1Apparue il y a une vingtaine d’années avec l’émission Big Brother en Grande‑Bretagne et aux Pays-Bas, puis en 2001 en France avec Loft Story, adaptation de Big Brother, la télé-réalité prétend capter la vérité des situations engageant des protagonistes non‑comédiens en exposant leurs émotions, leur « vécu ». Ainsi, de « vraies gens » sont-ils placés dans un lieu spécifique (loft, île déserte, ferme, etc.) pour ce que l’on peut appeler la télé-réalité de claustration, ou bien saisis dans leur environnement familier (domicile, lieu de travail) et leurs faits et gestes sont portés à l’écran. La notion de télé-réalité est souvent connotée négativement (reprenant une expression utilisée pour qualifier les “reality-shows” des années 1980 – où les protagonistes étaient en plateau – on parle parfois de « télé‑poubelle »), et certains producteurs ou animateurs ont tenté récemment d’imposer l’expression « télévision du réel » mais celle-ci ne semble pas avoir rencontré le succès. Dès leur apparition au tournant du siècle, les programmes de télé-réalité ont engendré une grande quantité de commentaires et d’analyses (parmi d’autres : Duret et de Singly, 2003 ; Mehl, 2003 ; Biltereyst, 2004 ; Jost, 2007b), eux-mêmes ayant parfois fait l’objet de méta-discours (Sergé, 2008), généralement autour de la question de la légitimité et de la dignité de ces émissions, condamnées tantôt comme des infamies voyeuristes, tantôt réhabilitées comme des expériences psycho-sociales passionnantes (Nadaud-Albertini, 2013).
2Toutefois, parallèlement aux dispositifs de type Big Brother et autres Survivor, on a vu depuis une dizaine d’années apparaître des programmes de télé-réalité ayant pour cadre l’espace de travail et pour thématique l’exercice d’une activité professionnelle. Ce sont ces programmes qui seront principalement examinés dans cet article.
3Alors que la télé-réalité a principalement été abordée par les spécialistes de l’information-communication qui interprètent régulièrement les situations de jeux‑concours et de huis clos à élimination comme un « reflet » de la société (Jost, 2007a et b), le présent article, dont la visée est avant tout programmatique, constitue un plaidoyer pour l’étude de certaines de ces productions audiovisuelles sous l’angle de la sociologie du travail. Il s’appuie principalement sur un travail de sémiotisation mené en 2011-2012 à propos de l’émission Ramsey’s Kitchen Nightmares ou Cauchemar en cuisine en français (tous les épisodes anglophones et la première saison de la version française ont été visionnés), et dans une moindre mesure sur le visionnage de Undercover Boss ou Patron incognito en français (une dizaine d’épisodes visionnés), séries toutes deux diffusées sur M6 ces dernières années, ainsi que sur une revue non exhaustive du paysage télévisuel européen, notamment des chaînes britanniques particulièrement friandes de ce type d’émissions (donnant à voir par exemple des couturières, des tatoueurs ou des coiffeurs). Ces programmes ont été analysés à partir d’une grille prenant en compte : 1. la structure des émissions, les séquences standard composant le schéma narratif, 2. les interactions présentées à l’écran (objet et forme des échanges, ton, mots, postures, tenue ou hexis), 3. les scholies et les gloses, les commentaires, voix off, apartés, et autres indications incrustées à l’écran pour informer le spectateur et former son regard. À partir de ces éléments, cet article entend montrer comment le genre télé-réalité, avec ses codes et son traitement spécifique du « réel », produit un discours (au sens large) sur le travail et les groupes professionnels. Ce discours est éminemment normatif parce qu’il est un « spectacle » au sens de Guy Debord, c’est-à-dire la médiatisation d’un rapport social, et que comme l’indique Beverly Skeggs, la télé-réalité prétend nous dire tout à la fois ce qui est et ce qui devrait être, et ce avec une singulière force de persuasion (2009). Ce spectacle est notamment construit sur une individualisation et une psychologisation du rapport au travail qui sont constitutives de l’idéologie managériale contemporaine (Boltanski et Chiapello, 1999), le tout adossé à une série de processus d’évaluation plus ou moins opaques.
4La première partie de cet article opèrera un tour d’horizon des émissions de télévision et de télé-réalité en particulier qui mettent en scène « le travail » et des groupes professionnels. Nous essaierons de voir quels peuvent être les traits communs à ces métiers et à ces émissions. Ensuite, il s’agira de donner quelques éléments d’analyse de deux émissions en particulier, Cauchemar en cuisine et Patron incognito qui montrent bien les deux grandes tendances dans la production discursive de la télé-réalité pour parler du travail (ou ne pas en parler, comme on le verra). Enfin, dans une perspective critique devant plus à Habermas et Adorno qu’aux perspectives canoniques de l’information‑communication, il sera montré pour conclure comment ces émissions produisent des dispositifs de clôture, de réification et de contrôle social. Pour ce faire, nous nous intéresserons particulièrement aux processus d’évaluation qui sont (ou ne sont pas) donnés à voir.
5Les lignes qui suivent n’ont aucune prétention à l’exhaustivité. Il faudrait établir des bases de données à partir de recensions systématiques, ce qui constituerait probablement un passionnant travail de recherche en information et communication, mais cet article vise avant tout à appeler au développement de l’approche spécifique à la sociologie du travail des objets télévisuels. Nous évoquerons donc ici ce qui nous semble constituer des tendances importantes en s’autorisant à passer des séries télévisées aux documentaires et reportages avant d’en venir plus spécifiquement à la télé-réalité.
6Dans les années 1980-1990 en France, parmi les séries télévisées les plus populaires le monde du travail et les espaces professionnels sont représentés de manière fictionnelle et ne servent pas de cadre exclusif à la narration, même dans le cas où un nom de métier donne son titre à la série. Dans Louis la brocante ou dans L’instit, par exemple, le métier du protagoniste ne tient souvent qu’une place périphérique, fournissant éventuellement un point de départ à la narration. D’autre part, depuis les années 1950 existent de nombreuses séries de fiction nord-américaines où l’espace professionnel est le cadre déterminant de la série : police, médecine et justice en particulier, mais pendant longtemps ces séries se préoccupent peu de la réalité sociale de l’espace concerné pour s’en tenir à des production « de genre » (policier, soap-opera, etc.).
7Aux États-Unis, la série Hill Street Blues, diffusée au début des années 1980, est généralement considérée comme la première à introduire un véritable souci de réalisme social. Elle met en scène l’activité des membres des services de police et de justice d’une ville nord-américaine qui vivent des situations relativement ordinaires, à l’opposé des héros traditionnels des séries policières. En France, cette série diffusée sous le titre de Capitaine Furillo n’a jamais rencontré le succès qu’elle a eu outre‑Atlantique et il faudra attendre le milieu des années 1990 pour voir se développer ce nouveau paradigme narratif reposant sur la mise en scène réaliste d’un espace de travail et du groupe de professionnels qui le peuple, notamment avec l’arrivée des séries NYPD Blue (par le créateur de Hill Street Blues, Steven Bochco) et plus encore ER (Urgences en France, écrite par Michael Crichton). Les séries médicales constituent un classique du soap-opera, avec leurs intrigues amoureuses entre médecins et infirmières, mais pour la première fois dans ER l’approche voulue comme hyper réaliste du travail dans un grand hôpital états-unien, son organisation, les stratifications inter et intra groupes professionnels constitue l’élément majeur de la narration. En effet, outre les classiques « cas » médicaux et la vie hors travail des protagonistes, les premières saisons de la série en particulier sont largement dédiées au rapport au travail et aux carrières professionnelles des différents personnages. Formation, recrutement, concours, promotions, oppositions entre soignants et administratifs, entre médecins et chirurgiens, entre titulaires et internes ou entre les orientations clinique et académique dans les carrières médicales, de nombreuses facettes du monde de l’hôpital sont fortement thématisées. En outre, la série a pour ambition de donner à voir l’ensemble du spectre social états-unien qui passe par le service des urgences d’un des plus grands hôpitaux du pays, ce qui lui permet notamment d’aborder frontalement des problèmes d’exclusion sociale et d’accès aux soins des plus démunis.
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8Le renouvellement des séries de fiction au tournant du siècle est aussi lié à l’évolution de l’économie d’Hollywood. L’histoire est bien connue, nous nous contenterons de la rappeler brièvement : les nouveaux médias menacent le cinéma et, plus que jamais, les films produits par l’industrie hollywoodienne doivent être rentables et consensuels. En revanche, on voit se développer un réseau de chaînes câblées payantes, notamment HBO (Home Box Office), qui peut se permettre de prendre des risques, d’engager des scénaristes inventifs et de travailler sur le long terme pour mettre en place une véritable politique des auteurs. Apparaissent alors des séries où l’espace professionnel et le champ d’activité sont utilisés pour leur exotisme comme Six feet under (famille d’entrepreneurs des pompes funèbres), Les Sopranos (famille de mafieux) ou Mad Men (publicitaires des années 1950), etc. Toutefois, dans la veine de ce que l’on peut qualifier de « réalisme social » à la suite de Urgences, d’autres séries apparaissent dont les exemples les plus célèbres sont The Wire1, et Tremé2, séries créées par David Simon, auteur formé aux sciences humaines et sociales, journaliste et syndicaliste dans la presse. Aujourd’hui, la fiction réaliste dans le format de la série télévisée constitue probablement un des espaces les plus féconds pour la production d’un discours original, voire critique, sur les mondes professionnels et le travail en général dans les sociétés contemporaines, comme en témoigne encore dernièrement la diffusion de la série d’anticipation Trepalium sur Arte (automne 2015).
9C’est probablement dans le genre documentaire que le spectacle du travail et des métiers à la télévision est le plus répandu. Les reportages pittoresques sur « le dernier savetier du Quercy » ou les lavandières de l’arrière-pays méditerranéen constituent un grand classique du discours de patrimonialisation, que ce soit sous la forme de la propagande chauvine du journal de mi-journée sur TF1 ou bien dans des mises en scène et en récit plus élaborées dans les émissions de première partie de soirée (Des racines et des ailes par exemple). Tailleurs de pierre, artisans d’art, restaurateurs de meubles ou de monuments anciens, on donne alors en spectacle la France éternelle, ses savoir-faire artisanaux, ses travailleurs reproduisant les mêmes gestes depuis des générations, bref un tableau enchanté de la vie pré-industrielle et de sa supposée authenticité. Le travail est ici presque un donné naturel, un « état », le travailleur est une figure archétypique, souvent sans passé ni avenir, enfermé dans le présent immuable de la conservation patrimoniale, ou alors résistant héroïquement à l’industrialisation de son savoir-faire.
10Plus encore que ces métiers du patrimoine, les métiers de la sécurité et de l’urgence vitale sont probablement les plus représentés dans les documentaires télévisés. Policiers, pompiers et ambulanciers appartiennent à des groupes professionnels dont la monstration de l’activité donne forcément à voir des situations particulièrement dramatiques et spectaculaires. L’action et la tension psychologique liée au risque vital constituent un des carburants les plus efficaces de la télévision généraliste, ce qui explique le succès jamais démenti des ces documentaires qui d’ailleurs ressemblent plus souvent à un instrument de propagande à la gloire des forces de l’ordre (les « superflics » du RAID, les douaniers volants contre les trafiquants, etc.) qu’à un plaidoyer pour les services publics. En outre, les travailleurs montrés à l’écran le sont avant tout comme des représentants de leur profession, leur singularité, leur personnalité n’est pas particulièrement explorée et mise en spectacle. Dans ce type de documentaire, depuis au moins trente ans, on donne à voir « le quotidien des pompiers dans le 9-3 » ou « les hommes de la B.A.C » en traitant de manière spectaculaire tout un corps de métier.
11Dans un genre moins convenu et un peu plus exotique on a vu apparaître depuis une petite dizaine d’années sur des chaînes anglophones (Discovery Channel notamment) des séries documentaires sur les « métiers de l’extrême ». Selon les cas il peut s’agir de bûcherons, de chauffeurs routiers ou de pêcheurs travaillant dans des environnements particulièrement hostiles comme le Grand Nord canadien, les pistes andines ou les Montagnes Rocheuses. Endurant des conditions de travail terribles, accomplissant des tâches exceptionnellement difficiles, les protagonistes de ces émissions sont des héros virils faisant preuve de courage et de ténacité pour parvenir à dominer la nature et livrer leur chargement (Ice Road Truckers depuis 2007, Discovery Channel), couper et charger leurs arbres (Bûcherons de l’impossible 2009-2012, Discovery Channel) ou rentrer au port chargés de poissons (Alaska : les pêcheurs de l’extrême sur RMC Découverte). Le spectateur peut se référer à son expérience de conducteur ordinaire, de bricoleur ou de pêcheur « du dimanche » pour apprécier les exploits. Sur un modèle dérivé de ces émissions, on peut enfin évoquer le cas de Dirty Jobs (depuis 2005 sur Discovery Channel). Cette série concerne des métiers salissants et propose plus de deux cent épisodes sur l’entretien de fosses septiques, le travail dans les égouts mais aussi l’extermination de cafards, ou plus étonnamment l’élevage de rennes. On joue ici sur l’ambivalence entre le dégoût inspiré par ces tâches dont le caractère pénible et dégradant est évidemment accentué par la réalisation et l’héroïsation de ceux qui les accomplissent, retrouvant alors une symbolique classique du martyr rédempteur. Le propos même de ces dernières séries documentaires sur les métiers de « l’extrême » (on ne montre le travail que parce qu’il est « impressionnant ») ainsi que l’héroïsation des protagonistes (notamment au moyen d’un cadrage resserré sur eux et un recours au micro cravate sans fil) tendent à rapprocher ces productions du vaste ensemble flou de la télé-réalité.
12Cet ensemble de productions met en spectacle le travail de diverses manières. Dans un premier type d’émission, à forte tonalité caritative, il s’agit avant tout de montrer une opération de « bénévolat » pour rénover et améliorer une voiture, un appartement, voire un visage ou une silhouette et surtout, de donner le spectacle de l’émotion et de la gratitude des bénéficiaires de la prestation, apparemment vécue comme miraculeuse. Ainsi, de Pimp my ride (« tuning » de voitures délabrées, 2005‑2011 sur Discovery Channel), à D&co (aménagement d’intérieur, depuis 2006 sur M6) il s’agit bien de montrer du travail, de carrossier, de peintre, de mécanicien ou de plaquiste mais l’enjeu majeur n’est pas dans la réalisation du travail en lui‑même. Les travailleurs ne sont pas à proprement parler mis à l’épreuve puisqu’ils appartiennent à l’équipe de production et sont supposés réaliser avec brio leurs différentes tâches. Les « candidats » sont bien les bénéficiaires de la prestation, puisqu’en amont ils ont dû postuler pour que leur voiture ou leur appartement soit choisi par la production. Le candidat choisi laisse sa voiture ou son appartement aux mains de l’équipe de professionnels qui vont travailler dessus hors de la vue du candidat. Durant ce temps de transformation, au sein de l’équipe on rit, on se fait des farces, on collabore dans l’harmonie et la bonne humeur, le travail étant finalement réduit à un « coup de baguette magique ». C’est dans la séquence finale de ces émissions que les candidats découvrent la transformation opérée par les travailleurs – bonnes fées que se joue le clou du spectacle : la démonstration d’un enthousiasme sans bornes de la part de candidats hurlant, pleurant de joie, se tombant dans les bras, etc. La « franchise » Extreme Makeover (ABC) présente probablement le cas le plus abouti de ce type d’émission caritative. À partir de 2002, la chaîne propose une émission de « relooking extrême » par une équipe de spécialistes du maquillage et de la chirurgie esthétique. Puis en 2003 elle diffuse Extreme Makeover: Home Edition où il s’agit cette fois de remettre à neuf des maisons vétustes. Compte tenu des sommes engagées dans la réalisation de ces travaux, l’enjeu de la sélection des candidats est cette fois crucial et intégré à la narration : sera choisie pour bénéficier de la prestation la famille la plus « méritante » parmi les candidats. Dans la grande tradition de la charité chrétienne, ce « mérite » est bien évidemment évalué à l’aune du modèle du « bon pauvre », la famille doit être humble, unie, frappée par un destin cruel (la présence d’une personne handicapée dans la famille est un plus) pour « mériter » que les travailleurs-fées se penchent sur son cas pour réaliser le miracle. Enfin, dans le dernier spin-off de la franchise, Extreme Makeover: Weight Loss Edition (depuis 2011 sur ABC), une équipe de spécialistes s’attaque à des cas d’obésité morbide, les candidats étant cette fois coachés pendant des mois pour perdre un maximum de poids.
13Cet avatar se rapproche d’un second type d’émission de télé-réalité mettant en scène des professionnels mais relevant cette fois du « coaching de vie ». Dans des séries comme Super Nanny (depuis 2004 sur Channel 4, puis sur ABC, puis sur M6 et NT1), C’est du propre (2005-2013, M6) ou Recherche appartement ou maison (depuis 2006, M6), on montre des activités qui relèvent de l’expérience quotidienne de la plupart des téléspectateurs (éduquer ses enfant, faire le ménage chez soi, vendre ou acheter son logement) mais qui pourraient aussi donner lieu à un travail rémunéré et constituer une activité professionnelle : les métiers d’éducateur, d’agent d’entretien ou d’agent immobilier existent bien et les coachs de chaque émission sont présentés comme des professionnels (respectivement de la petite enfance, de l’hygiène et de l’immobilier). On a ici affaire à des opérations de coaching, à propos d’aspects plus ou moins fondamentaux de la vie quotidienne, de la santé ou l’éducation des enfants jusqu’à la vente des vieux objets de la maison comme dans Antique Roadshow et sa quarantaine de déclinaisons aux États-Unis et en Grande‑Bretagne (antiquaires experts et coachs pour des particuliers). Mais ici encore les professionnels sont des experts, des prestataires de service pour des candidats profanes qui bénéficient de l’intervention et l’enjeu de l’émission n’est pas encore le travail lui-même.
14Le dernier type de traitement du travail dans des émissions de télé-réalité constitue l’objet central du présent article. Les émissions de ce type prennent le travail, le métier, l’activité pour objet et non plus le service que la production rend aux candidats dans une relation prestataire-bénéficiaire. Ces émissions qui prennent l’activité professionnelle elle-même, le travail, pour objet de télé-réalité concernent des secteurs variés : la cuisine et la restauration (rien qu’en France on peut citer Top Chef sur M6 depuis 2009, Master Chef sur TF1 depuis 2009, Un dîner presque parfait sur M6 depuis 2010, avec leurs déclinaisons pâtissière et hôtelière), mais aussi la couture (Great British Sewing Bee, depuis 2013, BBC2), la coiffure (Great British Hairdesser, depuis 2011, Channel 4), le tatouage (Ink Master, depuis 2012, sur Spyke TV aux États-Unis et sur N23 en France), et même la photo (Photoforlife, 2011, Arte), ou le soin aux animaux exotiques (Junior Vets, depuis 2013, Animaux). La plupart de ces émissions prennent la forme d’un concours entre les candidats dans l’accomplissement des tâches constituant le métier. Souvent on y gagne un super « droit d’entrée » (Mauger, 2007) sur le marché professionnel (une forte somme d’argent permettra d’ouvrir son restaurant au gagnant de Top Chef, le « Junior Vet » vainqueur accèdera à une formation vétérinaire très prisée, etc.). Mais l’émission Cauchemar en cuisine entend se situer encore plus « au cœur du travail » en donnant en spectacle des opérations de coaching professionnel pour des restaurateurs en pleine activité, possédant leur établissement, comme nous le verrons. Dans tous les cas néanmoins, ces métiers ont en commun de relever du travail indépendant ou au moins très autonome, où la responsabilité individuelle est aisément mise en cause et où la subjectivisation du rapport au travail et à l’emploi joue à plein. En outre, les métiers mis en spectacle ont tous une dimension performative, notamment manuelle ou corporelle. Il s’agit d’effectuer des gestes à l’efficacité immédiate, donnant un caractère visible et tangible au travail effectué et comportant une grande part d’incertitude, voire de risque. À l’instar des retransmissions sportives, on a affaire à des mises à l’épreuve permanentes, des situations où « ça passe ou ça casse » : qu’il s’agisse de démouler un gâteau à la préparation sophistiquée ou de marquer un penalty, la sanction est immédiate, binaire, séparant incontestablement le « succès » de l’« échec », le « gagnant » du « perdant », et constituant comme on va le voir l’expression spectaculaire d’un fatum.
15Enfin, dans une modalité un peu différente, parmi les émissions de télé-réalité ayant le travail pour objet central, on trouve une tradition d’émissions télévisées basées sur la technique managériale du job rotation comme Emmanuelle Savignac a pu le montrer. Antérieurement à l’apparition de Loft Story, considérée comme l’avènement de la télé-réalité en France, l’émission « documentaire » (présentée comme tel) Vis ma vie apparaît début 2001 sur TF1 (Savignac, 2011). Le principe est simple : une célébrité va accompagner une personne dans son travail (éducateur de la petite enfance, pompier, boucher, etc.) pendant une journée puis se « mettre à sa place » en essayant de faire ce travail pour la journée suivante. À partir de 2007, apparaît Vis ma vie : mon patron à ma place où c’est cette fois le dirigeant d’une entreprise qui « prend le rôle » d’un employé, puis Patron incognito (depuis 2012 sur M6), adaptation française de la série britannique Undercover Boss (depuis 2009 sur Channel 4) qui, comme le montrent Emmanuelle Savignac et Aurélie Jeantet (2009, 2016), met en scène au moins autant les relations de travail que les gestes du travail et qui, comme nous le verrons, ajoute également au modèle une dimension essentielle : la duperie comme ressort dramatique.
16Les deux cas examinés ci-dessous relèvent comme nous venons de le voir de deux procédés un peu différent pour montrer le travail, mais nous verrons que dans Cauchemar en cuisine et dans Patron incognito la construction du point de vue du spectateur s’opère de manière similaire à bien des égards pour construire un dispositif « faussement compréhensif » (comme Adorno parlait – à tort ou à raison d’ailleurs – d’une musique « faussement subversive » pour le rock’n’roll).
- 3 Cette sous-section reprend pour l’essentiel des éléments déjà publiés dans un article pour Le monde (...)
17Ramsay’s Kitchen Nightmares (traduit par Cauchemar en cuisine) met en scène dans chaque épisode le chef vedette Gordon Ramsay qui vient coacher pendant une semaine un restaurateur en détresse dont l’établissement fait face aux pires difficultés. L’émission a été produite en Grande-Bretagne (2004, Channel 4) puis aux États-Unis et adaptée en France depuis 2011 (M6) avec cette fois le chef Philippe Etchebest dans le rôle du coach.
18Le restaurant est un des espaces archétypiques du social drama of work (Hughes, 1996) : la salle est une scène où professionnels et clients jouent un script bien rôdé tandis que les cuisines sont des coulisses où la caméra pénètre pour « montrer l’envers du décor ». Les activités en cuisine peuvent être très « spectaculaires » (chaque service est une épreuve de technicité, de rapidité et d’efficacité), les relations sont très familières (on se tutoie, on crie, on jure), voire familiales puisqu’il est fréquent que les membres d’une même famille travaillent ensemble, ce qui donne l’occasion au coach de se livrer à une psychothérapie familiale aussi sauvage que larmoyante. Enfin, l’objet même du travail en restauration est parfait pour la télé‑réalité puisque manger, faire à manger et aller au restaurant constituent des expériences à peu près unanimement partagées par le public et renvoient en même temps à des questions vitales, touchant au corps, engageant le goût de manière très forte.
19Le schéma narratif est invariable pour chaque épisode. Un restaurateur (propriétaire et/ou cuisinier) reçoit la visite du Chef à sa demande ou celle de son entourage. C’est bien lui le candidat. Le Chef passe une semaine dans le restaurant pour aider les protagonistes à identifier les problèmes qui menacent l’établissement et à y remédier pour que celui-ci (re)trouve le succès. Tout au long de l’épisode, les repères temporels sont créés par le montage qui, à partir de dizaines d’heures de rushes, produit une narration linéaire, un storytelling de jour en jour et de service en service. Le scénario est immuable. Première séquence : arrivée du Chef Ramsay ou Etchebest qui vient en salle déguster quelques plats de la carte et identifie immédiatement différents problèmes majeurs (qualité des mets, service, décor, etc.). Deuxième séquence : prise de contact houleuse avec le restaurateur (cuisinier et/ou patron) à coacher que le Chef enfonce complaisamment. Troisième séquence : le Chef suit la préparation d’un service, les problèmes s’enchaînent : piètre qualité des produits et de la préparation, cuisiniers et serveurs dépassés, témoignages « sur le vif » de clients mécontents, etc. Quatrième séquence : la crise, le « clash » entre le Chef coach et le restaurateur coaché : on crie, on s’insulte copieusement, on se menace parfois physiquement, il arrive que l’on pleure. Les étapes 3 et 4 se répètent ad nauseam et jusqu’à ce que le restaurateur touche le fond pour pouvoir enfin rebondir, ou plutôt renaître. Dans la cinquième séquence, on met en pratique les bonnes résolutions : avoir plus d’autorité sur son équipe ou au contraire être plus aimable, simplifier sa carte, abandonner le « tout congelé », servir avec le sourire, etc., les améliorations immédiates sont là encore attestées par le témoignage des clients/spectateurs/acteurs. Dans les versions américaine et française de l’émission, une dernière séquence montre l’étape finale du processus de mutation : la production de l’émission offre au restaurateur la rénovation de l’établissement, de la cuisine à la salle. Cette transformation intérieure du restaurant (rappelant le principe de la télé‑réalité caritative évoquée plus haut) vient marquer la fin du cycle, matérialiser la transformation intérieure des protagonistes, mais c’est aussi une façon pour la production de rétribuer ces derniers pour leur prestation bien spectaculaire, pour ne pas dire caricaturale. Comme c’est normalement le cas dans les programmes de télé‑réalité, toute l’émission est entrelardée de plans de coupe où les protagonistes commentent en aparté leurs actions et sentiments de manière à renforcer l’empathie du spectateur.
20La structure narrative du spectacle suit donc la dramaturgie quasi rituelle de la rédemption, l’exorcisme musclé (toujours conclu par un happy ending) constituant un grand classique de la narration aux États-unis et mobilisant un modèle du coaching à la fois religieux et militaire au service d’une idéologie “born again”. Cette thérapie de choc s’appuie sur des techniques violentes, en particulier l’humiliation, le fait de pousser les protagonistes à bout pour les faire « craquer », leur faire admettre leurs défauts. L’ensemble est traversé par une thématique clairement viriliste présente dans toutes les versions de Cauchemar en cuisine : violence verbale (notamment pour Ramsey) et parfois intimidation physique (notamment pour Etchebest).
21Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, l’expertise professionnelle du Chef s’exprime assez peu sur le registre de la technique culinaire. Quand on voit le travail de préparation des mets, c’est en général sous la forme d’un montage très bref et spectaculaire, façon film d’action, avec les passages obligés de la découpe de légumes ultra rapide et de la poêle qui flambe. La mise à l’épreuve par le geste juste fonctionne à plein, on l’a dit, mais on ne voit jamais le « sale boulot », le travail répétitif et rébarbatif. Quand il est fait référence à la compétence professionnelle, c’est à propos de problèmes très caricaturaux relatifs à l’hygiène : pot de cinq litres de mayonnaise industrielle stocké à température ambiante, cafards derrière le frigo, nourriture avariée dans la chambre froide, four et hotte suintant de graisse. Le spectacle prend alors à témoin le téléspectateur armé de son bon sens, sans jamais replacer le travail dans sa réalité sociale.
22D’un épisode à l’autre, les candidats coachés ont des niveaux techniques très différents et les établissements couvrent une gamme très étendue, de la soul food à la pizzeria de quartier jusqu’au maître sushi ou au restaurant gastronomique, mais la recette du coach est toujours la même : tout est une affaire d’attitude, de volonté, d’engagement et d’exigence. Bref, un problème individuel.
23Dans ce monde spectaculaire, au sens de Debord, les réalités économiques et sociales sont systématiquement euphémisées. Mis à part dans les tout premiers épisodes de la production britannique, il n’est jamais précisément et concrètement question d’argent dans Cauchemar en cuisine, qu’il s’agisse du montant des dettes, du coût des salaires, des produits ou des prix à la carte. Il n’est jamais non plus question des dispositions ou propriétés sociales des protagonistes et on ne sait généralement rien de leurs origines, de leur formation ou de leurs réseaux. De fait, comme Pierre Bourdieu l’a montré depuis longtemps à propos du travail artistique et intellectuel (1977, 1994), parler ouvertement de calcul, de stratégie obligerait à lever le régime de croyance partagée dans le jeu social et à révéler les « cuisines » du travail en restauration qui, apparaissant alors pour ce qu’il est, c’est-à-dire une activité commerciale, ne pourrait plus être aussi systématiquement circonscrit comme il l’est par la narration à l’empyrée de la vocation et de la morale individuelle. C’est donc tout un enchantement du monde social qui se présente à nous. Le spectacle de Cauchemar en cuisine résume le travail à une suite de mises à l’épreuve qui sont comme autant d’épiphanies. D’épisode en épisode et dans chaque épisode de service en service, le travail est ou doit être une perpétuelle remise en question et donner lieu à la perpétuelle réaffirmation de l’engagement, de la probité du restaurateur et de son inlassable désir de bien faire. On a donc bien affaire à l’euphémisation, voire à la dénégation des rapports sociaux à l’œuvre dans un restaurant et dans la plupart des situations de travail (comme par exemple l’impossible adéquation des intérêts respectifs des clients, des salariés et du patron) au profit d’une idéologie individualiste de la vocation et de la morale, parfaitement en accord avec le nouvel esprit du capitalisme.
24Cauchemar en cuisine propose donc une mise en spectacle du travail éminemment normative et peut donc aussi être vu comme un exemple de la diversité des vecteurs que peut emprunter l’idéologie managériale. La spectaculaire opération de magie sociale à laquelle on assiste vide intégralement chaque situation, chaque « cas », de tout référent socio-économique pour se concentrer sur le changement (rédemption, renaissance) d’une personne ou d’un petit groupe (familial). Et l’on retrouve la thématique récurrente du changement personnel, du développement personnel comme seul vecteur possible de la « réussite ». Le rapport au travail est totalement individualisé, subjectivisé et sa précarité finit par être acceptée comme un glorieux apostolat.
- 4 Emmanuelle Savignac (Savignac 2011) explique très bien que la « rotation » ne va en fait que dans u (...)
25Nous avons évoqué à la fin de la section précédente le modèle managérial du job rotation pour la production de différentes séries, à commencer par Vis ma vie sur TF1 en 2001. Dans la première version qui met en spectacle des « people » et des quidams candidats, l’émission joue évidemment sur le décalage de statut social et la capacité des célébrités à faire preuve d’autodérision, à adopter une posture humble vis-à-vis des « vraies gens » et de leur « vrai travail » mais aussi de dynamiser l’émission par leur « personnalité » et leurs facéties. Quand par exemple Franck Dubosc passe une journée dans une garderie, il use de son « charisme » et de ses compétences de comédien comme d’une seconde nature, comme si par essence le « people » (cette catégorie se substituant de plus en plus à celle de l’« artiste ») était différent du commun et ne pouvait pas, ou même n’aurait jamais pu faire ce métier (idéologie naturalisante de la vocation et légitimation de l’ordre social : chacun est « à sa place »). Ainsi dans Vis ma vie, les candidats, employés, ouvriers ou artisans se trouvent régulièrement valorisés (« Qu’est ce que c’est dur, je ne me rendais pas compte », s’exclament les « people » à chaque épisode) même si la présence des célébrités et leur jeu permanent tend évidemment à déréaliser les situations. L’ambivalence entre la prise au sérieux du travail ordinaire et la prise de distance par l’humour est omniprésente dans cette première version du jeu de rôles sur le mode du job rotation4.
- 5 Il est frappant de voir comment la production opère cette transformation d’un chef d’entreprise à l (...)
- 6 Ce procédé créant un effet de vérité est décrit précisément par exemple dans l’ouvrage de Georges P (...)
26Diffusée pour la première fois en 2009 sur Channel 4 en Grande Bretagne puis à partir de 2012 sur M6 pour la version française, Patron incognito (Undercover Boss) fait évoluer de manière fondamentale le modèle présenté dans Vis ma vie : il ne s’agit plus de faire venir une célébrité dans un univers de travail ordinaire mais d’y introduire le patron à l’insu des employés. Ainsi, un patron déguisé et grimé par la production se fait passer auprès de ses propres salariés pour un chômeur de longue durée devant multiplier les stages courts dans différents secteurs de l’entreprise, suivi par une équipe de tournage censée réaliser un documentaire sur la réinsertion du soi-disant chômeur. Les patrons qui se donnent en spectacle à cette occasion ne sont pas des dirigeants de très grandes entreprises. On imagine mal un patron du CAC40 se livrer à cet exercice, encore que pour certains PDG à la fois jeunes et friands d’apparitions médiatiques, cela pourrait peut-être constituer une possibilité. Il ne s’agit pas non plus de patrons de très petites entreprises de deux ou trois salariés, ces patrons-ouvriers souvent artisans qui sont rarement beaucoup plus riches que leurs employés et partagent déjà le quotidien des salariés sur les chantiers ou à l’atelier (Crasset, 2014 ; Perrenoud, 2008). Pour que le dispositif de l’émission fonctionne, il faut qu’une distance sociale suffisante sépare le patron de ses salariés, ce qui fait que ceux-ci ne le reconnaîtront pas sous le maquillage. Ces patrons d’entreprises de taille moyenne, voire plutôt grande (quelques centaines d’employés) sont donc grimés et déguisés en « chômeur de longue durée » (forcément très mal coiffés et habillés5) et sont présentés aux différents employés qu’ils rencontrent comme des stagiaires en réinsertion qu’il s’agit d’initier aux différentes activités de l’entreprise. Le patron va découvrir alors en même temps que le spectateur la « réalité » du travail des employés, réalité qui apparaît comme d’autant moins contestable qu’elle fait pendant à la supercherie constitutive de l’émission : si le patron est un faux employé, l’employé en face de lui ne peut être que « vrai »6.
27Contrairement à toutes les autres émissions évoquées dans cet article, ici le « patron incognito » est à la fois candidat et maître du jeu. À quoi le patron est-il candidat ? Un niveau de lecture superficiel pourrait nous conduire à considérer qu’il se donne pour défi d’accomplir les tâches ordinaires de ses salariés. Mais il ne s’agit pas d’une mise à l’épreuve constitutive du spectacle de la télé-réalité. Le patron et nous, les spectateurs, savent que ce n’est pas « son travail » et qu’il n’a pas non plus réellement besoin de « bien » l’exécuter pour trouver un emploi. À la différence d’un chômeur en réinsertion, le patron peut jouer avec la situation, la prendre parfois à la légère, souvent sous le regard interloqué des salariés. Le « patron incognito » ne met pas non plus vraiment en jeu son image de chef d’entreprise puisque ce n’est pas son travail, sa pratique professionnelle, qui sont mis en spectacle mais bien ceux de ses salariés. En revanche, le dispositif de l’émission fait de lui le maître du jeu, c’est lui qui avance masqué et se dévoile dans une immuable scène finale où un par un, quelques jours après « l’expérience », les employés sont convoqués devant le patron qui leur révèle sa véritable identité. Ces employés ne sont candidats à rien, n’ont rien demandé à personne, ne savent même pas quel est le propos réel de l’émission de télévision à laquelle ils participent puisqu’on leur a fait croire que le « documentaire » portait sur un chômeur en réinsertion. Et pourtant, au cours de cette séquence conclusive, tous comprennent bien que c’est eux qui ont été mis à l’épreuve. Les visages pâlissent, les gorges se nouent dans l’angoisse du jugement produit par le patron. De fait, le jeu de dupes de Undercover boss retourne totalement le dispositif caractéristique de Vis ma vie. Nous l’avons dit, ce dernier produisait un discours de valorisation du travail « ordinaire » même si la présence des « people » contribuait déjà à l’enchanter, le déréaliser, l’inégalité de statut entre les protagonistes « travailleurs » et la frivolité des vedettes étant complaisamment mise en scène comme un fait de nature. Le « patron incognito » est là lui aussi pour s’apercevoir de la difficulté des tâches et les cas ne manquent pas où il prend conscience du caractère très pénible du travail des salariés (le patron d’une chaîne d’hôtels se fait mal au dos en faisant les lits et décide de rehausser de 20 cm toute la literie de ses hôtels pour épargner ses femmes de chambre), mais son statut réel, la relation de subordination qui existe objectivement entre lui et ses salariés, et le fait qu’il soit masqué constituent un puissant dispositif de contrôle pour surprendre les tire-au-flanc, les « tricheurs », les « mauvais ». Savignac avait évoqué les contes de fées à propos de Vis ma vie (2011) mais avec Patron incognito on est face à la reproduction d’un schéma narratif des plus classiques dans les contes : le puissant (fée, sorcier, roi) se déguise en misérable (grenouille, mendiant, lépreux) pour mettre à l’épreuve le protagoniste (l’aidera-t-il ?) et lui révèle a posteriori sa véritable identité ainsi que la sentence consécutive à la mise à l’épreuve. Patron incognito est donc une formidable machine à préserver l’ordre social s’appuyant sur un storytelling multiséculaire ainsi que sur la connivence objective entre la production, le patron incognito et le spectateur créée par le dispositif (contrairement encore à celui de Vis ma vie) qui fait qu’on voit toujours les employés par les yeux du patron (comme lui, le spectateur connaît la vérité, le seul qui l’ignore est le salarié).
Image 1. Gordon Ramsey crie sur une candidate de Hell’s Kitchen
Capture d’image de l’émission télévisée Hell’s Kitchen
© PatrickWymore/FOX/CreativeCommons/Flickr
28Nous l’avons signalé dès l’abord, ce texte n’a pas d’autre ambition que de proposer la défense et l’illustration d’un point de vue sociologique prenant au sérieux la dimension éminemment normative de la télé-réalité, en particulier dans sa fonction de mise en spectacle du travail et des mondes professionnels. Cette proposition s’inscrit en rupture avec le point de vue qui semble dominant dans les productions issues des études sur l’information et la communication, point de vue considérant la télé-réalité comme le symptôme et le relai d’une « banalisation du banal » dans la société, qui relèverait d’un « droit à. Droit à être un héros, droit à passer à la télévision, droit de l’homme sans qualité à être connu et adulé » (Jost, 2007, 120). En considérant ces programmes télévisuels sous l’angle des rapports sociaux fortement inégalitaires et des relations de domination qu’ils donnent à voir comme normaux et qu’ils concourent à imposer dans le monde social comme à la fois « réels » et « naturels », la sociologie du travail peut enrichir son appréhension des mondes sociaux et des espaces professionnels qu’elle étudie.
29Comme c’est souvent le cas face à une critique du discours et du spectacle produits à la télévision, on pourra nous objecter que « le spectateur n’est pas idiot », que plus de quinze ans de télé-réalité ont habitué le public à ne pas tout prendre au pied de la lettre et à exercer un regard critique sur les émissions de ce genre, qui elles-mêmes ont bien évolué (Nadaud-Albertini, 2013). On pourra considérer que les Chefs coachs ou les patrons incognitos sont eux aussi soumis au jugement des spectateurs, comme les candidats coachés ou les employés dupés. Et de fait, il s’agit d’une forme d’ambivalence consubstantielle au spectacle : le comportement des coachs et des patrons incognitos est évalué lui aussi, de même que les décisions des jurés des jeux‑concours (de la chanson à la cuisine) sont parfois sujettes à la contestation des téléspectateurs, via les « réseaux sociaux » notamment. C’est aussi le signe que les téléspectateurs, même s’ils ne sont pas d’accord avec les « maîtres du jeu », se prennent au jeu malgré tout. Si donc on sait que les réceptions sont multiples, que tous les téléspectateurs ne voient pas la même chose et livrent des interprétations différentes de ce qu’ils ont vu, on sait aussi combien il est difficile de pratiquer efficacement des enquêtes de réception sur la télévision (Coulangeon, 2010 ; Lahire, 2009). Or sans une enquête de réception sérieuse et approfondie, associant approches quantitatives et qualitatives, il semble très hasardeux de parler de l’attitude et des réactions « du téléspectateur » vis-à-vis de telle ou telle émission.
30Pourtant, quelles que soient les capacités critiques de leurs publics, quelles que soient les modalités de réceptions distanciées et quel que soit leur poids parmi les récepteurs, nous avons montré ici que dans leurs structures objectives, ces émissions participent de la production spectaculaire. Un ordre social, une idéologie, des valeurs sont au principe de ces programmes de télé-réalité qui en constituent à la fois une expression et un vecteur promotionnel : individualisation et psychologisation du rapport au travail (le coaching – Salmann 2015 – dans Cauchemar en cuisine, la « personnalité » des patrons et salariés dans Undercover boss), légitimation de l’autorité et de la hiérarchie (le chef, le coach, le patron, sont institués en juges légitimes), mise à l’épreuve et évaluation perpétuelle des travailleurs (les salariés de Patron incognito sont en permanence sous le regard de leur boss et le nôtre) avec sanction immédiate (en particulier dans Cauchemar en cuisine). En fait, c’est le contraire de la démarche compréhensive en sciences humaines et sociales qui nous est donné à voir, le spectacle des cas sans la casuistique, la monstration des individus sans le point de vue clinique, la décontextualisation systématique et l’euphémisation, sinon la dénégation du monde social (Skeggs, 2009). L’idée d’une vérité anthropologique totalement déconnectée de ses ancrages ou de ses déterminants sociaux et uniquement constituée de la « volonté » des individus de « changer » ou de « faire les bons choix » semble bien sûr particulièrement bien ajustée à une époque où les sciences sociales sont régulièrement remises en cause pour leur supposée propension à « excuser » les individus et à les priver de leur « libre arbitre » (Lahire, 2016).
31Un dernier élément, lié au précédent, est particulièrement remarquable. Dans les différentes émissions de télé-réalité prenant le travail pour objet évoquées dans la première partie de ce texte et en particulier dans les deux émissions examinées dans la deuxième partie, les divers dispositifs ont ceci en commun qu’ils prétendent montrer l’« envers du décor », les « ficelles du métier ». Dans Cauchemar en cuisine comme dans Patron incognito, on trouve des dispositifs visant non seulement à faire apparaître ce qui est montré comme « vrai » mais encore à dire plus ou moins explicitement au spectateur qu’il a accès à une vérité dévoilée, aux « coulisses » des situations de travail montrées. En fait, cette monstration spectaculaire participe d’un mouvement de clôture et d’occultation. Ce faux dévoilement des coulisses du travail opère d’autant plus efficacement qu’il se joue, on vient de le voir, dans un univers où le monde social a disparu derrière les « personnages » et leur « personnalité ». Ainsi, par les différents procédés narratifs examinés dans ce texte, le discours télévisuel est éminemment normatif et ferme l’espace des possibles en le résumant au spectacle, aux rapports sociaux donnés à voir et réifiés, balisés par l’autorité du chef, qu’il soit coach musclé ou patron espion.