de vue, les différentes manières de concevoir et d’investir le projet commun, dans le but de mieux le comprendre et se comprendre, ces dilemmes (qui sont des plus courants en situation d’interprofessionnalité) peuvent se transformer en tensions. Si les sociologues Star et Griesemer ont montré depuis longtemps que le consensus n’était pas nécessaire à la coopération, la négociation régulière sur des temps intégrés au projet est quant à elle un outil majeur pour l’action conjointe. Sans elle, il est très difficile de construire une relation partenariale ayant vocation à « produire des effets en commun » sur... (Mérini, Thomazet 2018, p. 24). La mise en débat, à travers des temps de formation et/ou toute autre forme de temps d’échange et de réflexion collective guidée par un tiers apte à créer les conditions de la négociation (en dehors de toute référence à une norme pré-définie), en amont, pendant et à l’issue de tout programme de collaboration interprofessionnelle, apparaît être une piste intéressante à explorer dans ce contexte partenarial où la transversalité est censée être la règle.