1La photographie de couverture que nous avons choisie, « Berck-Plage - Types de verrotier et de verrotières », nous a semblé particulièrement bien illustrer la philosophie du numéro. Elle met en scène le ramassage de vers marins destinés à la pêche, une occupation ancestrale qui rappelle que le travail des femmes n'a attendu ni la révolution industrielle, ni, a fortiori, la salarisation massive des années 1960. Jadis le plus souvent pratiquée par les femmes et les enfants, cette image la montre mixte, exécutée par quatre femmes et un jeune (?) homme. Il et elles sont vêtus différemment : lui en pantalon retroussé et tête découverte, ces deux seuls attributs suggérant le sexe masculin, elles en robes sombres à mi-mollet sur caleçon de laine, tablier noué à la taille et toutes coiffées de blanc. Il et elles sont pieds nus. Soulignons au passage le masculin de verrotier, mentionné dans la légende, devançant le féminin, sans respect de l'ordre alphabétique et en contradiction avec la supériorité numérique du sexe des personnages représentés, mais... « métier » féminisé tout de même. La pénibilité de l'activité transparaît : elle est exécutée les pieds dans l'eau – que l'on imagine souvent froide – plié·e en deux vers le sol, à l'aide d'outils rudimentaires. Elle est probablement peu rémunératrice : il ne s'agit que de récolter des auxiliaires, indispensables, d'une pêche, ordinairement masculine et plus valorisée, qui vise à attraper des poissons qui, eux, seront vendus ou mangés. Cette image est éditée en carte postale, sans doute pour être vendue à quelques touristes précoces du début du XXe siècle. Le timbre rouge, éclat de couleur dans cette harmonie de gris, frappé du tampon de la poste, atteste le lieu et nous dit que le temps a passé. De ce simple fait, l'image est devenue archive. Mais n'était-elle pas déjà pensée ainsi dès sa réalisation (prise de vue et commercialisation) ? Ne visait-elle pas à attirer l'attention curieuse d'un petit groupe de privilégiés, fréquentant les mêmes lieux pour une toute autre raison, sur une activité populaire traditionnelle « pittoresque » ? L'intention n'était-il pas d'en conserver la mémoire pour les générations futures ? Mis à part les travailleuses et le travailleur, la plage est déserte. Sauf le bout de ciel au-delà de la crête herbeuse de la dune, elle occupe toute la place. L'océan n'est qu'à peine suggéré par une vague s'échouant sur le sable dans le coin bas à droite. L’homogénéité du ciel rend difficile la perception de la saison. La centralité graphique des cinq personnages tout entiers à leur tâche concentre le regard. Les loisirs balnéaires se trouvent hors champ. Pourtant, l'idée de « plage », parce que figurée sur une carte postale que l'on envoie généralement en voyage ou en villégiature, ne vient-elle pas atténuer la dureté sociale des faits représentés ? Le côté typique de cette vue, son support usuel, n’ambitionnaient pas de documenter le travail féminin. C’est pourtant cet aspect que nous, en tant que coordinatrices de ce numéro, choisissons de relever, de privilégier aujourd'hui, malgré l'intention de l'opérateur qui a saisi le cliché et celle de la maison d'édition qui l'a commandité et diffusé. C'est bien notre regard qui, en en détournant le sens, érige en « archive visuelle du travail des femmes » une image produite pour une toute autre fin.
- 1 Colloque Le Genre dans les sphères de l’éducation, de la formation et du travail. Mises en images e (...)
- 2 Notons l’intérêt grandissant pour ces sources. Les Archives nationales lancent le 9 juin 2018 une c (...)
2Les images ont encore été peu utilisées dans les recherches en sciences humaines et sociales pour analyser le travail sous l’angle du genre. Pourtant, nombre de photographies, films, gravures, ou toute autre forme visuelle sur tous supports (peintures ou sculptures, arts graphiques, BD, images éditées ou imprimées comme des affiches, etc.), représentent des femmes – ou des femmes et des hommes – au travail. Ces images peuvent-elles constituer des sources pour penser les évolutions professionnelles, sociales et culturelles ? Que nous donnent-elles à voir ou bien que nous cachent-elles ? Peuvent-elles, en devenant archives, nous aider à lever certains silences de l’histoire liés aux rapports sociaux de sexe au travail ? C’est à cet ensemble de questions qu’ont tenté, collectivement, de répondre les contributrices et contributeurs de ce numéro. Quatre des huit textes de ce numéro sont issus de communications données au Colloque pluridisciplinaire de Reims « Le Genre dans les sphères de l’éducation, de la formation et du travail. Mises en images et représentations »1. Ce dernier avait permis de présenter un nombre important de travaux portant sur le genre, mais les représentations mentales ou sociales y occupaient une place prépondérante, au détriment des images « matérielles » et d’analyses iconographiques. C’est pourquoi nous avons souhaité prolonger cet événement par un appel ouvert lancé au printemps 20162.
3L’histoire des femmes, puis des femmes et du genre, qui se constitue en France à partir des années 1970 (Duby et Perrot, 1991 ; Perrot, 1998 ; Thébaud [1998] 2007 ; Zancarini-Fournel, 2005), s’est, tout de suite, intéressée aux occupations, ouvrages, travaux, emplois, métiers des femmes. Dans les années 1980, les études féministes ont fait de la thématique du travail des femmes le point nodal de leur remise en question de l’ordre scientifique masculin. Mais de quoi parle-t-on lorsque l’on interroge le travail des femmes ? Qu’en est-il du travail domestique ? De reproduction ? Le travail apparaît alors comme un phénomène bien plus ample que le seul emploi salarié ou rémunéré, à la base d’enjeux politiques autant qu'économiques, mais qui ne composent qu’une facette récente de l’ontologie « travail ». Néanmoins, les études de genre, maintenant bien installées, ont fait la part belle aux problèmes posés par la reconnaissance des femmes travailleuses, notamment dans l’agriculture et l’artisanat, longtemps considérées comme des « épouses de »…(agriculteurs, artisans), en pointant en particulier la cécité et l’arbitraire des recensements de l’activité féminine (Maruani et Meron, 2012). Si bien qu’en France, comme dans de très nombreux pays, l’histoire du travail des femmes (Battagliola, 2000 ; Schweitzer, 2002) se trouve aujourd’hui, relativement bien documentée et a été l’objet de nombreuses publications.
4Parallèlement à ces évolutions et depuis les Annales, des historiens – autres que les historiens de l’art –, des anthropologues et des sociologues commencent à se pencher sur les images. Les années 1990 marquent le début des visual studies dans le monde anglo-saxon, de l’anthropologie, de la sociologie et de l’histoire visuelles dans le monde francophone. On assiste également à un développement important de recherches en sciences de l’information et de la communication qui prennent elles aussi les images comme objet d’étude à part entière (Boidy, 2017). La dernière décennie voit une accélération de cet intérêt pour les images, dont celles du travail. Les deux colloques Images du travail, travail des images de Poitiers (2009 et 2013) suivis de la mise en place de la revue éponyme en 2015, ou encore, au plan international, la création de l’International Visual Sociology Association (2010), sont autant de concrétisations de cette lame de fond.
5Si l’intérêt des chercheur·e·s non historien.ne.s de l’art, pour les images peut paraître très récent, l’iconographie, quant à elle, a depuis longtemps traité le thème du travail (Brouquet, Gadéa et Géhin, 2015). Les corpus iconographiques de métiers étudiés depuis la fin du XIXe siècle documentent ces représentations visuelles que l’on trouve déjà sur des objets de l’Antiquité grecque – peintures murales, reliefs et vases du IVe siècle avant notre ère notamment. Ces motifs restent cependant mineurs dans les périodes anciennes. Si le thème du travail est parfois plutôt envisagé comme un élément de décor de sujets religieux ou profanes – en dehors de productions bien spécifiques (les calendriers et les almanachs) –, sa présence permet de renseigner finement une organisation sociale typée. Les représentations du travail ont beaucoup changé au fil des ans, accompagnant les évolutions de l’idée même que l’on pouvait s’en faire. Les conditionnements socioculturels et les intérêts des commanditaires des œuvres ont conduit ainsi à la production d'images porteuses de messages symboliques pluriels. On le voit bien dans les nombreuses représentations sculptées et peintes des occupations des mois, les auto-représentations proto-professionnelles corporatives dans les XVe et XVIe siècles occidentaux. Sous l’influence flamande, l’art européen du XVIIe et du XVIIIe siècles s’empare du thème du travail comme « scène de genre » ; les œuvres décrivent alors le travail soit directement par l’action comme sujet principal, soit plutôt par suggestion comme un simple rappel visuel (Bonnet, 2002 ; Duprat, 2004). Les éléments religieux, sociaux ou politiques passent à l’arrière-plan en simples évocations et la description visuelle pittoresque de la vie quotidienne devient le sujet central d’œuvres peintes surchargées alors de symboliques tacites. Les scènes courantes servent ainsi de prétexte, par les représentations d'artisans, de marchés, d'occupations domestiques ou d’emplois de rue, à une critique sociale et morale, souvent fine, des activités humaines articulées entre loisir et labeur.
6Avec la naissance de la photographie dans les années 1830, de nouveaux opérateurs, les photographes, se voient très vite confier toutes sortes de réalisations liées au monde du travail, la plupart du temps pour y glorifier la modernité industrielle ou véhiculer une idéologie patronale (Assegond, 2012 ; Le Roch’Morgère, 2014a et b). Ils y représentent un travail mis en scène ou en spectacle (Peroni et Roux, 1996) plus souvent que des travailleurs ou (encore plus rarement) des travailleuses dans le feu de l’action en situation réelle. Quand ils commencent à s’auto-photographier, les travailleurs, quant à eux, choisissent plutôt les événements exceptionnels, les moments de convivialité (Monjaret, 1995, 2008 ; Le Roch’Morgère, 2015) ou encore les temps de pause dans tous les sens du terme, devant leur lieu de travail, au mieux devant leur machine (Nerrière, 2014). Si bien que l’activité de travail en photographie s’avère être finalement d’invention récente. De même, mis à part quelques exceptions notables, le cinéma, de fiction et documentaire, tarde à porter à l’écran des hommes – et plus encore des femmes – au travail ou en formation professionnelle.
7Les images, autres que sacrées ou œuvres d’art (identifiées comme telles), longtemps délaissées par les historiens et les sociologues, dans une moindre mesure par les ethnologues – soit parce qu’elles étaient réputées difficiles à interpréter du fait de leur polysémie, soit parce que leur valeur de trace ou d’archive était déniée –, sont aujourd’hui réhabilitées. Quelques recherches menées sous l’angle du genre s’en sont emparées pour développer toutes sortes d’analyses prenant pour objet les représentations féminines, dans leurs différences avec les représentations masculines, à toutes les époques, des scènes peintes sur les vases grecs (Lissarague, 1991) aux design hyper sexualisé des héroïnes de jeux vidéo (Lignon, 2015), en passant par la statuaire courtoise du XIIIe siècle, les allégories révolutionnaires ou les caricatures publiées dans les journaux du XIXe siècle. Si ces représentations figurées véhiculent davantage des images culturelles, fantasmes ou symboles, que des scènes réelles de la vie quotidienne, elles n’en sont pas moins des reflets de la construction sociale des rapports de sexe, voire les lieux mêmes de cette construction. Quoique rares, quelques scènes montrant des femmes « ordinaires » au travail sont parfois reproduites, par exemple dans l’iconographie tardo-médiévale, comme une Vierge Marie tricotant, une Ève au côté d’un Adam au travail des champs, une marchande de poisson, une sculptrice ou une enlumineuse de manuscrits… (Frugoni, 2002 ; O'Malley 2005). Elles révèlent des rôles sociaux hors de la sphère familiale ou des compétences inattendues détenues par les femmes : celle de savoir lire ou de gérer un commerce suite à un veuvage, comme chez les imprimeurs lyonnais du XVIIe siècle ou les vignerons champenois du début XXe siècle (Dousset, 2006 ; Winch, 2002)… Les images pointent alors ce que les documents écrits avaient omis de mentionner ou ce que les historiens n’avaient pas exploité jusqu'à une période récente. Les oublis relevés permettent souvent une mise en valeur du rôle des femmes dans le champ professionnel ou scientifique comme c’est notamment le cas dans l'émergence des sciences de la documentation (Fayet-Scribe, 2000 ; Maack et Passet, 1994).
8L’ensemble de ces thèmes, pris séparément, a donc déjà donné lieu à une abondante littérature. L’objectif de ce numéro est de proposer un croisement de ces trois dimensions : femmes et genre, travail, archives visuelles.
9Pris dans cette combinaison, les travaux se font beaucoup plus rares et n’ont pas encore donné lieu à une publication collective dédiée. Quelques publications récentes ouvrent toutefois la voie (Rennes, 2003a). Signalons en particulier l’ouvrage illustré de Juliette Rennes (2013b) sur les femmes en métiers d’hommes dans un corpus de cartes postales produites entre 1890 et 1930, ou, concernant l’oubli des travailleuses par les politiques de formation, la recherche de Françoise F. Laot (2014) sur un film documentaire tourné en 1966. Quelques articles questionnent la représentation des femmes au travail dans les photographies (Dubesset, 1996) ou dans les fictions contemporaines, constatant qu’elles sont toujours en nombre moins important que les hommes (Jeantet et Savignac, 2012). Leur arrivée à l’écran en tant qu’ouvrières, s’avère très récente (Hatzfeld, 2013). Mais ces dernières ont donné lieu à d’autres représentations, en pierre par exemple, comme les ouvrières de l’aiguille ou midinettes statufiées dans les jardins parisiens étudiées par Anne Monjaret (2012). Signalons encore que le thème des représentations du genre dans les manuels scolaires, partageant les rôles sociaux en métiers masculins et féminins, a fait depuis une dizaine d’années l’objet de quelques publications et de plusieurs colloques (Cromer et Brugeilles, 2005 ; Tisserant et Wagner, 2008 ; Sinigalia-Amadio, 2011).
10Ce numéro se compose de huit articles de recherche constituant le dossier thématique, de quatre textes courts dans la rubrique « Un œil, une image », d’un article dans la rubrique « Images en chantier », tous issus de notre appel à contributions. Nous proposons également un « Grand entretien » avec Chantal Montellier, qui nous permet de mettre en valeur deux autres types de production visuelle, le dessin de presse et la BD, peu investis par les chercheur·e·s.
11Voulu pluridisciplinaire, notre projet de numéro atteint son but puisque que les auteur·e·s des articles de ce dossier sont issu·e·s de disciplines variées, même si l’histoire est dominante : anthropologie, sociologie, sciences de l’information et de la communication, études cinématographiques, sciences de l’éducation. Il permet également de donner une tribune tant à de jeunes chercheur·e·s (dont deux encore en doctorat) qu’à des auteur·e·s plus confirmé·e·s (majoritairement des femmes). En ce qui concerne les périodes investiguées, en revanche, le faisceau se révèle plus étroit qu’escompté. En effet, mis à part l’article proposé par Marianne Cailloux dans la rubrique « Un œil, une image », tous les autres textes ne traitent que d’une contemporanéité proche. Les images analysées les plus anciennes remontent au début du XXe siècle avec l’exposition universelle de Bruxelles de 1910 (Avrane), les plus récentes dans les années 2000 (Mafossi). Soulignons encore une variété géographique, avec des textes qui nous conduisent outre-Atlantique au Canada et aux USA (Piché, Philippe) ou dans l’Afrique des anciennes colonies (Bondaz, Mafossi). On pourrait parler à ce propos d’archives émergentes des « Suds ». Les autres articles nous permettent de revisiter la France à différentes périodes, celle de l’entre-deux-guerres (Laborderie) et celle des années 1950-1970 (Geers, Overney). Il y est question du travail, mais aussi de la formation professionnelle (Léon). Enfin, en ce qui concerne les médias, nous ne pouvons que constater une surreprésentation des « nouvelles images ». Parmi celles-ci les photographies occupent la plus grande place. Elles ont été exposées (Avrane), publiées dans des brochures (Léon), des magazines (Geers) ou des revues professionnelles (Philippe), ou bien mises en format carte postale (Bondaz, Rennes). Les images animées sont celles de films de cinéma (Laborderie) mais aussi de reportages ou documentaires télévisés (Overney). Les dessins et gravures se font beaucoup plus rares. On en retrouve sur des billets de banque (Mafossi) et dans quelques publications sous forme technique (Geers) ou satirique (Philippe). À notre grand regret, les « cinq arts majeurs » (d’après Hegel, peinture, sculpture, architecture, musique et poésie) sont « quasi-absents » de ce numéro.
12Quant au travail, il se trouve représenté sous de multiples facettes, mais finalement pas sous sa figuration la plus habituelle, la chaîne de montage du travail industriel. Ce dernier n’est présent que dans les rubriques, au travers de la photographie sur le tri du charbon dans les mines (Rolland-Villemot) et des affiches de prévention des accidents du travail (Bouilly). Dans le dossier thématique proprement dit, il est en revanche question du travail à domicile (Avrane), domestique au foyer (Geers) ou, social, dans le quartier (Overney), autant que des travaux des champs (Mafossi), manuels, sans ou avec machines, dont bien évidemment, à coudre (Avrane, Bondaz) ou encore de « travail du care » d’une infirmière ou d’une institutrice (Laborderie). Les auteur·e·s ont peu pris le groupe professionnel comme clé pour entrer dans le travail, sauf en ce qui concerne les policières et policiers (Philippe) et les photographes en formation (Léon). Cet éventail très large permet d’ouvrir une voie vers de nouvelles analyses de l’histoire des femmes et des rapports sociaux de sexe au travail. En effet, si la moitié des articles du dossier analysent des « métiers de femmes » (Geers, Overney) ou féminins (Bondaz, Laborderie), l’autre moitié fait porter l’accent sur des comparaisons et pointe des déséquilibres entre métiers, fonctions, rôles, statuts professionnels masculins et féminins à partir d’images représentant (ou oubliant de représenter !) hommes et femmes au travail.
13L’expression « archives visuelles » souligne ce qui a été et ce qui n’est plus, ou bien qui n’est plus de la même façon. Toutes les images n’ont pas vocation à devenir archives, c’est le regard porté sur elles qui les font devenir telles (Maeck et Steinle, 2016). Cette question est parfois abordée à la marge par les auteur·e·s du dossier. La plupart analysent le contenu des images mais sans décrire précisément la méthode adoptée pour le faire et sans revenir de manière réflexive et théorique sur la question conceptuelle de l’archive. Il est vrai que l’appel à contributions n’avait pas mis suffisamment l’accent sur les aspects méthodologiques et qu’il y a déjà tant à dire sur et à partir des images, ainsi que sur les contextes de leur production, de diffusion et/ou de réception. Concernant la constitution des corpus, tous les possibles avaient été laissés ouverts puisque l’appel précisait : « soit les images étudiées appartiennent à un fonds d’archives déjà existant, exhumé ou tout simplement (mieux) exploré – ou encore rassemblé à des fins de recherche – soit c’est le/la chercheur·e lui/elle-même qui confère, en le construisant, le statut d’archives à une trace ou série de traces visuelles (par exemple un relevé photographique de graffiti sur un mur). Dans ce cas cependant, la construction raisonnée de ce statut d’archives et des contours du corpus devra être argumentée ». Il est manifeste que les auteur·e·s se sont saisis de cette liberté. Certain·e·s ont repris des corpus existants de fait (une exposition, l’œuvre d’un cinéaste, un support de publication) ; d’autres ont créé de toutes pièces leur propre corpus, quitte à choisir (en commentant ce choix) dans un ensemble plus vaste, quelques éléments significatifs ou encore à rassembler des images d’époques et de formes diverses (des dessins, des photographies, des films). Il est intéressant de constater, qu’à travers la lecture renouvelée qu’en font aujourd’hui les auteur·e·s, le statut de ces documents-images se modifie (ils deviennent archives) et leur contenu change de sens (il témoigne à présent d’une organisation historiquement et socio-sexuellement située), problématisant alors le statut pluriel de l’objet « image », à la fois document et média. Des images qui ne parlaient qu’incidemment du travail, comme des illustrations de billets de banque, les séquences d’un reportage dans un quartier de banlieue ou encore les photographies illustrant une brochure publicitaire pour une école professionnelle deviennent ainsi de nouvelles sources pour lire l’histoire des femmes et du genre, mais aussi pour parler de la société d’aujourd’hui.
14C’est sans doute ce qui peut rendre compliquée la publication de certains travaux d’analyse des images. Nous en avons fait une décevante expérience en perdant un article qui pourtant nous avait vivement intéressées, mais qui traitait d’un passé sans doute un peu trop récent au sein d’une compagnie aérienne. L’auteure n’a pas obtenu le droit de publier les images.
15Ce qui était visible ou invisible alors ne l’est plus aujourd’hui. Ce que les images oubliaient de montrer et dont personne n’aurait alors relevé l’absence, apparaît maintenant comme une lacune criante. Ce qu’elles donnaient à voir comme le reflet d’une réalité quotidienne à laquelle personne n’aurait alors songé à redire, s’impose brusquement aujourd’hui au regard et dérange. Bien mieux que les écrits et bien plus involontairement, les images révèlent des indices inattendus de décalage. C’est un point clef des travaux de recherche sur ou avec les images que ce dossier pointe bien. Dans ce jeu de visibilisation/invisibilisation (de situations particulières, de travailleurs, de travailleuses, de la mixité du travail, etc.), et à travers des différences de traitement iconographique entre les sexes, se noue la compréhension de ce qui était à l’œuvre alors et qui ne l’est plus tout à fait, ou qui le reste, mais sous d’autres formes. Point n’est besoin que beaucoup d’eau ait coulé sous les ponts. Le trouble temporel peut se manifester différemment d’un spectateur à l’autre dans le même moment. Tout dépend en effet de notre manière de voir les images, et tout dépend des questions que nous souhaitons, en tant que chercheur·e, adresser aux archives visuelles.