1Depuis une quinzaine d’années, le succès local puis international d’El Sistema (Vénézuela, 1975) a généré une dynamique de développement de projets de pratique musicale collective à vocation sociale. En France, ce sont principalement deux modèles de pratique orchestrale qui se répandent : 1/ Orchestre à l’Ecole (OAE), créé en 1999 par la Chambre Syndicale de la Facture Instrumentale (près de 1600 orchestres) ; 2/ Dispositif d’Education Musicale et Orchestrale à vocation Sociale (DEMOS), créé en 2009 par la Cité de la Musique – Philharmonie de Paris (45 orchestres). Ces projets, dont certains sont devenus des terrains de recherche, transforment le contexte de l’éducation musicale : les équipes encadrantes (Bourg, 2012 ; Demange et al., 2006 ; Le Tirant, 2017 ; Roubertie Soliman et al., 2021), les pratiques pédagogiques, les lieux d’enseignement, les publics visés.
2Les dimensions collective et « inter », c’est-à-dire tout à la fois interinstitutionnel, intersectoriel, interprofessionnelle, interdisciplinaire » (Mérini et al., 2020, p. 18) y sont prégnantes. Les musiciens en posture d’enseignants comme les acteurs issus des autres champs professionnels (animateurs socioculturels, services civiques, enseignants de l’Education nationale, bénévoles…) s’y trouvent « dans l’action avec et contre l’autre (...) [dans une] relation [paradoxale] d’opposition/coopération » liée au contexte partenarial (Mérini 2001, p. 2). La dimension collective du travail à mener par les musiciens-enseignants, non seulement au niveau des élèves, mais aussi au niveau des adultes encadrants, induit un bouleversement des missions parfois vécu comme difficile (Roubertie Soliman et al., 2019), mais aussi comme « un enrichissement de la pratique et de la posture » (Le Tirant, 2017, p. 40). Ces difficultés, ces bénéfices et toute autre forme de transformation des pratiques et des postures, liés à l’action conjointe des musiciens-enseignants avec des partenaires de cultures professionnelles différentes, restent toutefois à caractériser plus finement.
3C’était l’enjeu d’une journée d’étude intitulée « Les pratiques musicales collectives à vocation sociale à l’épreuve du partenariat inter-métiers », organisée par le Laboratoire ACTé - Université Clermont Auvergne, le 31 mai 2022 à la Maison des Sciences de l’Homme de Clermont-Ferrand. Ce numéro thématique prolonge ce moment de réflexion partagée qui s’achevait sur un certain nombre d’interrogations émergentes : comment accompagner les acteurs dans la mise en œuvre des dispositifs d’éducation musicale collective à vocation sociale, dont le caractère est nécessairement disruptif ? Comment articuler les temporalités des personnes ? Comment faire de la médiation sans compromission alors que les visions sont parfois très divergentes et non-articulables entre elles ? Comment accompagner le passage d’une logique d’assistance (vis-à-vis des publics visés par les dispositifs) à une logique de participation ?... Autant d’invitations à la poursuite des échanges sous une forme ou une autre. Ce numéro du Journal de Recherche en Education Musicale offre ainsi l’opportunité de mieux connaître les pratiques musicales collectives à vocation sociale, mais également de discuter les notions permettant d’en rendre compte et d’accompagner le développement des projets.
4Dans le champ de l’éducation, où le travail collectif répond à une forme d’injonction internationale (Gibert, 2018), la notion d’inter-métiers a jusque-là surtout été appliquée à l’école inclusive (voir par exemple : Allenbach et al., 2016 ; Allenbach et al., 2021 ; Frangieh, 2017 ; Frangieh et Akiki, 2019 ; Mérini et Thomazet, 2014a ; Mérini et Thomazet, 2014b ; Mérini, Thomazet et Ponté, 2011), mais encore rarement à l’éducation musicale (dans et hors l’école). Dans ce domaine pourtant, la multiplication, depuis une vingtaine d’années, des projets partenariaux de type Orchestre à l’Ecole ou Démos génère de nouvelles rencontres de métiers sur le terrain, et donc des situations d’inter-métiers.
- 1 Titulaire du DUMI (Diplôme Universitaire de Musicien Intervenant).
5La notion d’inter-métiers s’associe particulièrement bien à l’idée de partenariat, qui implique une circulation entre les métiers. Il faut « sortir » de son cœur de métier et aller à la rencontre de l’autre (métier) lorsque l’on est, par exemple, un enseignant au conservatoire en contexte de travail collectif avec un enseignant dumiste1, un professeur d’éducation musicale et de chant choral au collège et/ou avec un travailleur social, et inversement. L’inter-métiers est un nouvel espace dynamique qui se réfère au contenu même de l’activité de travail (Allenbach et al., 2021). C’est un espace « professionnel situé à la frontière de différents métiers [où] l’activité est orientée par des intérêts différents (...) selon le métier de chacun, mais à un moment donné les acteurs vont devoir œuvrer en commun ». Ils sont alors orientés « par une intention commune » (Mérini, Thomazet, 2014b, p. 4) et par des « enjeux partagés » (Allenbach et al., 2021, p. 89).
6L’inter-métiers a la particularité d’être un espace principalement symbolique (Mérini, Thomazet, 2014b) et « transparent » aux yeux des personnes impliquées dans les situations (Mérini, Thomazet et Ponté, 2011). Cette invisibilité rend particulièrement nécessaire le travail de décryptage de cet espace et de ses règles d’action qui se coconstruisent et se négocient différemment selon les contextes, les personnes et les métiers impliqués.
7Afin de mieux comprendre l’importance de développer des actions d’éducation musicale collective à vocation sociale pour renouveler les pratiques et les objectifs de l’enseignement spécialisé, nous invitons le lecteur à découvrir le retour d’expérience de Michel Rey, musicologue et directeur du Conservatoire intercommunal de musique Pays d’Apt Luberon. En retraçant l’histoire de l’Orchestre B612 de l’école Saint-Exupéry, située dans un quartier Politique de la Ville d’Apt, et en décrivant son fonctionnement, l’auteur montre comment un tel dispositif participe à ouvrir l’enseignement spécialisé aux nouveaux enjeux de la culture, par une forme d’« agir collectif ».
8À travers quatre études de cas, les articles de ce numéro thématique permettent une investigation fine des pratiques et des discours relatifs aux dispositifs d’éducation musicale à vocation sociale. L’article cosigné par Olivier Allain, Grégory Munoz, Olivier Villeret, Marine Roche et François Burban, issu d’une recherche-action, offre une analyse en situation d’un dispositif d’éducation artistique et culturelle (EAC) d’une ville de Loire-Atlantique. Les auteurs explorent l’activité collective qui « embarque différents métiers » du point de vue des inter-relations. Cette dimension inter-relationnelle du dispositif recouvre à leurs yeux principalement de l’inter-institutionnel (relativement au montage du dispositif), de l’inter-professionnel entre intervenants EAC, enseignants et élèves, et de l’inter-disciplinaire. Par leur analyse, les auteurs soulèvent la question d’une didactique professionnelle de l’EAC.
9C’est à travers les concepts d’hybride, d’hybridation et de projet, que Solène Bessemoulin examine l’orchestre El Camino, extension paloise de Démos. Cette nouvelle grille de lecture l’amène à envisager le caractère hétérogène, évolutif et temporaire de l’orchestre, qui est dès lors soumis à « des ajustements permanents ».
10Lorraine Roubertie Soliman, Géraldine Rix-Lièvre et Georgiana Wierre-Gore mobilisent la notion d’inter-métiers dans l’idée de mieux comprendre les modalités de coordination de l’orchestre Démos Clermont-Ferrand. Elles montrent que l’orchestre repose sur un réseau partenarial complexe et dynamique peu lisible pour la plupart des acteurs engagés dans le projet, ce qui alimente un sentiment d’ambiguïté et d’asymétrie au niveau du pilotage du projet ainsi qu’une difficulté à trouver sa place pour les acteurs de terrain.
11L’article de Bénédicte Havard Duclos et Rémadjie N’Garoné repose quant à lui sur la comparaison de deux orchestres Démos situés sur deux territoires « périphériques » : le très rural Centre Bretagne et la Guadeloupe. À partir de ce double corpus, les autrices interrogent les conceptions de l’enseignement musical (généraliste ou spécialisé) des professionnels impliqués, ainsi que « la place [qu’ils] donnent à la musique dans la vie de l’enfant et plus largement dans le fonctionnement du territoire ».
12Nous avons imaginé pour la rubrique Entretiens de ce numéro de susciter un dialogue entre les deux porteurs des dispositifs de pratique orchestrale à vocation sociale Orchestre à l’Ecole et Démos. Marianne Blayau et Gilles Delebarre se sont livrés avec enthousiasme à l’exercice et ont ainsi croisé leurs visions des nouveaux enjeux de l’enseignement musical à travers la notion d’inter-métiers.
13Enfin, face à l’accroissement du nombre de recherches portant sur les dispositifs d’éducation musicale à vocation sociale conduites dans le contexte de la Science ouverte, il nous a semblé intéressant d’intégrer à ce numéro un retour d’expérience de chercheurs s’attachant à poser les enjeux et décrire les étapes liées à la rédaction d’un Data paper en Sciences humaines et sociales, plus spécifiquement en sciences de l’éducation et de la formation musicale (les données sont issues de recherches portant sur un cas d’Orchestre à l’Ecole et un orchestre Démos).