1Quelques jours à vivre. Voici le titre du dernier reportage dessiné de Xavier Bétaucourt et Olivier Perret publié en 2017 aux éditions Delcourt. Durant les 125 pages que compte cette « bande dessinée du réel », le lecteur se retrouve immergé dans l'univers fermé et donc largement méconnu du travail des soignants d'une unité de soins palliatifs. C'est ainsi que la maîtrise du texte de Xavier Bétaucourt associée à la sobriété du dessin d'Olivier Perret transcrivent au plus juste l'atmosphère d'un monde à part, celui où la mort des uns devient le quotidien des autres.
Première de couverture
Quelques jours à vivre – Xavier Bétaucourt et Olivier Perret
2À l'origine de cette enquête, l'expérience douloureuse vécue par Xavier Bétaucourt qui a dû accompagner un de ses proches dans cette unité de soins palliatifs. Loin de ce qu'il s'était imaginé, il s'est retrouvé confronté à une tout autre réalité. En tant qu'ancien journaliste, il a voulu voir tout ce qu'il pouvait y avoir derrière les clichés. Il a ainsi réalisé pendant plus d'un an une enquête de terrain afin de suivre celles et ceux qui ont décidé d'accompagner ces malades qui ne guériront jamais.
3Les scènes mises en images témoignent d'un réel travail d'observation et retranscrivent l'ambiance, le rythme et la réalité du quotidien si particulier d'une unité de soins palliatifs. Le dessin, en dégradés de gris, propose une esthétique agréable dans laquelle le discours s'intègre parfaitement. Si cet équilibre tout en nuance et sobriété parvient à transcrire au plus juste l'ensemble des pratiques professionnelles (réunions de transmission, debriefing informel, soins aux patients, soutien moral et psychologique à leurs proches…), il ne manque pas de véhiculer toute la palette des émotions humaines (souffrance, empathie, sympathie, tristesse...). En effet, loin de l'univers froid et déshumanisé que l'on pourrait être tenté de se représenter, le service de soins palliatifs apparaît, presque paradoxalement, comme un lieu plein de vie.
4Les interactions, nombreuses et rythmées, incarnent l'importance de « la collaboration de l’ensemble des professions médicales et paramédicales » (2010, 11), car « lors de la fin de vie, tout s'accélère » (p. 24). Emporté dans le quotidien de l'unité, le lecteur se retrouve tour à tour dans différents lieux : la salle de réunion, les couloirs du service, les chambres des patients, la salle de pause. Il suit littéralement le travail en train de se faire, au plus près de son activité, tant dans les moments de relâchement (plaisanteries entre collègues ou avec les patients) que dans les moments de tension (souffrance des patients, des proches, mais aussi du personnel soignant). Le lecteur est plongé dans cet univers très particulier, lieu de travail de ces professionnels de santé qui accueillent des patients qu'ils verront mourir, quoi qu'il arrive.
5L'introduction est effectuée par une entrée « de côté » qui conduit le lecteur en Indonésie, plus précisément chez les Torajas car, contrairement à la France, là-bas on ne laisse pas les morts se « reposer » en paix. En effet, durant le rituel de Ma'nene, les corps des défunts sont exhumés, puis nettoyés, leurs habits sont changés, « et, pour ceux dont l'état le permet » (p. 5), une balade est organisée dans le village avant des les enterrer de nouveau dans un cercueil « remis à neuf » (p. 5). Ici, « la mort fait partie de la vie » (p. 5) et témoigne de l'existence, ailleurs dans le monde, d'autres manières de vivre le deuil d'un être cher. Cette forme de décalage anthropologique vise à introduire le sujet de l'enquête et à élargir la focale du propos car si « leurs morts ne meurent jamais », les nôtres, entendu ceux des société occidentales, meurent bel et bien. La fin de vie est donc pour nous une période angoissante, voire tabou, dont il est souvent très difficile de parler.
6Retour en France, sur le lieu de l'enquête, à Roubaix, dans l'unité de soins palliatifs de l'hôpital Provo créée en 1983 grâce à la volonté de quelques uns qui ont « dû batailler ferme pendant 3 ans pour ouvrir ce service » et affronter la résistance de l'administration pour laquelle « ça coûtait trop cher. Tout simplement. » C'est la position d'une cadre de santé qui rappelle que son « travail, c'est aussi gérer au mieux l'argent du contribuable » (p. 24).
7Situé dans ville « la plus pauvre » d'une « région socialement défavorisée », le service accueille beaucoup de patients atteints de cancers, malheureusement « diagnostiqués trop tard » (p. 15). En effet, cette précarité médicale, qui prend la forme « dans certains quartiers sensibles » (p. 18) de déserts médicaux, conduit à l'isolement des personnes les plus démunies et à la détérioration rapide de leur état de santé (p. 19). Par conséquent, à Roubaix plus qu'ailleurs, bon nombre d'entre-elles se retrouvent prises en charge par le service des soins palliatifs sans même avoir pu bénéficier au préalable de thérapies à visée curative. Et bien sûr, « lorsque ces patients arrivent en soins palliatifs, il est trop tard » (p. 19).
8Immergé dans un monde qui lui est étranger, le lecteur est invité à plonger au cœur de l'enquête. Seules des incises historiques ou anthropologiques jalonnant le récit viennent découper la narration tout en permettant au lecteur de reprendre son souffle avant la prochaine immersion. Ainsi, le lecteur, par cette narration spécifique, dispose régulièrement de quelques pages pour sortir du lieu de l'expérience qu'il est en train de vivre. Ces prises de recul contribuent à l'adoption d'une posture réflexive permanente qui permet de ne pas se sentir enfermé dans ce quotidien chargé d'émotivité. Ce procédé immersif est d'autant plus efficace qu'une élève-infirmière, Juliette, à laquelle le lecteur est amené à s'identifier dès les premières pages, arrive dans le service. Novice, elle apparaît comme un personnage sur lequel le lecteur peut s'appuyer pour effectuer son entrée, lui permettant ainsi de faire l'expérience de la découverte qu'elle est en train de réaliser.
9Juliette est accueillie par le docteur Heuclin, le chef d'équipe. Sa rencontre avec le personnel soignant se fait dans le cadre de la réunion de transmission, « un moment important et pas seulement d'un point de vue médical... » (p. 7). C'est en effet un lieu où la pression se relâche, où l'on peut discuter, blaguer, comme pour mettre à distance, le temps de quelques minutes, la réalité qui fait le quotidien et la spécificité du travail dans ce service : la confrontation routinisée avec la mort.
10Très rapidement, des mains s'agitent dans le couloir. Juliette s'interroge. Deux de ses collègues lui répondent tour à tour : « C'est un code. Tout le monde comprend ». « On ne va quand même pas le crier tout fort dans le couloir » (p. 13). Quelques instants auparavant le docteur Heuclin constatait : « Le lit n'a pas bougé, les couvertures sont bien en place. Elle est tranquille. Elle n'a pas eu mal » (p. 12). Voici la spécificité du travail dans une unité de soins palliatifs. Ici, on pratique une médecine qui ne guérit pas mais qui soigne. Il s'agit d'accompagner le patient du mieux possible, sans souffrance : « Notre objectif c'est la qualité de vie, le confort dans cette période compliquée » (p. 24) qui ne dure en moyenne qu'une dizaine de jours...
11Certaines scènes sont plus heureuses que d'autres, de bons moments surgissent ici ou là. Mais l'émotion est toujours présente. Elle atteint son comble lors du mariage d'un patient organisé dans sa chambre. Ils devaient se marier, il est tombé malade, ils se seront mariés. Cette scène particulièrement intense laisse entrevoir toute l'humanité des soignants qui ne peuvent s'empêcher de pleurer car, comme le dit une infirmière du service : « … faut pas croire. Certaines morts sont compliquées à accepter. » (p. 24).
12D'autres ont décidé de choisir le jour de leur mort pour partir en toute conscience, avant que la maladie, pour devenir supportable, ne les ait condamnés à subir un traitement sédatif. De l'aveu du scénariste, il pensait d'ailleurs que la thématique de l'euthanasie aurait pris une place beaucoup plus importante dans l'enquête. Et bien que la question semble se poser régulièrement, par exemple lorsque certains patients paniqués à l'idée de souffrir évoquent avec les soignants cette possibilité, « ça n'est pas la philosophie du service ». Ici « on ne donne pas la mort » précise une infirmière, à la suite de quoi sa collègue ajoute : « On la laisse venir. On l'accompagne. » (p. 114).
13L'émotion que suscite cet album, avec parfois des scènes assez difficiles, notamment pour celles et ceux qui ont été confrontés à la mort d'un de leurs proches dans un contexte similaire, ne laissera personne indifférent. La bande-dessinée, parce qu'elle permet aussi de dire des choses sans forcément utiliser de mots, apparaît comme un support incroyablement efficace pour aborder un sujet sensible. La possibilité qu'elle offre de saisir et traduire les émotions, évidemment plus que ne saurait le faire un texte scientifique, permet au lecteur de faire l'expérience de l'immersion depuis le point de vue empathique qu'adoptent les auteurs sur les soignants. L'humanité qui en ressort, au travers de la justesse des situations et des émotions saisies sur le papier, permet de comprendre la vie quotidienne des professionnels qui accompagnent jusqu'à la fin celles et ceux qui n'ont plus que quelques jours à vivre.