1Depuis le début des années 2010, les projets d’éducation musicale à vocation sociale ne cessent de se multiplier en France. Si de nombreuses initiatives locales ont vu le jour, deux dispositifs de pratique orchestrale se distinguent par leur envergure nationale : l’Orchestre à l’école et le Dispositif d’Education Musicale et Orchestrale à vocation Sociale (Démos).
2Ces dispositifs s’inscrivent dans la lignée des orchestres de jeunes à vocation sociale qui sont apparus au Venezuela en 1975. Connu sous le nom d’El Sistema, le programme était initialement orienté vers l’excellence musicale et la professionnalisation des instrumentistes vénézuéliens. Ce n’est qu’en 1990, pour s’adapter au contexte politique et social du pays et diversifier les sources de financement, que le programme change d’orientation et inclut des objectifs sociaux (Agrech, 2018 ; Baker, 2014). El Sistema prend alors plus d’ampleur dans le pays en s’implantant dans les quartiers défavorisés et cette nouvelle dimension lui permet de s’exporter dans d’autres pays d’Amérique latine dans les années 1990, puis à l’échelle internationale, à la fin des années 2000. C’est finalement ce nouveau modèle, à la fois culturel et social, qui fera la renommée du programme.
3Dans le cadre de cet article nous nous intéressons plus particulièrement à l’un des orchestres Démos. Ce dispositif national de démocratisation culturelle est fondé sur l’apprentissage de la musique classique en orchestre, associé à des principes pédagogiques spécifiques (le collectif, l’oralité, le rythme intensif des ateliers, etc.). Il est porté et piloté par la Cité de la Musique depuis 2010, puis intégré à la Philharmonie de Paris en 2015. Initié en Île-de-France, il s’est ensuite développé en régions à partir de 2012. Ce dispositif est destiné à des enfants âgés de 7 à 12 ans résidant « dans des quartiers relevant de la politique de la ville (QPV) ou dans des zones de revitalisation rurale (ZRR) éloignées des lieux de pratique » (Document de présentation de Démos1). L’objectif premier est donc de rendre accessible l’éducation artistique et culturelle aux enfants qui en sont éloignés pour des raisons économiques, sociales, culturelles ou géographiques et qui ne pourraient pas en bénéficier autrement.
4Sur le papier, les dimensions qui caractérisent ces dispositifs paraissent claires : il y a une dimension musicale (apprentissage d’un instrument, création d’un orchestre, représentations sur scène, etc.) et une dimension sociale (démocratisation culturelle, épanouissement de l’enfant ou encore transmission de valeurs telles que le vivre ensemble). Cependant, sur le terrain, ces dimensions ne sont pas toujours concordantes et conduisent à des objectifs variés qui, sans être contradictoires, peuvent s’avérer difficiles à articuler. Ceci est d’autant plus vrai que ces objectifs sont portés par une équipe pluridisciplinaire composée de professionnels qui travaillent traditionnellement dans des champs d’activité distincts et qui ne sont pas habitués à collaborer. En fonction de leur formation professionnelle et de la priorisation des objectifs, la lecture des situations quotidiennes et les logiques d’action sont donc différentes. Par ailleurs, au-delà de l’équipe pluridisciplinaire investie dans le quotidien du dispositif, le projet mobilise un riche réseau d’acteurs du territoire (élus, inspecteurs d’académie, directeurs de centres sociaux et du conservatoire, mécènes, chercheurs…) ce qui le complexifie encore un peu plus.
5Afin d’évoquer le mixage des objectifs et des champs professionnels, nous nous sommes intéressée à un orchestre Démos singulier : El Camino. Notre objectif est d’apporter des éléments de compréhension du dispositif afin de mieux saisir son fonctionnement et ses effets, mais aussi d’appréhender plus largement la complexité des orchestres de jeunes à vocation sociale. Pour ce faire et pour mettre en perspective nos données, nous mobilisons les concepts d’hybride, d’hybridation et de projet et nous posons l’hypothèse suivante : El Camino est un projet hybride.
6Si le mot « hybride » est de plus en plus utilisé dans le langage courant (voiture hybride, organisation hybride, enseignement hybride…), il est à l’origine issu de la biologie. Dans le dictionnaire, il est défini de la manière suivante : « Qui provient du croisement naturel ou artificiel de deux individus d’espèces, de races ou de variétés différentes. » (Dictionnaire CNRTL2). Ces croisements participent à l’amélioration des espèces, dans les mondes animal et végétal, en entraînant une plus grande vigueur appelée « hétérosis ». L’hybridation, quant à elle, est le processus qui conduit à la naissance de l’hybride.
7Par extension métaphorique, le concept d’hybridation est actuellement utilisé dans d’autres domaines comme en sciences sociales où il rencontre un certain succès car il permet d’offrir une interprétation à la complexité. Dans cette perspective, Garcia Canclini (cité par Gwiazdzinski en 2016) définit l’hybridation et l’hybridité comme des « processus socio-culturels dans lesquels des structures ou des pratiques discrètes, qui existaient de façon séparée, se combinent pour engendrer de nouvelles structures, de nouveaux objets et de nouvelles pratiques » (p. 315). L’hybridation peut alors être associée à l’innovation et à la créativité et s’inscrit dans « le refus des hiérarchies, des grands récits et des formes figées » (Gwiazdzinski, 2016, p. 312). Elle permettrait donc de dépasser les cadres établis en proposant de nouveaux modèles et en ouvrant le champ des possibles.
8Pour conduire notre analyse, nous nous appuyons finalement sur les caractéristiques de l’hybride dégagées par Gwiazdzinski (2016). « Pour qu’il y ait hybride il faut que l’agencement génère une certaine valeur ajoutée, l’équivalent de l’hétérosis dont l’appréciation est relative. […] L’hybride est “naturellement” hétérogène, temporaire et instable. » (p. 323). Un dispositif hybride n’est donc pas seulement un dispositif hétérogène et composite, mais c’est une nouvelle entité complexe, en mouvement permanent. L’hybride doit en effet générer une « valeur ajoutée » et dépasser la simple addition des différentes composantes qui le constituent. L’hybridation semble alors être un concept pertinent pour appréhender les dispositifs d’éducation musicale à vocation sociale qui combinent les domaines social et culturel, traditionnellement séparés, ainsi que la politique de la ville.
9El Camino peut-il être effectivement qualifié de « projet hybride » ? Est-ce un projet hétérogène, temporaire et instable ?
10L’association El Camino a ouvert ses portes à 127 enfants, à Pau, en octobre 2015 et ce n’est que quelques mois plus tard, en janvier 2016, qu’un partenariat formel est signé avec Démos. El Camino est donc avant tout un projet local puisqu’il est né sous l’impulsion de l’adjoint à la culture de la ville et du maire de Pau. Ils ont ensuite confié la mise en œuvre et la direction de ce projet à l’équipe de l’Orchestre de Pau Pays de Béarn (OPPB). El Camino est donc directement adossé à l’orchestre symphonique de la ville et porté par ses membres.
11Le dispositif s’adresse principalement à des enfants issus des quartiers prioritaires de la ville. L’objectif est de favoriser l’inclusion et la mixité sociale et de donner accès à une éducation musicale et orchestrale souvent considérée comme élitiste. Le dispositif est présenté au sein des écoles partenaires et les enfants s’inscrivent ensuite sur la base du volontariat, auprès de l’association. El Camino rassemble, en moyenne, 163 jeunes âgés de 7 à 16 ans (en 2020), qui se retrouvent cinq heures par semaine lors de cours collectifs ou de répétitions d’orchestre (tutti) pour apprendre à jouer d’un instrument de l’orchestre symphonique.
12Comme dans les autres orchestres Démos, le dispositif est entièrement gratuit et les ateliers s’appuient sur une pédagogie collective et intensive. Néanmoins, si chaque orchestre Démos présente un certain nombre d’invariants (notamment pédagogiques), des spécificités locales apparaissent également. Le portage du projet, les partenariats ou encore l’organisation varient sensiblement d’un orchestre à l’autre, ce qui est dû en partie au réseau d’acteurs mobilisés à l’échelle du territoire.
13D’un point de vue scientifique, l’orchestre El Camino est donc particulièrement intéressant à étudier pour ce qu’il est en tant que dispositif d’éducation musicale et orchestrale à vocation sociale, mais aussi pour ses spécificités par rapport aux autres orchestres Démos.
14Après seulement quelques mois d’existence, en janvier 2016, un comité scientifique a été mis en place pour accompagner l’équipe d’El Camino dans ses réflexions, suivre l’évolution du dispositif et coordonner des recherches autour de son impact. Afin d’alimenter la réflexion de l’association et du comité, nous avons été recrutée comme salariée-doctorante à El Camino, dans le cadre d’une convention industrielle de formation par la recherche (CIFRE), de février 2017 à septembre 2020.
15Tout d’abord, comme nous étions quotidiennement sur le terrain pendant plus de trois ans, nous avons privilégié l’« observation participante » (Soulé, 2007). Cette méthodologie repose sur l’équilibre entre le fait d’être « partie prenante » du jeu social et observateur distancié. Bien qu’engagé sur le terrain, le chercheur doit en effet être capable de questionner la structure qui l’emploie et de s’interroger sur les effets de sa propre présence et de son enquête en faisant preuve de réflexivité. Pour traduire cette posture, Nicourd (2001) utilise la formule d’« engagement distancié ».
16À partir de nos observations et afin de donner la parole aux principaux protagonistes du projet, nous avons finalement souhaité mettre l’accent sur les enfants et les intervenants musiciens qui partagent ensemble le quotidien des ateliers. En complément de l’observation participante, nous avons donc mis en place deux séries d’entretiens semi-directifs lors des troisième (2017-2018) et quatrième années (2018-2019) du projet. Cet outil, qui s’appuie sur le discours parlé, relativement spontané, met l’accent sur le vécu et le sens que l’enquêté donne à son action (Paillé et Mucchielli, 2016). Il privilégie le récit des acteurs et permet d’éprouver les discours publics et politiques qui se déploient autour du projet El Camino. En 2018, nous avons ainsi interrogé l’intégralité des intervenants musiciens (soit 20 intervenants) et 41 enfants (sur les 148 inscrits à El Camino en février 2018).
17L’année suivante, nous avons reconduit nos entretiens avec une partie des premiers enquêtés afin d’approfondir certaines dimensions, mais aussi de voir l’évolution au cours de ces deux années (31 entretiens ont été réalisés en 2019). Les 92 entretiens ont été enregistrés et retranscrits dans leur intégralité afin d’en permettre une analyse qualitative précise. Nous avons ensuite privilégié l’analyse thématique car elle permet d’établir un portrait transversal et synthétique de tous les entretiens en relevant les différents thèmes abordés et en conceptualisant les liens entre ces thèmes. Cette méthode pose les jalons pour une analyse approfondie des résultats et une proposition de théorisation (Paillé et Mucchielli, 2016).
18De nombreux documents viennent également compléter l’observation et nos entretiens de recherche permettant ainsi de trianguler nos sources de données (journal de bord, revue de presse, documents internes, etc.).
- 3 Le discours public est appréhendé à partir de l’analyse de différents articles de presse (nous en a (...)
19Afin d’éprouver notre hypothèse selon laquelle El Camino est un projet hybride (hétérogène, temporaire et instable), nous nous intéressons plus spécifiquement au discours public3 qui entoure El Camino, pour arriver au discours et au vécu des acteurs mobilisés dans ce type de dispositif afin de mieux saisir les différentes caractéristiques qui composent le projet et leur articulation.
- 4 Afin d’anonymiser les entretiens, nous avons mis au point un système de code. Pour les enfants, nou (...)
20Dans les différents discours, El Camino apparaît comme un dispositif complexe et « innovant », difficile à délimiter. Il est conduit par une équipe pluridisciplinaire et mêle des objectifs et des domaines d’action variés. Le dispositif est « polyvalent » (Mu_M3)4 et permet de découvrir « plein de choses » (ibid.). Néanmoins, deux dimensions ressortent particulièrement dans les entretiens : les dimensions musicale et sociale.
- 5 L’initiation à la musique au sein d’El Camino se fait sans solfège : les enfants commencent ainsi p (...)
- 6 Ce terme est utilisé dans les documents de présentation d’El Camino et correspond à la fréquence et (...)
21La dimension musicale est évoquée clairement et présentée de façon homogène par les enfants, les intervenants musiciens et la direction. Le dispositif permet en effet de faire découvrir la musique classique aux enfants, d’apprendre à jouer d’un instrument et de faire partie d’un orchestre, capable de jouer en concert. L’apprentissage de la musique s’appuie alors sur une pédagogie spécifique fondée sur plusieurs principes, relevés de façon unanime : la pédagogie collective, l’oralité5, l’intensivité6 et les concerts réguliers dès les premiers mois de pratique.
22Quant à la dimension sociale, elle est particulièrement mise en avant par les intervenants musiciens et les médias, mais elle s’avère plus difficile à synthétiser car elle n’est pas abordée de façon similaire par les enfants, les intervenants et la direction. Trois points semblent néanmoins faire consensus :
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El Camino est un outil de démocratisation culturelle qui s’adresse à un public spécifique.
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El Camino favorise les rencontres et l’intégration dans un nouveau cercle social. La musique est alors considérée comme un médium fédérateur.
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L’objectif du projet va au-delà de l’apprentissage instrumental. Les intervenants musiciens soulignent notamment leur rôle dans la transmission de valeurs liées à l’orchestre et à la vie en société (vivre ensemble et partage, écoute et respect, acceptation de l’autre).
23Si l’analyse thématique des différents discours laisse apparaître des divergences, la présentation générale du dispositif par les acteurs du quotidien s’avère être relativement similaire à celle relayée publiquement (Bessemoulin, 2022). Néanmoins, si on s’intéresse à un second niveau de discours – qui s’apparente à un niveau plus subjectif, le vécu se révèle plus contrasté, teinté de questionnements et de doutes. En effet, nous pouvons distinguer deux niveaux de discours dans les récits des acteurs du quotidien :
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un niveau descriptif ;
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un niveau plus subjectif, imprégné d’émotions, de réflexions, de représentations, de valeurs et d’inconscient.
24Dans L’entretien compréhensif, Kaufmann (2016) rappelle que « le matériau recueilli par entretiens ne constitue pas une masse homogène » (p. 71). Nous pouvons percevoir différents « degrés d’engagement » tout au long de l’entretien : l’interviewé peut « passer en quelques secondes d’une réponse de pure convention à des éléments essentiels » (p. 71). Les propos tenus auront alors un statut varié et changeant. Kaufmann cite ainsi : les « opinions », les « sentiments », les « bribes d’histoire de vie », les « auto-analyses », les « réflexions », les « tentatives d’analyse sociale » et les « observations ».
25En réponse à la question « Comment définirais-tu le projet El Camino si tu devais le présenter à quelqu’un qui n’en a jamais entendu parler ? », les intervenants musiciens et les enfants ont d’abord donné, lors des entretiens, une réponse descriptive, proche du « récit fédérateur » construit et maîtrisé (Bessemoulin, 2022). Mais l’entretien, qui s’appuie sur une parole relativement spontanée et sur le « Je » de l’interviewé, permet aussi de mettre en lumière sa subjectivité et d’accéder à la dimension latente et originale de ses réponses (Bardin, 2013).
26El Camino apparaît donc comme un projet hétérogène, composite, qui ne peut pas être réduit à une seule dimension. Il se construit à l’interface entre différents champs professionnels et domaines d’action (artistique, culturel, social et politique). Il poursuit alors des objectifs protéiformes et mobilise des acteurs et des partenaires variés qui ne sont pas habitués à collaborer et travailler ensemble dans d’autres contextes. L’hétérogénéité transparaît ainsi dans la construction même du projet, mais également dans le vécu et la verbalisation de ce vécu par les acteurs du quotidien. En effet, dans le second niveau de discours, le vécu s’avère fluctuant et la définition d’El Camino se révèle plus nuancée qu’il n’y paraît dans le premier niveau de lecture. Les intervenants resituent ainsi certains de leurs propos dans leur contexte et dans le temps et ponctuent leur récit de questionnements. Pour éprouver le caractère temporaire et instable du projet, nous nous attachons donc plus particulièrement au second niveau de discours.
27Après le caractère hétérogène du projet, la question de la temporalité est la deuxième caractéristique de l’hybridation que nous interrogeons. En effet, l’hybride est caractérisé par Gwiadzinski (2016) comme étant « temporaire » et cette dimension renvoie ici à la remise en cause perpétuelle du projet. Cette (r)évolution permanente dépasse la question de l’instabilité, même si elle en est constitutive, pour rendre le projet éphémère. En effet, El Camino est un dispositif qui évolue, se modifie année après année et entraîne des interrogations et des positionnements changeants, plus particulièrement chez les intervenants musiciens. Ces derniers racontent ainsi l’évolution d’El Camino, mais aussi leur propre évolution au sein du dispositif. Grâce aux entretiens, nous avons une visibilité sur les quatre premières années du dispositif et ces données nous permettent de nuancer la définition d’El Camino qui n’est pas figée et de mesurer à quel point le projet est en construction permanente.
28En analysant nos entretiens, nous constatons que la première année a été vécue de façon difficile, bouleversante et a entraîné des remises en question profondes. Le champ lexical et les métaphores utilisés pour qualifier le début de l’expérience sont en effet particulièrement forts, voire violents. Pour reprendre les mots des intervenants, la première année était un « saut dans l’inconnu » (Mu_M7), ils ont été « parachutés là » (Mu_M8), « trempés dans l’eau chaude » (Mu_F3). C’était un véritable « tsunami » (Mu_F9). À ce stade de l’expérience, les intervenants n’évoquent pas la musique. Ils expriment leur rapport à la nouveauté, la façon dont ils l’ont vécue. Ils partagent alors leur sentiment d’avoir été « désarmés » (Mu_F3), « débordés » (Mu_M8), « bousculés » (Mu_M1), ce qui a entraîné une « remise en question complète » (Mu_F9), mais aussi des sentiments d’inquiétude, voire de peur. Concernant la pédagogie, il a fallu laisser de côté ses connaissances et ses pratiques antérieures pour accepter d’inventer quelque chose de nouveau.
29La deuxième année s’inscrit dans la même lignée que la première, mais avec quelques mois d’expérience supplémentaires, un groupe d’enfants qui « s’installe » et une meilleure connaissance du dispositif et des collègues. Nous pouvons également percevoir une forme d’acceptation dans les récits : les intervenants qui sont restés ont compris qu’il fallait passer par une phase de construction du groupe, d’appropriation de ce nouveau cadre de travail avant de pouvoir accéder à la musique. Passée la première phase de choc, les intervenants musiciens semblent devenir acteurs du projet et participent davantage à sa construction.
30Après trois années d’expérience, en revanche, les intervenants constatent une évolution globalement positive du projet et des enfants. La situation semble s’être « décantée » (Mu_F9) et un « meilleur équilibre » (ibid.) a été trouvé en termes d’énergie. « Les choses se calent, voilà. » (Mu_F8). La musique apparaît aussi dans le discours : les enfants ont envie de venir et d’apprendre, ils ont fait des progrès relatifs à la musique ainsi qu’à l’écoute et au savoir-être en classe.
31Cependant, lors de la quatrième année, bien que la majorité des intervenants insiste à nouveau sur l’évolution positive d’El Camino et mentionne différents types de progrès perçus chez les enfants, de nouvelles problématiques semblent apparaître et sont évoquées dans le second entretien de recherche. Par exemple, l’arrivée de nouveaux élèves entraîne des difficultés dans la gestion des groupes qui sont de plus en plus hétérogènes – en termes de pratique instrumentale, mais aussi de savoir-être en atelier. Le fait de ne pas avoir de limite d’âge ou de durée de cycle définie (comme les cycles de trois ans à Démos) n’est donc pas anodin. L’écart de niveau se creuse et il faut être capable de gérer plusieurs niveaux en même temps. Par ailleurs, les enfants qui participent à El Camino depuis le lancement du projet vieillissent, entrent au collège, et les intervenants musiciens se trouvent confrontés à de nouvelles problématiques liées à l’adolescence.
32La dimension temporaire du projet est ainsi liée à sa remise en question permanente qui le renouvelle chaque année. Si l’aspect évolutif du projet traduit une certaine forme de réflexivité de la part de la direction, El Camino évolue de façon considérable tous les ans, ce qui conduit à en faire un projet finalement temporaire, qui ne se fige jamais dans sa forme. El Camino apparaît alors comme un projet « mouvant » qui provoque un vécu et des émotions variables d’une année à l’autre. Les changements fréquents sont en effet vécus de façon différente par les intervenants musiciens. Pour certains, le fait de se remettre en question et d’adapter sa pédagogie est inhérent à l’enseignement alors que pour d’autres, ces évolutions entraînent des remises en question profondes qui peuvent être déstabilisantes et épuisantes.
33Le terme de « projet » semble alors particulièrement adapté pour El Camino. En effet, cet objet complexe combine deux éléments distincts, mais totalement imbriqués : le pro de la conception et le jet de la réalisation, de la mise en œuvre (Boutinet, 2012). Le va-et-vient entre les deux forme une dynamique qui se répète et entraîne des ajustements permanents. L’enjeu de l’action par projet se situe alors au niveau de la gestion de l’écart entre le pro et le jet, entre la théorie et la pratique. En effet, même si cet écart est inévitable, il doit néanmoins être régulé. Dans le cas d’un écart trop important, une tension extrême peut survenir et mener à une « quasi-rupture » selon Boutinet (2005, p. 278). Lors de la première année d’El Camino, le décalage entre les attentes des intervenants et la réalité du terrain a d’ailleurs créé un choc important, en « quasi-rupture » avec les connaissances et les expériences antérieures des intervenants. Nous formulons alors l’hypothèse que les intervenants musiciens ont su rebondir en s’attachant à leurs convictions et aux valeurs défendues dans le pro du projet.
34Si El Camino n’est pas limité dans le temps a priori, comme le sont les projets habituellement soutenus par Démos, il n’en apparaît pas moins comme un projet temporaire. En effet, son évolution au rythme des saisons et sa reconstruction permanente questionnent à la fois sa pérennité et sa trajectoire. El Camino est aujourd’hui un projet sensiblement différent de celui qu’il était à l’origine et on peut s’interroger sur son horizon, sans cesse « sur le fil du rasoir », qui le remet en question non pas forcément dans son existence, mais dans sa forme. C’est finalement un projet que nous pourrions qualifier « d’apprenant » parce qu’il évolue sans cesse en fonction de la réflexivité de l’équipe et de la réalité du terrain.
35Le troisième élément constituant El Camino comme projet hybride renvoie à son caractère instable. Celui-ci est déjà en partie démontré par son instabilité temporelle qui le constitue en projet nécessairement temporaire dans sa forme car évolutif, par essence, du fait d’une réflexivité permanente des acteurs qui le pilotent. Mais cette instabilité revêt aussi d’autres caractéristiques, notamment dans le questionnement même du projet pédagogique.
36En effet, tout comme Démos, El Camino peut être considéré comme expérimental, ce qui comprend une part d’instabilité. Selon Deslyper et al. (2016), Démos constitue « un espace d’“incertitudes structurées” » ou d’« équilibre instable » (p. 48) puisque le dispositif n’est pas figé. Il peut d’une part être adapté au niveau local et varier en termes de partenariats, d’objectifs et de fonctionnement et, d’autre part, différer en fonction des ateliers puisque les intervenants ont une certaine marge de liberté sur le terrain. C’est finalement l’hétérogénéité des pratiques que nous associons ici au caractère instable du projet. Ainsi, même si les grands principes pédagogiques semblent faire l’unanimité et constituent un socle commun, ils suscitent des interrogations, des réflexions et un vécu plus ambivalent qu’il n’y paraît dans le premier niveau de discours.
37Si des nuances sont également perceptibles dans le second niveau de discours des enfants, les spécificités pédagogiques sont vécues de façon largement positive. Nous nous attachons donc plus particulièrement aux récits des intervenants pour cette dimension et à leurs interrogations vis-à-vis de la pédagogie singulière proposée à El Camino.
38Intéressons-nous d’abord aux concerts réguliers et à l’intensivité qui font partie des spécificités pédagogiques du projet. Si les intervenants en parlent largement dans leur définition et semblent adhérer à ces principes, ces derniers soulèvent néanmoins des questionnements.
39Les concerts, par exemple, sont très largement cités dans les meilleurs souvenirs. Ce sont des moments « magiques » (Mu_F6) qui donnent du sens à l’enseignement et qui ont le pouvoir de remobiliser l’équipe autour du projet. Cependant, les échéances et les exigences liées aux représentations prennent beaucoup de place dans les ateliers et viennent parfois à l’encontre des objectifs sociaux et du programme pédagogique élaboré par les intervenants : ils doivent « sauter des étapes » alors que les bases ne sont pas posées. Cela crée un tiraillement entre leurs propres attentes au niveau instrumental et les délais qu’il faut respecter. Par ailleurs, au cours d’une année, les enfants jouent en général neuf fois en public. Si certains événements sont fixés de longue date et marquent symboliquement l’expérience El Camino de chaque enfant (les concerts du Nouvel An avec l’OPPB, les concerts de fin d’année en juin et les fêtes de quartier), les concerts organisés dans le cadre d’inaugurations – avec une visée politique – suscitent de vifs débats. Quel est le sens pédagogique pour l’enfant ? Doit-on répondre à toutes les demandes et accepter de faire des « concerts-vitrine » ? Faut-il privilégier la quantité ou la qualité des représentations ?
40Quant à l’intensivité des cours, cette dimension suscite des réflexions plus globales sur l’enseignement musical et sur l’équilibre difficile à trouver, entre exigence et plaisir. Quelle place peut occuper la musique dans la vie de l’enfant ? Comment faire pour que, à El Camino, l’apprentissage de la musique reste avant tout un plaisir ?
41Ceci étant dit, les concerts et l’intensivité sont des principes pédagogiques sur lesquels les intervenants n’ont pas de prise. En effet, ils relèvent de l’organisation générale qui leur est imposée par le cadre du projet et la direction. En revanche, la pédagogie collective et l’oralité relèvent de la sphère de l’atelier au sein duquel les intervenants musiciens ont une certaine liberté et peuvent composer.
42Dans les entretiens, les intervenants évoquent très largement les bénéfices du groupe et de l’oralité. Ils ont beaucoup appris au sein du projet et ont gagné en assurance et sérénité pour gérer leur classe. Néanmoins, pour la plupart d’entre eux, cette pédagogie présente des limites sur le long terme. Selon eux, à partir du moment où les enfants atteignent un certain niveau instrumental, il est important qu’ils aient des cours en « face-à-face » (Mu_F1) et qu’ils apprennent à lire la musique pour aller plus loin dans la technique. Certains intervenants se disent alors « frustrés » lorsque les enfants qui progressent rapidement sont limités par le rythme du groupe. Ce constat rejoint celui de Havard Duclos et Lozano (2020) dans leur rapport d’étude portant sur Démos Brest. Si la pratique collective peut être source de motivation et de valorisation pour les enfants, elle est plutôt vécue en « demi-teinte » par les intervenants « du fait de la relative fragilité dans la maîtrise instrumentale individuelle » (p. 31). Pour l’initiation musicale, la pédagogie collective et l’oralité sont donc largement plébiscitées par les intervenants, mais cette pédagogie semble présenter des limites sur le long terme et n’est pas considérée comme une réelle alternative à l’enseignement traditionnel.
- 7 L’hétérogénéité des pratiques peut être, en partie, liée à la diversité des profils des intervenant (...)
43Les intervenants insistent également sur leur manque de formation et d’expérience puisque cette pédagogie s’éloigne de ce qu’ils ont connu en tant qu’élève, mais également en tant que professeur de musique (pour ceux qui enseignent ou ont enseigné dans d’autres structures). Ils interrogent leur capacité à se dégager de leur formation initiale pour proposer un nouveau modèle pédagogique. Sur le terrain, la capacité à enseigner à un groupe apparaît alors inégale et varie en fonction des intervenants, de leur formation, de leur expérience professionnelle et de leur sensibilité7. La dynamique groupale est finalement plus ou moins mobilisée comme outil. Quant à la formation musicale, elle est aussi abordée de façon variable dans les ateliers. Certains intervenants l’introduisent rapidement alors que d’autres attendent plusieurs mois (voire années) avant de travailler avec une partition. Autrement dit, ils se prêtent plus ou moins au jeu de l’oralité et se laissent plus ou moins déstabiliser par cette nouvelle façon d’appréhender l’instrument. Nous voyons ici apparaître une tension entre l’intérêt qu’ils peuvent avoir pour ce type de pédagogie et sa mise en pratique en atelier.
44L’instabilité est ainsi incarnée par la temporalité du projet, mais aussi par le projet lui-même et ce que les acteurs en font, par l’écart entre l’intention (pro) et l’action (jet), évoqué par Boutinet. C’est un projet pensé en amont, mais qui se transforme au contact du terrain. En outre, comme les intervenants musiciens ont une certaine marge de liberté dans leur atelier, l’instabilité du projet traduit aussi la diversité des pratiques professionnelles et pédagogiques. En effet, bien que les grands principes pédagogiques soient identifiés et plébiscités de façon unanime, ils sont en pratique source de doutes, de questionnements et d’aménagements, voire d’arrangements dans les ateliers. Certains pupitres se révèlent alors bien éloignés du « modèle-type » présenté par Démos.
45Si le processus d’hybridation présente de nombreux avantages (interactions inédites, créativité, renouvellement des pratiques professionnelles, etc.), il n’en demeure pas moins risqué et peut être accompagné de tensions et de résistances. Les structures ou objets hybrides ont en effet un caractère instable, inconfortable, qui peuvent mener à un objet sans forme, sans unité, étrange, voire « monstrueux » (Molinet, 2006). Pour aller au bout du concept, nous souhaitons ici souligner la dualité qui sous-tend l’hybride et qui apparaît dès l’origine du mot. En effet, l’étude de son étymologie se révèle particulièrement instructive car elle met à jour un paradoxe entre les origines grecque et latine du terme.
46Ainsi, si l’étymologie latine (hybrida) renvoie aux croisements et à l’hétérosis, le terme « hybride » vient également du grec ubris, qui signifie l’outrance, l’excès. Cette notion est associée à des sentiments violents, à la passion et à l’idée de « forcer » la nature (Rey, 2016). Le processus d’hybridation se révèle alors paradoxal et ambigu : il peut mener à la créativité, à la mixité, à une plus grande vigueur (hétérosis), mais il peut également conduire à la transgression, à une forme de dérèglement. Sans vigilance, l’hybrida peut devenir ubris et basculer dans la démesure. Dans le cadre d’un projet, la démesure implique « le refus du métissage, un refus d’autant plus effectif qu’il est souvent dissimulé pour s’exacerber dans l’une ou l’autre forme d’idéalisation. » (Boutinet, 2016, p. 97). La démesure et l’excès peuvent alors conduire à la domination d’une des composantes du projet au détriment de l’autre et remettre en cause sa structure et ses objectifs. Dans le cas d’El Camino, les évolutions récentes laissent d’ailleurs penser que la part musicale a pris l’ascendant sur la dimension sociale.
47En effet, le projet a été initialement conçu comme un projet hybride – et musical et social (les deux dimensions étant alors considérées sur un pied d’égalité) – plus proche du sens latin hybrida. Cependant, durant la quatrième saison d’El Camino (2018-2019), le discours commence à changer. Cette évolution progressive a été instillée en réunion avant d’être évoquée publiquement et de s’affirmer au cours de la cinquième saison (2019-2020). Le projet prend alors un nouveau tournant et est présenté comme un projet musical et pédagogique. Le terme « social » disparaît progressivement du discours et le public initialement visé par le projet – les enfants issus des quartiers prioritaires de la ville de Pau – s’élargit pour laisser la place aux enfants et aux familles intéressés par la pédagogie collective et singulière d’El Camino, et ce quel que soit leur lieu de résidence (quartiers populaires, centre-ville de Pau ou agglomération paloise). Dans cette nouvelle conception du projet, El Camino peut donc être considéré comme une alternative au conservatoire et aux écoles de musique : on choisit de s’inscrire à El Camino pour apprendre la musique autrement. La structure devient ainsi une école de musique à part entière.
48La disparition progressive des objectifs sociaux et de l’équipe sociale (la dernière représentante de cette équipe est partie en mai 2021) semble traduire un basculement dans l’ubris et dans l’homogénéisation du projet qui se transforme en projet musical. Le caractère hétérogène d’El Camino, directement associé au mélange des dimensions sociale et musicale (avec notamment une équipe pluridisciplinaire et des objectifs variés, issus des deux secteurs d’activité) semble s’amenuiser et vient réinterroger le caractère hybride du projet.
Lorsque l’hétérogène, caractéristique de l’hybrida ne s’impose plus suffisamment dans la variété qui le constitue, le projet court alors le risque de se laisser réduire ou séduire : l’ubris de la démesure le guette, qui va donner toute son importance à un élément de la situation, réduisant cette dernière à l’une ou l’autre forme d’homogénéisation trompeuse. (Boutinet, 2016, p. 99)
49Cette évolution – qui s’apparente plutôt à une révolution – touche les fondements même d’El Camino et sa singularité. Elle bouscule l’équilibre fragile du projet et entraîne de nombreux questionnements : El Camino peut-il encore être considéré comme un projet hybride et innovant ? Est-ce que l’originalité et le dynamisme de ce type de projet ne résident pas justement dans son fonctionnement hybride ? Quelles seront les conséquences de cette nouvelle orientation sur l’équipe ? L’équipe sera-t-elle en mesure d’accueillir et d’accompagner les enfants avec des besoins spécifiques ? Quel public s’inscrira, à terme, à El Camino ? Se dirige-t-on vers une « gentrification » du projet ?
50Cet article théorique propose une nouvelle grille de lecture pour appréhender les dispositifs d’éducation musicale à vocation sociale dans toute leur complexité (avec les concepts d’hybride et de projet). Il nous semble néanmoins essentiel de préciser que le constat d’un décalage plus ou moins important entre les aspirations de ce type de dispositif et ses applications et conséquences effectives est partagé dans de nombreuses recherches portant sur différents programmes d’éducation artistique et culturelle (EAC) (Baker, 2014 ; Barrère et Montoya, 2022 ; Bull, 2016 ; Deslyper et Eloy, 2019 ; Eloy et Legon, 2019).
51Dans le présent article, l’objectif était de définir et d’analyser l’objet El Camino afin de mieux appréhender son fonctionnement, ses spécificités et ses effets. En partant de la définition de l’hybride proposée par Gwiazdzinski (2016) et de celle de projet proposée par Boutinet (2012, 2016) comme grille de lecture pour notre corpus, nous avons démontré qu’El Camino est un projet hybride par son caractère à la fois hétérogène, temporaire et instable et qu’il se fabrique sur le terrain en s’ajustant à la réalité et à ses contraintes. Le terme de projet permet en effet de traduire la relation dialectique entre le modèle pensé (pro) et l’action menée (jet). Boutinet (2012) souligne d’ailleurs le fait que l’hybridation et le projet « relèvent de processus similaires à travers un travail de transformation que l’un et l’autre opèrent en vue de la création d’un nouvel existant. » (p. 7). L’emploi et l’analyse du terme « projet hybride » permettent ainsi de mettre en avant la complexité du dispositif, tout en soulignant la volonté, des dirigeants et de l’équipe, de proposer un objet novateur, qui se distingue des structures d’enseignement musical et sociales traditionnelles. Ce type de projet « ouvre le champ des possibles » en favorisant les interactions inédites, la créativité et le renouvellement des pratiques professionnelles.
52L’hybridation permet également de positionner l’organisation entre deux mondes (Buffat, 2014) – ici culturel et social – et de bénéficier des avantages de chaque domaine pour multiplier les partenaires, les acteurs impliqués au quotidien, les sources de financement et convaincre les enfants et les familles qui peuvent être séduits par des dimensions différentes d’El Camino.
53Cependant, l’hybridation n’est pas un processus sans risque et tout hybride peut basculer dans la démesure et l’excès. Dans le cas d’El Camino, après plusieurs années de fonctionnement, le projet semble avoir évolué dans sa forme et dans ses objectifs, la dimension musicale prenant le pas sur la dimension sociale. Afin d’étudier l’évolution de ce type de projet sur le long terme et de répondre aux différentes questions soulevées dans la partie précédente, il serait pertinent de réaliser une nouvelle étude terrain. El Camino peut-il être encore considéré comme un projet hybride ?
54Pour conclure, si la dimension hétérogène du projet s’est amenuisée, d’une façon plus générale, le processus d’hybridation est voué à se stabiliser puisqu’en biologie, l’hybridation, prend fin avec la création d’une nouvelle espèce. Cela pose la question suivante : est-ce qu’un projet peut rester indéfiniment hybride ou est-ce qu’il se stabilise inéluctablement avec le temps ? Et s’il se stabilise, peut-il encore être qualifié d’hybride ? En outre, comment développer et reproduire ce type de dispositif si sa forme n’est pas stabilisée ? Nous formulons l’hypothèse que la disparition de la dimension sociale dans le projet mène à une certaine forme de stabilisation, non attendue certes, mais qui permet au projet de se pérenniser.