1Mieux vaut prévenir que guérir. C’est sur ce principe que se fondent les articles L 4121-1 et L 4121-2 du Code du travail instituant pour les employeurs une obligation de prévention des risques professionnels.
2Avec la révolution industrielle au XIXe siècle, la concentration des ouvriers et la multiplication des machines dans les usines ou autres sites productifs induisent une prolifération des accidents du travail. Avant même que l’État légifère en matière de santé au travail, émergent dans la seconde moitié du XIXe siècle des initiatives privées de chefs d’entreprises enclins à penser que l’accident du travail n’est pas une fatalité :
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l’Association pour la prévention des accidents de machines, créée en 1867 à l’initiative de Frédéric Engel-Dollfus et soutenue par la Société industrielle de Mulhouse ;
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l’Association rouennaise pour prévenir les accidents de fabrique en 1880, devenue en 1892 l’Association normande pour prévenir les accidents du travail ;
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l’Association parisienne des industriels pour préserver des accidents du travail les ouvriers de toutes spécialités, créée en 1883 et plus connue sous la dénomination d’Association des industriels de France (AIF) adoptée en 1887 ;
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- 1 L’organisme associatif de prévention des risques professionnels et de santé-sécurité au travail exi (...)
l’Association des industriels du Nord de la France (AINF1), née en 1894 par émancipation du groupe septentrional de l’AIF.
3En 1947, un nouvel acteur public de la prévention des accidents du travail et des risques professionnels fait son apparition dans le contexte de réorganisation de la médecine du travail avec la loi du 11 octobre 1946 : l’Institut national de sécurité (INS), renommé Institut national de recherche et de sécurité (INRS) en 1967.
4Pour répondre à des objectifs d’information et de sensibilisation face aux situations professionnelles accidentogènes, chacun de ces organismes publie au cours du XXe siècle des affiches de prévention. La finalité est simple : faire entrer des supports de communication dans l’atelier pour faire prendre conscience aux travailleurs des risques qui les entourent.
- 2 Heinich Nathalie, La fabrique du patrimoine. De la cathédrale à la petite cuillère, Paris : Ministè (...)
- 3 On peut citer la récente exposition qui a donné lieu à une publication : Le Foll Tiphaine (dir.), 2 (...)
5Des milliers de documents, non seulement des affiches mais aussi des vignettes, des calendriers, etc. sont ainsi largement diffusés dans le monde ouvrier. Au-delà de leur valeur primaire – l’image utilisée comme outil de communication –, ces documents iconographiques acquièrent aujourd’hui une valeur secondaire en devenant des objets patrimoniaux2, conservés et exposés dans institutions culturelles comme l’Écomusée du Creusot ou les Archives nationales du monde du travail à Roubaix. Souvent mises en valeur pour leurs qualités graphiques3, ces affiches peuvent également être étudiées pour leur contenu. Elles constituent en effet une source originale pour l’histoire des représentations mentales et figurées des conditions de travail.
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Affiche présentant une double particularité : la mise en abyme des affiches de prévention des accidents du travail au plus près des salariés et l'omniprésence des femmes actives représentées
ANMT (dépôt AINF 2003_029), affiche n° 1163
- 4 La Première Guerre mondiale est par exemple une période-clef pour la représentation des femmes au t (...)
6Associée à la force virile de l’ouvrier, l’industrie est souvent représentée comme un univers d’hommes, sauf en de rares cas4. L’historiographie contemporaine n’a pas manqué de relever le hiatus entre les représentations et la réalité du travail des femmes. Les affiches de prévention des accidents du travail échappent-elles à ce hiatus ? Dans quels rôles et avec quelles particularités les femmes y sont-elles représentées ? Existe-t-il des situations accidentogènes spécifiquement féminines dont les affiches de prévention font écho ?
7À travers une grille d’analyse du fond et de la forme (composition graphique, texte, figuration individuelle ou collective, éléments sexués, etc.), près d’un millier d’affiches de prévention des accidents du travail a été étudié. Le corpus retenu pour cette étude quantitative et qualitative se compose de deux collections, conservées aux Archives nationales du monde du travail, librement communicables :
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- 5 La reproduction et la réutilisation des affiches de l’AINF sont soumises à autorisation. L’auteur r (...)
une série quelque peu lacunaire de 936 affiches de l’AINF, numérotées de 147 à 1576, produites dans le cadre de son programme « l’action éducative par affiches » de 1951 au milieu des années 1990 (2003_029)5 ;
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une série de 34 affichettes de l’Association normande pour prévenir les accidents du travail, toutes datées de 1932 et présentes dans le fonds d’archives de la Compagnie du chemin de fer du Nord (202 AQ 285).
8Sur un corpus de 936 affiches de l’AINF, seulement 104 contiennent des personnages ou symboles féminins (11 %) contre 542 affiches présentant des figures masculines (58 %) ; les 290 affiches restantes ne donnent à voir que des objets de l’environnement professionnel ou des situations sans personnages. Les femmes sont donc cinq fois moins présentes que les hommes dans cette première série d’affiches, ce qui est sans commune mesure avec la réalité : dans la seconde moitié du XXe siècle, les femmes ne sont pas cinq fois moins nombreuses à travailler que les hommes, ni même cinq fois moins touchées par des accidents du travail que les hommes.
9De surcroît, toutes les figures féminines recensées ne sont pas stricto sensu des représentations de femmes au travail. Des traits ou symboles féminins sont en effet utilisés à des fins de communication visant une cible essentiellement masculine, pour incarner des concepts aussi variés que contradictoires, tels que la prudence et la sécurité d’une part, la distraction et le danger d’autre part, l’amour familial par ailleurs.
- 6 L’affiche n° 634, reproduite sur le site Internet de l’Association AINF, n’est pas conservée aux Ar (...)
10Que ce soit sous la dénomination d’ « ange gardien » (affiche n° 566) ou de « fée que tu dois croire » (affiche n° 829), la Prudence divinisée s’affiche en figure tutélaire protectrice des travailleurs, celle qui « barre la route au danger »6 auquel ils sont confrontés. À deux reprises, la Prudence prend la forme d’une carte à jouer pour accompagner les hommes dans leurs moments de convivialité et leur rappeler les précautions à prendre pour travailler en toute sécurité.
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La Prudence est représentée sous les traits d'une femme portant ses équipements de protection individuelle : lunettes, casques, gants
ANMT (dépôt AINF 2003_029), affiche n° 1008
11Aux antipodes de ces divinités protectrices, la femme peut se révéler être une incarnation malfaisante par qui l’accident arrive, une sorte de réminiscence d’Ève entrainant la chute du paradis. Une paire de jambes dénudées a de quoi faire tourner la tête à ces messieurs.
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La figure féminine, sous forme de métonymie, sert de prétexte pour véhiculer un message d'attention auprès d'une cible masculine.
ANMT (dépôt AINF 2003_029), affiche n° 717.
- 7 Dans un autre registre, voir Pécout C., Bohuon A. et Birot L. (2010), « La représentation de la fem (...)
12Tantôt avec un humour proche du gag de bande dessinée, tantôt sur un ton plus moralisateur, la composition graphique joue sur une attirance sexuelle7 afin de véhiculer un message de prévention : la femme, en tant qu’objet du désir masculin, peut déconcentrer l’homme dans son travail et le conduire ainsi à sa perte (affiche n° 767 : « Distraction = accident »). Mais revêtu d’une écharpe de miss « sécurité », un personnage féminin peut aussi user de ses charmes pour ramener la gente masculine sur le droit chemin de la santé-sécurité au travail.
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Entre mysoginie et humour grivois, la figure féminine est parfois utilisée pour incarner un danger mortel pour le travailleur masculin
ANMT (dépôt AINF 2003_029), affiche n° 550
- 8 À titre de comparaison, l’INS publie en 1963 une affiche de Denis datée de 1958 intitulée « Sécurit (...)
13Les figures féminines sont également présentes pour symboliser l’amour du travailleur envers sa femme ou sa fille. Cantonnées hors du travail d’où elles sont par définition exclues, les mères de famille et les jeunes filles s’invitent métaphoriquement dans l’atelier pour rappeler au travailleur d’être prudent et de revenir indemne au foyer familial. Les affiches jouent alors sur une adéquation entre l’image et le texte pour établir une dichotomie entre l’homme au travail et la femme à la maison8.
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Les femmes sont non seulement l'épouse au foyer familial, mais aussi la collègue de travail
ANMT (dépôt AINF 2003_029), affiche n° 1263
14En défalquant les cas où les figures féminines sont seulement prétextes à incarner un concept, le nombre de femmes actives dans les affiches de prévention de l’AINF n’est que de 70, soit à peine 7,5 % du corpus initial. Cette sous-représentation des femmes actives peut s’expliquer par le poids des conceptions mentales. Dans le cas d’un reportage photographique montrant les conditions de travail des femmes, l’écart entre l’image et le réel est lié à la subjectivité du photographe et à l’artificialité plus ou moins marquée de la pose. Dans le cas des affiches de prévention des accidents du travail, l’écart entre la composition figurative et la réalité du travail féminin est consubstantiel : l’affiche est une œuvre de l’esprit, une création graphique répondant à une finalité. Représenter une femme au travail dans une affiche de prévention présuppose deux partis pris fondamentaux : premièrement vouloir rendre compte que la femme travaille et deuxièmement avoir conscience qu’elle est soumise à des risques professionnels au même titre que ses collègues masculins.
- 9 Dans les années 1970, on retrouve la figure de l’infirmière dans deux affiches de l’AINF (n° 1333 e (...)
15La première femme active présente dans une des affiches de prévention recensées est une infirmière : c’est là la seule figure féminine présente dans la série de 34 affichettes de l’Association normande pour prévenir les accidents du travail en 1932 ! Certes, cette représentation constitue un cas-limite : la femme est ici au second plan par rapport au travailleur blessé. Il n’en demeure pas moins que l’infirmière soignant l'homme blessé est présente en tant que professionnelle de santé réalisant un acte de soin sur le lieu de travail. Ce type de composition se retrouve d’ailleurs dans d’autres affiches de prévention des accidents du travail de l’AINF ou de l’INRS9.
Image numéro 6
L'infirmière, à mi-chemin entre la figure protectrice de la Prudence et la femme active qui réalise un acte de soin auprès du travailleur blessé.
ANMT (Compagnie des chemins de fer du Nord 202 AQ 285), affichette n° 02.
16Dans les affiches de prévention de l’AINF, d’autres personnages féminins sont figurés dans l’exercice de leurs activités : la femme de ménage, l’ouvrière dans un atelier, la magasinière portant des cartons volumineux ou encore la préparatrice de produits chimiques dangereux. À ces quelques représentations où les femmes occupent des métiers souvent déclassés, s’ajoutent de multiples personnages féminins au sein de groupes mixtes dans un environnement industriel ou tertiaire. L’indifférenciation de fonctions entre hommes et femmes représentés dans leur cadre professionnel traduit une volonté d’égalité du message de prévention, signe d’une parité en voie d’acquisition.
17Mais le métier qu'occupent le plus souvent les femmes présentes dans les affiches de prévention des accidents du travail est celui de sténodactylographe ou de secrétaire, à tout le moins d’employée de bureau. Tel est le cas dans 12 affiches recensées des années 1970 au début des années 1990.
Image numéro 7
La tertiarisation et la féminisation du monde du travail se prolongent jusque dans les affiches de prévention des accidents du travail
ANMT (dépôt AINF 2003_029), affiche n° 1166
18Ces représentations s’inscrivent en corrélation avec le double processus de tertiarisation et de féminisation du salariat en France à la même époque. C’est le signe que l’AINF prend véritablement en compte les évolutions sociologiques du monde du travail, les assimile – avec certes un petit temps de retard – et parvient à les retranscrire pour promouvoir la sécurité de toutes et de tous. Sa communication n’est plus adressée à la seule gente masculine mais identifie des risques spécifiques auxquels les femmes actives sont exposées.
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Ce n'est plus l'homme qui est victime de son désir pour une passante, mais la femme qui est victime de l'impétuosité de son collègue.
ANMT (dépôt AINF 2003_029), affiche n° 813.
19La distinction entre les figures féminines et les figures masculines dans les affiches de prévention se fonde non seulement sur des différences morphologiques, mais aussi et avant tout sur des attributs connotés : des cheveux longs, une robe, une jupe ou un tailleur, des chaussures à talon sont autant d’éléments pour identifier une figure féminine.
20Sur le corpus de 104 affiches contenant des personnages ou symboles féminins, près de trois quarts d’entre eux ont des cheveux longs et un peu plus de 15 % ont des cheveux bouclés. Marqueur féminin par excellence, une large chevelure déployée présente un risque certain pour la femme au travail entourée d’engrenages ou de courroies, fréquents dans l’industrie.
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Malheur à la femme aux cheveux longs qui oublie de se les attacher lorsqu'elle travaille auprès de machines.
ANMT (dépôt AINF 2003_029), affiche n° 1136.
21Plusieurs affiches sensibilisent les femmes à ce risque majeur où leur féminité est à la fois la cause et l’objet de l’accident ; l’ouvrière fraiseuse est alors invitée à se protéger en portant un filet sur les cheveux. Le danger est le même en cas de vêtement ample : gare à la femme portant une écharpe (affiche n° 951 : « Pas de vêtement flottant ») et qui s’approche trop près d’un appareil rotatif en marche !
- 10 Sur le port masculin de la blouse, voir Faure A. (2015), « La blouse ouvrière au XIXe siècle. Les n (...)
22La majorité des personnages féminins recensés dans les affiches de prévention soit ne porte pas d’habit clairement identifié, soit revêt un pantalon neutre. Seule une minorité est vêtue avec une tenue sexuée : une robe dans 21 % des cas, une jupe ou un tailleur dans 17 %. Rares sont les femmes portant des vêtements de travail protecteurs : une blouse10, une salopette. Par ailleurs, trois affiches ont la particularité de représenter une femme en maillot de bain, dans une dialectique opposant tenue de travail et tenue de plage pendant les vacances.
23L’autre symbole par excellence de la féminité est la chaussure à talon : un tiers des personnages féminins recensés possède cet accessoire. Or celui-ci est ontologiquement une source d’accidents. Les affiches de prévention ne manquent pas d’attirer la vigilance des femmes actives sur les risques de chute encourus : « Équilibriste ! Non. Alors portez des chaussures plates » est une formule sans appel illustrée avec une femme archétypale (secrétaire aux longs cheveux blonds, à la robe verte et aux chaussures à talon noires) dans l’affiche n° 1381. Les chaussures incarnent la féminité à tel point que dans deux affiches publiées par l’AINF, elles en deviennent la métonymie, symbole de la femme dans son milieu professionnel et du danger qu’elles représentent pour elle-même.
Image 10
Symbole de féminité, la chaussure laissant la cheville libre constitue un risque majeur d'accident pour la femme active.
ANMT (dépôt AINF 2003_029), affiche n° 1135.
24Des cheveux longs, un vêtement ample et des chaussures à talon : dans les trois cas, ces caractéristiques physiques ou vestimentaires connotant la féminité s’avèrent être une source potentielle d’accidents du travail dont la femme active peut être la victime. Ces représentations féminines réalistes marquent une prise en compte de la spécificité de certains risques professionnels auxquels les femmes sont confrontées : celles-ci sont autant l’objet figuré de l’affiche de prévention que la cible des supports de communication.
25Les figures féminines présentes dans les affiches de prévention des accidents du travail publiées par l’AINF se caractérisent donc par leur grande polymorphie. À des représentations archaïsantes montrant la femme hors du monde du travail, réduite à des fonctions de mère protectrice ou d’épouse procréatrice par opposition au travailleur masculin, s’oppose une vision plus progressiste et plus conforme à la réalité socioprofessionnelle de la femme active. À partir des années 1960, les affiches donnent à voir une femme dorénavant incluse dans le monde du travail, égale à son collègue masculin, y compris devant les risques professionnels. Loin de proposer une conception réactionnaire prônant le retour de la femme au foyer au motif que sa féminité serait intrinsèquement dangereuse pour elle-même comme pour le travailleur subjugué, les associations de prévention restent fidèles à leur objectif de sensibilisation et intègrent les femmes actives dans leur communication.
26Quoique minoritaire, la femme se fait ainsi de plus en plus présente dans les affiches de prévention au cours des années 1960 à 1990 : parfois victime, la femme active est quelques fois représentée comme acteur de prévention, voire secouriste. Certaines affiches montrent une parité acquise, où les femmes, mêlées aux hommes au sein de groupes mixtes, dialoguent sur les mesures de sécurité à mettre en œuvre pour diminuer les accidents du travail. Ces affiches de l’AINF témoignent de l’insertion des femmes dans le monde du travail et traduisent, sous une forme graphique et esthétique, cette réalité socioprofessionnelle. Dans une perspective de comparaison qualitative, quantitative et chronologique, les affiches produites par d’autres organismes de prévention des risques, notamment celles conservées à l’Écomusée du Creusot, pourraient venir corroborer et compléter les résultats de cette première analyse sur la manière de représenter des femmes au travail dans les affiches de prévention des accidents du travail.