- 1 Remillet G. (2013), « Hélène de Crécy, La consultation, Film documentaire, 2007, 94'. Montage : Emm (...)
1Cette contribution souhaite revenir sur une série particulière de films industriels dans le secteur pharmaceutique des années 1970. Adressés à des médecins, ils sont centrés sur l’étude des modalités psychologiques des rapports patient-soignant, considérées comme élément structurant l’activité de soin. Quoique produits par l’industrie pharmaceutique, ils ne comportent pas de promotions de produits et la présence du commanditaire se réduit – en apparence – à un carton de logo en ouverture du film. Réalisés par Éric Duvivier, ils appartiennent à une ample production conçue à des fins de communication industrie-profession médicale dans une logique de formation continue et promotionnelle. Relevant d’une dramaturgie de l’intime1 et du quotidien « réel », ils font écho à Hospital (USA, 1970) de Frederick Wiseman, un documentaire désormais classique qui a pu être considéré comme un essai d’« anthropologie visuelle en situation clinique » (Remillet et Candelise, 2016). Regarder ces films aujourd’hui, c’est découvrir des objets étonnants et improbables qui demandent d’être situés. En revenant sur le moment de production cinématographique industrielle qui en a favorisé la conception, nous nous demanderons comment s’est produit l’hybridation ou bien le mimétisme de forme qui les caractérise, quels étaient leurs motifs et leurs finalités, en quoi ils ont été des formes de légitimation des savoirs médicaux, et quels intérêts pharmaceutiques étaient alors en jeu. À propos d’un tel corpus, qui a donné une épaisseur historique à l’entreprise d’une ethnographie filmée des pratiques de soin (Remillet, 2013), il convient de s’interroger in fine sur les enjeux de la pédagogie des relations soignants/soignés qu’il mobilise.
Visuel 1. Rhumatologie et relation médecin-malade / 00'.48''
- 2 Cette description est basée sur : Rhumatologie et relation patient-soignant, film couleur, 37 minut (...)
Plan taille. Un homme d’une soixantaine d’années, dont la voix est marquée par un accent étranger (nous saurons par la suite qu’il est d’origine polonaise). La caméra resserre sur le patient filmé plan épaule. Il ne s’agit pas d’un acteur. Il raconte : « J’ai été blessé en 1964 en faisant un effort. Depuis j’ai eu trois arrêts de travail jusqu’en 1966. En 1967, le professeur qui me soignait a confirmé qu’il me fallait une intervention chirurgicale ». Cut. 2
Film réalisé par Éric Duvivier
2Le descriptif qui précède concerne le début du film Rhumatologie et relation patient-soignant (FR, 1976). Ce documentaire propose une étude de cas sur l’expérience des douleurs de nature rhumatismale, combinée à une analyse par des médecins des ressorts psychologiques du comportement des patients face à leur mal somatique. Son dispositif est réflexif, alternant les prises de vues réelles de consultations étudiées avec des plans montrant le Dr. Sapir et le Pr. Queneau réunis à la table de montage du réalisateur. Ils sont ainsi à même de stopper les vues prises s’ils souhaitent intervenir sur un passage particulier. En apparence, l’intention de ce dispositif est d’inviter les spectateurs, eux-mêmes médecins, à découvrir des cas mis en images, puis de les mettre en perspective par le truchement des commentaires de Sapir et Queneau. Le débat auquel ils sont supposés se livrer après la projection consiste à poursuivre leurs échanges : qu’ont-ils entendu ? Vu ? Ont-ils vu juste ? Le film intègre ainsi dans sa réalisation et dans son montage un référentiel qui consiste en la captation d’une situation authentique de pratique, porté auprès du public par la médiation par des médecins-référents.
3Plan moyen, deux hommes assis dans une cabine, devant une table de montage. Des étagères sont disposées derrière eux, garnies de bobines de films : sans doute le local de travail du réalisateur Éric Duvivier. Sur l’écran de contrôle de la table de montage, la séquence précédente continue de défiler. Un des deux hommes enclenche la pause. Cut.
4Cet homme est Michel Sapir, médecin gastroentérologue de formation qui s’est tourné dans les années 1960 vers la psychanalyse, proche de Michael Balint et auteur en 1972 du livre La formation psychologique du médecin (Sapir, 1972). L’autre protagoniste est le professeur agrégé Patrice Queneau, futur doyen de la faculté de médecine de Saint-Étienne et membre à devenir de l’Académie de médecine. La composition du champ est à peu près fixe d’une séquence à l’autre dans la cabine : sur une vue d’ensemble qui rassemble les deux hommes, montrant la table de montage en amorce sur le bord cadre droit, le docteur Sapir est au premier plan, de profil quand il consulte la visionneuse ou de dos quand il s’adresse au professeur Queneau. Celui-ci est au second plan, de profil quand il consulte la visionneuse ou de face quand il s’adresse à Sapir. Nous observons qu’un bloc-notes est posé à côté de Patrice Queneau, qu’il regarde régulièrement au moment d’intervenir :
« Jusqu’ici, il m’a paru artificiel, votre patient, analyse Sapir. Et maintenant, l’angoisse émerge… »
5Comment cherchent-ils à lire le récit du patient, la réaction du médecin ? Quel sens dégagent-ils des mots, des gestes qui marquent leur entretien filmé ?
6Retour au malade, même valeur de plan. Il explique que l’intervention chirurgicale qu’il a subie n’a pas eu d’effet déterminant. Retour à la cabine de montage : Patrice Queneau arrête à son tour le film et prend la parole :
« À travers l’échec de l’escalade des traitements médicamenteux puis chirurgicaux, c’est bien l’échec du pouvoir médical et de l’institution qui transparait. »
7Hochements de tête approbateurs de Michel Sapir :
« Je vous suis entièrement, parce que je crois qu’il nous énumère toute notre impuissance médicale. »
8Cut.
Visuel 2. Rhumatologie… / 02.14''
Film réalisé par Éric Duvivier
9L'emploi de la caméra comme moyen d’observation direct débouche ici sur un montage parallèle en mise-en-abîme, visant à montrer sa pertinence comme outil critique et réflexif. Ouvrant sur une description ethnographique, le visionnage déclenche cependant des réactions d'ordre politique, où il est question d’« impuissance médicale » et d’« échec du pouvoir médical ». En quoi ces différents exemples témoignent-ils des évolutions de l’approche psychologique de la prise en charge dans les années 1970 ? Et comment peut-on interpréter cette apparente réflexivité médicale, enchâssée dans une médiation par l’institution de l’industrie pharmaceutique qui est le commanditaire des films ?
10Retour au malade. Son visage est à présent filmé en très gros plan, comme ce sera le cas sur le reste du film quand il est en in. Il est visible que l’intention est de scruter toutes les nuances de ses expressions. Depuis 1966, explique-t-il, il n’a pas pu de reprendre le travail. Il a constaté qu’il n’était pas en mesure de remplir les nouvelles tâches auxquelles il était assigné, lesquelles exigeaient de se baisser, marcher à quatre pattes.
11Comme pour Hospital de Frederick Wiseman, le film présenté ici suscite différentes questions par ses vues de situations de consultation saisies selon la méthodologie du film anthropologique où l’enregistrement audiovisuel sert de carnet d’observation (Paggi, Comolli, France (de) Jordan et en collaboration avec Remillet, 2011 ; Remillet, 2013 ; France (de), 1989). Au moyen d’une mise en scène sobre, aux artifices réduits, aux plans souvent longs, aux dialogues pris sur le vif et laissés souvent dans leur intégralité, structurés par des chapitres distincts et complémentaires, ces films cherchent à donner une place significative aux situations de consultation, à la parole des malades et des médecins, aux soins du corps.
12Générique début. Carton sur fond bleu, « Cinémathèque Delagrange » et logo de l’entreprise pharmaceutique. Ensuite, le champ de l’image se divise en deux. Sur un écran à sa droite, extrait du film à venir, montrant un médecin et un malade échangeant de part et d’autre d’une table, le médecin de dos en amorce, le malade de face. Musique douce, piano et flûte sur laquelle se perçoivent des extraits de leur entretien. Sur un autre écran à sa gauche, défilement du générique : après le titre, un second carton mentionne : « film –débat ». Le carton suivant indique quels sont les référents médecins impliqués dans sa réalisation : le professeur agrégé Patrice Queneau (Lyon, Saint-Étienne) et le docteur Michel Sapir (Paris). Réalisation du film Éric Duvivier et production « Art et science ».
13Derrière le corpus de films utilitaires (Hediger et Vonderau, 2009, 10 ; Zimmermann, 2011 ; Acland et Wasson, 2011) auquel nous nous référons, une figure essentielle du cinéma médical : Éric Duvivier, réalisateur qui s’est spécialisé dans la production à des fins de communication industrie-profession médicale. Chacun a fait l’objet d’une collaboration avec un médecin ou une personnalité scientifique, considéré de cette manière comme garant des contenus et comme un leader d’opinion. Le professeur Gayral de la faculté de médecine de Toulouse pour La relation médecin-malade qui, comme son nom l’indique, propose en 1954 un état des lieux des études sur cette relation. Les docteurs Julien et Sapir pour Cardiologie et relation médecin-malade, lequel traite en 1974 d’un sujet voisin en se concentrant sur la discipline nommée. Le docteur Sapir seul pour Rhumatologie et relation médecin-malade qui, en 1976, décline le principe de Cardiologie... Toujours le Dr. Sapir pour Sur les traces de Balint qui, la même année, discute la pertinence des groupes de paroles mis en place par le Pr. Balint dans le secteur médical. Enfin, le docteur Grivois pour Les pièges de l’urgence, réflexion menée en 1985 sur la nécessité de mobilier un psychiatre dans le service d’urgences d’un hôpital général. L’implication de ces différents médecins fait souvent écho à des ouvrages dont ils sont l’auteur (Sapir, 1972 ; Sapir et Cohen, 2003 ; Grivois, 1978). Chacun de ces films se caractérise par une démarche d’immersion dans la pratique médicale évoquée. Il est frappant de constater qu’ils s’attachent à livrer de la « matière de vie » à un public a priori averti (puisque professionnel), par un échantillonnage méthodique des comportements de la part des patients et des soignants, ou l’interaction des uns avec les autres, jugés significatifs au titre que le médecin référent explicite dans le même film.
14Cette approche de la visée anthropologiste est d’autant plus remarquable que nous avons affaire à des productions de commande – non pas publique mais de firme pharmaceutique. Sandoz pour La relation médecin-malade, Alinea pour Cardiologie et relation médecin-malade et Delagrange pour Rhumatologie et relation médecin-malade et Les pièges de l'urgence. Nous avons parlé de films utilitaires : les commanditaires à l’initiative de ces différentes productions considèrent le cinéma selon un double usage, outil de connaissance et vecteur de promotion. Ils sollicitent le spectateur-médecin en tant que praticien amené à réactualiser son savoir, et en tant que prescripteur de produits pharmaceutiques auprès des patients dont il a la charge. L’un mène à l’autre : l’information induit la nécessité de se fournir chez les laboratoires, la démarche commerciale de ces derniers se pare du crédit des contenus scientifiques auxquels les productions qu’elle initie donne accès. Une telle synergie a permis d’installer une production régulière et abondante qui a favorisé la diversité des sujets et l’éclectisme de leur mise en scène. Dans la tranche chronologique où nous nous situons, de l’après-guerre aux débuts des années quatre-vingt, un facteur conjoncturel leur ajoute une coloration particulière : ils se ressentent de l’affrontement idéologique et de la mise en débat de toute institution qui caractérise l’époque. Contestation et expérimentation : ces deux dynamiques à l’œuvre, de façon générale, dans l’activité intellectuelle, politique, artistique et scientifique, rendent envisageable l’introduction d’une approche analytique critique dans le cinéma médical. C’est ainsi que nous avons pu entendre le Dr. Quenau, dans Rhumatologie… évoquer un « échec du pouvoir médical et de l’institution ». Il s’agit à la fois d’exposer autant que possible les éléments qui justifient l’actualisation du savoir et de rappeler que celui-ci concerne le comportement humain inscrit dans une réalité sociale donnée. La prise en compte de la dimension sociale (la situation personnelle du patient, son rapport de force à l’autorité médicale, l’image qu’il a intégrée de l’institution à laquelle il confie son capital corporel) appelle un traitement véritablement documentaire inspiré de la démarche anthropologique voisin des courants contemporains dits de « Cinéma-vérité » ou de « Cinéma direct » qui ont fait du film un observatoire social qui, tout en articulant témoignages et situations pris sur le vif, intègre l’analyse de ses propres représentations.
15Il reste dès lors à caractériser, au sein de ces différents films, la tension entre logique de commande industrielle et démarche scientifique qui confère une vertu heuristique à ses contenus. Notre enquête va dans un premier temps situer notre corpus insolite dans son contexte de production et de commande. Elle propose ensuite une analyse de leur intention de réalisation et des dispositifs pour la mettre en œuvre, puis tâchera d’esquisser leur relation avec le cinéma documentaire et anthropologique de leur temps. Sa finalité est de s’interroger sur le statut du réel dans ces films, reprenant de cette façon les débats alors en vigueur dans le courant de l’anthropologie médicale (Good, 1998 [1994] ; Kleinman, 1980 et 1998 ; Saillant et Genest, 2006), qu’elle ait eu recours ou non à l’observation cinématographique.
16Équation improbable. Une entreprise du médicament finance un réalisateur et producteur de films pour tourner des vues dont elle ne maitrise ni le message ni les contenus. L’observation filmée à laquelle elles donnent lieu permet d’exposer l’intimité de la consultation à l’écran, alors que l’accès au terrain du travail médical reste difficile pour les chercheurs en sciences sociales, au moins jusqu’au début des années 2000 (Fainzang, 2006a, 2006b ; Pouchelle, 2003). L’analyse fonctionnelle du secteur médical que promeuvent ces films produits par des cinémathèques de laboratoire, même si elle reste marginale, ouvre par une mise en abîme sur une critique explicite. Ainsi, quand dans l’un d’eux le Dr. Sapir parle d’« échec » et d’« impuissance médicale », ce cinéma renforce alors les charges menées par des penseurs contemporains contre une Némésis médicale (Illich, 1975) et la médicalisation des sociétés occidentales (Visier, 1998). Or cette auto-analyse potentiellement subversive est portée par une industrie qui nécessite pourtant l’assise et l’autorité de l’institution qu’elle pourvoit. Comment de telles approches filmiques ont-elles pu aboutir ainsi sur un écran contemplé par des praticiens ?
17À partir de la fin des années 1950, le cinéma médical connait un renouveau substantiel (Boon, 2011 ; Lederer et Rogers, 2000 ; Bonah et Laukötter, 2009) grâce à une structuration qui régularise sa production, associant des cinémathèques mises en place par des grands groupes de l’industrie pharmaceutique (Sandoz, Rhône-Poulenc, Spécia, Boehringer, Delagrange, UCB, Searle, Ipsen, Roussel, Glaxo, etc.), et des sociétés audiovisuelles consacrées au film scientifique et médical, telle ScienceFilm dirigée par Éric Duvivier (Bonah, 2015 ; Hediger et Vonderau, 2009). Moyens et ambitions esthétiques se conjuguent pour délivrer par le cinéma un propos à la croisée de la promotion pharmaceutique et de la formation médicale sous la forme de films dits « utilitaires », c’est-à-dire produits pour une finalité spécifique et pragmatique, et non pour le divertissement ou l'expression artistique (Bonah, Sumpf, Osten, Moser, Close-König et Danet, 2015).
18Par son parcours, ses stratégies de production et la prolifération de ses réalisations, Éric Duvivier s’est imposé comme une figure essentielle de ce pan du cinéma médical. Ses compétences et son parcours permettent de concilier les attentes de deux secteurs de culture tout à fait distincts, cinéma et médecine, comme ses contemporains Yves Ciampi et Igor Barrère, le premier ayant œuvré pour le cinéma tout public, le second pour la télévision. Né en 1928 à Lille, Éric Duvivier, neveu du réalisateur français renommé Julien Duvivier, abandonne après la Seconde Guerre mondiale ses études de médecine pour créer en 1946, à Paris, une société de production de films connue sous le nom de ScienceFilm/Art et Science. Les cinquante ans qui suivent voient naître plus de 700 films d’enseignement médicaux sous contrat avec l’industrie pharmaceutique. Comme le montre un catalogue de ScienceFilm des années 1980, plus d’une centaine de titres était dédiée à des sujets psychiatriques et neurologiques. Dans ce cadre, le réalisateur et sa société produisent entre 1971 et 1976 une série de seize films d’enseignement psychiatrique, commandée par les Laboratoires Delagrange, une entreprise pharmaceutique française spécialisée dans le domaine des traitements psychiatriques et notamment des neuroleptiques. Par des présentations de malades en situation d’entretien, elle propose des démonstrations séméiologiques de tableaux cliniques typiques et centraux pour la formation des psychiatres. Les vues tournées en 16mm et en noir et blanc, d’une durée variant de 6 à 29 minutes, sont élaborées avec différents psychiatres (Bonah et Rotzoll, 2015).
- 3 Voir également l’intégralité de ce numéro spécial : Special Issue: Bühnen des Wahnsinns. Inszenieru (...)
- 4 Les sessions du groupe de travail ont été documentées, certaines sous forme de conférences non disp (...)
19Notons qu’un corpus similaire a été constitué au début des années 1970 à l’Université de Heidelberg, produits par des cinéastes médecins non professionnels avec des caméras super-8, ceci dans un contexte purement universitaire. Au sein de la clinique universitaire de psychiatrie s’est constitué un petit service dédié au tournage et à l'archivage de films pédagogiques : « Audiovision » (Ibid.). Dans une optique directe et transparente d'apprentissage et de formation continue, les films de Heidelberg s'adressent à un « public spécialisé » d'étudiants et de (jeunes) collègues médecins. Ces films pédagogiques, dont les images psychopathologiques prises sur le vif sont particulièrement impressionnantes, sont destinés à être employés dans des cours orientés vers l’apprentissage de « pathologies ». Le support filmique, en l’occurrence, permet de résoudre la difficulté que pose l’indisponibilité des patients, soit qu’ils ne soient pas toujours présents au moment opportun au sein de l'établissement, soit qu’ils ne soient pas disposés à être présentés devant un auditoire dans le cadre d'une conférence (Friedland, Herrn, Kassar et Ledebur, 20143). Cette production est également employée à des fins thérapeutiques en faisant l’objet de projections pour les malades qui figurent dans l’un ou l’autre de ses films. Son développement a inspiré, au milieu des années 1970, la mise en place d’une association professionnelle : l'« Internationaler Arbeitskreis für Audiovision in Psychiatrie und Psychotherapie (IAAPP)4 ».
20S’appuyant sur sa première expérience de films cliniques d’enseignement psychiatrique, Éric Duvivier adapte dans ce même milieu des années 1970 le dispositif à la relation médecin-malade. Si ses nouvelles réalisations continuent de s’adresser à un public d’étudiants et de médecins, le système de commande qu’il initie alors ajoute à leur cahier des charges une fonction promotionnelle. La démarche qu’Éric Duvivier met au point nous est connue à travers une série d’interviews que nous avons menées avec lui.5 Selon ses propos, il se tourne en général vers un ou une spécialiste reconnu(e) d’un domaine médical défini et dont le profil présente une affinité avec le film. Après une première série d’échanges avec le/la médecin à propos de thèmes porteurs, le/la spécialiste rédige en général une première esquisse du sujet à traiter que Duvivier va reprendre pour écrire son scénario et élaborer une mise en scène. La production des films est aboutie par l’intermédiaire des médecins devenus ses collaborateurs, mettant Duvivier en contact avec des industriels du médicament avec lesquels ils travaillent. En s’appuyant sur leur réputation, Duvivier négocie les conditions de financement de ses films avec ces industriels qui en deviennent commanditaires. Quelle contrepartie en attendent-ils ? L’opportunité d’entretenir la notoriété de la marque auprès du public professionnel. Leur empreinte (et leur emprise ?) se manifeste sur le film même et dans son mode de publication. Si ses images ne contiennent aucune réclame pour des produits précis, elles n’en restent pas moins « marquées » par la figuration du logo et la mention du nom du laboratoire dans les génériques de début et de fin. D’autre part, la Cinémathèque du laboratoire assure la communication et la diffusion de ses productions, notamment par la publication de prospectus publicitaires qui mettent en avant le rôle joué par leurs auteurs médecins considérés comme leaders d’opinion auprès du public visé. Dans les entretiens évoqués plus haut, Éric Duvivier assure que, moyennant la présence d’un carton de tutelle en début et en fin de film, liberté lui était laissée pour traiter le sujet prévu par contrat. Il est vrai que les cinémathèques pharmaceutiques se sont ouvertes, dès après-guerre, à des expérimentations cinématographiques pour moderniser le « genre » institutionnel qu’elles sont supposées promouvoir. La Cinémathèque Sandoz, par exemple, a été dirigée Michel Breitman et Jean-Charles Gaspard, deux passionnés de l’art cinématographique dans toute son étendue. Duvivier avait acquis une crédibilité auprès d’elles par sa collaboration en 1964 avec Henri-Georges Clouzot sur L’enfer, et la réalisation saluée par André Pieyre de Mandiargues de La femme cent têtes, en 1967, d’après l’œuvre éponyme de Max Ernst.
21Les contenus désormais traités par Éric Duviver peuvent être appropriés par tout médecin régulièrement confronté à sa patientèle et à ce titre, à même d’inspirer des commentaires de la part de ceux qui les verront dans les séances où ils ont été conviés. Rappelons qu’elles prévoient un échange après la projection du film : le film intègre cet usage dès sa conception à la différence des films montrés dans les ciné-clubs ordinaires. Puisque le spectateur, dans ce contexte de diffusion est appelé à interpréter ce qu’il regarde, à le discuter ensuite en convoquant sa propre expérience professionnelle, il est préférable de lui soumettre des séquences le moins écrites possible, à la différence d’un film strictement informatif comme Le microscope électronique et ses applications médicales, film de 1969 qui tient lieu de cours, ou comme La femme cent têtes, dont la sophistication et la charge esthétique laisseront l’assistance… sans voix. Le film doit se terminer dans l’esprit du spectateur : non fermé sur lui-même, non structuré comme une leçon, non abouti comme une œuvre d’art, mais constitué de scènes prises sur le vif qui le laissent disponible pour une expertise multiple, connectée à un vécu professionnel.
22En voulant axer la réalisation sur la relation médecin-malade, Duvivier a été amené à montrer d’une nouvelle façon la réalité clinique enregistrée. Il ne s’agit plus d’enregistrer passivement le comportement d’un malade laissé à lui-même ou discrètement agi par les interrogations du médecin, mais de donner à voir la consultation comme expérience relationnelle. La portée heuristique que Duvivier donne à ces réalisations opère au moyen de mises en scène appropriées. Dans des films comme Rhumatologie et relation médecin-malade ou Les pièges de l’urgence le principe est, comme nous l’avons vu, d’interrompre les séquences de situations relationnelles par un dialogue entre deux médecins réunis devant un banc de montage. Le film agit comme s’il était possible de tailler dans la continuité de la relation thérapeutique pour en échantillonner des instants exemplaires. Avec Sur les traces de Balint, le dispositif de médiation et d’analyse ne se borne plus à l’enregistrement de la situation médicale. L’essentiel du film consiste en la restitution fictionnée de séances Balint qui ont réellement existé. Sapir et Duvivier ont procédé à l’enregistrement audio de leurs différents échanges pour constituer la base d’un scénario. Des comédiens tels Michael Lonsdale ou Georges Wilson ont ensuite été invités à « jouer » les médecins impliqués, dire les répliques écrites à partir de leurs conversations, incarner de cette façon une écriture qui s’est nourrie de situations cliniques réelles.
Visuel 3. Sur les traces de Balint / 37'.15''
Film réalisé par Éric Duvivier
- 6 Pour faire tout à fait la part des registres « fictions » et « documentaires », il faudrait remarqu (...)
23Comme dans les exemples précédents, la mise en scène d’une parole d’expert brise régulièrement la continuité de la restitution par ses interventions. À ceci près qu’il ne s’agit plus de montrer deux médecins en colloque devant une table de montage, mais un médecin unique, ici le Dr. Sapir, adressant directement au spectateur les contenus de ses réactions. Par cette nouvelle orientation de mise en scène, la restitution6 ne constitue plus cette « matière de réel » dont il faut prélever les instants signifiants au moyen d’une table de montage. Il n’en reste pas moins que ces deux directions de réalisation poursuivent un objectif similaire, comme deux options complémentaires d’une même démarche : employer le cinéma pour faire état, auprès de la profession médicale, de l’actualité des rapports patient-soignant. En quelque sorte, Éric Duvivier et ses collaborateurs médecins annoncent la démarche que Christian Lallier entreprend dans les années quatre-vingt dix, par ses films d’observation qui mettent en jeu le service public (la SNCF et la RATP) ou le secteur de la construction : montrer, selon les mots de Thierry Rogel, « le travail de construction de l’échange social, ce qui suppose de faire apparaître le jeu adopté par chacun, la hiérarchie des rôles de chacun ainsi que la juxtaposition ou l’entrecroisement des territoires. » (Rogel, 2010). Chez Duvivier, cependant, le spectateur-médecin de ses films n’est pas un tiers comparable au sociologue appelé à étudier les images, étant un double du protagoniste qui les unit tous. Par le recours à l’anthropologie filmée, ils lui tiennent lieu de miroir, l’invite à faire face à ce qu’il est et ce qu’il fait pour son patient.
24Plutôt que les sujets directement sanitaires, ce sont des questions comportementales et sociologiques que les films abordés ici placent au cœur de leur analyse. Chacun appelle à mettre en perspective les normes de la pratique médicale en l’immergeant dans un « ici et maintenant », pour reprendre les termes de Christian Lallier (2013, 61), propre à l’interaction sociale que cette pratique suppose et que « l’observateur filmant » est à même de « capter » (Ibid., 59). Le titre Rhumatologie et relation patient-soignant est à cet égard révélateur. Il faudrait lire « relation patient-soignant à l’exemple de cas inscrits dans le champ de la rhumatologie ». La rhumatologie sert de champ d’étude au même titre que d’autres maladies pourraient le faire. Conjointement aux maux dont le malade se plaint, sa souffrance est examinée à l’aune de réalités sociales dont il témoigne, comme son environnement professionnel ou sa situation d’immigré.
25Au cœur de l’analyse se trouve la situation professionnelle, la donnée migratoire ou l’épreuve de l’isolement. Dès le premier cas examiné dans Rhumatologie..., nous observons que son analyse prend une orientation sociale. En décrivant sa maladie devant le Dr. Quenau, le patient – nous apprenons qu’il est ouvrier, fils d’immigré polonais – en vient à exprimer son sentiment d’être « méprisé par sa femme, ridiculisé par ses enfants, rejeté par ses amis qu’il va rencontrer quelquefois à la sortie de l’usine. » Présent avec le Dr. Quenau devant la table de montage, le Dr. Sapir commente :
- 7 Rhumatologie et relation patient-soignant, 06’08’’.
« Eux ont travaillé, lui est allé à la pêche… Il n’est pas l’égal d’un ouvrier qui a sa vie d’homme responsable sur le plan social, sur le plan professionnel, sur le plan familial ».7
- 8 Rhumatologie et relation patient-soignant, 11’03’’.
26Cherchant à mettre en évidence la source de son sentiment d’oppression et de mise à l’écart, Queneau et Sapir rappellent qu’il hérite d’un passé migratoire douloureux. Pour Quenau et Sapir, l’affirmation : « je suis mal » faite par le malade s’applique « autant à son intériorité qu’à son dos »8. Nous sentons ici l’influence des théories psychosomatiques des années 1970.
27La seconde séquence de Rhumatologie… commence par un gros plan sur un bras de femme enveloppé dans une manche en dentelle. Par un dézoom, la patiente apparaît en entier. Elle paraît avoir une soixantaine d’années, d’aspect très fragile :
« Mon rhumatisme, affirme-t-elle, a commencé en 1959 par un doigt enflé. Je me suis demandé si c’était une foulure. »
28Rappelant qu’elle avait, selon le médecin qu’elle avait déjà consulté, une polyarthrite évolutive, elle explique qu’elle a vécu l’alternance de périodes où elle ne souffrait pas avec des périodes où elle ne pouvait plus « bouger les bras, les mains ». Plus loin, la malade précise que ses douleurs s’apaisaient quand elle allait faire « un petit stage dans le midi » alors qu’elles la reprenaient quand elle était de retour à Lyon. Elle a continué à travailler jusqu’au jour où elle a senti qu’elle avait mal « partout : non seulement dans les mains, mais dans les jambes, dans les pieds… » La caméra zoome sur son visage quand elle ajoute qu’elle se trouvait dans « l’impossibilité de faire quoi que ce soit. » La suite de son récit nous apprend que cette situation l’a contraint à quitter son emploi, auquel elle était pourtant attachée :
« Ça a été un gros handicap dans ma vie. Par la suite, ça m’a créé de gros soucis. J’avais une fille encore très jeune qu’il fallait que j’élève. »
29Sapir réagit :
« Ce que l’on sent chez cette petite dame, c’est une envie de vivre, de s’insérer socialement, de voir du monde, de lutter contre ce statut de malade et d’invalide. »
- 9 Rhumatologie et relation patient-soignant, 19’55.
30La préoccupation sincère qu’il exprime pour la malade, se nuance cependant d’une certaine condescendance à l’égard de « cette petite dame ».9
31Dans Les pièges de l’urgence, réalisé en 1985 avec le concours du Dr. Grivois, nous retrouvons la même préoccupation pour la donnée du parcours migratoire que dans le premier cas de Rhumatologie… Sa seconde séquence montre, dans une salle des urgences de l’Hôtel Dieu, un homme s’expliquant dans un français inintelligible après avoir commis une tentative de suicide. Le Dr. Grivois, ici médecin référent du film, commente :
- 10 Les pièges de l’urgence, 10'.37''
« On constate une retenue liée au caractère ethnique du sujet. La reprise du langage peut se faire sur un rythme un peu lent, propre à chaque sujet. Ça, il faut savoir le respecter. Il faut rendre la parole au sujet. C’est le seul moyen de l’aider. Et tout ça n’est possible qu’au prix d’une grande patience, d’une capacité à respecter les silences. Cela ne peut se faire non plus sans un engagement affectif qui est parfois difficile à soutenir10. »
32Cette observation montre un médecin particulièrement attentif à un enjeu que Christian Lallier désigne, à la suite d’Erwing Goffman, par l’expression « tour de parole », il s'agit de différentier chez un individu engagé dans un dialogue permettrait de différencier « ce que dit l’individu en tant que locuteur et ce que représente son action de sujet parlant. » (Lallier, op.cit., 185)
Visuel 4. Les pièges de l’urgence / 10'.07''
Les Urgences psychiatriques de l'Hôtel Dieu, Paris
Film réalisé par Éric Duvuivier
33Des plans récurrents dans Sur les traces de Balint mettent en scène le même enjeu du « tour de parole ». Parmi les médecins censés constituer un « groupe de parole », une femme cherche à intervenir, le manifeste par une gestuelle sollicitante, se ravise finalement sans qu’une parole de sa part ne se fasse finalement entendre. Le film invite à s’intéresser de cette façon à un autre type d’interactions qui concerne les médecins : l’échange entre pairs. Est-ce parce qu’elle est femme, parce qu’elle exerce depuis moins longtemps que les autres, ou parce qu’elle présente des inhibitions personnelles ? Sans chercher à l’expliquer, par exemple par des commentaires du Dr. Sapir, le film, quoiqu’en silence, désigne résolument la réalité de son autocensure. Pour Lallier, les tours de parole « encadrent les signes de la représentation sociale, ils témoignent de l’ordre de l’interaction. » Ils sont « l’occasion qui permet de tenir la scène » (Ibid.). Ici, la femme médecin, montrée dans un désir de parler, s’avère dans l’incapacité de « tenir la scène » dont la séance de groupe Balint tient lieu.
34Les films témoignent de leur volonté de promouvoir une lecture psychologisante des différents cas qu’ils évoquent. La valeur qui y est accordée aux signes comportementaux du patient affine ou fourvoie le diagnostic, soit qu’elle inspire des intuitions pertinentes, soit qu’elle mène sur une fausse piste. Dans un entretien donné à la revue Médecine/cinéma à propos de la réalisation de Sur les traces de Balint, le docteur Sapir rappelle que par le face-à-face répété d’une relation thérapeutique, « le médecin s’identifie au patient » (Sapir, 1976, 40). C’est là que les films trouvent d’abord leur cohérence. Chaque médecin tend, pour reprendre le terme même du Dr. Sapir, à « psychologiser » le cas qu’il expose, à subordonner à l’explication psychologique la cause physique qui en serait la « somatisation ». Il ne s’agit pas d’un fourvoiement mais bien d’une nouvelle orientation dans l’approche du malade. Certains médecins se reprochent mêmes de ne pas avoir engagé assez tôt cette orientation d’interprétation, empêchés – non pas par leur souci de privilégier le soin du corps – mais par leurs préjugés inconscients qui les ont détournés d’une lecture psychologisante. Rappelons que c’est le livre que le Dr. Sapir a écrit en 1972, La formation psychologique du médecin, qui a inspiré à Éric Duvivier le projet de Sur les traces de Balint. De même, c’est lui l’interlocuteur du rhumatologue dans Rhumatologie et relations patient-soignant. Quel que soit le cas que le Pr. Queneau lui soumet, le Dr. Sapir en examine le sens psychologique. C’est bien illustré dans un passage de Rhumatologie… où la patiente se plaint de crises qui l’empêchent de pouvoir « bouger les bras et les mains ». Elle explique que les répercussions de ce handicap sur sa vie professionnelle l’inquiètent d’autant plus qu’elle doit élever seule sa fille. Dans la séquence suivante qui montre Sapir et Quenau dans la salle de montage, le dialogue se poursuit ainsi :
- 11 Rhumatologie et relation patient-soignant, 15’02’’.
« Sapir : – Cette femme est donc veuve.
Queneau : – Elle a en effet perdu son mari quelques mois avant le début de sa polyarthrite.
Sapir : – On peut se demander le rapport entre le deuil et le déclenchement de la maladie.
Queneau (hochant de la tête) : – Bien sûr. »11
35Dans Les pièges de l’urgence, les pièges en question consistent en des comportements de patients motivés par un trouble psychologique que le médecin généraliste ne saurait pas forcément identifier – ou ne pourrait identifier à temps. Reprenant les thèses du Dr. Grivois, tout le film consiste à montrer que le fonctionnement d’un service d’urgences nécessite la présence d’un psychiatre dont l’analyse psychologique des patients est complémentaire de celle des autres médecins. Dans ces moments où la détresse des personnes en jeu et la violence ou la confusion des situations qui les impliquent appellent des diagnostics « à chaud », la présence du psychiatre garantit que sa dimension psychologique sera considérée avec justesse. Ainsi dans cette séquence où une femme, conduite dans une salle de consultation, tenant des propos décousus, fouillant frénétiquement dans son sac à main et ses sachets de course, est approchée par un psychiatre qui cherche à l’apaiser. À la fin de la séquence, le Dr. Grivois explique :
- 12 Les pièges de l’urgence, 33’28’’
« C’est tout à fait caractéristique d’une coopération médecin-psychiatre. Le médecin n’a pas eu le temps de se rendre compte que cette malade n’était pas confuse, c’est son collègue psychiatre qui a fait le diagnostic d’aphasie de Wernicke12. »
Visuel 5. Les pièges de l’urgence / 09'.26''
36Dans les différentes réalisations considérées, le parti pris filmique appuie la finalité du propos en mettant en évidence la place de l’émotion dans le cours de la pratique. Ainsi quand Duvivier privilégie le très gros plan dans sa mise en scène du patient dans Rhumatologie… nous percevons de façon aigüe les états émotifs que le malade traverse, modifiant les traits de son visage, changeant les expressions de son regard : pendant que nous écoutons son récit, nous constatons la désespérance dans laquelle l’ont jeté les faits qu’il évoque. Nous observons dans le même temps comment le malade s’inscrit dans la relation avec son médecin : ici, il parait apprécier la situation de colloque dans laquelle il se trouve, réconforté de pouvoir parler de lui‑même en profondeur, prenant le temps qui lui convient.
37Quoique le dispositif de réalisation soit tout à fait différent, nous trouvons dans Sur les traces de Balint une mise en scène qui favorise tout autant le surgissement de l’émotion. Les comédiens chargés de restituer les échanges qui ont eu lieu pendant les séances enregistrées ont recours à l’art du jeu pour faire entrevoir la personnalité de chacun des médecins impliqués. Par leurs silences, leurs hésitations dans la formulation, leur réticence ou au contraire leur empressement à parler, le spectateur devine l’enjeu personnel qui sous-tend chaque intervention, qu’il s’agisse de la représentation de soi auprès de la profession – ou bien du désir assumé de solliciter son conseil. Dans une longue séquence, un médecin incarné par Michael Lonsdale fait part de sa relation avec une patiente qui évolue de l’antipathie à la sympathie, la difficulté de s’entendre avec elle cédant progressivement à un sourd attachement. Silences troublants, regards perdus, gestes vagues… le comédien, par son jeu retenu, créé des aspérités dans le texte dont il a la charge, laissant deviner le trouble dans lequel son personnage est jeté au moment de le dire.
Visuel 6. Sur les traces de Balint / 55'.03''
- 13 Nous savons qu’Eustache a demandé à Lonsdale de répéter au mot près le récit spontané qu’un ami lui (...)
38Il est impossible de ne pas songer à la prestation du même Michael Lonsdale dans Une sale histoire de Jean Eustache, tourné exactement à la même époque et diffusé en 1977, d’autant que les décors sont équivalents d’un film à l’autre (un salon cossu meublé Louis Philippe et garni de rayonnages de livres) et que les deux séquences sont filmées en caméra fixe sur un plan épaule13. D’un film à l’autre, nous observons que le même comédien accentue à chaque fois les différents états émotionnel où le mène la franchise assumée de son récit.
39C’est sans doute par sa sensibilité aux courants et aux théories du cinéma contemporain qu’Éric Duvivier a su se ressourcer pendant ses décennies de création. Les trois films que nous avons étudiées plus en détail se ressentent d’une évolution déterminante dans le courant documentaire depuis les années soixante. Elle se caractérise par une approche double du réel : son enregistrement brut articulé à sa mise à distance. L’allègement du matériel de tournage à partir de l’après-guerre et la possibilité de capter le son là où les images sont prises permettent de satisfaire un besoin exprimé par de nombreux réalisateurs : filmer à même le terrain pour pouvoir en saisir les aspects, documenter sa configuration et l’agencement de ses faits, parfois en dehors de toute idée préconçue. En même temps, le progrès de la sémiologie dans les études cinématographiques, la prise en main de l’outil filmique par des anthropologues, voire le développement de la conceptualisation associée à la création dans les arts plastiques ou la littérature ont conduit certains réalisateurs à intégrer dans le cours même de leurs films une dimension analytique. Bernard Dort a saisi ce double mouvement dès 1963 :
« Aujourd’hui, le cinéma occidental est celui de la description (…) Un tel cinéma est en quête d’évidences. Cet événement, il entend le figurer sur l’écran non dans ses effets et ses causes mais dans son surgissement premier, et cette existence humaine, il faut qu’elle apparaisse brusquement à nos yeux, à la fois opaque et translucide. » (Dort , 1963, 125)
40La « quête d’évidences » dont le cinéma offre les conditions renvoie à la maxime : « Le cinéma, c’est la vérité vingt-quatre fois par seconde » énoncée dans Le petit soldat que Jean-Luc Godard tourne en 1960. Le rapprochement des termes « vérité » et « cinéma » est de nouveau fait par Edgar Morin pour caractériser le film anthropologique parisien qu’il écrit avec Jean Rouch. « Evidence » et « vérité » de l’image fondent l’emploi qu’en fait Duvivier dans ses séquences de consultation : sinon à quoi bon les faire analyser par des médecins au sein même des films ?
41Au fond, les films proposent une réflexivité limitée. L’image n’est plus le produit d’une pensée de réalisateur mais une matière issue d’un dispositif de captation, conversion que Duvivier opèrerait à la suite de Jean Rouch lorsqu’il témoignait d’un rite – Les maîtres fous en 1955 ou Tourou et Bitti, les tambours d’avant en 1971. Chez Duvivier, nous ressentons aussi fortement le « surgissement premier de l’événement » dans Les pièges de l’urgence, quand le spectateur est livré à la représentation brute du patient en crise, à ses gestes brusques, ses soubresauts, ses hurlements inintelligibles. Bernard Dort poursuit :
« La description peut se faire provocatrice. C’est le cas par exemple dans les films de Rouch. Cette fois elle ne s’en tient pas au constat : elle exige des personnages décrits qu’ils prennent position par rapport à leur image, qu’ils l’approuvent ou qu’ils s’y opposent. Ainsi, elle se remet en question elle-même. » (Ibid., 127).
42Dort évoque la séquence de Chronique d’un été, que Rouch a réalisé en 1961, où ses personnages sont filmés dans une salle de projection découvrant ensemble les séquences où ils ont figuré. Nous pouvons penser à une séquence apparente dans Carnet de notes pour une Orestie africaine que Pier Paolo Pasolini réalise en 1968-1970, où il réunit des étudiants africains dans une salle de cinéma italienne pour soumettre à leurs critiques les rushes qu’il a tournés en Afrique. Chez Duvivier, ce principe de mettre en question les contenus d’un film dans le film même apparaît ici et là : par exemple dans son choix de conserver au montage certains regards-caméras de la part des patients qui manifestent ainsi leur conscience d’être filmés, ou encore dans cette séquence dans Rhumatologie... où le professeur Queneau rappelle que le contexte de tournage est susceptible d’influencer leur comportement :
- 14 Rhumatologie et relation patient-soignant, 24’10’’
« En réalité, je voudrais insister sur un point. Cette femme, qui est indiscutablement influencée par la présence du caméraman, modifie un peu son récit.14 »
43Mais ce type de plans a portée autocritique restent limités, fugaces, ne faisant pas du tout l’objet d’un contenu majeur comme chez Rouch ou Pasolini. Ce que Duvivier conserve de ces réalisateurs, c’est d’abord l’idée de montrer l’écran dans l’écran, les spectateurs médiés par d’autres spectateurs, l’idée de travailler les images par d’autres images, le sens des premières s’accomplissant dans le commentaire des secondes.
44Ainsi la matière filmique dans le prisme didactique d’Éric Duvivier aboutit à une ré-écriture du réel. Les interrogations que les films de « cinéma vérité » ou cinéma direct ont soulevées, nous pouvons les appliquer à ceux de Duvivier qui s’y apparentent. Quelle fiabilité faut-il prêter à des films qui affirment échantillonner le réel pour en faire une matière expérimentale sujette à l’analyse ? Chez Duvivier, que ce soit pendant la description des cas ou leur analyse par les médecins-référents, certaines séquences intriguent le spectateur, l’extrayant de sa confiance dans l’authenticité de l’enregistrement des situations dont il témoigne. Elles trahissent d’une façon ou d’une autre la mise en scène, c’est-à-dire l’intervention sur le cours du réel pour le refaçonner à la guise du réalisateur. Dans Rhumatologie…, à la date donnée par la patiente pour situer sa première crise – l’année 1940 – le Dr. Sapir réagit immédiatement :
- 15 Rhumatologie et relation patient-soignant, 23’50’’
« Y avait-il chez elle un problème particulier qui l’a sensibilisé plus qu’une autre à la guerre ?15 »
45Son interrogation touche juste, comme nous le vérifierons par la réponse du Pr. Queneau. Elle touche trop juste, semble-t-il pour estimer qu’il s’agisse d’une simple intuition de sa part, pour ne pas faire l’hypothèse qu’il a auparavant eu connaissance du récit de la patiente sur sa vie pendant la Seconde Guerre mondiale, anecdote déterminante pour comprendre son comportement présent.
- 16 Les pièges de l’urgence, 34’10’’
46Autre exemple avec la dernière séquence de Les pièges de l’urgence. Elle met en scène l’irruption dans le service d’un homme dont le comportement excité, les propos incohérents appellent a priori une interprétation psychiatrique16. Les interrogations du médecin généraliste, conjointes à celles du psychiatre, permettent de trouver la bonne piste : une intoxication à l’oxyde de carbone contractée suite à un accident de chauffage domestique. Il parait évident que cette même séquence, si jamais elle s’appuie sur un fait vrai, ne peut être que sa reconstitution : les trajectoires sans faille de la caméra d’un espace à l’autre, les entrées et sorties parfaitement rythmées des différents personnages, la situation dramatisée et son issue qui a l’apparence d’un dénouement (en fait, il s’agissait de ça et non pas de ce qu’on croyait), le tempo de ce récit, tous ces éléments sont parfaitement agencés comme une séquence scénarisée et repérée. Cette dernière séquence contraste en cela avec les précédentes, beaucoup plus chargées des aléas et de l’incertitude du réel, qu’il s’agisse des comportements ou des paroles de chaque protagoniste. À remarquer qu'elle est livrée au spectateur sans analyse, au contraire de toutes celles qui l’ont précédée. Par sa reconstitution fictive, elle agit comme une démonstration qui se passe, à ce titre, de commentaire.
47De façon générale, dans Rhumatologie…, il est difficile de penser que les différentes séquences dans la cabine, remarquablement rythmées, complémentaires l’une de l’autre à mesure que le film se déroule, n’ont pas été élaborées à l’avance. Les deux protagonistes demeurent dans une parfaite entente, un acquiescement mutuel qui rend les échanges fluides et intègres, comme un commentaire à deux voix. D’autre part, comme nous l’avons vu, les réactions du Dr. Sapir attirent l’attention sur des pans inconnus du cas examiné, que le Pr. Queneau va révéler : la figure de la conversation permet d’articuler deux approches complémentaires du même propos, l’une apportée par le praticien, l’autre par l’expert. Nous pouvons supposer que les nécessités de réalisation ont préétabli la mise en forme des séquences tournées dans la cabine : il s’agirait dès lors d’une reconstitution d’analyses à chaud, que le réalisateur devait dégrossir et ordonner pour pouvoir les constituer en contenus filmiques transmissibles. La réalisation n’aurait pas atteint son but si elle s’était limitée à l’enregistrement d’une séance de travail saisie dans ses tâtonnements et ses contradictions.
48De même, nous pouvons observer que les séquences tournées dans la salle de consultation dans Les pièges de l’urgence sont régulièrement scindées par des cuts qui attestent d’un remontage : le temps réel de l’événement n’est pas respecté, il n’est pas considéré comme élément d’analyse. De même, le commentaire du médecin-référent intervient régulièrement pendant le déroulement de la séquence dans la salle de consultation : cette fois, c’est son cours sonore qui échappe à l’observation du spectateur. Choix de réalisation qui montrent que le réel n’est jamais offert dans l’intégrité de sa captation. La transmission du message conduit à condenser le temps de la séquence de consultation et à couvrir son son ambiant par un commentaire. Par un tri préalable de ses éléments, elle se prête à une interprétation orientée, parfois univoque des événements, autrement dit un point de vue documenté.
49C’est le film Sur les traces de Balint qui donne la clé d’interprétation à l’opération de tri et de condensation dans le travail de reconstitution que produisent les deux films « documentaires » d’anthropologie médicale Rhumatologie... et Les pièges de l’urgence. Rappelons qu’ici les séances de groupes de parole inter-médecins sont d’abord restituées par écrit, puis font l’objet d’un tri de passages qui seront rejouées tels quels (sans remaniement d’écriture) par des acteurs professionnels. La reconstitution se fait à partir du matériau enregistré écrit des séances qui se sont réellement tenues, Duvivier et Sapir ont sélectionné des répliques et ramassé en un rôle les comportements de plusieurs médecins. Selon eux, cette démarche s’est avérée convaincante :
« Des acteurs, qui ne correspondaient pas physiquement au médecin qu'ils jouaient ou qui jouaient même plusieurs médecins en un seul personnage, pouvaient reproduire une atmosphère vécue dans les groupes uniquement avec des paroles et ceci avec plus d'intensité que la réalité. » (Sapir, 1976).
50Cette dernière expression est significative de l’approche de la notion d’expérience par Duvivier : chez lui, « l’intensité » prime la réalité initiale parce qu’elle sert l’impact de sa réalisation. Elle ouvre à une réflexion sur les images du travail et le travail des images dans le domaine de la relation soignants-soignés. En cela, Duvivier s’accorde parfaitement avec les vues du Dr. Sapir sur la question de la fidélité à une authenticité de l’expérience. À la question : « Vous avez donc modifié la réalité ? » posée au Dr. Sapir dans la revue Médecine cinéma, dans le cadre d’un entretien concernant Sur les traces de Balint, celui-ci répond :
« Non, l’important est le discours et que celui est parfaitement authentique : toutes les paroles du film ont été prononcées par des médecins dans une situation réelle. » (Ibid., 40)
51Il ajoute que la même constatation est vraie pour les comportements qui ont été scrupuleusement respectés. Ce qui s’efface, c’est ce que seul le point de vue documentaire, dans son emploi anthropologiste, est à même de garantir : la continuité de l’événement, l’épreuve de sa durée, les gestes et les paroles qui échappent à toute logique dramatique, même si celle-ci est la plus réaliste possible. C’est là que s’affirme la priorité de la production filmique médicale à visée de formation : la vocation de chaque plan est de contribuer à une explication univoque, à même de rendre plus opérationnelle la pratique des médecins qui en auront été les spectateurs. Ici, l’interrogation sur le statut du réel, la distinction à établir entre vérité, réalité et authenticité dans la restitution d’une situation clinique ou de consultation n’a plus lieu d’être.
52Ces différentes limites qu'Éric Duvivier et ses collaborateurs imposent à leur usage du cinéma anthropologique nous rappellent à la réalité de la commande industrielle qui a déterminé les réalisations en question. La logique promotionnelle continue de prévaloir même si elle parait emprunter des chemins détournés, comme, depuis les années soixante, elle a su prendre à son compte, et au bénéfice de l’annonceur, les formes d’expression propres à la critique, la contestation, la contre-culture.
- 17 Maurice Born a récemment publié une étude résultant de cette enquête. Son titre témoigne d’un espri (...)
53Au point où nous en sommes de notre connaissance de la politique des laboratoires pharmaceutiques concernant leurs cinémathèques, deux faits sont à rappeler pour achever de contextualiser la production que nous avons analysée. D’une part, il faut revenir à l’expérience dramatique du film L’ordre de Jean-Daniel Pollet qui, en 1973, constitue un repère dans l’aventure de la Cinémathèque Sandoz : supposé traiter des nouvelles modalités de prise en charge de la lèpre grâce à l’événement des antibiotiques, mis en relation par la Cinémathèque avec l’ethnologue Maurice Born17 qui a étudié la communauté des lépreux sur l’île de Spinalonga, Jean-Daniel Pollet met à profit la commande pour réaliser un documentaire politique qui met en question jusqu’à l’institution sanitaire. Le film fait scandale auprès des spectateurs médecins, la Cinémathèque y voit une limite évidente à sa collaboration avec les réalisateurs. D’autre part, une enquête que la même Cinémathèque initie en 1980 sur l’impact de ses films est assortie de recommandations éloquentes : la principale consiste à limiter, voire cesser la production sur le thème psychiatrique pour privilégier ceux qui conviennent davantage à un public, dans le même champ médical, susceptible de consommer les produits des laboratoires. Nous sommes bien dans une stratégie mercatique qui recentre les contenus selon l’analyse des besoins et la définition de la cible. Sans doute les impératifs industriels ont façonné les contenus et les choix de réalisation des films d’Éric Duvivier, autant que l’influence d’une démarche stimulante comme celle du cinéma anthropologique. Il reste à examiner dans les productions plus récentes cette tension essentielle entre sciences humaines et sociales, pratique médicale et promotion pharmaceutique. Il n’en reste pas moins que l’ethnographie filmée des pratiques de soin présentée ici correspond aussi à un moment anthropologique du cinéma industriel des années 1970 passionnant et difficile à imaginer dans la société actuelle.