L’auteur remercie les relecteurs-trices pour leurs suggestions pertinentes afin de consolider un sujet vaste, dont de nombreuses dimensions n’ont pas pu être traitées dans le cadre de cet article.
1Les jeux et les jouets font l’objet depuis quelques années d’un intérêt renouvelé dans plusieurs disciplines des sciences humaines et sociales (Wolf, 2014 ; Lauwaert, 2009 ; Brougère, 2008 ; McClary, 2004 ; Gaussot, 2002 ; Cross, 2001 ; Vincent, 2001). Les figurines à jouer y sont fréquemment envisagées comme des biens matériels et symboliques ayant un rôle dans la construction sociale de la réalité, dans la socialisation et dans la définition sociale de l’enfance. Les jouets font en effet partie des instruments qui participent, en le facilitant, à l’apprentissage des rôles sociaux. D’une part, les jouets forment à reconnaître certaines catégories sociales et professionnelles. D’autre part, les jouets multiplient les occasions de faire, en quelque sorte, la répétition générale des rôles et des activités associées à certains groupes. En faisant monter la figurine du pompier dans un camion assorti et en le faisant rouler vers un incendie imaginaire, l’enfant apprend quelque chose de l’activité en question, ses acteurs légitimes, sa valeur et sa signification pour notre société. À travers le jeu libre qui consiste à faire semblant (social pretend play), l'enfant domestique différents rôles et ce faisant il se construit lui-même en conversation avec « l’autrui généralisé » (Mead, 2006). Les figurines participent ainsi à leur niveau à l’acquisition et à la structuration d’un système de dispositions à partir duquel seront envisagées toutes les expériences de la vie sociale (Berger et Luckman, 2012), y compris sans doute les rencontres effectives avec les membres des groupes professionnels. Cette préparation médiatique à la rencontre avec les univers professionnels n’est toutefois que potentielle, partielle, loin d’être assurée. Elle peut même être problématique dès lors que les clichés médiatiques ne préparent le plus souvent pas à ce qui va être réellement rencontré. De plus, il faut encore tenir compte du fait que l’enfant ne se contente pas de recevoir passivement les propositions de jeu, il les détourne, les mélange, les transforme. Il construit un monde parfois éloigné de ce que la proposition médiatique et ludique contenait.
2Il ne s’agira pas dans cet article de confirmer la valeur éducative ou la force de socialisation par les jouets, mais d’observer les formes concrètes prises par les représentations du monde adulte, en particulier le travail, dans les propositions ludiques de deux grands constructeurs de figurines, Lego et Playmobil. En considérant que les jouets participent aussi à la « construction imaginaire du monde par les médias […] » (Gervereau, 2004), nous nous demanderons quelle connaissance iconographique des groupes professionnels peut être tirée de l’examen attentif des figurines à jouer. Quels stéréotypes visuels et schémas narratifs liés au travail et aux groupes professionnels sont proposés aux enfants dans les gammes des deux célèbres constructeurs de figurines ?
3La multiplication des jouets et des supports médiatiques les donnant à voir rend délicate toute tentative de constitution d’un corpus d’analyse exhaustif. Lego est une marque qui existe depuis 1932, bien avant Playmobil (1970). Toutefois, les deux entreprises prennent véritablement leur essor au moment de la commercialisation des mini-figurines au milieu des années 1970 (Herman, 2012). À partir de cette période, elles vont rapidement étendre le nombre de produits et les diversifier en gammes thématiques. Depuis ces débuts, les figurines représentant des personnages liés au monde du travail font partie de l’offre de base des constructeurs et demeurent parmi les meilleures ventes. Le thème des ouvriers du bâtiment (Bauarbeiter) était ainsi l’un des trois premiers univers proposés par Playmobil en 1974 déjà. Aux côtés des indiens et des chevaliers, le thème du travail démontre ainsi sa haute valeur imaginaire et commerciale pour l’industrie du jouet.
Image 1. Chevalier, indien et ouvrier de construction : les trois premiers univers investis pour les figurines Playmobil, 1974
Exposition « Playmobil Fab », MUDAC, Lausanne, 19.10.2011-12.02.2012
© Photographie M. Meyer
- 1 Van Leeuwen suggère de prolonger le programme d’analyse par une mise en confrontation des représent (...)
4La difficulté méthodologique d’élaborer une sociologie des jouets, dont le programme serait de comparer les « caractéristiques démographiques » du monde des jouets avec celles du monde réel, a été signalée depuis longtemps (Ball, 1967). Afin d’éviter cet écueil, la présente contribution s’appuie sur une analyse de contenu des médias (de Bonville, 2006). Cette approche est adaptée à l’analyse de la communication de masse et rend possible la description systématique des récits abondants et stéréotypés véhiculés par les médias. Les récits observés ont été étudiés sous l’angle d’une sémiotique sociale des représentations, c’est-à-dire l’étude des manières dont les acteurs sociaux sont représentés dans et par le discours. L’application aux images et aux jouets d’un tel cadre d’analyse, initialement conçu pour l’étude de corpus écrits, a été proposée par Theo Van Leeuwen (Caldas‑Coulthard et Van Leeuwen, 2002 et 2003 ; Van Leeuwen, 2009)1.
5Le corpus d’analyse, récolté entre 2010 et 2015, contient 231 boîtes Lego de la collection « City » et 239 boîtes Playmobil des collections « City Action », « City Life » et « Country ». Précisons que la base documentaire n’a pas été constituée par l’achat des boîtes de jouets, mais par la récolte d’images de celles-ci. La récolte a procédé par observation dans les grandes surfaces et les magasins spécialisés afin de collecter des photographies (face avant et face arrière des boîtes) et des mises en scène in situ des produits (vitrines de présentation, affichages promotionnels).
- 2 L’étape de l’exploration en ligne a été engagée avec le concours des participant-e-s au cours de « (...)
- 3 La prudence méthodologique concerne autant la qualité de l’inventaire des collections que les logiq (...)
6Cette observation directe a été comparée et complétée avec des images disponibles sur les sites officiels et les magasins en ligne de chaque constructeur2. En complément et pour recouper les observations, il a également été fait appel à des archives en ligne proposées par des communautés de passionnés. Bien que l’usage des informations issues des collectionneurs doive faire l’objet d’un traitement prudent3, il faut reconnaître le travail colossal accompli par certains sites collaboratifs. Ces derniers ont l’avantage d’intégrer des mesures internes de vérifications des données, au moyen de contrôles par la communauté des contributeurs. Le site brickset.com affirme par exemple pour la période 1970-2006 avoir inventorié 98% des boîtes Lego proposées dans le commerce. Pour la période de 2007 jusqu’à nos jours, ils annoncent avoir inventorié l’intégralité des gammes en vente sur le shop lego.com. Aux sites généralistes s’ajoutent encore d’autres collections partielles qui se limitent à numériser par exemple les feuillets d’instruction de montage ou les jouets montés puis photographiés sous plusieurs angles. Finalement, les archives en ligne des constructeurs eux-mêmes et les guides du collectionneur établis en collaboration étroite avec les constructeurs sont des ressources disponibles, dont toutefois les logiques de constitution sont aussi à questionner.
7À partir de ces données, un examen systématique et un codage manuel ont isolé des scénarios redondants dans les représentations visuelles et les narrations du travail.
8Les jeux et les jouets peuvent d’abord être perçus comme « microcosme adulte » (Barthes, 1957, 55), reproduction plus ou moins simplifiée du monde social des adultes. Ils permettent « de décomposer conceptuellement, de se familiariser, de jouer avec un certain nombre de valeurs, de principes, de règles au coeur de la vie sociale […] » (Gaussot, 2002, 50). Travailler constitue un principe phare de notre société et les activités laborieuses ont une place centrale dans les gammes de figurines à jouer. Les métiers et les professions sont des axes de classification explicites. L’offre suit les démarcations entre secteurs d’activités, les segmentations et spécialisations du travail dans la société contemporaine. Sous l’angle des contenus comme du point de vue socioéconomique, « l’univers du jouet est en correspondance avec le monde des adultes. Lorsque le monde des adultes change, les jouets traduisent ces changements […] » (Vincent, 2001, 210).
9Cette correspondance entre univers réel du travail et offre ludique ne s’explique pas seulement par une stratégie commerciale des constructeurs, elle touche fondamentalement aux manières ordinaires que nous avons de nous représenter le monde et de donner sens à ce qui nous entoure en le catégorisant. Ainsi, il n’est pas anodin que les jouets anthropomorphes représentent le monde comme un ensemble socialement et culturellement organisé de catégories professionnelles. En plus d’accroître la lisibilité des produits qui s’appuient ainsi sur des divisions sociales préexistantes, le recours aux catégories professionnelles fournit un ensemble cohérent et immédiatement opérationnel de scénarios narratifs et de visuels évocateurs qui peuvent être mis au service de la promotion des jouets.
10Certes, il s’agit pour les représentations qui nous concernent de catégories professionnelles spontanées, dont il ne faut pas surestimer la cohérence et l’opérationnalité en rapport avec les mondes réels du travail et des professions. Loin d’être un reflet fidèle, les jouets, comme d’autres médias, s’élaborent sur des personnages et des situations au caractère artificiel, largement détachés du réel et conçus d’abord selon les contraintes et possibilités du médium. C’est aussi ce que Jean Peneff a montré pour le monde médical dépeint par la fiction télévisée, fortement travesti par « des artifices de réalisation filmique qui biaisent la vision » (Peneff, 1998, 123).
- 4 Sur la base de la littérature, nous n’avons pas connaissance de situations où les deux constructeur (...)
11Les jouets et les images qui composent notre corpus d’analyse véhiculent une représentation construite exclusivement à partir d’une image profane des différents mondes professionnels4. La sociologie des professions invite en effet à distinguer les stéréotypes profanes, largement fondés sur l’ignorance de la réalité du travail, et la découverte progressive des coulisses du métier. L’entrée dans la profession implique un « passage à travers le miroir » (Darmon, 2007, 81), c’est-à-dire une conversion du néophyte qui découvre que la profession n'est pas exactement ce que les catégories stéréotypées de la représentation laissaient entrevoir (Hughes, 1958 ; Davis, 1966).
12Il ne s’agit donc pas de penser ces représentations du travail sur le mode de la correspondance entre le monde réel et la figuration faite par le jouet. La représentation du monde véhiculée par les jouets est avant tout une combinatoire d’images profanes du travail et des groupes professionnels, très chargée d’enjeux idéologiques. Plusieurs travaux ont pointé ainsi l’exacerbation des inégalités de sexe et leur reproduction dans les jouets et les espaces de leur commercialisation, notamment les catalogues (Chaumier, 2004 ; Zegaï, 2010). De même que cela a été mis en évidence pour la télévision, l'échantillon des professionnels représentés dans les médias est sans rapport avec les réalités sociologiques du travail aujourd'hui, mais peut occuper toutefois un rôle notable dans la formation des intentions d’orientation des enfants en occultant certaines tâches importantes et en renforçant des stéréotypes relatifs aux rôles professionnels (Bigeon, Dosnon et Guichard, 2010).
- 5 Par exemple, la campagne 2012 « Stop avant le choc » du Bureau suisse de prévention des accidents ( (...)
13Sans se limiter à un inventaire des mondes professionnels mis en scène, cet article propose une analyse des schémas narratifs et visuels utilisés dans les assortiments de figurines ayant comme arrière-plan la thématique du travail. Dans notre perspective, les jouets sont à considérer et à analyser comme un média à part entière. Le jouet est en effet un moyen technique de transmission des informations, permettant à un petit nombre de « techniciens de l’imagination » (Kline, 1993) d’atteindre le plus grand nombre. Élaborées et simplifiées à destination des enfants qui en sont le premier public, les figurines à jouer se retrouvent aussi parfois comme illustration sur des couvertures de livres ou dans des campagnes d’information destinées aux adultes5.
14Affirmer le jouet comme média, c’est signaler aussi qu’il s’inscrit toujours dans une chaîne de relations intermédiatiques, dont l’analyse ne doit pas le couper. Les fabricants de jouets s’appuient sur des imaginaires déjà-là, présents en nombre sur d’autres supports de culture (télévision, cinéma, jeu vidéo, bande dessinée, etc.) où ils ont fait leurs preuves et leur stabilité dans le temps. Cette transversalité s’observe aujourd’hui lorsque des gammes de jouets sont adaptées en contenus audiovisuels (par exemple le film The Lego Movie, Warner Bros, 2014), mais aussi à l’inverse lorsque des films sont adaptés en jouets. La vente de produits sous licence, par exemple les figurines adaptées des sagas d’Indiana Jones ou Harry Potter, constitue une illustration des circulations intenses qui prennent place entre le jouet et des récits cinématographiques préexistants (eux-mêmes parfois déclinés d’un récit littéraire, comme dans le cas de Harry Potter).
Images 2 à 4. Circulations intermédiatiques du film La Grande Aventure Lego/The Lego Movie (Village Roadshow, Warner Bros et Lego, 2014)
Image 2. Affiche de cinéma (2014)
Image 3. Boîte de jeu (n° 70803, 2014)
Image 4. Jeu vidéo (Warner Bros Games, TT Games, 2014)
15Cette intersection et les emprunts entre plusieurs réalités médiatiques sont lisibles dans les propositions actuelles des constructeurs de jouets Lego et Playmobil. Le rapport de l’enfant au jouet n’étant pas linéaire et exclusif, il incorpore des éléments imaginaires fournis par d’autres occasions de jeu et par d’autres divertissements médiatiques. Conscients de ce fait, les fabricants de jouets ont « délibérément scénarisé les dimensions imaginaires des jouets et des jeux afin de susciter une conscience des synergies à l’intérieur du système de communication médiatisée (jouets et jeux, livres, musique, télévision et films » (Botterill et Kline, 2008, p.125). Selon les mêmes auteurs (2008, 132), 48% des publicités pour jouets aux États-Unis en 2003 faisaient référence à des films, des jeux vidéo ou à des célébrités, c’est-à-dire opéraient par un renvoi intermédiatique explicite. Ce qui s’observe à l’intérieur des stratégies marketing de l’industrie du jouet et des jeux au tournant du XXIe siècle, peut être reformulé, sous l’angle d’une analyse de contenu des figurines, dans l’idée du développement d’un vaste système de circulations et de renvois intermédiatiques qui contribuent à véhiculer et reproduire des représentations redondantes des mondes du travail et des travailleurs. À partir des figurines, ce système de figurations stéréotypées peut alors être appréhendé au moyen de l’analyse fine des formes iconiques des jouets eux-mêmes et de leurs mises en scène dans les supports de vente (emballages) ou de promotion (catalogues, spots publicitaires, sites web).
16À cette étape de notre argument, il faut envisager à titre d’hypothèse que les constructeurs de figurines instrumentalisent les codes sociaux des mondes du travail et des groupes professionnels pour en faire des passerelles vers leur jeune public. Cela est rendu possible, d’une part, car « (…) les groupes professionnels sont producteurs d’images, pas nécessairement au sens de formes iconiques, mais au sens plus large de scènes, de situations qui se prêtent à la picturalisation ou qui frappent le spectateur » (Gadéa, 2016). D’autre part, car les images du travail et des groupes professionnels se composent de codes visuels et/ou de représentations caractéristiques qui offrent un socle partagé de récits et de symboles. Charles Gadéa propose pour en rendre compte le concept d’« idiome figuratif des groupes professionnels », c’est-à-dire « un ensemble de codes visuels qui permet de désigner un métier par des conventions de représentation qui donnent à voir les outils ou un certain nombre d’attributs caractéristiques de ce métier : la truelle permet d’identifier le maçon, la hache le bûcheron, l’enclume le forgeron, la robe l’avocat, etc. Ce principe de représentation est tacite, et il possède une étonnante longévité, mais aussi une grande ubiquité, car il peut se retrouver à travers des cultures et des époques très différentes » (Gadéa, 2016, en ligne). Si l’idiome figuratif a depuis longtemps été utilisé par les groupes professionnels pour se représenter ou pour se faire représenter, il a pu aussi être investi dans le cadre de représentations des professions et des professionnels issues d’autres acteurs sociaux, comme cela est le cas pour les figurines et les images créées par l’industrie du jouet. Dans notre cas, les fabricants de figurines Lego et Playmobil s’approprient l’idiome figuratif et avec lui tout un éventail de schémas rodés du « drame social du travail » (Hughes, 1996), afin d’en faire la base de récits attrayants et facilement compréhensibles par un jeune public. Le travail et les groupes professionnels constituent pour Lego et Playmobil un réservoir scénographique, abondant et gratuit, fournissant des décors stimulants, des récits dramatiques, des gestes signifiants, des accomplissements physiques remarquables.
17Les figurines et les images de notre corpus modalisent, au sens de Goffman (1991, 49-92), des groupes professionnels et leurs activités. En se chargeant de détails destinés à produire un effet de réalité, les gammes de jouets Lego et Playmobil transforment l'expérience ludique en une sorte de répétition des catégories professionnelles profanes. Goffman a montré l’importance du processus de production du sens et la mise en place de conventions par lesquelles on se met d’accord sur le degré de réalité d’une simulation. À l’instar des jeux de rôle (Fine, 1983), les figurines représentant les mondes du travail instaurent des fictions partagées, à la fois détachées de la réalité du travail, mais proches de stéréotypes iréniques sur les professions et les professionnels.
18Bien que l’unité minimale de ces jouets (la brique Lego en particulier) puisse revendiquer une « neutralité sémiotique » (Atallah, 2014, 171), il importe de percevoir que cette unité n’est jamais proposée pour elle-même dans les para-discours qui entourent le produit. Les boîtes, les instructions de montage, les publicités, les adaptations filmiques ne limitent jamais leur mise en scène visuelle à montrer des briques sans ordre. Si faire appel à l’imagination du jeune spectateur est la philosophie de jeu promise, la brique et la figurine en plastique sont néanmoins toujours données à voir sous les traits d’un dispositif médiatique élaboré. La brique figurée sur l’emballage côtoie un ensemble plus large qui, en signalant les possibilités (construire le commissariat de police par exemple), procure un sens précis et fait appel à des imaginaires déjà-là.
Image 5. Publicité Lego, 1974
Image 6. Publicité Lego, 2012
19Loin de la liberté du jeu lui-même, le récit des catalogues par exemple impose des redondances visuelles et textuelles qui participent à un « figement représentationnel » (Boyer, 2008) du travail et des travailleurs. Le lecteur retrouve des acteurs sociaux qu’il se représente (le pompier, le policier) dans des lieux qu’il identifie également (la caserne, le commissariat) et qui lui suggèrent des actions limitées (éteindre un feu, arrêter un voleur). La médiagénie des professions chez les constructeurs de figurines à jouer tient ainsi dans un nombre restreint de schémas narratifs et de figurations médiatiques stéréotypées du travail, dont la suite de notre article décrit certains principes de structuration.
- 6 État en novembre 2015 selon le site internet du producteur dans sa version suisse.
- 7 Dans la suite du texte, les références des boîtes à thème sont signalées par une lettre (L pour Leg (...)
20Même si elle ne saurait s’arrêter aux enjeux économiques, l’analyse des représentations véhiculées par les jouets doit prendre en compte certaines pratiques commerciales dans la mise à disposition des figurines. Ces dernières sont avant tout des produits classifiés, subdivisés et vendus par lots thématiques. L’unité narrative est ainsi d’abord le « playset » (Sezen, 2011), c’est-à-dire la boîte à thème telle que mise en vente. Celle-ci propose un ensemble composé d’une ou plusieurs figurines, d’un véhicule ou d’un bâtiment et de plusieurs accessoires. Chaque univers thématique compte plusieurs boîtes, combinables, permettant de reconstituer un univers étoffé. Par exemple, l’ensemble « La vie à la ferme » de la gamme Playmobil Country se décompose en 29 boîtes à thème6 qui offrent une division du travail agricole en différents lieux, personnes et activités. La « Grande ferme » (P 6120)7 est la principale structure bâtie du dispositif. Elle peut être associée à la « Maison des fermiers et marché » (P 5120). Autour de ces bâtisses, d’autres boîtes à thème plus petites dessinent un tableau du travail décomposé en équipements (« Tracteur avec pelle et remorque » P 6130, « Moissonneuse batteuse » P 7645), en catégorie d’individus (« Fermière avec animaux » P 6133, « Enfant avec enclos à lapins et clapier » P 6140) et en divisions ou spécialisations de l’activité agricole (« Enclos et éleveur de cochons » P 5122, « Marchand avec étal de légumes » P 6121).
Images 7, 8 et 9. Trois sets de la gamme « Country » de Playmobil
Image 7. Playmobil n° 6120, Grande ferme
Image 8. Playmobil n° 6927, Ranch avec poneys
Image 9. Playmobil n° 6121, Marchand avec étal de légumes
21Ce cumul constitue bien sûr un procédé de fidélisation des consommateurs. Simultanément, il contribue très directement à des logiques de sens singulières. Il signifie le travail de la ferme en attirant l’attention sur des faisceaux de tâches (l’élevage des cochons n’est pas la cueillette des pommes), mais aussi en signifiant des points de convergence (« Il y a beaucoup de travail dans la grande ferme! » indique le catalogue 2011-2012).
22La structuration d’un univers thématique en un ensemble de boîtes à thème constitue ainsi un premier choix de sens pour la représentation d’un groupe professionnel. En subdivisant l’univers professionnel, on accentue certaines portions du travail en même temps qu’on en invisibilise d’autres. Les fabricants de jouets assurent ainsi une « autorité directoriale » pour accentuer des stéréotypes profanes qui donneront « un éclat et un relief dramatiques » (Goffman, 1973, 36) à des activités ou des groupes professionnels qui, autrement, pourraient passer inaperçus ou ne seraient pas compris par le jeune public. Autre exemple, chez les deux constructeurs, le monde professionnel de la police est d’abord constitué de différents véhicules (voiture, moto, hélicoptère) renforçant une vision essentiellement réactive, motorisée, répressive et masculine de l’activité policière. À cela s’ajoute une absence de distinction entre monde policier et monde carcéral. Les deux sont combinés narrativement dans le commissariat (L 60047 et P 5182). De là découle une absence de représentations de la justice et des tribunaux, dont le travail est entièrement pris en charge par l’univers thématique de la police.
Image 10. Lego n° 7498, Le commissariat de police
- 8 De manière congruente, les observations directes en magasin montrent que ces boîtes, de taille supé (...)
23La première proposition narrative est ainsi en quelque sorte matérialisée par la subdivision de l’offre, au sens des propositions commerciales effectivement faites aux joueurs en termes de nombre de boîtes thématiques pour chaque monde professionnel. Si certains univers comme la police ou les pompiers font l’objet depuis longtemps d’une offre abondante et de rééditions régulières, il faut noter que plus largement tous les mondes professionnels proposés se déclinent systématiquement en plusieurs contenus, faisant varier la taille et donc le prix de chaque boîte. Là encore, la logique commerciale de diversification des boîtes induit simultanément des effets de sens. Chaque monde thématique est ainsi hiérarchisé et organisé par la stratification des boîtes en bâtiments, véhicules, individus et éléments de décors ou d’équipement particuliers. Les boîtes les plus onéreuses sont celles qui proposent précisément des bâtiments et des structures de décors plus complexes8. Ces boîtes sont au cœur du dispositif narratif et profitent d’un statut valorisé. Elles deviennent symboliquement centrales pour la représentation offerte de chaque univers. La division en modules cumulables et combinables contribue à une vue centripète des espaces professionnels, tournés vers des cœurs de métier, des lieux exclusifs et symboliques. Ainsi la caserne, l’hôpital, le commissariat, l’aéroport, la gare, le port, le centre spatial forment des noyaux sémantiques qui contribuent à façonner des invariants de narration présents dans toutes les autres boîtes partageant le même thème.
Images 11 à 14. Ensembles organisés autour d’un lieu central et symbolique
Image 11. Lego n° 60110, La caserne des pompiers
Image 12. Lego n° 4645, Le port
Image 13. Playmobil n° 6919, Le commissariat de police avec prison
Image 14. Playmobil n° 4404, Le grand hôpital
24Cela apparaît avec évidence si l’on considère encore une fois la représentation de la police. Chez Lego comme chez Playmobil, le commissariat est le noyau à partir duquel se diffusent certains récits. Il intègre par exemple une cellule de garde à vue à laquelle s’associe la possibilité narrative d’une évasion. Ce fil narratif est poursuivi de façon itérative dans tous les sous-éléments de l’univers thématique : « La poursuite du bandit » (L 60041), « La chasse au bandit » (L 60042), « Le transport de prisonnier » (L 60043), etc. Tous les visuels des boîtes sans exception mettent en scène un criminel en fuite, poursuivi par des policiers et dont l’arrestation suppose le retour à la prison du commissariat (L 60047). Ce constat montre à quel point les figurines interagissent d’abord dans un système de références aux jeux d’enfant et aux films, plutôt qu’avec la réalité de l’univers professionnel de la police.
25Les individus et activités qui appartiennent aux ensembles thématiques sont figurés et maintenus dans des sphères d’expertise professionnelle et des lieux de travail exclusifs. Les policiers ne sont pas montrés travaillant en appui des pompiers. Pas plus que les pompiers ne figurent dans les scènes et les boîtes associées à l’hôpital ou au centre spatial. Ces croisements interprofessionnels seront investis par l’enfant au moment du jeu, mêlant et faisant se rencontrer les figurines. Les représentations fournies par les constructeurs participent elles à une division stricte des mondes. Les catalogues officiels de chaque constructeur confirment cet aspect puisque chaque domaine professionnel y fait l’objet d’une double page mettant en scène son travail, sans dialogue entre les différentes portions du catalogue. Bien que policiers, pompiers et médecins soient réunis sous le label urbain des gammes « City » chez Lego, « City Life » et « City Action » chez Playmobil, ils ne partagent pas un univers diégétique dans leur présentation médiatique.
26Avant même d’entrer dans l’analyse détaillée des figurines, on voit que la structuration des boîtes à thème contribue à incliner les récits du travail, en leur fixant des barrières matérielles et symboliques. Bien que les arguments promotionnels mobilisent souvent l’idée d’une ouverture totale des possibilités de jeu, cette situation n’est dans les faits pas adaptée à la mise en image des produits, qui exige au contraire des propositions lisibles par le plus grand nombre et donc un recours à des représentations figées et à des déjà-vus intermédiatiques (cinéma, télévision, bande dessinée).
27Un élément fort de la représentation du travail apparaît d’abord dans le statut d’autonomie donné à certaines figurines : le jouet est parfois vendu individuellement (c’est le cas de la gamme « Playmobil Special » dès 1994 ou de « Lego Minifigures » dès 2010) alors que parfois il est pensé comme un collectif (une famille, un groupe de figurines). Dans le premier cas, l’attribution professionnelle est immédiate et indiquée dans le titre de la boîte : le « Ramoneur » (P 4617), le « Laveur de vitres » (P 5379), le « Pizzaiolo avec pizza » (P 6392). L’isolement diégétique de la figurine conduit à la ramener à une expression minimale permettant la reconnaissance immédiate du travail et cristallisant pour cela fortement les traits d’un « idiome figuratif » (Gadéa, 2015). Le ramoneur est par exemple doté d’un costume noir avec double rangée de boutons, une écharpe blanche, un haut de forme, une échelle et un hérisson de ramonage.
Image 15. « Pizzaiolo avec pizza » (Playmobil n° 6392)
28À cela s’ajoute le fait que chaque constructeur dote ses figurines d’un enrobage descriptif du travail. Ces portraits des travailleurs et de leurs compétences participent au figement représentationnel du travail. Ainsi sur Lego.com, une portion du site est dévolue à lister les figurines mises en vente, offrant pour chacune un texte de synthèse :
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Charpentier : « le Charpentier vit pour son métier. Avec sa scie et sa ceinture d'outils, il peut transformer une pile de bois fraîchement coupé en n'importe quoi, de simples étagères à une élégante garde-robe, en sifflotant tout en peaufinant son dernier chef-d'œuvre »
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Plombier : « Peu de figurines travaillent autant que ce joyeux plombier. Il affronte tous les travaux, même les plus sales, et il part toujours travailler le sourire aux lèvres. Tant qu'il a sa ventouse et son attitude positive, rien ne lui résiste ! »
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Serveur : « Le serveur est un modèle d'équilibre, de bonnes manières et d'élégance. Toujours patient et poli, il sait exactement quelle boisson servir avec chaque cuisse de dinde, saucisse ou pizza que les clients commandent… même si c'est peut-être parce qu'il n'a qu'une seule bouteille et qu'il la sert tout le temps. »
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Nettoyeur : « Rien ne décontenance l'imperturbable nettoyeur. Devant les flaques, les taches et les autres scénarios trop horribles pour qu'on les nomme, lui et son balai sont prêts à relever tous les défis de nettoyage […] Le nettoyeur fait ce travail depuis très longtemps. Ceux qui le connaissent vous diront qu'il a toujours été là. Pourtant, personne ne semble se rappeler son nom. C'est plutôt étrange, car c'est écrit sur son uniforme, même si c'est un peu difficile à lire. Jamais besoin de l'appeler, il est toujours là où on a besoin de lui ! »9
Images 16 à 19. Lego Minifigures : charpentier, plombier, serveur et nettoyeur
Image 16. Le plombier, Lego
Image 17. Le charpentier, Lego
Image 18. Le serveur, Lego
Image 19. Le nettoyeur, Lego
Textes et images extraits du site Lego.com (Dernière consultation le 31 mars 2017)
29Les ajouts textuels, qui entourent la mise en scène visuelle des figurines sur les boîtes, dans les catalogues ou sur les sites internet, accentuent une vision idéalisée du travail. La valorisation exagérée procède par énoncés caricaturaux sur les métiers et les qualités supposées attribuables à chaque catégorie de travailleurs. D’ailleurs, la représentation stéréotypée n’en reste pas à ces énoncés textuels de cadrage, elle s’incarne matériellement dans le choix des accessoires qui connotent la figurine, telle la ventouse du plombier ou la scie du charpentier.
30Dans le cas de la vente de figurines isolées, le travail constitue ainsi la principale unité d’identification et de renvois stéréotypés. Parallèlement, dans le cas de boîtes de jeu proposant des ensembles thématiques, l’appartenance des figurines à un groupe va s’associer avec le partage de traits physiques ou culturels communs. L’uniforme est ainsi l’élément transversal qui lie tous les pompiers. De même, le port d’un casque constitue un point de ralliement de tous les ouvriers de construction. Le collectif de travail est ainsi avant tout exprimé par le partage de vêtements et l’utilisation d’accessoires signifiants. Le « Commando de policiers » (P 5186) est composé de trois figurines en tenue sombre, chacune disposant d’une ceinture de charge avec une arme de poing et d’un gilet pare-balles. C’est une déclinaison des accessoires qui souligne ensuite la spécialisation des tâches : un chien d’intervention pour le premier, un bouclier et matraque pour le second, un fusil d’assaut pour le troisième.
31La signification d’une figurine dérive de la signification de son groupe d’appartenance professionnelle avec lequel elle partage des traits culturels, physiques et vestimentaires. De manière générale, les produits Lego et Playmobil sont conçus pour représenter des types sociaux, c’est-à-dire des catégories sous lesquelles les individualités disparaissent (Van Leeuwen, 2009 : 304). L’individualité des figurines ne peut être qu’un apport de la personne qui joue avec elles, leur attribuant une histoire et des qualités propres. Si les jouets n’ont ni nom ni prénom, par contre leurs titres d’appartenance à une profession ou à une gamme de jouets aident à les situer dans un ensemble imaginaire : « Collection de figurines City Police », « La vie de chantier ». Dans les énoncés textuels des catalogues édités par chaque constructeur, le recours à la catégorie générique devient le principal mode de désignation des travailleurs : « Les agents de voirie PLAYMOBIL en pleine action » (catalogue 2014-2015), « Urgence à Lego City ! Aide la police et les pompiers à attraper les voleurs et à protéger Lego City » (catalogue juin-décembre 2015).
Image 20. Double page (26-27) du catalogue Lego, juin-décembre 2015
32Les figurines sont produites matériellement comme des individus génériques : la forme de leur corps, la forme et la couleur de leur tête sont identiques pour tous. La tête jaune, sans visage dessiné et l’absence de bras des premières figurines de policiers Lego (L 659, 1975-1977) laissent toutefois rapidement la place à des figurines dotées de bras articulés et de visages dessinés avec des yeux et un sourire standardisé (L 256, 1976-1978). Jusqu’à aujourd’hui, l’identification spécifique des figurines ne s’effectue réellement qu’au travers de leur couvre-chef et de leurs vêtements (qu’ils soient dessinés directement sur le corps de la figurine ou qu’il s’agisse d’éléments surajoutés, détachables ou non). Depuis quelques années toutefois, des attributs corporels sont fréquemment ajoutés aux visages des personnages (sourire, grimace, barbe, moustache, cils, cicatrice). Ces éléments viennent dans bien des cas renforcer la vision stéréotypée de chaque univers professionnel : lunettes de soleil et sourire crispé pour le motard de police, petite moustache en pointe pour le pizzaïolo, taches de peinture sur le visage du peintre.
33L’existence de types génériques s’associe aussi avec des mises en relation particulière de certaines catégories de métiers. Certains binômes ou trinômes de travail sont particulièrement visibles dans l’offre des deux constructeurs. Ainsi, on retrouve des subdivisions fonctionnelles entre les pilotes de course et les mécaniciens, ou entre le chauffeur de camion et le magasinier. Dans l’univers thématique du chantier de construction, trois catégories coexistent : le « Chef de chantier et véhicule » (P 5470), le « Géomètre » (P 5473) et plusieurs ouvriers de construction qui sont souvent référés au moyen de leur véhicule ou outil de travail, par exemple « Ouvrier avec marteau-piqueur » (P 5472). La mise en scène d’une telle division du travail n’empêche toutefois pas les relations de travail d’être en partie vidées de leurs dimensions relationnelles et collaboratives. S’y substitue une vision juxtaposée des corps de métier. Rares sont les exemples où une interaction de type hiérarchique est montrée (par exemple un ordre donné par un supérieur à ses subordonnés). À la hiérarchisation des fonctions et aux concurrences entre segments se substitue une mise en scène de la coprésence et du travail côte à côte. Le géomètre fait ses mesures, le chef de chantier circule en voiture avec des plans du chantier et chaque ouvrier est lui occupé à manipuler sa machine attitrée. De la même manière, le chef de gare, le conducteur de train et le cheminot sont visuellement et narrativement proposés comme des segments professionnels complémentaires et combinables, mais dans les faits sont représentés Œuvrant séparément dans le cadre de l’univers thématique de la gare et du chemin de fer.
34Les figurines contiennent des propositions narratives étroitement liées avec leur conception matérielle, en particulier les motifs imprimés sur le plastique ainsi que la mécanique de leurs membres.
35En premier lieu, comme déjà évoqué, des éléments dessinés sur les figurines elles‑mêmes confirment des stéréotypes profanes du travail. Ainsi le peintre (P 4630A) et le décorateur (L 71001) portent un vêtement blanc tacheté de peinture. Le fabricant Lego ajoute même fréquemment des taches ou diverses marques (cicatrice, moustache, barbe) sur le visage des personnages, venant ainsi offrir un surtexte à leur appartenance professionnelle. Ces ajouts graphiques ne peuvent pas être retirés des figurines. Ils peuvent certes être détournés et réinterprétés par les joueurs, mais font partie de façon permanente de l’offre de jeu.
36Deuxièmement, la présence d’articulations permet à des parties du corps de tourner ou de se plier. Ainsi, les figurines Playmobil et Lego peuvent bouger leurs jambes, bras, mains et tête. Une partie du jeu auquel est invité l’utilisateur consiste à faire prendre des poses de travail particulières aux figurines : se baisser pour ramasser un outil de chantier, être assis dans le véhicule de police, être debout au chevet d’un patient de l’hôpital, etc. La variété de postures que peuvent prendre les figurines est largement mise à contribution sur les emballages. La même figurine – présente une seule fois dans la boîte – est mise en scène dans plusieurs gestes afin de montrer l’éventail des possibles. Les catalogues font eux aussi largement usage de fresques illustrant les différents gestes et activités associés à un univers. Sur le catalogue 2014-2015 de Playmobil, on trouve les pompiers mis en scène sur une double page montrant 18 figurines, chacune dans une pose particulière : debout à la centrale d’alarme, assis dans un camion, au sommet de la grande échelle, etc. Cette condensation temporelle et narrative de l’activité des pompiers contribue visuellement à ramasser le récit du travail autour de quelques postures et gestes supposés comme signifiants de la lutte contre les incendies.
Image 21. Double page (20-21) du Catalogue Playmobil, 2014-2015
37Comme le note Yvonne Niekrenz, la corporalité des figurines plastiques est au cœur d’une narration visuelle qui navigue entre activité, sédentarité et tranquillité (Niekrenz, 2014, 78-80). Être arrêté dans un mouvement, être assis ou se tenir droit sont les trois propositions de base offertes par le corps de plastique. Un fascicule de 1974 présentant la première gamme de figurines Playmobil System mettant en scène des ouvriers du bâtiment (Playmobil collector, 2009, 12), précise que les personnages peuvent bouger (sich bewegen) : être debout, se pencher, se voûter complètement, s’asseoir, tourner la tête de 180° et tourner le bras à 360°. L’image d’illustration présente un chantier de construction sur lequel ces possibilités sont figurées dans différents gestes et postures de travail : se baisser pour saisir une brouette, lever les bras pour tenir une échelle, etc.
38Faire poser la figurine demeure aujourd’hui encore à la base d’une partie importante des propositions narratives. Parmi les postures, le bras levé est fréquemment utilisé comme geste générique et polysémique (autant geste de travail arrêté que salutation de la figurine à l’attention du lecteur). Le jeu des regards, au moyen d’une tête tournée, est également un moyen de simuler l’activité en cours et d’animer les personnages pourtant immobiles, en suggérant une communication entre eux. Sur la boîte du chantier de construction (P 4041), à côté des machines géantes, un ingénieur ou un architecte (cravate, veston gris et casque blanc) tient un ordinateur portable tout en regardant en direction d’une pelleteuse conduite par un ouvrier (portant lui un gilet assorti à la marque « Maxx7 » de la pelleteuse, un casque jaune et une barbe naissante). Finalement, la posture assise est elle investie pour des récits impliquant de prendre un véhicule motorisé et de l’utiliser dans un but particulier (se déplacer, patrouiller, construire, détruire). Plus rarement présente sur les visuels de promotion, la position assise est liée aussi au travail de bureau et aux activités d’accueil. Par exemple, le grand hôpital (P 4404) est muni d’une réception avec chaise de bureau. Sur la boîte figure un personnage féminin tenant un téléphone. D’autres boîtes (commissariat, caserne des pompiers, aéroport) présentent de tels espaces de bureau, mais ils mettent rarement en scène des personnages assis, sauf pour les montrer occupés par des activités de contrôle à distance (par exemple le poste de vidéosurveillance de police). Ces chaises laissées inoccupées mais visibles sur les boîtes font l’ellipse du travail tertiaire, tout en le maintenant en arrière-plan de l’offre narrative de plusieurs ensembles.
39Montrer le travail consiste souvent à montrer les véhicules et machines utilisées pour le travail. Ces intermédiaires techniques donnent parfois leurs noms aux sets de jeu, renvoyant ainsi à l’arrière-plan le travailleur ou les caractéristiques humaines de l’activité représentée : « Le camion-citerne » (L 60016), « Camion de recyclage des ordures » (P 6110), « Camion pour marchandises » (P 6437). Figurine et véhicule en viennent à se signifier mutuellement. La diade renforce les traits du travailleur en lui accolant une machine ou un véhicule qui participe à définir son identité professionnelle. Cette redondance dans la mise en image permet de renforcer l’effet de désignation et accroît la cohérence perçue de l’univers professionnel visé. La mise en relation d’un métier et d’un véhicule est par exemple signalée par un lien visuel entre attributs physiques ou culturels. Les ouvriers sont assortis aux couleurs et au logo de leur employeur (entreprise de construction, centre spatial, port de marchandise, etc.). Une telle correspondance induit une vision verticale de l’intégration professionnelle : l’appartenance à un groupe soumet les membres à l’adoption des codes vestimentaires et comportementaux du milieu professionnel. Cette mise « deux par deux » des individus et de « leurs » machines de travail renforce alors explicitement l’idée que la représentation et l’identification du travailleur dérive du fait d’endosser les attributs et les équipements stéréotypés du groupe.
40La structuration matérielle de la narration, produite par le fait de pouvoir bouger certaines parties du corps des figurines, trouve également un prolongement dans cet équipement qui connote le travailleur. La pelleteuse géante (P 4038) ou la grue mobile géante (P 4036) ont des parties amovibles ou extensibles qui préfigurent le récit de certaines actions du travail :
- 10 Catalogue Playmobil, 2011-2012, p. 32.
« Le bras télescopique pivote à 360° et s’étend jusqu’à 64 cm. Les pieds stabilisateurs sont extensibles. Avec feux clignotants (piles incluses) et gros rocher »10
41Dans ce cas, ce n’est pas une narration du travail à proprement parler qui opère, mais plutôt un faisceau de possibilités d’action inclues dans les capacités même de l’objet. Les machines sont supposées d’autant plus désirables et évoluées qu’elles intègrent des détails participant à une illusion de réalité : la grue tourne et possède des feux de signalisation « comme une vraie ». Les contraintes et possibilités de jeu contribuent à fixer les caractéristiques d’un groupe professionnel et ses activités vraisemblables. Dans ce cas, l’illusion de réalisme est en partie produite matériellement dès lors que certaines actions sont rendues saillantes par les caractéristiques techniques du jouet. L’échelle du camion des pompiers (P 5362 et L 60002) est extensible, dès lors il est pertinent selon le stéréotype professionnel de faire monter les pompiers sur celle-ci afin d’utiliser la nacelle et le canon à eau fixés au sommet.
42Si les véhicules occupent une place importante dans la connotation de certaines figurines, un ensemble d’autres accessoires et objets sont mis à contribution de la production de sens. Ces attributs peuvent être fixes et faire partie de la composition matérielle de la figurine. Ainsi le bûcheron (P 5412) est immuablement doté d’une chemise verte à gros carreaux et d’un gilet sans manches, qui accentue le caractère rustique et viril de son activité. De plus, il présente des points de barbe sur toute la partie inférieure de son visage. Ces attributs corporels, de même que par exemple les cils ou le fard à joue rose des personnages féminins chez Playmobil, formulent des propositions de sens qu’il n’est pas possible de supprimer ou remplacer sans altérer matériellement la figurine plastique.
43À ces attributs fixes, liés à des choix dans la construction du jouet, s’ajoutent des attributs amovibles. Les travailleurs sont dotés d’accessoires qui renforcent la visibilité de leur appartenance à un groupe professionnel et leur rôle social. La ventouse du plombier par exemple est l’un des nombreux accessoires stéréotypés qui contribuent à la mise en scène du travail. Fortement ancrés dans des représentations médiatiques redondantes, ces accessoires signalent aussi des activités possibles pour les personnages. La boîte « Pompiers et matériel d’incendie » (P 4825) fournit un assortiment d’accessoires de lutte contre le feu qui contribuent à la lisibilité de l’activité professionnelle des pompiers. Cela en renforçant l’idée reçue d’une profession avant tout dévolue à la lutte contre les incendies.
44Certaines propositions d’action sont explicites, car contenues dans les titres ou descriptions des boîtes à thème: « Le transport du prisonnier », « La construction de routes », « Le repas des animaux du zoo ». Les catalogues font aussi un usage abondant d’injonctions narratives : « Patrouille les rues de LEGO® City pour la protéger ! Poursuis le voleur qui s’échappe avec le butin et remets-le en prison. », « Préparez le décollage de la fusée spatiale », « Avec tous ces animaux mignons à soigner, on ne s’ennuie jamais à la ferme ». D’autres possibilités de jeu sont sous-entendues par les caractéristiques techniques et matérielles du jouet : « L’alarme se déclenche lorsqu’on enlève la vitrine du piédestal » (P 4265), « Avec effet lumineux et sonore » (P 6363), « Le bateau flotte et projette de l’eau » (P 4823). De telles indications sur la jouabilité au niveau extra-diégétique participent en fait, dans leur utilisation promotionnelle autour des figurines, à orienter l’horizon de jeu et les scénarios d’action qui pourront être accomplis.
Image 22. Lego n° 60000, La moto des pompiers
45Les scénarios présupposés dans les caractéristiques du jouet – qualifiées de « fonctionnalités » dans les termes des constructeurs – interagissent étroitement avec d’autres récits médiagéniques, déjà-vus sur d’autres supports de divertissement ou d’information. Ainsi la poubelle en feu proposée par la boîte « La moto des pompiers » (L 60000) renvoie à des images médiatiques d’intervention des services du feu lors d’émeutes et d’incendies criminels. Tout aussi flagrants, les ajouts de parties détachables à la prison du commissariat (P 4263 et L 60047) sont conçus afin de favoriser explicitement certains gestes de travail. Le « mur d’évasion », la « fenêtre d’évasion » (catalogue Playmobil 2011-2012, p.42) ou encore la « fonction d’évasion » (catalogue Lego janvier-juin 2014, p.41) signalent un chemin narratif : le criminel s’échappe et les policiers le poursuivent.
46À l’instar d’autres médias longtemps considérés comme subalternes ou frivoles, telle la bande-dessinée, les figurines pour enfant constituent un « média-éponge » (Meyer, 2014, 45) qui se saisit de tout ce qui connaît le succès populaire. La multiplication des imaginaires professionnels dans les récits accompagnant les figurines est l’indicateur de la capacité des jouets à capter une part du succès populaire et commercial d’autres espaces médiatiques, ainsi qu’à s’approprier des représentations familières, très répandues. Les figurines tirent ainsi avantage de tout ce qui entre en résonance avec les clichés traditionnels du travail et des métiers. À l’instar de l’iconographie des « familles » dans les jeux de cartes (Cornu, 1991), les figurines à jouer mettent en place un système d’univers professionnels où chacun dispose de caractéristiques exclusives, exagérées et reconnaissables, qui le distinguent des autres mondes du travail.
47Le renvoi vers des contenus déjà connus du jeune public agit alors aussi comme un efficace mécanisme de fidélisation. Ce faisant les figurines pour enfants participent à la production imaginaire de collectifs de travail identifiables et connotés par certains lieux, vêtements et activités symboliques. Les saillances narratives identifiées ci‑dessus, renforcées par des injonctions textuelles directes, reproduisent l’idiome figuratif des groupes professionnels sous la forme d’une figurine à jouer. En plus de ces codes visuels permettant de désigner un métier par des conventions de représentation, les jouets, en tant que microcosme, imitation en taille réduite d’objets réels, sont aussi dotés de détails destinés à produire un effet de réalité. Cet effet ne résulte toutefois pas d’une fidélité objective de la copie ludique par rapport à l’original dans le monde des adultes (ce qui distingue le jouet du modélisme). Les fabricants de figurines et de leurs accessoires produisent une image du travail conforme à celle que le public visé (les enfants) est supposé avoir. Comme les scénaristes de télévision qui s’efforcent de « rendre l’incroyable quotidien » (Mille, 2011) grâce à des mécanismes de contrôle de la vraisemblance, Lego et Playmobil retraduisent eux-aussi une attention pour des détails qui « font vrai » dans leurs décisions techniques (construction matérielle du jouet) et narratives (subdivision des ensembles, récits en images sur les boîtes et dans les catalogues). Ce souci de réalisme ne signifie pas que les figurines à jouer soient conçues comme des répliques identiques au réel, mais qu’elles entrent en résonnance avec ce que les enfants pensent être vrai, y compris lorsque cela signifie dans ce but exploiter des stéréotypes flagrants du point de vue des adultes ou des métiers visés.
48Pour le sociologue Ludovic Gaussot, au travers des jeux il s’agirait de « faire l’apprentissage de la réalité et d’entrer dans le jeu de la vie quotidienne, en simulant les actions quotidiennes et en s’initiant à leur pratique [...] » (2002, 47). Or, cette activité simulée n’intervient jamais dans un vide symbolique et imaginaire. Le jouet, si on le conçoit comme un média à part entière, est à insérer dans la complexité de ses interactions avec d’autres images préexistantes et récits déjà médiatisés. Par le jeu des renvois et les effets de réel, le jouet permet alors, non seulement d’entrer dans le jeu de la vie quotidienne, mais aussi d’apprendre le jeu de la vie médiatique quotidienne et ses figurations redondantes du travail. Si le jouet permet d’apprendre les mondes du travail en jouant, il permet simultanément d’apprendre l’idiome figuratif des groupes professionnels et les narrations stéréotypées du travail en en faisant l’expérience, certes ludique, mais répétée et profondément structurante, y compris peut-être pour de futures rencontres effectives avec des représentants des univers professionnels figurés. C’est là une autre recherche, d’une toute autre complexité, puisqu’elle devrait interroger l’impact des images dans les relations réelles avec les professionnels médiatisés, ainsi que la rupture avec les figurations médiatiques dans les étapes de la conversion identitaire des nouveaux entrants dans les métiers.
49À cela s’ajoute encore une dernière difficulté : la vie sociale et imaginaire d’une boîte Lego ou Playmobil ne s’arrête pas au moment où les éléments contenus sont montés conformément aux instructions fournies par la boîte. Une autre phase de jeu débute lorsqu’il va s’agir de donner vie aux figurines de travailleurs et leurs accessoires. La possibilité d’une imagination sans limite, promue par les constructeurs, est-elle réellement pratiquée sans limites ? Dans quelle mesure les figements et les suggestions narratives que nous avons mis en évidence deviennent-ils des prescripteurs qui guident, voire contraignent, le jeu possible, et au final peut-être aussi l’expérience sociale des mondes du travail.
50Si les scénarios médiatiques et les formes de dramatisation du travail sont héritées par les univers du jouet, il faut envisager aussi que les manières physiques de jouer sont changées en lien avec ces référentiels médiatiques. C’est notamment ce que montre Seth Giddings (2014, 17-34) lorsqu’il étudie la pratique croisée du jeu vidéo et des jouets chez de jeunes enfants. Il note des entremêlements – qu’il nomme « transduction » – entre les images à l’écran et les scénarios de jeu avec les figurines. La manière de jouer avec l’un est très directement connectée à l’expérience ludique avec l’autre.
51Plus largement, il s’agit de souligner que les images médiatiques interviennent dans la pratique matérielle des jouets, dans la manière dont ceux-ci sont manipulés et mis en action. Cette continuité du jeu entre les supports ouvre évidemment un champ d’investigation immense et complexe qui doit faire l’objet d’études approfondies et de progrès méthodologiques.