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Grand Entretien avec Roger Cornu (réalisé à son domicile, à Marseille, le 28 novembre 2017)

De l’image aux images du travail : voir l’invisible
Yves Doazan, Henri Eckert et Roger Cornu

Texte intégral

1Roger Cornu est fils d’ouvrier. Après des études de sociologie à la Sorbonne, il travaille d’abord auprès de Joffre Dumazedier (sociologie des loisirs) et Mattéi Dogan (sociologie électorale). Il effectue ensuite son service militaire en 1963-1964, au service de psychologie de l’Armée de terre, où il réalise des études sociologiques sur le contingent. De retour à la vie civile, il rejoint l’équipe de sociologie rurale constituée autour de Henri Mendras (sociologie rurale), avant d’obtenir un poste de maître-assistant en sociologie à l’Université de Bordeaux. C’est en 1968 qu’il entre au Laboratoire d’économie et de sociologie du travail (Lest) à Aix-en-Provence, en qualité d’attaché de recherches puis de chargé de recherches. Il y passe plus de quinze ans et rejoint, en 1984, le Laboratoire d’études et de recherches sociologiques sur la classe ouvrières (Lersco), à Nantes, où il intègre l’équipe de Michel Verret. En 1994, il revient à Aix-en-Provence où il rejoint le groupe d’Analyse pluridisciplinaire des situations de travail (Apst). Il s’installe alors à Marseille où il réside toujours.

2Roger Cornu s’est, au cours de sa carrière, intéressé aux conflits sociaux (mai-juin 1968 dans les Bouches-du-Rhône notamment), aux classes sociales et aux rapports sociaux qui les constituent (voir l’ouvrage qu’il a réalisé en collaboration avec J. Lagneau, paru en 1969 sous le titre Hiérarchies et classes sociales chez Armand Colin) et, plus intensément, au monde ouvrier. Il a ainsi effectué des recherches sur la manutention portuaire et la réparation navale à Marseille, sur les mineurs des bassins de Gardanne et d’Alès, sur la mémoire ouvrière à Port-de-Bouc ou sur les ferblanteries et conserveries nantaises, plus récemment sur la place du travail dans la vie quotidienne ou les reconversions professionnelles, enfin sur la mètis (au sens de la mètis grecque, qui désigne l’intelligence pratique) professionnelle en milieu ouvrier. L’ensemble de ces travaux de recherche a donné lieu à de nombreuses publications et, notamment, à l’ouvrage Éducation, savoir et production, publié en 2001 par les éditions de l’Université libre de Bruxelles, traduit en portugais. Il a aussi réalisé un certain nombre de films en vidéo, parmi lesquels nous citerons Le cœur d’une ville en 1983 (vidéo ¾ de pouce, U-Matic, 58 mn.) ou À l’expo (vidéo 8, diffusion en VHS, production Lersco, 1993). Une biblio-filmographie plus détaillée figure en annexe de l’entretien.

Série 1. Roger Cornu et les riveurs

Série 1. Roger Cornu et les riveurs

Henri Eckert : Pourrais-tu nous expliquer comment et pourquoi tu t’es mis à utiliser des images fixes ou animées dans ton travail de sociologue ?

Roger Cornu : La première chose dont je peux parler, au fond, on peut la dater avec le séminaire d’Aron et le bouquin collectif sous la direction de Bourdieu, Un art moyen. En 1961-1962, Raymond Aron avait lancé un séminaire sur l’image avec le responsable du secteur Cinéma et télévision de l’Unesco, Enrico Fulchignoni, l’auteur de La Civilisation de l’Image. Il s’agissait d’image au sens large. Sont intervenus des personnes aussi différentes que le peintre Lapoujade, Jean Rouch, Germaine Dieterlen pour les sculptures des Dogon ou Pierre Schaeffer du service de recherche de la télévision. Outre les habitués du séminaire de Raymond Aron, il y avait des gens variés comme, par exemple, Dina Dreyfus, la première épouse de Claude Lévi-Strauss, qui était inspectrice générale de philosophie. Il y avait plein de gens comme ça. Bourdieu, lui ne venait pas à ce séminaire, il travaillait beaucoup avec les étudiants. On a fait des traductions de textes, plein de trucs pour lui. Il a bien exploité ses étudiants ! [rires]. C’est avec les étudiants qu’Un art moyen a été réalisé. Gérard Lagneau, qui était étudiant en même temps que moi avait travaillé dans la publicité, puis il avait repris des études de sociologie. Il avait une expérience de l’image publicitaire et c’est lui qui a été la cheville ouvrière du livre Un art moyen. Il venait aussi au séminaire d’Aron. Bon, moi je faisais de la photo depuis qu’à un arbre de Noël, j’avais eu un appareil photo. Oh, une simple boîte… J’avais neuf ans, dix ans. Et puis j’ai continué ! Pas avec le même appareil ! [rires] Pour moi, la photo, c’était le seul moyen que j’avais de m’exprimer, tu vois. Je ne faisais pas de musique, je ne savais pas dessiner, voilà !

Yves Doazan : En plus d’écrire, ou… c’était lié ?

Roger : Non, c’était pas lié du tout au début. Quand tu sors d’un milieu ouvrier, à l’époque, l’image, c’est vraiment ton journal, ta source d’information, ton musée. Entre les albums de photos de famille, les albums de cartes postales… Et là, moi, j’avais collectionné des cartes postales sur le travail, les jeux de cartes, les numéros de L’Illustration sur la guerre de 14-18, des vieux trucs qu’on avait parce qu’on les récupérait, à droite, à gauche, il n’y avait pas de livres chez nous, les images d’Épinal, l’almanach Hachette, le petit dictionnaire Larousse, avec les illustrations… Bon, c’est-à-dire que l’illustration, c’était la culture, voilà, la culture du milieu populaire par excellence !

Yves : Mais alors, ces séminaires, dans les années 1960, c’est pas n’importe quand, c’est un moment où l’image explose, on pense à Life, Paris-Match dans la presse, par exemple, mais aussi à la publicité…

Roger : Pas seulement. Il faut penser que c’est l’année où sort le film de Jean Rouch et Edgar Morin, Chronique d’un été, qui est un peu une révolution dans l’histoire du cinéma, la création du cinéma vérité. Cela interpelle les sociologues, suscite des discussions à la fac. Dans le séminaire d’Aron avec Jean Rouch, c’est le film Moi un noir qui fut au centre des discussions. C’était la première fois que le colonialisme faisait son apparition, brutale, dans un film ethnographique. Il faut aussi se souvenir qu’une émission de télévision À la recherche des français produisait depuis 1957 des films qui se référaient à la sociologie. Son initiateur, Jean-Claude Bergeret, faisait appel aux travaux d’un sociologue qui lui était proche, catholique progressiste comme lui, Pierre-Henri Chombart de Lauwe, directeur du Centre d’ethnologie sociale. En 1988, lors des 2e rencontres du réseau national, j’ai fait une analyse du premier film qu’il avait produit en 1957, réalisé par Jacques Krier, La rue du moulin de la pointe. Nous étions de même concernés en tant qu’étudiants par une autre émission, réalisée par Françoise Dumayet, sur les conditions de vie des jeunes. Elle avait interviewé un certain nombre d’étudiants, dont moi. Tout cela avait à voir avec la sociologie. Et j’ajouterai, car c’est une période oubliée, que lorsque je travaillais au Centre d’études sociologiques comme collaborateur technique, j’ai participé à un groupe autour de la collaboratrice de Pierre Naville, Colette Sluys, groupe à géométrie variable où se retrouvaient Xavier et Claudine de France que j’avais connus à la fac et qui ont rejoint le groupe de Jean Rouch, Colette et Marc-Henri Piault, qui faisaient des films ethnologiques, le mari de Colette Sluys, Claude Sluys qui travaillait dans le cinéma comme producteur, qui a travaillé notamment avec Henri Colpi et Maurice Pialat, et des collaborateurs de recherche du centre. Pendant cette période, j’ai vu débarquer dans mon bureau Maurice Failevic qui était l’assistant réalisateur de Jacques Krier et qui cherchait des études sociologiques sur lesquelles il était possible de construire une fiction. Nous nous sommes rencontrés plusieurs fois et nous avons discuté de ce passage de l’étude sociologique à la fiction. Cette fois, le dialogue avait lieu avec des praticiens de l’image. Pour coiffer le tout, fin 1965 ou début 1966, Pierre Naville convie les sociologues à une séance privée en avant-première du film de Jean-Luc Godard, Masculin féminin, en présence de Godard qui considérait que son film était une analyse sociologique de la jeunesse de l’époque. La séance fut quelque peu houleuse ! Dès cette époque étaient dessinés les deux axes que l’on retrouve lors des rencontres du Réseau national des pratiques audiovisuelles, créé à Nantes en 1987 et dont les actes des rencontres de 1987, à Nantes, 1988, à Aix et de 1989, à Vaucresson, constituent un bon tableau de ce qui se passait à l’époque. Pour moi, toutes ces expériences et mes connaissances de la photo, l’utilisation que j’en avais faite en sociologie rurale, l’utilisation de l’image en général m’ont permis de faire un cours de sociologie de l’image dès mon arrivée comme enseignant à l’université de Bordeaux en 1966. Pendant la guerre d’Algérie, je regardais toujours les photos dans la presse qui me tombait sous la main, entre autres les photos de manifs… Ça m’intéressait et c’est comme ça que, en décembre 1961, je regardais une photo et, d’un seul coup, j’ai vu que les manifestants avaient changé. Jusqu’en septembre ou octobre 1961, tu avais des vieux, c’est-à-dire des gens qui avaient connu 36 ou fait de la résistance, ou alors des jeunes comme nous, qui étions en fac, et entre les deux, c’était le vide. Ce vide, c’était l’effet des guerres coloniales…

Henri : La génération manquante, c’était ceux qui avaient fait l’Algérie…

  • 1 Cf. article de Roger Cornu sur les jeux de cartes dans ce même numéro.

Roger : Oui, ceux qui avaient connu la guerre d’Indochine, qui avaient vécu jeunes, au début de leur vie politique, la rupture syndicale en 1947, la rupture entre le PC et le PS, qui avaient été rappelés sous les drapeaux pendant la guerre d’Algérie. C’était des gens politiquement démobilisés… Et puis, en décembre 1961, j’observe l’apparition de ce groupe dans la manifestation. Donc quelque chose venait de basculer. Ce qui provoque leur arrivée progressivement c’est, je crois… Ce sont les attentats de l’OAS. Je crois que ça commence en septembre 1961, approximativement. Et c’est l’intervention de l’OAS sur le territoire national qui les réveille ! Mais donc, tu vois, la photo, là, voilà, pour moi, c’était une source d’information militante. Après, j’ai collectionné des tas de photos. Ce qui était intéressant, c’était, comme je l’ai fait avec les jeux de cartes1, de sortir les codes sous-jacents. L’image, pour moi, c’est quelque chose de très codé. En 1966, il y a eu le trentième anniversaire de 1936. Quand tu regardes les photos de mai 68, elles copient souvent celles de 1936. Et par la suite, les photos de manifestations copieront celles de 68. Si tu regardes les photos encore aujourd’hui, tu verras que ceux qui sont contre les manifestations vont montrer des voitures qui brûlent comme en 1968…

Henri : Tu veux dire les mêmes photos, qu’on a photographié 1968 comme on a photographié 1936…

Roger : Tu as toute une série de photos où tu te dis qu’au fond toute l’histoire de la photo est dans les photos actuelles, que le photographe a, dans la tête, les photos marquantes du passé et que, d’une certaine façon, il les reproduit.

Yves : Ça, notamment sur les photos des manifestations…

Roger : Pas seulement. Tu vois, je vais te donner un autre exemple, c’est un photographe allemand…

Yves : Sander ?

Roger : Oui, tu vois la photo du jeune portant des briques sur son dos, avec ce regard… Bon, eh bien, un jour je trouve une photo de la guerre d'Indochine, faite par un grand photographe de l’agence Magnum…

Henri : Capa ?

Roger : Oui, c'est cela. On voit un militaire américain casqué qui traverse une rivière ; il a de l’eau jusqu’à la poitrine et porte un bazooka sur son épaule, et sa figure… Quand tu regardes sa figure, c’est la figure d’un gosse ! Tu as ce contraste, entre la situation et cet enfant, envoyé là-dedans, tu vois. Et sur l’autre photo, c’est un gosse, mais le personnage a une tête presque d’adulte, marquée par la vie. C’est quasiment le même principe de cadrage mais inversé. Dans les photos de Gérald Bloncourt, il y a des photos d’enfants qui font penser aux photos de Doisneau et à la manière dont à l’époque on photographiait les enfants. De même, il est difficile de regarder les photos d’enfants de Doisneau sans les rapprocher des dessins de Poulbot ou de Germaine Bouret.

Henri : Par code, tu veux dire des invariants, quelque chose comme ça ?

Roger : Non, c’est qu’il y a une certaine manière de prendre les photos, des règles implicites, des stéréotypes et puis des thèmes…

Henri : Récurrents ?

Roger : Voilà, récurrents. On a l’impression qu’on ne peut plus imaginer une manif sans qu’il y ait un enfant ou un adulte sur le dos de quelqu’un ! [rires]

Yves : On pense aussi à la peinture, à cette femme… On imagine mal une révolution ou un moment fort d’un mouvement social sans qu’il y ait une femme mise en avant…

Roger : C’est Delacroix ! Delacroix tout simplement ! Sur les barricades… Il y a effectivement une influence de la peinture sur la photo, notamment les principes de cadrage… Je sais que je les ai utilisés moi aussi quand j’ai compris comment fonctionnait la peinture… Tu prends le cadre premier et tu construis les diagonales, tu construis éventuellement un cadre à l’intérieur… Puis il y a ce que m’a appris Gérard Lagneau, entre autres : dans les journaux, pour les publicités, la page de gauche et la page de droite n’ont pas le même prix, parce qu’on lit de gauche à droite. En 1985, je suis allé en Algérie pour discuter de l’utilisation de l’audiovisuel dans les sciences sociales et des équipements légers nécessaires dans ce domaine. Un soir, comme ça, je regardais la télévision : c’était une pièce de théâtre, en arabe, et je comprenais d’autant moins qu’il y avait quelque chose qui me choquait profondément, j’arrivais pas à voir… C’est que côté cour et côté jardin étaient inversés !

Yves : Parce qu’on lit de droite à gauche…

Roger : Voilà ! Les entrées et les sorties étaient inversées ! Du coup, j’ai regardé depuis, les travellings dans nos films ; ils vont majoritairement de la gauche vers la droite. Et si tu regardes des films arabes, comme ceux de Chahine, tu vas t’apercevoir que c’est l’inverse ! Moi, je suis convaincu qu’aujourd’hui, il y a des films dont on ne comprend pas tout, notamment les films asiatiques. Les asiatiques ne regardent pas l’espace comme nous, on le voit dans les mangas. Voilà, c’est ça que j’appelle des codes implicites. En 1978, Michel Vovelle avait organisé un colloque sur « Iconographie et histoire des mentalités ». J’étais intervenu pour parler des codes, notamment des vitraux et j’ai été soutenu par un historien du Moyen Âge. J’aime bien les vitraux et pour lire un vitrail, il faut partir de l’image en bas, à gauche, puis tu montes, tu fais le tour, autour de l’image centrale. Tu prends un porche d’église : pareil ! On te raconte une histoire, tu as un sens de lecture… Si tu regardes la tapisserie de Bayeux, c’est étonnant. Cette BD de l’époque t’en montre les codes, comme nos BD actuelles ou les mangas. On continue d’avoir des codes, sauf que, à l’époque, c’était obligatoire, la manière de faire un vitrail… Et puis on apprenait aux gens à lire le vitrail, c’était leur théâtre, leur cinéma, leur livre de lecture ! Tandis que maintenant, en fait, les codes sont intériorisés.

Yves : À ce niveau, que t’a apporté le travail de Barthes ?

Roger : Pour moi, Barthes c’est surtout un livre : Mythologies. C’est le Barthes du début. Mythologies, c’est un livre fantastique par sa manière de lire notre quotidienneté !

Henri : Et La chambre claire ?

Roger : Non, La chambre claire, ça ne m’intéressait pas tellement…

Henri : Barthes y propose des modes de lecture de l’image…

Roger : Moi, je suis très visuel et très concret. Halbwachs et Lévy-Bruhl disent quelque chose qui me paraît fondamental et plus intéressant que Barthes ! Ils disent qu’un concept a toujours un côté image. Le côté abstrait a du sens dans la théorie et le côté concret te renvoie, au fond, au monde extérieur, pour raccrocher la théorie au monde extérieur. Et moi, c’est un peu comme ça que je vois les choses ! C’est‑à‑dire… Quand je lis un livre, je le vois et je ne perçois pas seulement le contenu ; quand je mémorise, je sais que c’est dans tel livre, à peu près dans tel chapitre, c’est une page de droite, en-bas ou…

Yves : Ça, ça fait partie de ton travail de sociologue, ou le fait de voir est quelque chose de très important. Tu disais toujours : il faut regarder et voir, y compris dans les apprentissages, dans les métiers, l’apprentissage sur le tas où tout passe par le voir…

Roger : Ben tu vois, quand on était gosse, y’avait pas de problème, c’était l’apprentissage du monde sensible, c’est-à-dire tous les sens en éveil. Tu vois les ouvriers, dans leur travail, ils sentent, ils goûtent, ils touchent, ils écoutent. Même mon père, avec l’électricité, il mettait les fils dans sa bouche pour sentir les courants faibles [rires] ! Tu vois, le toucher, la vision… J’ai vu le film Dersou Ouzala de Kurosawa. L’analyse de Serge Daney est la meilleure chose que j’aie lue là-dessus : il compare l’officier cartographe et le chasseur, Dersou Ouzala, qui perd la vue. Et il dit : y’en a un qui pense et qui voit à partir du hors-champ, c’est le cartographe. Il fait des relevés pour se raccorder à d’autres relevés ; sa vie est ailleurs, sa famille, son boulot… Tandis que le chasseur, il ne voit que dans le champ, des tas de détails, le tigre caché dans un buisson. Il regarde, dit Serge Daney, comme si sa vie en dépendait. Alors que le cartographe regarde à partir du domaine de la connaissance.

Yves : Alors, si on revient à toi et à ta manière d’utiliser l’image dans ton travail sociologique, est-ce que c’est un mixte des deux, de la connaissance et de la sensibilité ? C’est comme ça que tu vois…

Roger : Euh… D’abord, je pense que dans le monde ouvrier, il y avait de la connaissance, et que cette connaissance-là, elle passait par cet apprentissage des sens. Le cartographe, pour reprendre l’exemple, il est incapable de voir le tigre qui est planqué derrière le buisson. Il ne voit pas les mêmes choses que Dersou Ouzala. Et ça, ça me paraît fondamental de penser comme ça. Quand tu regardes un document, de penser le document comme ça aussi. Il y a celui qui verra le document de telle manière et celui qui le verra d’une autre. Le film que j’ai fait sur la fabrication des boîtes de conserves, je l’ai montré à des ouvriers réunis à Nantes, des ouvriers de plusieurs usines, Waterman, Saunier-Duval, Armor, que je connaissais… Je fais démarrer le film et ces ouvriers me disent : « Attends, attends ! Le fer blanc, là, t’en aurais pas un bout ? » Voilà ! J’en avais… J’ai été chercher un morceau, ça coupe le fer blanc…

Henri : Ils ont voulu toucher la matière avant de voir le film !

Roger : Et donc après, le film commence… Je montrais le process de production. C’est pas ça qu’ils ont vu ! « Non, mais t’as vu l’installation électrique… Ils acceptent de travailler dans des conditions pareilles ? Mais c’est pas possible ! » [Rires]. J’ai eu le même type de réaction avec une photo de Bloncourt. C’est des gosses, avec un traineau… Je donne le vrai nom parce qu’il a écrit : planche à roulettes. Pour moi, c’est un peu scandaleux cette appellation « planche à roulettes ». Comme quand les ouvriers t’entendent donner n’importe quel nom à leurs outils ! Tu avais la ficelle pour le tirer, sur le plat ou en montée, qui servait d’organe de direction lorsque tu t’asseyais dessus dans les descentes et tu pouvais porter n’importe quoi sur ce traineau, c’était un truc très ancien, avec des roues. Les gosses sont autour du traineau qui est debout et les gens doivent se demander ce qu’ils font… Ce genre de traineau, c’était bricolé de bout en bout ! Mais pour avoir un traineau comme ça, il fallait des roulements à billes et les roulements à billes, c’est pas n’importe où que tu pouvais les avoir. Donc si t’avais pas quelqu’un qu’était dans la mécanique, qui pouvait prendre des roulements plus ou moins usés… Et puis après, c’était hyper dangereux ce truc ! J’ai un copain, il a eu un doigt coupé ; il était à plat ventre dessus et quand tu le conduis comme ça, avec la barre de direction… son doigt, il est passé sous le roulement à billes, pfuit ! Et le morceau, il était resté dans le caniveau, on l’a retrouvé quelque temps après… Il était sec ! On l’a trainé je ne sais combien de temps comme un trophée, ce morceau de doigt… [Rires]. Les gens ne peuvent pas voir ça dans la photo ; ils verront des gosses à la Doisneau. Et voilà ! Pour moi le lien avec le réel est évident ! [Rires]

Série 2. Pendant la discussion...(1)

Série 2. Pendant la discussion...(1)

Henri : La photo, est-ce que c’est comme la réalité en fin de compte… ?

Roger : Non !

Henri : Attends voir, je veux juste dire… Chacun voit ce qu’il est amené, induit à voir ou est-ce que la photo peut servir à faire voir quelque chose de la réalité que, sinon, on ne verrait pas ?

Roger : Oui, mais en général il faut le commentaire avec ! Tu ne peux jamais prendre une photo toute seule. Si c’est pour une documentation, il te faut un ensemble de photos, tu ne vas pas te contenter d’une seule photo. Pour pouvoir interpréter quelque chose il faut une diversité de points de vue, et pas nécessairement du même photographe. Quand j’ai travaillé sur les mines, j’ai vu des masses de photos, mais de gens qui photographiaient différemment…

Henri : Pour dire des choses différentes ?

Roger : Oui, parce que l’un aura vu quelque chose mais le voisin aura vu autre chose. Ce n’est qu’un témoignage. Ce que j’aime bien c’est, quand tu fais ta photo, c’est quand tu les re-regardes. Et c’est normal puisque c’est un arrêt sur image tandis que, quand tu prends la photo, tu as la persistance rétinienne, tandis que là tu vois des tas de choses sur la photo que tu n’avais pas vues…

Henri : Des choses que tu n’avais pas vu au moment où tu les as prises…

Roger : Oui ! Parce que, soit tu as une vision globale sur le cadrage et tu te dis : « Oh, ça va faire une bonne photo ! », soit tu es concentré sur l’objet que tu photographies pour le montrer. Quand tu la re-regardes après, tu t’aperçois qu’il y a des trucs dedans que, vraiment, tu n’avais pas vus parce qu’il t’aurait fallu une attention dispersée alors que la prise de vue impliquait une attention concentrée.

Henri : Si on revient sur ces photos que tu as prises dans les mines par exemple…

Roger : Dans les mines je n’en ai pas prises…

Henri : Ah, c’étaient des photos de quelqu’un d’autre. Mais ces photos, elles te servaient à quoi ? Ces photos, c’est un carnet de notes, un aide-mémoire, c’est un document qui vaut plus que ça, est-ce que…

Roger : Ça dépend… Je vais utiliser deux termes : paysage et décor. Pour revenir au cartographe, pour lui, ce qu'il voit est un paysage. Pour le chasseur, c’est le décor de son action. Comme au théâtre ! Ce n’est donc pas la même chose. Tu arrives dans un village minier, c’est du paysage que tu vas photographier. Mais quand tu as fréquenté les mineurs, que tu commences à comprendre leur vie, tu entres dans le décor et tu photographies autrement. Pour moi, cette différence est sacrément importante. Mais tu peux aussi regarder le décor comme le ferait un observateur extérieur : c’est la même chose pour le film. Un cinéaste québécois que j’aime beaucoup, Pierre Perrault, a fait un documentaire sur les goélettes du Charlevoix, Les voitures d’eau. Il s’est expliqué sur son travail de documentariste : il filme à hauteur d’homme, il accompagne, avec sa caméra, les gens qu’il filme. L’activité de celui qui filme est toujours liée à l’activité de ceux qui sont filmés et la parole est toujours dans l’action. Et là, il est dans le décor lui aussi, c’est-à-dire que quelque part il est acteur à côté des autres…

Henri : Il est dans l’action, il accompagne l’action…

Roger : On a filmé dans les savonneries, la méthode ancienne. L’ouvrier coulait le savon dans des moules sur le sol : les mises. Le gars avait un outil en bois, une sorte de grande spatule plate et il répartissait le savon liquide dans les moules, dans lesquels le savon devait refroidir et prendre avant d’être coupé. Si tu filmes « en paysage », de l’extérieur, tu te mets devant l’ouvrier, tu le vois travailler, tu le vois circuler comme ça. Dans le film, j’ai fait comme Perrault. Là, tu accompagnes la spatule qui se déplace sur le savon… C’est-à-dire que, quelque part, tu ne fais que retraduire ce que voit le gars, ce que fait l’ouvrier !

Henri : Tu veux dire, tu te mets à la place de…

Roger : Ouais ! C’est ça, tu accompagnes le geste ! Avec ta caméra ! Ta caméra, tu la balances comme ça (Roger fait le geste), tu accompagnes complètement, donc tu as ton mouvement de caméra qui accompagne le geste. Donc là, tu peux donner effectivement, aux gens, le sens ou l’impression de…

Henri : D’être dans ce qui se fait ?

Yves : D’être acteur, dans la médiation entre les deux…

Roger : Et dans les photos, tu tombes sur des photos où vraiment tu vois la personne en train de travailler !

Yves : Tu parles indifféremment de la photo et du cinéma ; tu dis finalement c’est la même chose pour moi…

Roger : Sur ce plan-là…

Yves : Tu pourrais expliquer un peu plus ? On voit bien le geste quand tu parles du cinéma, de l’image mobile, et alors, avec la photo ?

Roger : Emmanuelle Dutertre, dans des mélanges qui m’ont été offerts à l’occasion de mon départ à la retraite, a écrit un texte sur Chevreul, parce que je lui avais toujours reproché de n’avoir pas utilisé les travaux de Chevreul dans sa thèse. Son texte traite de l’entretien photographié que Felix Nadar a fait avec Eugène Chevreul, le père de la méthode expérimentale qui sera développée par Claude Bernard. C’était en 1886 pour les 100 ans de Chevreul : Félix Nadar menait l’entretien tandis que son fils Paul prenait les photos.

Henri : Nadar, il avait fait comment, techniquement ?

  • 2 Il s’agit de Phanette de Bonnault-Cornu, épouse de Roger Cornu.

Roger : Je ne sais pas. Mais, c’est l’époque de Marey et de Muybridge qui essaient par des moyens différents d’analyser le mouvement et l’on sait depuis 1832, depuis les études de Joseph Plateau sur la persistance rétinienne et son phénakistiscope, qu’on peut décomposer le mouvement en une suite d'images ou reconstituer le mouvement avec une suite d’images. Les Nadar aussi le savent. Il y a 88 photos. L’entretien paraît dans Le journal illustré avec une partie des photos. Elles sont extraordinaires. Tu peux les trouver sur internet. Quand on travaillait à Port-de-Bouc, je ne connaissais pas cet entretien, mais j’étais agacé par le discours des sociologues à l’époque qui voulaient que les entretiens soient publiés sans aucune correction, du mot à mot, avec les « euh... » alors que l’on ne transcrivait pas les modulations de la voix, les gestes, les mimiques, tous ces éléments qui donnent sens à la parole par‑delà les mots. Phanette2 devait interviewer une femme de Port-de-Bouc mais on n’avait pas de moyens vidéo pour enregistrer. Il y avait là une copine psychologue, Annie Colas, qui faisait de la photo. Elle est allée avec Phanette et a fait plein de photos pendant l’entretien. Ces photos, nous les avons ensuite montées sur un panneau pour saisir cette dimension de l’entretien et la succession des photos…

Henri : … donne quelque chose les expressions…

Roger : Oui ! Quand des entreprises comme la Cegos faisaient des études de postes, elles utilisaient des caméras qui prenaient une photo tous les x secondes. Elles ne filmaient pas tout, seulement une série de photos qui décomposent l’acte. Alors que si ça avait été filmé, il y a plein de choses que tu n’aurais pas vues, que tu ne peux pas voir à cause de la persistance rétinienne…

Henri : Tu veux dire… Ce que tu es en train de dire, c’est que ces photos prises à intervalle régulier, ça dit quelque chose de plus qu’une vidéo…

Roger : Exactement !

Henri : Que ce serait mieux que la vidéo, en quelque sorte…

Roger : Dans certains cas oui, mais la vidéo c’est mieux pour enregistrer les temporalités et les rythmes… Les photos successives séparent l’image et le son. Parce que le son peut t’empêcher de regarder les images et les images t’empêcher d’entendre les paroles et les sons ! En tout cas par moment. Et donc, quand j’ai commencé à monter des films, je suis allé lire les écrits des cinéastes… Eisenstein dit cela très très bien. Tu dois éviter de provoquer une rupture de son et une rupture d’image en même temps, si tu veux que les choses ressortent, faire surgir quelque chose, et ça c’est d’une certaine manière… Tu entends mieux, tout en regardant l’image tu entends mieux le son…

Henri : Parce que les ruptures ne sont pas synchrones…

Roger : Voilà ! Je crois que ça, c’est vraiment important. Je trouve qu’il y a une utilisation abusive de l’entretien synchrone qui a été faite dans des films dits sociologiques, qui ne sont pas sociologiques du tout. Ils vont filmer quelqu’un, x ou y, comme ça, et ils te renvoient l’entretien en l’état… C’est-à-dire qu’ils n’ont pas fait le boulot d’analyse. Mais si tu fais le boulot d’analyse, et si tu veux rendre les résultats de ton analyse, ça n’est pas possible de faire ce qu’ils font…

Henri : Ça c’est intéressant par rapport à ce qu’on fait nous-mêmes, dans la revue, dans ITTI. On fait des grands entretiens, on est en train de faire le cinquième en ce moment… La question était : est-ce qu’on fait des entretiens classiques, avec uniquement un enregistrement sonore ou est-ce qu’on fait des entretiens filmés ? On a eu des discussions là autour. Si je te comprends bien, tu es en train de nous proposer une troisième solution, qui serait d’enregistrer certes le son mais aussi de photographier l’interviewé à intervalle régulier ou… En somme, on aurait dû venir, pour faire l’entretien avec toi, tous les deux, et l’un de nous aurait fait des photos régulièrement…

Roger : Par exemple !

Henri : De toi, de nous éventuellement, si ça a un intérêt…

Roger : Ben oui, si c’est un dialogue ! Si c’est un dialogue, il faut que tu aies l’autre.

Henri : Oui, c’est intéressant pour nous, ça devrait nous amener à réfléchir un peu plus sur ce qu’on fait dans ces grands entretiens…

Roger : Une autre chose importante aussi… Quand les gens te parlent, ce qu’ils disent en mode mineur, c’est souvent plus important que… Dans le document brut, l’importance de ce qui est dit en mode mineur n’est pas toujours perçue. Dans le film, Le cœur d’une ville, on a fait dire par des comédiens ce qui était en mineur précisément pour que ce soit perçu. On peut aussi utiliser un système de mise en évidence avec la seule image. Je me souviens d’un film sur les usines Citroën de Rennes. Je ne sais plus qui avait filmé mais le gars s’était mis à un poste de travail. En face, il y avait une presse avec un mandrin qui se levait et qui descendait et, chaque fois qu’elle se levait, l’ouvrier voyait celui qui travaillait en face et puis la presse redescendait…

Henri : Et l’autre disparaissait !

Roger : Et l’autre disparaissait ! L’ouvrier au poste de travail voit l’autre comme ça, par interruption, par intermittence. C’est plus parlant que le simple filmage de son poste de travail sur la chaîne. Dans la fabrique de boîtes de conserves, il y avait un ouvrier qui contrôlait les plaques de fer blanc qui passaient sur la chaîne ; quand l’une d’elles avait un défaut, il appuyait sur une pédale avec son pied et la plaque tombait. Et donc, toute la journée, il faisait ça. Là, on a filmé son regard fixé sur les plaques, son pied sur la pédale et une grosse boite de conserve pleine de mégots qu’il tenait à la main. Ben, écoute, ce cendrier plein de mégots, ça disait effectivement plus que tout le reste sur le travail. Sa seule occupation, parce que le reste…

Série 3. Le marché aux volailles de Gimont !

Série 3. Le marché aux volailles de Gimont !

Henri : Tu as donc utilisé l’image, fixe ou mobile, pour aborder le travail.

Roger : L’image fixe c’était surtout quand j’étais dans le groupe de sociologie rurale avec Mendras. Dans le Gers, un vieux paysan gascon refusait de nous voir, de répondre à nos questions. Il avait une vieille maison, très belle. Dans le village, il y avait des maisons très anciennes et les paysans avaient fait construire des maisons neuves mais très rapidement ils étaient retournés dans leurs anciennes maisons, laissant la maison neuve à leurs volailles ! [Rires]. J’ai donc décidé d’aller le voir, pas pour l’interroger, mais pour lui demander si je pouvais photographier sa maison. On a fait le tour de la maison, il commentait et me suggérait ce qu’il fallait prendre en photos, où me mettre… Et puis on a parlé comme ça ! À la fin, il a fallu que je reste manger une garbure ! Et donc là, j’ai eu l’entretien. Et de même, dans la formation de sociologue, il y a quelque chose qui a disparu : quand on n’avait pas de magnétophone, on faisait des entretiens, on y allait toujours à deux et y’en avait un, dans les notes, qui faisait une description du lieu où on était. On n’avait pas d’appareil photo mais, en fait…

Yves : l’un des deux photographiait !

Roger : Voilà ! Quand tu es dans un village, comme celui de ce paysan, tu fais aussi du paysage, parce qu’il faut bien donner une idée de ce en face de quoi tu es. Un habitat regroupé, dispersé… Les événements qui ne se reproduisent pas, du moins pendant que tu es sur le terrain ! Par exemple, là dans le Gers, il y avait la foire à la volaille à Gimont. Une fois par an. Alors là, tu fais des photos et tu les regardes après ! Pour avoir plus de détails sur cette foire et mieux la comprendre. Surtout que ça se passait en deux temps : un premier temps où les paysans arrivaient avec leurs volailles et s’installaient. Ça discutait, rien n’était vendu, les accepteurs circulaient. Puis les clients évacuaient le lieu. Après seulement tu avais le démarrage des achats. À la sonnerie…

Henri : Les clients revenaient…

Roger : Ils avaient plus ou moins préparé le terrain avant et ensuite c’était la course pour acheter. C’était pour éviter les spéculations. Là, tu es en face d’un truc… La seule chose que tu puisses faire, si tu veux pouvoir revoir en détail, c’est de mitrailler avec ton appareil photo. À la limite tu peux prendre des notes mais ce n’est pas assez. Quand on a utilisé la vidéo, c’était un peu pareil dans les entreprises, à Nantes, où tu ne pouvais aller qu’un jour ou deux. Donc il fallait que tu captes le maximum de choses. Par exemple, ce que je faisais, je prenais depuis l’entrée de la matière première jusqu’au produit fini et voilà, tout le process et tous les salariés au passage. Et après, je réutilisais tout ça pour interroger les gens. Parce que autrement…

Henri : Ah, donc tu utilisais les photos du film pour faire parler les gens…

Roger : Avec le savon et les bougies, il y avait eu une expo, comme il y en aura une plus tard pour les ferblanteries et les conserveries. Le film était montré pendant l’expo et c’était les salarié·e·s des entreprises qui commentaient le film. On ne leur avait rien demandé ; ils n’étaient pas là pour commenter à tout le monde… Ils ou elles venaient avec leur mari, leur femme, leurs enfants qui n’étaient jamais rentrés dans leur usine et donc ils commençaient à parler, à expliquer… Les autres visiteurs écoutaient, intervenaient, posaient des questions… Et toi, tu circulais et tu enregistrais les informations qui sont données à ce moment-là. Ça n’a pas le côté artificiel d’un entretien.

Yves : Au fond, c’est un aller-retour, un dialogue entre les images et les témoignages…

Roger : Quand on a fait le film sur les riveurs… On fait le montage du film. Les pistolets à river avaient été montés sur un compresseur qui n’était pas assez puissant, ça donnait une opération plutôt lente. À la fin du montage, on montre le film comme ça, à un petit groupe d’ouvriers. Ils regardent et s’écrient : « Mais qu’est-ce qu’ils foutent ? ils s’amusent ? » [Rires]

Henri : Ils avaient compris que le pistolet, il…

Roger : Eux, ils avaient le souvenir du travail, de la rapidité et du bruit… Résultat, on a tout recommencé, on a accéléré le montage et saturé le bruit. Comme c’était une opération culturelle pour toute la ville, le film a été projeté dans une salle où il y avait bien 200 personnes, quelque chose comme ça. À la fin du film, d’anciens riveurs qu’on ne connaissait pas sont venus nous voir. Il y en a un qui me dit : « Vous nous avez rendu notre dignité ! » Et puis il commence à parler, il continue le film, il dit : « Parce que le métier de riveur, vous savez, c’était aussi ça ! » Et il ouvre sa chemise, il avait des brûlures partout… À ce moment-là, sa femme est intervenue pour dire : « Mais y’a des jours, il rentrait à la maison, il tenait même plus debout ! » Ils se sont mis à raconter autrement…

Henri : Tu t’es donc beaucoup servi de l’image, qu’elle soit photo ou film, pour faire parler ceux auprès de qui tu enquêtais…

Roger : Oui, absolument ! C’est une des dimensions, l’autre dimension c’est… Les gens concernés par nos travaux ne lisaient pas les gros rapports, c’était donc un moyen de leur renvoyer l’information… À ce moment-là, quand tu fais le film, tu le fais pour… Pas pour leur renvoyer leur image, tu le fais pour raconter ce que toi tu as vu de leur histoire… Ils seront contents ou pas contents, c’est une autre affaire ! Tu instaures automatiquement un dialogue. Nécessairement ! Tu as pu te tromper… Pour Le cœur d’une ville, les gens qui ont regardé le film, des fois, me demandaient : « Mais… Ah mais pourquoi ça s’est passé ? Pourquoi ça… » Ben, il y avait un creux, il y avait une pièce manquante ! Il manquait une pièce dans le film et dans ce qu’ils nous avaient tous dit…

Henri : … un manque qui est apparu quand les gens ont vu le film ?

Roger : Les gens qui ont vu le film nous ont dit : « Là, il manque quelque chose ! » Et ce quelque chose-là, c’était ce qui n’était jamais dit… C’était à la fois ce qui n’était jamais dit et quelque chose que nous, au fond, nous n’avions pas bien compris. C’est en revoyant, en re-regardant le film que j’ai compris… Mais c’était trop tard, on ne pouvait plus, c’était dommage, c’était… Ils se sont battus contre la fermeture de l’entreprise. Mais, au bout du compte, ils se sont battus aussi pour autre chose. On leur prenait le bateau qu’ils avaient construit, on ne leur permettait pas de le finir… Un gars, un moment, me dit : « Celui-là, on l’aime pas comme les autres… » D’un seul coup, comme par un détour… Et c’est après, en reconstituant les faits que je me suis dit… Enfin toute une série de choses, mais finir…

Henri : … finir le bateau ?

Roger : Au fond, ce bateau, il n’était pas à eux. Voilà, ce genre de propos, ça relançait… Quand on a monté le film, c’était pour mettre en évidence le conflit qu’il y avait eu à l’intérieur même du milieu, à l’intérieur de la CGT… Y’avait des désaccords… Sur la manière de mener le conflit… Et quand on l’a montré, c’est ressorti. Mais on n’avait pas pu aller plus loin. Donc ça se terminait un peu sur une interrogation… Les gens pensaient se battre contre une fermeture d’entreprise… Ouais, c’était vrai, mais c’était pas pour ça qu’ils ont tenu aussi longtemps… C’est à ça qu’ça sert l’image ou le film. Les objets aussi. Phanette s’occupait des archives, des photos, des dossiers de construction des bateaux. Y’en avait qui avaient renversé tout ça. Il fallait reconstituer, reclasser et t’avais des morceaux de tôle avec un numéro… Les gars disaient : « Ça, c’est tel bateau ! » et tu voyais les choses autrement. On les a filmés aussi remontant sur le bateau, parce que le bateau était désarmé, on a eu cette chance, à Marseille. Ils ont été emmenés sur le bateau, avec leurs femmes, et on a enregistré aussi sur le bateau… Dans la cale, ils regardaient et ils disaient : « Cette soudure-là, c’est pas nous ! » [Rires] C’est quand t’en arrives là que tu commences effectivement à savoir de quoi tu parles… Le reste, c’est pas concret. Là tu les prends… Je n’aurais pas pu écrire Voir et savoir si on n’avait pas enregistré au fur et à mesure des tas de trucs. Même dans les mines… Mais là c’était eux qui… Ils avaient presque tout photographié quand ils ont fait sauter leurs puits de mine, dans le Gard.

Henri : Dans quel but ? Pour quelle raison ? Spontanément ? Et ils en ont fait quelque chose après ?

Yves : C’était une époque qui se fermait…

Roger : Ouais ! C’était la destruction…

Yves : La destruction ou la fin d’une histoire ?

Roger : C’était la destruction d’un élément de leur mémoire. Une mémoire, ça s’appuie sur des objets, sur l’environnement. Et, au fond, leur mémoire a été détruite. À Port-de-Bouc, quand il y a eu le démarrage de l’opération, par les ouvriers eux-mêmes, c’est parce que la rampe de lancement des navires allait être détruite. C’était en 1977, quelque chose comme ça. Or le chantier avait fermé en 1966 et était resté en friche. Mais le fait qu’ils allaient détruire la rampe de lancement, l’endroit où, quand le bateau est fini, tout le monde vient pour son baptême, un lieu très…

Henri : C’est ça qui les a… Ils se sont dit là c’est fini, si on détruit la rampe de lancement du bateau…

Roger : C’était eux-mêmes qui disparaissaient. Et je trouve que cette dimension affective… Même s’il reste du boulot, il reste aussi une dimension affective. C’est le lieu dans lequel ils ont vécu le meilleur et le pire. C’est un peu ça…

Yves : Y’a peut-être aussi le fait qu’on leur enlève…

Roger : Mais tu vois, à mon avis le problème, c’est pas l’objet… C’est eux qu’on supprime ! C’est tout un pan de leur histoire… Surtout que dans la ville, des immeubles avaient été construits pour recevoir les Lorrains qui venaient travailler à Fos. Donc ceux qui travaillaient, c’étaient les Lorrains. Et eux, dans la ville, ils étaient… Tu vois, aujourd’hui, je reprendrais l’histoire complètement autrement… Je la connaissais, cette dimension affective, mais à ce point-là… Je repense à Boal, Augusto Boal, qui raconte… Il avait donné des appareils photo à des gosses pour qu’ils photographient quelque chose qui leur était important. La photo d’un gosse, c’est un clou planté dans un mur… Boal reste ahuri ! Il demande au gosse. Le gosse, il devait être cireur, explique : c’est pour ma caisse ! Il l’accrochait au clou. C’était aussi le symbole de ceux qui lui prenaient l’argent… C’était ce clou !

Série 4. Pendant la discussion… (2)

Série 4. Pendant la discussion… (2)

Henri : On parle beaucoup de la photo dans la démarche, dans l’interaction entre le sociologue et l’enquêté mais il y a un autre aspect qui nous intéresse aussi, c’est la photo ou le film dans la restitution, pas forcément aux enquêtés mais à la communauté scientifique. Comment tu vois les choses, là… Est-ce qu’un film ça peut faire rapport ?

Roger : Je pense que oui ! Les deux films, Les riveurs et Le cœur d’une ville, on les a projetés à Aix, dans une librairie. Il n’y avait que des aixois ! Ça marchait bien, parce que… Parce que tu leur balançais quelque chose qui les déstabilisait, qui les choquait… Alors que souvent, c’est assez lénifiant, ça ressemble beaucoup à des articles de journaux, ou à des interviews de la radio… Qu’on laisse les journalistes faire ce travail-là ! Si vraiment je suis sociologue, si j’ai compris quelque chose, si je veux aller au fond, c’est-à-dire ne pas en rester à l’aspect phénoménologique, bien comprendre le sens de ce qui fait que les choses sont comme elles sont, c’est pas évident, c’est pas immédiat. C’est Marx qui m’a appris ça…

Henri : Marx ? Il faisait pas de photo lui, pourtant ! [Rires]

Roger : Pour Marx, le réel, tu ne le vois jamais. Ou plutôt tu le vois, mais à travers un triple filtre. Un masque d’abord, comme quand il dit, par exemple, que c’est la marchandise qui conduit les gens au marché et pas les gens qui conduisent la marchandise au marché… Alors qu’apparemment c’est le marchand qui conduit sa marchandise au marché ! Le masque inverse. La deuxième forme, c’est le déguisement. Prenons l’exemple des monnaies, l’or et l’argent, qui sont interprétées en termes religieux : au lieu d’être économique, le débat a lieu à l’intérieur de la religion. Ça c’est le déguisement : les phénomènes sont décalés par rapport à leur source. Enfin, troisième masquage, c’est les oripeaux. Les oripeaux, c’est… À l’origine c’est ce qu’on mettait sur le bouclier ; c’est le recours à l’histoire. Voilà, nous on a recours à 1936, à 1968. Ce sont les oripeaux de l’histoire. On n’est plus en 1936, ni en 1968, on n’en est plus à la Révolution française, on n’est plus à la révolution de 1848, mais on utilise tout ça. Ça ce sont les oripeaux de l’histoire. Quand les choses t’arrivent, c’est comme ça. Ben, il faut décrypter ! Toujours chez Marx lorsqu’il dit des individus : ils le disent mais ils ne le savent pas. Ou : ils le font mais ils ne le savent pas. Ces petites phrases-là, ça revient, ça revient comme un leitmotiv. On se rend pas compte, au fond, de ce qu’on fait, on croit faire quelque chose mais en fait on fait autre chose. C’est quand tu reviens sur ce…

Henri : … que tu peux commencer à décrypter, comme tu disais tout à l’heure…

Roger : Voilà ! Au fond la sociologie, aujourd’hui, en reste à une phénoménologie de surface, vraiment très proche du journalisme. Souvent les journalistes sont meilleurs… [Rires] Mais les rapports sociaux, désolé, on ne les voit pas ; on voit des relations sociales, on voit des liens sociaux… Mais les rapports sociaux, non ! Donc, si tu veux comprendre, il faut que tu passes derrière les masques, les déguisements ou les oripeaux.

Henri : Et l’image…

Roger : C’est de la phénoménologie !

Henri : Ça reste de la phénoménologie…

Roger : Eh oui ! Sauf si tu as construit… Comme les mots c’est de la phénoménologie aussi… Sauf si tu les retravailles, tu réécris, tu leur donnes un sens différent. Là tu touches à autre chose ! Il faut donc retourner le problème : tu ne rejettes pas la phénoménologie mais tu l’éclaires en apportant des preuves sur…

Henri : Tu éclaires ce qui est visible en mettant en évidence les structures sous‑jacentes ?

Roger : Voilà ! Quand Bachelard disait le caché… Oui et non. Et c’est toute l’ambiguïté. C’est-à-dire que, au fond, c’est là présent mais on ne peut pas le reconnaître comme tel. Donc ça demande un boulot…

Henri : Ça revient à ce que tu disais tout à l’heure sur l’entretien enregistré, filmé. Tant que tu restes comme ça, avec une caméra qui filme simplement, tu restes à la surface des choses, tu restes dans cette phénoménologie…

Roger : C’est ça. Quand tu casses la permanence rétinienne, automatiquement tu déstabilises…

Yves : Tu déconstruis…

Roger : Tu déconstruis !

Henri : Tu as employé l’expression permanence rétinienne à plusieurs reprises. Ça m’intrigue un peu…

Roger : Là, quand tu regardes, comme ça… L’image antérieure persiste un moment. Le cinéma est fondé là-dessus. D’une image à l’autre, quand elles se suivent suffisamment vite, tu as une impression de continuité. Alors que le cinéma, c’est du 24 images par seconde !

Henri : Il faut donc casser cette permanence rétinienne… Il faut rompre cette illusion de continuité…

Roger : Voilà ! De même qu’il est important de rompre le rapport son-image pour pouvoir analyser ce qui se passe. Après tu remontes les pièces comme tu veux ! En fonction de ce que tu as trouvé. Mais en tous les cas, l’image n’a jamais rendu compte de la réalité. Ça c’est… Dans l’image il y a toujours du rêve en même temps, tu as toujours de l’imaginaire qui se branche dessus. Si, sur certaines photos, tout le monde voit en gros, la même chose, c’est parce qu’intervient l’imaginaire collectif. Mais avec l’imaginaire individuel, les gens, à partir de leurs histoires individuelles, verront des choses complètement différentes.

Henri : Est-ce que ça veut dire que ce qui est important dans l’image, c’est cette production discursive qui vient après ? Tu casses la persistance rétinienne, tu casses la continuité…

Roger : … et tu vois des choses. Pour les photos, faut un corpus de photos !

Henri : … un ensemble de photo. Et travailler dessus…

Roger : Ah oui, il faut travailler dessus !

Henri : Du coup, j’ai envie de te poser cette question, qui fait débat entre nous à ITTI : est-ce qu’on peut filmer le travail ?

Roger : Non ! [Rires] Je réponds non parce que le travail, c’est pas un tour de main, c’est aussi un tour d’esprit, la formule est de Jankélévitch. Ce que tu filmes, c’est la manifestation extérieure du travail. Mais on met tellement de chose sous le mot « travail » !

Henri : Tu peux filmer quelqu’un qui travaille… Mais ce n’est pas parce que tu as filmé quelqu’un qui travaille, que tu as filmé le travail.

Roger : Non ! Moi, je définirais le travail par trois dimensions : l’acte, l’action et l’activité. Le travail, pour moi, c’est la mise en œuvre de la force de travail et la force de travail, ce sont le ou les travailleurs. Ce que tu filmes ou photographies, ce sont les actes. Quand tu filmes le travail, tu filmes des comportements ; c’est un peu la pantomime du travail, ce qui pousse à ritualiser les opérations les événements et les situations, comme l’a fait Taylor. Si la personne t’explique ce qu’elle fait, elle te décrit son action, ses conduites ou, du moins, la part consciente de celles-ci. Mais pas encore son activité…

Henri : Elle est dans une activité même lorsqu’elle t’explique ce qu’elle faisait…

Roger : Oui. L’activité met en cause l’individu dans sa totalité et l’on se doit de comprendre la spécificité de cette activité dans le travail. Il faut, alors, prendre en compte les trois dimensions de l’individu : le personnage, la personnalité et la personne. Lors des opérations de travail filmées, c’est le personnage que l’on filme, celui qui est défini de l’extérieur par l’organisation des tâches à accomplir, laquelle donne forme aux comportements attendus. La personnalité, c’est ce qui fait de soi un individu différent des autres, qui organise de façon particulière la conduite de sa tâche. C’est ce que, dans le film, on peut saisir par la parole. Quant à la personne, elle est modelée par toute la vie et l’histoire particulière de chacun. On pourrait faire la même analyse pour les collectifs de travail. Lors d’une étude sur les dockers, je suis tombé sur un tract qui disait : peu importe à quel syndicat nous allons nous affilier mais il faut que ce soit au même. Pour l’unité syndicale ? Non, je l’ai compris en avançant dans la recherche : la sécurité dans le travail reposait sur la cohésion de l’équipe et il fallait éviter toute dissension, même syndicale. Pour la sécurité de chacun ! En plus, dans les collectifs attelés à une même tâche, la parole n’est pas le bon moyen. Le bel ouvrage, c’est quand, pour travailler ensemble, on n’a pas besoin d’échanger sur la tâche à accomplir. De même le film ou la photo ne montre pas des situations de travail mais un univers matériel qui est le décor des opérations : lieu de travail, outillage, objet de travail, produit du travail, mais pas les multiples relations qui restent invisibles à l’image. Filmer ou photographier est pourtant un moment important pour collecter des données. Cette sociographie est une porte d’entrée, un des points de départ possibles de l’analyse sociologique. Faire un film sociologique sur le travail implique autre chose, filmer l’invisible à l’aide, entre autres de matériaux issus de la sociographie. Je crois que Jacques Krier et Maurice Failevic avaient senti quelque chose lorsqu’ils voulaient transformer des analyse sociologiques en fiction. Je crois, en effet, qu’un film sociologique sur le travail serait un film de fiction dont les protagonistes seraient des notions recouvertes de chair et de sang et où l’on verrait, comme le disait si bien Eisenstein, une notion qui prend une chaise, se rase, enlève son chapeau et se roule dans une couverture.

Henri : Tu as quand même pas mal photographié… Dans des usines, des ateliers…

Roger : J’ai photographié dans une conserverie et une fabrique de bougies. Quand je travaillais avec des vidéastes de l’Éducation nationale, je les accompagnais pour leur montrer ce qu’ils devaient filmer et pour entretenir les relations avec le personnel des différents lieux dans lesquels nous filmions. Quand nous avons eu des caméras video 8, j’ai pris la caméra. Christian Papinot, lui, continuait à photographier. Moi, j’ai continué à photographier à l’extérieur. Le numérique, ça a un avantage énorme, produire autant d’images qu’on le souhaite et ne pas être obligé de faire de tri a priori.

Yves : Est-ce que le numérique ne tue pas le fait de voir ?

  • 3 Il s’agit de l’article publié à nouveau dans ce même numéro.

Roger : Moi, je pense que le fait de voir ça n’a rien à voir avec ça [rires]. Si t’apprends à lire les images… Tu vois l’article sur les jeux de cartes… Je collectionnais les jeux de cartes. Au moment où j’ai écrit le texte, je faisais une exposition au musée de l’imprimerie à Nantes et découvrais ce qui a fait le contenu de l’article3. C’était la première fois que je remettais toutes les cartes ensemble. Je travaillais sur la sociologie de la classe ouvrière, j’ai donc choisi le thème du travail. Et j’ai sélectionné les cartes de tous les jeux sur cette base… J’ai pu écrire ce texte parce que… Jusque-là, j’avais peu fait attention à la manière dont on fabriquait les cartes à jouer, mais là, j’étais dans le musée de l’imprimerie ! Si on regarde les cartes du jeu des sept familles, ils font des bandes et puis ils les massicotent. Les artistes font un paysage unique pour chaque famille et chaque membre de la famille est placé dans ce paysage unique. Et comme certains jeux se sont bien vendus, les suivants en tiennent compte. On transforme mais dans la continuité. Il faut donc un large corpus de cartes pour voir cela. C’est comme pour les photos… Il faut travailler sur des corpus de photos…

Yves : Ça va à l’encontre de nombre de photographes qui disent : « Mais l’image, elle existe par elle-même. » Et ça, tu le remets en cause…

Roger : Non. Que l’image existe par elle-même, c’est certain. Comme un tableau existe. Quand Léger disait : « Vous me faites suer quand vous racontez l’histoire qui est dans le tableau ! », il disait : « C’est le tableau qui importe d’abord ! » Après tu déconstruis le tableau pour l’analyser, c’est autre chose. J’aime beaucoup le tableau de Magritte : Ceci n’est pas une pipe. Très clairement : le tableau, ça n’est pas la réalité. Parce que une pipe, ça se bourre et ça se fume. Tandis que son tableau… [Rires]. J’ai un ami, Kamel Khélif qui fait des BD. Avant d’être dans la BD, chaque image est un tableau qui existe par lui-même. Tu peux aimer chacune des images sans pourtant aimer la BD, mais il te faut la BD pour comprendre le sens des images. Samuel Butler, au XIXe siècle, a écrit un texte sur l’art que je trouve très très chouette. Il y dit : un artiste c’est d’abord un boutiquier. C’est un boutiquier parce qu’il faut bien qu’il gagne sa vie. C’est aussi un artisan. Du coup, l’imagination, c’est dans cette partie boutiquier-artisan qu’elle se développe. Mais il n’y a pas encore d’imaginaire. Or la différence, pour vraiment arriver à l’art, c’est la présence de l’imaginaire dans l’œuvre. Tu vois ici les tableaux de certains qui se déclarent comme artistes mais ce ne sont que des artisans et des boutiquiers. L’art, et c’est un de mes critères, c’est quand tu vois toujours quelque chose de nouveau dans le tableau, tu ne peux pas t’y habituer, il ne peut pas devenir simplement décoratif, Il y a toujours quelque chose qui t’échappe. Ça veut dire que quelque part, il t’amène à te poser des questions. Je trouve la définition de Butler très bonne. Et quand l’œuvre rejoint l’imaginaire collectif, c’est là que tu as les grands artistes ! Mais lorsqu’un sociologue va faire un film, dans le domaine scientifique, il faut qu’il se débarrasse de son imaginaire, qu’il soit un excellent artisan, producteur si possible de chef‑d’œuvre, en évitant d’être un boutiquier ! Bon, on va boire quelque chose ?

Série 5. Conversation à Port-de-Bouc

Série 5. Conversation à Port-de-Bouc
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Bibliographie

Ouvrages collectifs concernant l’image en relation avec l’entretien

(1979), Iconographie et histoire des mentalités, CNRS Paris-Marseille 1979.

(1987), Pratiques audiovisuelles en sociologie - Actes de la 1ère rencontre du réseau - national Pratiques audiovisuelles, Lersco-Université de Nantes.

(1988), La parole dans le fil, 2e rencontre du réseau national Pratiques audiovisuelles, Lest- Aix en Provence.

(1989), La caméra sur le terrain, 3e rencontre du réseau national Pratiques audiovisuelles, Centre de recherche interdisciplinaire de Vaucresson.

(1991), « Iconographie et sociologie », Cahier hors-série du Lersco, Université de Nantes.

Dutertre E., Ouedraogo J.-B. et Triviere F.-X., (2005), Exercices sociologiques autour de Roger Cornu- Dans le chaudron de la sorcière. Paris, L’Harmattan.

Références bibliographiques d’articles de Roger Cornu

Roger Cornu (1980), « Comment accommoder les rivets de Port de Bouc », Technologies, Idéologies, Pratiques, Vol. 3-4, p 63-80.

Roger Cornu (1983), « De la mise en mot à la mise en scène ». Colloque de la société des électriciens et électroniciens. Paris, décembre (Disponible sur Internet).

Roger Cornu (1987), « Vidéo et vidéo questionnement. Pratiques audiovisuelles en sociologie », Actes de la 1ère rencontre du réseau national Pratiques audiovisuelles, Lersco-Université de Nantes, p. 69-84.

Roger Cornu (1988), « Quand la parole sociologique cherche sa voix filmique. La parole dans le film », 2e rencontre du réseau national Pratiques audiovisuelles, Lest-Aix en Provence, p. 43-56

Roger Cornu (1991), « Voir et Savoir ». Savoir faire et pouvoir transmettre (actes du colloque de Royaumont). MSH, collection Ethnologie de la France, cahier n° 6, p. 83-100.(Disponible sur internet)

Roger Cornu (1991), « Lire le travail dans les cartes ». Iconographie et sociologie, cahier du Lersco, hors série, 1991, 14 p. + illustrations.

Roger Cornu (2000), « L’observateur entre perception et action », in I, Livet, Pierre (dir.) La perception, Paris, édition Vrin, 2000 ; p. 195-217 (Disponible sur internet)

Roger Cornu (à paraître), « Mémoire et vidéo à Port de Bouc - La théorie de Maurice Halbwachs à l’épreuve du terrain » Paris, EHESS, séminaire L’enquête et ses graphies, 21 p.

Production video de Roger Cornu

Roger Cornu, On les appelait les sauvages, video, 3/4 de pouce U-matic, 45 mn. Réalisation : Roger Cornu. Production CPMI (Centre de production des médias d’Istres), septembre 1981 (Disponible sur internet)

Roger Cornu, Le coeur d’une ville, vidéo 3/4 de pouce U-matic, 58mn. Realisation : Roger Cornu et Jean Claude Garnier. Production : CNRS-INA-CRDP, janvier 1983.

Roger Cornu, Les craq de la boite, vidéo 3/4 de pouce, U-matic, 40 mn. Réalisation : Roger Cornu, Production : Lersco-Suav, Nantes, janvier 1988.

Roger Cornu, T’as l’bonjour d’Arsène, video 3/4 de pouce U-matic, 40 mn. Réalisation : Roger Cornu, Production Lersco-Suav, Nantes, Janvier 1989.

Roger Cornu, Le savon, Tournage en vidéo 8, diffusion en VHS. Équipe de tournage : Emmanuelle Dutertre, Roger Cornu, François-Xavier Trivière, Christian Papinot. Production Lersco, 1993.

Roger Cornu, Savon de Provence, film vidéo, tournage en vidéo 8, diffusion en VHS. Equipe vidéo : Emmanuelle Dutertre, Roger Cornu, François-Xavier Trivière, Christian Papinot. Production: Lersco, 1993.

Roger Cornu, Cierges et bougies, Film vidéo, tournage en vidéo 8, diffusion en VHS. Équipe vidéo : François-Xavier Trivière, Christian Papinot, Emmanuelle Dutertre, Roger Cornu.

Roger Cornu, À l’expo, Film vidéo, tournage en vidéo 8, diffusion en VHS. Équipe vidéo : Roger Cornu, Emmanuelle Dutertre, François-Xavier Trivière, Christian Papinot, Production Lersco, 1993.

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Notes

1 Cf. article de Roger Cornu sur les jeux de cartes dans ce même numéro.

2 Il s’agit de Phanette de Bonnault-Cornu, épouse de Roger Cornu.

3 Il s’agit de l’article publié à nouveau dans ce même numéro.

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Table des illustrations

Titre Série 1. Roger Cornu et les riveurs
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/905/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 164k
Titre Série 2. Pendant la discussion...(1)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/905/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 104k
Titre Série 3. Le marché aux volailles de Gimont !
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/905/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 198k
Titre Série 4. Pendant la discussion… (2)
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/905/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 119k
Titre Série 5. Conversation à Port-de-Bouc
URL http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/docannexe/image/905/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 44k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Yves Doazan, Henri Eckert et Roger Cornu, « Grand Entretien avec Roger Cornu (réalisé à son domicile, à Marseille, le 28 novembre 2017) »Images du travail, travail des images [En ligne], 5 | 2018, mis en ligne le 01 février 2018, consulté le 11 octobre 2024. URL : http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/itti/905 ; DOI : https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.4000/itti.905

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Auteurs

Yves Doazan

Henri Eckert

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Droits d’auteur

Le texte et les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés), sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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